Essai philosophique concernant l’entendement humain/Livre 4/Chapitre 20

Traduction par Pierre Coste.
Pierre Mortier (p. 589-599).


CHAPITRE XX.

De l’Erreur.


§. 1.Les Cauſes de l’Erreur.
COmme la Connoiſſance ne regarde que les véritez viſibles & certaines, l’Erreur n’eſt pas une faute de notre Connoiſſance, mais une mépriſe de notre Jugement qui donne ſon conſentement à ce qui n’eſt pas véritable.

Mais ſi l’Aſſentiment eſt fondé ſur la vraiſemblance, ſi la Probabilité eſt le propre objet & le motif de notre aſſentiment, & que la Probabilité conſiſte dans ce qu’on vient de propoſer dans les Chapitres précedens, on demandera comment les hommes viennent à donner leur aſſentiment d’une maniére oppoſée à la Probabilité, car rien n’eſt plus commun que la contrarieté des ſentimens : rien de plus ordinaire que de voir un homme qui ne croit en aucune maniére ce dont un autre ſe contente de douter, & qu’un autre croit fermement, faiſant gloire d’y adherer avec une conſtance inébranlable. Quoi que les raiſons de cette conduite puiſſent être fort différentes, je croi pourtant qu’on peut les réduire à ces quatre,

1. Le manque de preuves.
2. Le peu d’habileté à faire valoir les preuves.
3. Le manque de volonté d’en faire uſage.
4. Les fauſſes règles de Probabilité.

§. 2.Le manque de preuves. Prémiérement par le manque de preuves je n’entens pas ſeulement le défaut des preuves qui ne ſont nulle part, & que par conſéquent on ne ſauroit trouver, mais le défaut même des preuves qui exiſtent, ou qu’on peut découvrir. Ainſi, un homme manque de preuves lorſqu’il n’a pas la commodité ou l’opportunité de faire les expériences & les obſervations qui ſervent à prouver une Propoſition, ou qu’il n’a pas la commodité de ramaſſer les témoignages des autres hommes & d’y faire les reflexions qu’il faut. Et tel eſt l’état de la plus grande partie des hommes qui ſe trouvent engagez au travail, & aſſervis à la néceſſité d’une baſſe condition, & dont toute la vie ſe paſſe uniquement à chercher dequoi ſubſiſter. La commodité que ces ſortes de gens peuvent avoir d’acquérir des connoiſſances & de faire des recherches, eſt ordinairement reſſerrée dans des bornes auſſi étroites que leur fortune. Comme ils employent tout leur temps & tous leurs ſoins à appaiſer leur faim ou celle de leurs Enfans, leur Entendement ne ſe remplit pas de beaucoup d’inſtruction. Un homme qui conſume toute ſa vie dans un Métier pénible, ne peut non plus s’inſtruire de cette diverſité de choſes qui ſe font dans le Monde, qu’un Cheval de ſomme qui ne va jamais qu’au Marché par un chemin étroit & bourbeux peut devenir habile dans la Carte du Païs. Il n’eſt pas, dis-je, plus poſſible qu’un homme qui ignore les Langues, qui n’a ni le loiſir, ni Livres, ni la commodité de converſer avec différentes perſonnes, ſoit en état de ramaſſer les témoignages & les obſervations qui exiſtent actuellement & qui ſont néceſſaires pour prouver pluſieurs Propoſitions ou plûtôt la plûpart des Propoſitions qui paſſent pour les plus importantes dans les différentes Sociétez des hommes, ou pour découvrir des fondemens d’aſſûrance auſſi ſolides, que la croyance des articles qu’il voudroit bâtir deſſus eſt jugée néceſſaire. De ſorte que dans l’état naturel & inalterable où ſe trouvent les choſes dans ce Monde, & ſelon la conſtitution des affaires humaines, une grande partie du Genre Humain eſt inévitablement engagée dans une ignorance invincible des preuves ſur lesquelles d’autres fondent ces Opinions & qui ſont effectivement néceſſaires pour les établir. La plûpart des hommes, dis-je, ayant aſſez à faire à trouver les moyens de ſoûtenir leur vie, ne ſont pas en état de s’appliquer à ces ſavantes & laborieuſes recherches.

