Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 2


CHAPITRE II.

Des Dégrez de notre Connoiſſance.


§. 1. Ce que c’eſt que la Connoiſſance intuitive.
TOute notre Connoiſſance conſiſtant, comme j’ai dit, dans la vûë que l’Eſprit a de ſes propres Idées, ce qui fait la plus vive lumiére & la plus grande certitude dont nous ſoyons capables avec les Facultez que nous avons, & ſelon la maniére dont nous pouvons connoître les Choſes, il ne ſera pas mal à propos de nous arrêter un peu à conſiderer les différens dégrez d’évidence dont cette Connoiſſance eſt accompagnée. Il me ſemble que la différence qui ſe trouve dans la clarté de nos Connoiſſances, conſiſte dans la différente maniére dont notre Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de ſes propres Idées. Car ſi nous reflêchiſſons ſur notre maniére de penſer, nous trouverons que quelquefois l’Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de deux Idées, immédiatement par elles-mêmes, ſans l’intervention d’aucun autre, ce qu’on peut appeller une Connaiſſance intuitive. Car en ce cas l’Eſprit ne prend aucune peine pour prouver ou examiner la vérité, mais il l’apperçoit comme l’Oeuil voit la Lumiére, dès-là ſeulement qu’il eſt tourné vers elle. Ainſi, l’Eſprit voit que le Blanc n’eſt pas le Noir, qu’un Cercle n’eſt pas un Triangle, que Trois eſt plus que Deux, & eſt égal à deux & un. Dès que l’Eſprit voit ces idées enſemble, il apperçoit ces ſortes de véritez par une ſimple intuition, ſans l’intervention d’aucune autre idée. Cette eſpèce de Connoiſſance eſt la plus claire & la plus certaine dont la foibleſſe humaine ſoit capable. Elle agit d’une maniére irréſiſtible. Semblable à l’éclat d’un beau Jour, elle ſe fait voir immédiatement & comme par force, dès que l’Eſprit tourne la vûë vers elle ; & ſans lui permettre d’héſiter, de douter, ou d’entrer dans aucun examen, elle le pénetre auſſi-tôt de ſa Lumiére. C’eſt ſur cette ſimple vûë qu’eſt fondée toute la certitude & toute l’évidence de nos Connoiſſances ; & chacun ſent en lui-même que cette certitude eſt ſi grande, qu’il n’en fauroit imaginer, ni par conſéquent demander une plus grande. Car perſonne ne ſe peut croire capable d’une plus grande certitude, que de connoître qu’une idée qu’il a dans l’Eſprit, eſt telle qu’il l’apperçoit ; & que deux Idées entre leſquelles il voit de la différence, ſont différentes & ne ſont pas préciſément la même. Quiconque demande une plus grande certitude que celle-là, ne fait ce qu’il demande, & fait voir ſeulement qu’il a envie d’être Pyrrhonien ſans en pouvoir venir à bout. La certitude dépend ſi fort de cette intuition, que dans le dégré ſuivant de Connoiſſance que je nomme Démonſtration, cette intuition eſt abſolument néceſſaire dans toutes les connexions des Idées moyennes, de ſorte que ſans elle nous ne ſaurions parvenir à aucune Connoiſſance ou certitude.

§. 2.Ce que c’eſt que la Connoiſſance démonſtrative. Ce qui conſtitue cet autre dégré de notre Connoiſſance, c’eſt quand nous découvrons la convenance ou la disconvenance de quelques idées, mais non pas d’une maniére immédiate. Quoi que par-tout où l’Eſprit apperçoit la convenance ou la diſconvenance de quelqu’une de ſes Idées, il y ait une Connoiſſance certaine, il n’arrive pourtant pas toûjours que l’Eſprit voye la convenance ou la disconvenance qui eſt entre elles, lors même qu’elle peut être découverte : auquel cas il demeure dans l’ignorance, ou ne rencontre tout au plus qu’une conjecture probable. La raiſon pourquoi l’Eſprit ne peut pas toûjours appercevoir d’abord la convenance ou la disconvenance de deux Idées, c’eſt qu’il ne peut joindre ces idées dont il cherche à connoître la convenance ou la disconvenance, en ſorte que cela ſeul la lui faſſe connoître. Et dans ce cas où l’Eſprit ne peut joindre enſemble ſes idées, pour appercevoir leur convenance ou leur disconvenance en les comparant immédiatement, & les appliquant, pour ainſi dire, l’une à l’autre, il eſt obligé de ſe ſervir de l’intervention d’autres idées (d’une ou de pluſieurs, comme il ſe rencontre) pour découvrir la convenance ou la disconvenance qu’il cherche ; & c’eſt ce que nous appellons raiſonner. Ainſi, dans la Grandeur, l’Eſprit voulant connoître la convenance ou la disconvenance qui ſe trouve entre les trois Angles d’un Triangle ne ſauroient être pris tout à la fois, & comparez avec un ou deux autres Angles ; & par conſéquent l’Eſprit n’a pas ſur cela une connoiſſance immédiate ou intuitive. C’eſt pourquoi il eſt obligé de ſe ſervir de quelques autres angles auxquels les trois angles d’un Triangle ſoient égaux : & trouvant que ceux-là ſont égaux à deux Droits, il connoit par-là que les trois angles d’un Triangle ſont auſſi égaux à deux Droits.

