Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 21

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 600-601).


CHAPITRE XXI.

De la Diviſion des Sciences.


§. 1.Les Sciences diviſées en trois Eſpèces.
TOut ce qui peut entrer dans la ſphére de l’Entendement Humain, étant en prémier lieu, ou la nature des Choſes telles qu’elles ſont en elles-mêmes, leurs relations & leur maniére d’opérer ; ou en ſecond lieu, ce que l’Homme lui-même eſt obligé de faire en qualité d’Agent raiſonnable & volontaire pour parvenir à quelque fin & particuliérement à la Félicité ; ou en troiſiéme lieu, les moyens par où l’on peut acquerir la connoiſſance de ces choſes & la communiquer aux autres ; je croi qu’on peut diviſer proprement la Science en ces trois Eſpéces.

§. 2.Phyſique. La prémiére eſt la connoiſſance des choſes comme elles ſont dans leur propre exiſtence, dans leurs conſtitutions, propriétez & operations, par où je n’entens pas ſeulement la matiére & le Corps, mais auſſi les Eſprits, qui ont leurs natures, leurs conſtitutions, leurs operations particuliéres auſſi bien que les Corps. C’eſt ce que j’appelle ** Φυσικὴ Phyſique ou Philoſophie naturelle, en prenant ce mot dans un ſens un peu plus étendu qu’on ne fait ordinairement. La fin de cette Science n’eſt que la ſimple ſpeculation ; & tout ce qui peut en fournir le ſujet à l’Eſprit de l’homme, eſt de ſon diſtrict, ſoi Dieu lui-même, les Anges, les Eſprits ; les Corps, ou quelqu’une de leurs Affections, comme le Nombre, & la Figure, &c.

§. 3.II. Pratique.
* Πρακτικὴ
La ſeconde que je nomme * Pratique, enſeigne les moyens de bien appliquer nos propres Puiſſances & Actions, pour obtenir des choſes bonnes & utiles. Ce qu’il y a de plus conſiderable ſous ce chef, c’eſt la Morale, qui conſiſte à découvrir les règles & les meſures des Actions humaines qui conduiſent au Bonheur, & les moyens de mettre ces règles en pratique. Cette ſeconde Science ſe propoſe pour fin, non la ſimple ſpeculation & la connoiſſance de la Vérité, mais ce qui eſt juſte, & une conduite qui y ſoit conforme.

§. 4.III. Connoiſſance des ſignes.
* Λογικὴ du mot λόγος qui ſignifie parole.
Enfin la troiſiéme peut être appellée σημειωτικὴ ou la connoiſſance des ſignes ; & comme les Mots en ſont la plus ordinaire partie, elle eſt auſſi nommée aſſez proprement * Logique : ſon emploi conſiſte à conſiderer la nature des ſignes dont l’Eſprit ſe ſert pour entendre les choſes, ou pour communiquer ſa connoiſſance aux autres. Car puiſqu’entre les choſes que l’Eſprit contemple il n’y en a aucune, excepté lui-même, qui ſoit préſente à l’Entendement, il eſt néceſſaire que quelque autre choſe ſe préſente à lui comme ſigne ou repréſentation de la choſe qu’il conſidére ; & ce ſont les Idées. Mais parce que la ſcene des Idées qui conſtituë les penſées d’un homme, ne peut pas paroître immédiatement à la vûë d’un autre homme, ni être conſervée ailleurs que dans la Memoire, qui n’eſt pas un reſervoir fort aſſuré, nous avons beſoin de ſignes de nos Idées pour pouvoir nous entre-communiquer nos penſées auſſi bien que pour les enregîtrer pour notre propre uſage. Les ſignes que les hommes ont trouvé les plus commodes & dont ils ont fait par conſéquent un uſage plus général ; ce ſont les ſons articulez. C’eſt pourquoi la conſideration des Idées & des Mots, entant qu’ils ſont les grands Inſtrumens de la Connoiſſance, fait une partie aſſez importante de leurs contemplations, s’ils veulent enviſager la connoiſſance humaine dans toute ſon étenduë. Et peut-être que ſi l’on conſideroit diſtinctement & avec tout le ſoin poſſible cette derniére eſpèce de Science qui roule ſur les Idées & les Mots, elle produiroit une Logique & une Critique différentes de celles qu’on a vûës juſqu’à préſent.

§. 5.C’eſt là la prémiére diviſion des Objets de notre Connoiſſance. Voilà, ce me ſemble, la prémiére, la plus générale, & la plus naturelle diviſion des Objets de notre Entendement. Car l’Homme ne peut appliquer ſes penſées, qu’A la contemplation des choſes mêmes, pour découvrir la Vérité ; ou Aux choſes qui ſont en ſa puiſſance, c’eſt-à-dire, à ſes propres actions, pour parvenir à ſes fins ; ou Aux ſignes dont l’Eſprit ſe ſert dans l’une & l’autre de ces recherches, & dans le juſte arrangement de ces ſignes mêmes, pour s’inſtruire plus nettement lui-même. Or comme ces trois articles, (je veux dire les Choſes entant qu’elles peuvent être connuës en elles-mêmes, les Actions entant qu’elles dépendent de nous par rapport à notre Bonheur, & l’uſage légitime des ſignes pour parvenir à la Connoiſſance) ſont tout-à-fait différens, il me ſemble auſſi que ce ſont comme trois grandes Provinces dans le Monde Intellectuel, entiérement ſeparées & diſtinctes l’une de l’autre.

FIN du Quatriéme & Dernier Livre.