§. 3. Objection, que deviendront ceux qui manquent de preuves ? Réponſe. Dirons-nous donc, que la plus grande partie des hommes ſont livrez par la néceſſité de leur condition, à une ignorance inévitable des choſes qu’il leur importe le plus de ſavoir ? car c’eſt ſur celles-là qu’on eſt naturellement porté à faire cette Queſtion. Eſt-ce que le gros des hommes n’eſt conduit au Bonheur ou à la Miſére que par un hazard aveugle ? Eſt-ce que les Opinions courantes & les Guides autorisez dans chaque Païs ſont à chaque homme une preuve & une aſſûrance ſuffiſante pour riſquer, ſur leur foi, ſes plus chers intérêts, & même ſon Bonheur ou ſon Malheur éternel ? Ou bien faudra-t-il prendre pour Oracles certaines & infaillibles de la Vérité ceux qui enſeignent une choſe dans la Chrétienté, & une autre en Turquie ? Ou, eſt-ce qu’un pauvre Païſan ſera éternellement heureux pour avoir eu l’avantage de naître en Italie ; & un homme de journée, perdu ſans reſſource, pour avoir eu le malheur de naître en Angleterre ? Je ne veux pas rechercher ici combien certaines gens peuvent être prêts à avancer quelques-unes de ces choſes ; ce que j’ai certainement, c’eſt que les hommes doivent reconnoître pour véritable quelqu’une de ces Suppoſitions (qu’ils choiſiſſent celle qu’ils voudront) ou bien tomber d’accord que Dieu a donné aux hommes des Facultez qui ſuffiſent pour les conduire dans le chemin qu’ils devroient prendre s’ils les employoient ſerieuſement à cet uſage, lorſque leurs occupations ordinaires leur en donnent le loiſir. Perſonne n’eſt ſi fort occupé du ſoin de pourvoir à la ſubſiſtance, qu’il n’ait aucun temps de reſte pour penſer à ſon Ame & pour s’inſtruire de ce qui regarde la Religion : & ſi les hommes étoient autant appliquez à cela qu’ils le ſont à des choſes moins importantes, il n’y en a point de ſi preſſé par la néceſſité, qu’il ne pût trouver le moyen d’employer pluſieurs intervalles de loiſir à ſe perfectionner dans cette eſpèce de connoiſſance.

§. 4. Outre ceux que la petiteſſe de leur fortune empêche de cultiver leur Eſprit, il y en a d’autres qui font aſſez riches pour avoir des Livres & les autres commoditez néceſſaires pour éclaircir leurs doutes & leur faire voir la Vérité ; mais ils ſont détournez de cela par des obſtacles pleins d’artifice qu’il eſt aſſez facile d’appercevoir, fans qu'il ſoit néceſſaire de les étaler en cet endroit.

§. 5.II. Cauſe de l’Erreur, défaut d’adreſſe pour faire valoir les preuves. En ſecond lieu, ceux qui manquent d’habileté pour faire valoir les preuves qu’ils ont, pour ainſi dire, ſous la main, qui ſauroient retenir dans leur Eſprit une ſuite de conſéquences ni peſer exactement de combien les preuves & les témoignages l’emportent les uns sur les autres, après avoir aſſigné à chaque circonſtance ſa juſte valeur, tous ceux-là, dis-je, qui ne ſont pas capables d’entrer dans cette discuſſion peuvent être aiſément entrainez à recevoir des poſitions qui ne ſont pas probables. Il y a des gens d’un ſeul Syllogiſme, & d’autres de deux ſeulement. D’autres ſont capables d’avancer encore d’un pas, mais vous attendrez en vain qu’ils aillent plus avant ; leur comprehenſion ne s’étend point au de-là. Ces ſortes de gens ne peuvent pas toûjours diſtinguer de quel côté ſe trouvent les plus fortes preuves, ni par conſéquent ſuivre conſtamment l’opinion qui eſt en elle-même la plus probable. Or qu’il y ait une telle différence entre les hommes par rapport à leur Entendement, c’eſt ce que je ne croi pas qui ſoit mis en queſtion par qui que ce ſoit qui ait eu quelque converſation avec ſes voiſins, quoi qu’il n’ait jamais été, d’un côté, au Palais & à la Bourſe, ou de l’autre dans des Hôpitaux & aux Petites-Maiſons. Soit que cette différence qu’on remarque dans l’Intelligence des hommes vienne de quelque défaut dans les organes du Corps, particuliérement formez pour la Penſée, ou de ce que les Facultez ſont groſſiéres ou intraitables faute d’uſage, ou comme croyent quelques-uns, de la différence naturelle des Ames même des hommes, ou de quelques-unes de ces choſes, ou de toutes priſes enſemble, c’eſt ce qu’il n’eſt pas néceſſaire d’examiner en cet endroit. Mais ce qu’il y a d’évident, c’eſt qu’il ſe rencontre dans les divers Entendemens, dans les conceptions & les raiſonnemens des hommes une ſi vaſte différence de dégrez, qu’on peut aſſûrer, ſans faire aucun tort au Genre Humain, qu’il y a une plus grande différence à cet égard entre certains hommes & d’autres hommes, qu’entre certains hommes & certaines Bêtes. Mais de ſavoir d’où vient cela, c’eſt une Queſtion ſpeculative qui, bien que d’une grande conſéquence, ne fait pourtant rien à mon préſent deſſein.