§. 3.Elle dépend des preuves. Ces Idées qu’on fait intervenir pour montrer la convenance de deux autres, on les nomme des preuves ; & lorſque par le moyen de ces preuves, on vient à appercevoir clairement & diſtinctement la convenance ou la disconvenance des idées que l’on conſidére, c’eſt ce qu’on appelle Démonſtration, cette convenance ou disconvenance étant alors montrée à l’Entendement, de ſorte que l’Eſprit voit que la choſe eſt ainſi, & non autrement. Au reſte, la diſpoſition que l’Eſprit à trouver promptement ces idées moyennes qui montrent la convenance ou la disconvenance de quelque autre idée, & à les appliquer comme il faut, c’eſt, à mon avis, ce qu’on nomme Sagacité.

§. 4.Elle n’eſt pas ſi facile à acquerir. Quoi que cette eſpèce de Connoiſſance qui nous vient par le ſecours des preuves, ſoit certaine, elle n’a pourtant pas une évidence ſi forte ni ſi vive, & ne ſe fait pas recevoir ſi promptement, que la Connoiſſance de ſimple vûë. Car quoi que dans une Démonſtration, l’Eſprit apperçoive enfin la convenance ou la disconvenance des idées qu’il conſidere, ce n’eſt pourtant pas ſans peine & ſans attention ; ce n’eſt pas par une ſeule vûë paſſagère qu’on peut la découvrir ; mais en s’appliquant fortement & ſans relâche. Il faut s’engager dans une certaine progreſſion d’Idées, faite peu à peu & par dégrez, avant que l’Eſprit puiſſe arriver par cette voye à la Certitude, & appercevoir la convenance ou l’oppoſition qui eſt entre deux idées, ce qu’on ne peut reconnoître que par des preuves enchaînées l’une à l’autre, & en faiſant l’uſage de ſa Raiſon.

§. 5Elle eſt précedée de quelque doute. Une autre différence qu’il y a entre la Connoiſſance Intuitive & la Démonſtrative, c’eſt qu’encore qu’il ne reſte aucun doute dans cette derniére lorsque par l’intervention des idées moyennes on apperçoit une fois la convenance ou la disconvenance des idées qu’on conſidére, il y en avoit avant la Démonſtration : ce qui dans la Connoiſſance intuitive ne peut arriver à un Eſprit qui poſſede la Faculté qu’on nomme Perception dans un dégré aſſez parfait pour avoir des idées diſtinctes. Cela, dis-je, eſt auſſi impoſſible, qu’il eſt impoſſible à l’Oeuil qui peut voir diſtinctement le blanc & le noir, de douter ſi cette encre & ce papier ſont de la même couleur. Si la Lumiére refléchie de deſſus ce Papier, vient à le frapper, il appercevra tout auſſi-tôt, ſans héſiter le moins du monde, que les mots tracez ſur le Papier, ſont différens de la Couleur du Papier : de même ſi l’Eſprit a la faculté d’appercevoir diſtinctement les choſes, il appercevra la convenance ou la disconvenance des Idées qui produiſent la Connoiſſance intuitive. Mais ſi les Yeux ont perdu la faculté de voir, ou l’Eſprit celle d’appercevoir, c’eſt en vain que nous chercherions dans les prémiers une vûë pénétrante, & dans le dernier une ([1]) Perception claire & diſtincte.

§. 6.Elle n’eſt pas ſi claire que la Connoiſſance intuitive. Il eſt vrai que la perception qui eſt produite par voye de Démonſtration, eſt auſſi fort claire : mais cette évidence eſt ſouvent bien différente de cette Lumiére éclatante, de cette pleine aſſurance qui accompagne toûjours ce que j’appelle Connoiſſance intuitive. Cette prémiére perception qui eſt produite par voye de Démonſtration peut être comparée à l’image d’un Viſage refléchi par pluſieurs Miroirs de l’un à l’autre, qui auſſi long-temps qu’elle conſerve de la reſſemblance avec l’Objet, produit de la Connoiſſance, mais toûjours en perdant, à chaque reflexion ſucceſſive, quelque partie de cette parfaite clarté & diſtinction qui eſt dans la prémiére image, jusqu’à ce qu’enfin après avoir été éloignée pluſieurs fois, elle devient fort confuſe, & n’eſt plus d’abord ſi reconnoiſſable, & ſur-tout par des yeux foibles. Il en eſt de même à l’égard de la Connoiſſance qui eſt produite par une longue ſuite de preuves.

§. 7.Chaque dégré de la déduction doit être connu intuitivement, & par lui-même. Au reſte, à chaque pas que la Raiſon fait dans une Démonſtration, il faut qu’elle apperçoive par une connoiſſance de ſimple vûë la convenance ou la disconvenance de chaque idée qui lie enſemble les idées entre lesquelles elle intervient pour montrer la convenance ou la disconvenance des deux idées extrêmes. Car ſans cela, on auroit encore beſoin de preuves pour faire voir la convenance ou la disconvenance que chaque idée qui lie enſemble les idées entre lesquelles elle intervient pour montrer la convenance ou la disconvenance des deux idées extrêmes. Car ſans cela, on auroit encore beſoin de preuves pour faire voir la convenance ou la disconvenance que chaque idée moyenne a avec celles entre lesquelles elle eſt placée, puisque ſans la perception d’une telle convenance ou disconvenance, il ne ſauroit y avoir aucune connoiſſance. Si elle eſt apperçuë par elle-même, il faut quelque autre idée qui intervienne pour ſervir, en qualité de meſure commune, à montrer leur convenance ou leur disconvenance. D’où il paroît évidemment, que dans le raiſonnement chaque dégré qui produit de la connoiſſance, a une certitude intuitive, que l’Eſprit n’a pas plûtôt apperçuë qu’il ne reſte autre choſe que de s’en reſſouvenir, pour faire que la convenance ou disconvenance des Idées, qui eſt le ſujet de notre recherche, ſoit viſible & certaine. De ſorte que pour faire une Démonſtration, il eſt néceſſaire d’appercevoir la convenance immédiate des idées moyennes, ſur lesquelles eſt fondée la convenance ou la disconvenance des deux idées qu’on examine, & dont l’une eſt toûjours la prémiére & l’autre la derniére qui entre en ligne de compte. L’on doit auſſi retenir exactement dans l’Eſprit cette perception intuitive de la convenance ou disconvenance des idées moyennes, dans chaque dégré de la Demonſtration ; & il faut être aſſûré qu’on n’en omet aucune partie. Mais parce que, lorsqu’il faut faire de longues déductions & employer une longue ſuite de preuves, la Mémoire ne conſerve pas toûjours ſi promptement & ſi exactement cette liaiſon d’idées, il arrive que cette connoiſſance à laquelle on parvient par voye de Démonſtration, eſt plus imparfaite que la Connoiſſance intuitive, & que les hommes prennent ſouvent des fauſſetez pour des Démonſtrations.

§. 8.De là vient le faux ſens qu’on donne à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées. La neceſſité de cette connoiſſance de ſimple vûë à l’égard de chaque dégré d’un raiſonnement démonſtratif, a, je penſe, donné occaſion à cet Axiome, que tout raiſonnement vient de choſes déja connuës & déja accordées, ex pracognitis & præconceſſis, comme on parle dans les Ecoles. Mais j’aurai occaſion de montrer plus au long ce qu’il y a de faux dans cet Axiome, lorsque je traiterai des Propoſitions, & ſur-tout de celles qu’on appelle Maximes, qu’on prend mal à propos pour les fondemens de toutes nos Connoiſſances & de tous nos Raiſonnemens, comme je le ferai voir au même endroit.

§. 9.La connoiſſance démonſtrative n’eſt pas bornée à la Quantité. C’eſt une Opinion communément reçuë, qu’il n’y a que les Mathématiques qui ſoient capables d’une certitude démonſtrative. Mais comme je ne vois pas que ce ſoit un privilege attaché uniquement aux Idées de Nombre, d’Etenduë & de Figure, d’avoir une convenance ou disconvenance qui puiſſe être apperçuë intuitivement, c’eſt peut-être faute d’application de notre part, & non d’une aſſez grande évidence dans les choſes, qu’on a crû que la Démonſtration avoit ſi peu de part dans les autres parties de note Connoiſſance, & qu’à peine qui que ce ſoit a ſongé à y parvenir, excepté les Mathématiciens : car quelques idées que nous ayons, où l’Eſprit peut appercevoir la convenance ou la disconvenance immédiate qui eſt entre elles, l’Eſprit eſt capable d’une connoiſſance intuitive à leur égard ; & par-tout où il peut appercevoir la convenance ou la disconvenance que certaines idées ont avec d’autres idées moyennes, l’Eſprit eſt capable d’en venir à la Démonſtration, qui par conſéquent n’eſt pas bornée aux ſeules idées d’Etenduë, de Figure, de Nombre, & de leurs Modes.

§. 10.Pourquoi on l’a ainſi crû. La raiſon pourquoi l’on n’a cherché la Démonſtration que dans ces derniéres Idées, & qu’on a ſuppoſé qu’elle ne ſe rencontroit point ailleurs, ç’a été, je croi, non ſeulement à cauſe que les Sciences qui ont pour objet ces ſortes d’Idées, ſont d’une utilité générale, mais encore parce que lorſqu’on compare l’égalité ou l’excès de différens nombres, la moindre différence de chaque Mode eſt fort claire & fort aiſée à reconnoître. Et quoi que dans l’Etenduë chaque moindre excès ne ſoit pas ſi perceptible, l’Eſprit a pourtant trouvé des moyens pour examiner & pour faire voir démonſtrativement la juſte égalité de deux Angles, ou de différentes Figures ou étenduës : & d’ailleurs, on peut décrire les Nombres & les Figures pour des marques viſibles & durables, par où les Idées qu’on conſidére ſont parfaitement déterminées, ce qu’elles ne ſont pas pour l’ordinaire, lorſqu’on n’employe que des noms & des mots pour les déſigner.

§. 11. Mais dans les autres idées ſimples dont on forme & dont on compte les Modes & les différences par des dégrez, & non par la quantité ; nous ne diſtinguons pas ſi exactement leurs différences, que nous puiſſions appercevoir ou trouver des moyens de meſurer leur juſte égalité, ou leurs plus petites différences : car comme ces autres Idées ſimples ſont des apparences ou des ſenſations produites en nous par la groſſeur, la figure, le nombre & le mouvement de petits Corpuſcules qui pris à part ſont abſolument imperceptibles, leurs différens dégrez dépendent auſſi de la variation de quelques-unes de ces Cauſes, ou de toutes enſemble ; de ſorte que ne pouvant obſerver cette variation dans les particules de Matiére dont chacune eſt trop ſubtile pour être apperçuë, il nous eſt impoſſible d’avoir aucunes meſures exactes des différens dégrez de ces Idées ſimples. Car ſuppoſé, par exemple, que la Senſation, ou l’idée que nous nommons Blancheur ſoit produite en nous par un certain nombre de Globules qui pirouëttans autour de leur propre centre, vont frapper la retine de L’Oeuil avec un certain dégré de tournoyement & de viteſſe progreſſive, il s’enſuivra aiſément de là que plus les parties qui compoſent la ſurface d’un Corps, ſont diſpoſées de telle maniére qu’elles reflêchiſſent un plus grand nombre de globule de lumiére, & leur donnent ce tournoyement particulier qui eſt propre à produire en nous la ſenſation du Blanc plus un Corps doit paroître blanc, lorſque d’un égal eſpace il pouſſe vers la retine un plus grand nombre de ces Globules avec cette eſpèce particuliére de mouvement. Je ne décide pas que la nature de la Lumiére conſiſte dans de petits globules, ni celle de la Blancheur dans une telle contexture de partie qui en reflechiſſant ces globules leur donne un certain pirouëttement, car je ne traite point ici en Phyſicien de la Lumiére ou des Couleurs ; mais ce que je croi pouvoir dire, c’eſt que ja ne ſaurois comprendre comment des Corps qui exiſtent hors de nous, peuvent affecter autrement nos Sens, que par le contact immédiat des Corps ſenſibles, comme dans le Goût & dans l’Attouchement, ou par le moyen de l’impulſion de quelques particules inſenſibles qui viennent des Corps, comme à l’égard de la Vuë de l’Ouïe, & de l’Odorat ; laquelle impulſion étant différente ſelon qu’elle eſt cauſée par la différente groſſeur, figure & mouvement des parties, produit en nous les différentes ſenſations que chacun éprouve en ſoi-même. Que ſi quelqu’un peut faire voir d’une maniére intelligible qu’il conçoit autrement la choſe, il me ſeroit plaiſir de m’en inſtruire.

§. 12. Ainſi, qu’il y ait des globules, ou non, & que ces globules par un certain pirouëttement autour de leur propre centre, produiſent en nous l’idée de la Blancheur ; ce qu’il y a de certain, c’eſt que plus il y a de particules de lumiére reflêchies d’un Corps diſpoſé à leur donner ce mouvement particulier qui produit la ſenſation de Blancheur en nous ; & peut-être auſſi, plus ce mouvement particulier eſt prompt, plus le Corps d’où le plus grand nombre de globules eſt refléchi, paroit blanc, comme on le voit évidemment dans une feuille de papier qu’on met aux rayons du Soleil, à l’ombre, ou dans un trou obſcur ; trois différens endroits où ce Papier produira en nous l’idée de trois dégrez de blancheur fort différens.

§. 13. Or comme nous ignorons combien il doit y avoir de particules & quel mouvement leur eſt néceſſaire, pour pouvoir produire un certain dégré de blancheur quel qu’il ſoit, nous ne ſaurions démontrer la juſte égalité de deux dégrez particuliers de blancheur, parce que nous n’avons aucune règle certaine pour les meſurer, ni aucun moyen pour diſtinguer chaque petite différence réelle, tout le ſecours que nous pouvons eſperer ſur cela venant de nos Sens qui ne ſont d’aucun uſage en cette occaſion. Mais lorſque la différence eſt ſi grande qu’elle excite dans l’Eſprit des idées clairement diſtinctes dont on peut retenir parfaitement des différences ; dans ce cas-là ces idées de Couleurs, comme on le voit dans leurs différentes eſpèces telles que le Bleu & le Rouge, ſont auſſi capables de démonſtration que les idées du Nombre & de l’Etenduë. Ce que je viens de dire de la Blancheur & des Couleurs, eſt, je penſe, également véritable à l’égard de toutes les ſecondes Qualitez & de leurs Modes.

§. 14.La Connoiſſance ſenſitive établit l’exiſtence des Etres particuliers. Voilà donc les deux dégrez de notre Connoiſſance, l’Intuition & la Démonſtration. Pour tout le reſte qui ne peut ſe rapporter à l’un des deux, avec quelque aſſûrance qu’on le reçoive, c’eſt foi ou opinion, & non pas connaiſſance, du moins à l’égard de toutes les véritez générales. Car l’Eſprit a encore une autre Perception qui regarde l’exiſtence particuliére des Etres finis hors de nous : Connoiſſance qui va au delà de la ſimple probabilité, mais qui n’a pourtant pas toute la certitude des deux dégrez de connoiſſance dont on vient de parler. Que l’idée que nous recevons d’un objet extérieur ſoit dans notre Eſprit, rien ne peut être plus certain, & c’eſt une connoiſſance intuitive. Mais de ſavoir s’il y a quelque choſe de plus que cette idée qui eſt dans notre Eſprit, & ſi de là nous pouvons inſerer certainement l’exiſtence d’aucune choſe hors de nous qui correſponde à cette idée, c’eſt ce que certaines gens croyent qu’on peut mettre en queſtion ; parce que les hommes peuvent avoir de telles idées dans leur Eſprit, lors que rien de tel n’exiſte actuellement, & que leurs Sens ne ſont affectez de nul objet qui correſponde à ces idées. Pour moi, je crois pourtant que dans ce cas-là nous avons un dégré d’évidence qui nous éleve au deſſus du doute. Car je demande à qui que ce ſoit, s’il n’eſt pas invinciblement convaincu en lui-même qu’il a une différente perception, lorſque de jour il vient à regarder le Soleil, & que de nuit il penſe à cet Aſtre ; lorſqu’il goûte actuellement à l’abſinthe & qu’il ſent une Roſe, ou qu’il penſe ſeulement à ce goût à cette odeur ? Nous ſentons auſſi clairement la différence qu’il y a entre une idée qui eſt renouvellée dans notre Eſprit par le ſecours de la Mémoire, ou qui nous vient actuellement dans l’Eſprit par le moyen des Sens, que nous voyons la différence qui eſt entre deux idées abſolument diſtinctes. Mais ſi quelqu’un me replique qu’un ſonge peut faire le même effet, & que toutes ces Idées peuvent être produites en nous ſans l’intervention d’aucun objet extérieur ; qu’il ſonge, s’il lui plait, que je lui répons ces deux choſes : Premierement qu’il n’importe pas beaucoup que je leve ou non ce ſcrupule, car ſi tout n’eſt que ſonge, le raiſonnement & tous les argumens qu’on pourroit faire ſont inutiles, la Vérité & la Connoiſſance n’étant rien du tout : & en ſecond lieu, Qu’il reconnoîtra, à mon avis, une différence tout à fait ſenſible entre ſonger d’être dans un feu, & y être actuellement. Que ſ’il perſiſte à vouloir paroître Sceptique juſqu’à ſoûtenir que ce que j’appelle être actuellement dans le feu n’eſt qu’un ſonge, & que par-là nous ne ſaurions connoître certainement qu’une telle choſe telle que le Feu, exiſte actuellement hors de nous ; je répons que comme nous trouvons certainement que le Plaiſir ou la Douleur vient en ſuite de l’application de certains Objets ſur nous, deſquels Objets nous appercevons l’exiſtence actuellement ou en ſonge, par le moyen de nos Sens, cette certitude eſt auſſi grande que notre bonheur ou notre miſére, deux choſes au delà deſquelles nous n’avons aucun intérêt par rapport à notre Connoiſſance ou à notre exiſtence. C’eſt pourquoi je croi que nous pouvons encore ajoûter aux deux précedentes eſpèces de Connoiſſance, celle qui regarde l’exiſtence des objets particuliers qui exiſtent hors de nous, en vertu de cette perception & de ce ſentiment intérieur que nous avons de l’introduction actuelle des Idées qui nous viennent de la part de ces Objets ; & qu’ainſi nous pouvons admettre ces trois ſortes de connoiſſance, ſavoir l’intuitive, la démonſtrative, & la ſenſitive, entre leſquelles on diſtingue differens dégrez & différentes voyes d’évidence & de certitude.

§. 15.La Connoiſſance n’eſt pas toûjours claire, quoi que les Idées le ſoient. Mais puiſque notre Connoiſſance n’eſt fondée & ne roule que ſur nos Idées, ne s’enſuivra-t-il pas de là qu’elle eſt conforme à nos Idées, & que par tout où nos Idées ſont claires & diſtinctes, ou obſcures & confuſes, il en ſera de même à l’égard de notre Connoiſſance ? Nullement ; car notre Connoiſſance n’étant autre choſe que la perception de la convenance ou de la diſconvenance qui eſt entre deux idées, ſa clarté ou ſon obſcurité conſiſte dans la clarté ou l’obſcurité de cette Perception, & non pas dans la clarté ou dans l’obſcurité des Idées mêmes : par exemple, un homme qui a des idées auſſi claires des Angles d’un Triangle & de l’égalité à deux Droits, qu’aucun Mathématicien qu’il y ait dans le monde, peut pourtant avoir une perception fort obſcure de leur convenance, & en avoir par conſéquent une connoiſſance fort obſcure. Mais des idées qui ſont confuſes à cauſe de leur obſcurité ou pour quelque autre raiſon, ne peuvent jamais produire de connoiſſance claire & diſtincte, parce qu’à meſure que des idées ſont confuſes, l’Eſprit ne ſauroit juſque-là appercevoir nettement ſi elles conviennent ou non ; ou pour exprimer la même choſe d’une maniére qui la rende moins ſujette à être mal interpretée, quiconque n’a pas attaché des idées déterminées aux Mots dont il ſe ſert, ne ſauroit en former des Propoſitions, de la vérité deſquelles il puiſſe être aſſûré.


  1. Ce mot ſe prend ici pour une Faculté, & c’eſt dans ce ſens qu’on l’a pris au Liv. II. Ch. IXme. intitulé, De la Perception.