§. 6.III. Cauſe, défaut de volonté. En troiſiéme lieu, il y a une autre ſorte de gens qui manquent de preuves, non qu’elles ſoient au delà de leur portée, mais parce qu’ils ne veulent pas en faire uſage. Quoi qu’ils ayent aſſez de bien & de loiſir, & qu’ils ne manquent ni de talens ni d’autres ſecours, ils n’en ſont jamais mieux pour tout cela. Un violent attachement au Plaiſir, ou une conſtante application aux affaires, détournent ailleurs les penſées de quelques-uns, une Pareſſe & une Négligence générale, ou bien une averſion particuliére pour les Livres, pour l’Etude, & la Méditation empêche d’autres d’avoir abſolument aucune penſée ſerieuſe : & quelques-uns craignant qu’une recherche exempte de toute partialité ne fût point favorable à ces opinions qui s’accommodent le mieux avec leurs Préjugez, leur maniére de vivre, & leurs deſſeins, ſe contentent de recevoir ſans examen & ſur la fois d’autrui ce qu’ils trouvent qui leur convient le mieux, & qui eſt autoriſé par la Mode. Ainſi, quantité de gens, même de ceux qui pourroient faire autrement, paſſent leur vie ſans s’informer des probabilitez qu’il leur importe de connoître, tant s’en faut qu’ils en faſſent l’objet d’un aſſentiment fondé ſur la raiſon ; quoi que ces Probabilitez ſoient ſi près d’eux qu’ils n’ont qu’à tourner les yeux vers elles pour en être frapez. On connoit des perſonnes qui ne veulent pas lire une Lettre qu’on ſuppoſe porter de méchantes nouvelles ; & bien des gens évitent d’arrêter leurs comptes, ou de s’informer même de l’état de leur Bien, parce qu’ils ont ſujet de craindre que leurs affaires ne ſoient en fort mauvaiſe poſture. Pour moi, je ne ſaurois dire comment des perſonnes à qui de grandes richeſſes donnent le loiſir de perfectionner leur Entendement, peuvent s’accommoder d’une molle & lâche ignorance, mais il me ſemble que ceux-là ont une idée bien baſſe de leur Ame, qui emploient tous leurs revenus à des proviſions pour le Corps, ſans ſonger à en employer aucune partie à ſe procurer les moyens d’acquerir de la connoiſſance, qui prennent un grand ſoin de paroître toûjours dans un équipage propre & brillant, & ſe croiroient malheureux avec des habits d’étoffe groſſiére ou avec un juſte-au-corps rapiecé, & qui pourtant ſouffrent ſans peine que leur Ame paroiſſe avec une Livrée toute uſée, couverte de méchans haillons, telle qu'elle lui a été préſentée par le Hazard ou par le Tailleur de ſon Païs, c’eſt-à-dire pour quitter la figure, imbuë des opinions ordinaires que ceux qu’ils ont fréquentez, leur ont inculquées. Je n’inſiſterai point ici à faire voir combien cette conduite eſt déraiſonnable dans des perſonnes qui penſent à un Etat-à-venir, & à l’interêt qu’ils y ont, (ce qu’un homme raiſonnable ne peut s’empêcher de faire quelquefois) je ne remarquerai pas non plus quelle honte c’eſt à ces gens qui mépriſent ſi fort la Connoiſſance, de ſe trouver ignorans dans des choſes qu’ils ſont intéreſſez de connoître. Mais une choſe au moins qui vaut la peine d’être conſiderée par ceux qui ſe diſent Gentilshommes & de bonne Maiſon, c’eſt qu’encore qu’ils regardent le Credit, le Reſpect, la Puiſſance, & l’Autorité comme des appanages de leur Naiſſance & de leur Fortune, ils trouveront pourtant que tous ces avantages leur ſeront enlevez par des gens d’une plus baſſe condition qui les ſurpaſſent en connoiſſance. Ceux qui ſont aveugles, ſeront toûjours conduits par ceux qui voyent, ou bien ils tomberont dans la Foſſe ; & celui dont l’Entendement eſt ainſi plongé dans les ténèbres, eſt ſans doute le plus eſclave & le plus dépendant de tous les hommes. Nous avons montré dans les Exemples précedens quelques-unes des cauſes de l’Erreur où s’engagent les hommes, & comment il arrive que des Doctrines probables ne ſont pas toûjours reçuës avec un Aſſentiment proportionné aux raiſons qu’on peut avoir de leur probabilité ; du reſte nous n’avons conſideré juſqu’ici que les Probabilitez dont on peut trouver les preuves, mais qui ne préſentent point à l’Eſprit de ceux qui embraſſent l’Erreur.

§. 7.VI. Cauſe, fauſſes meſures de Probabilité. Il y a, en quatriéme & dernier lieu, une autre ſorte de gens qui, lors même que les Probabilitez réelles ſont clairement expoſées à leurs yeux, ne ſe rendent pourtant pas aux raiſons manifeſtes ſur leſquelles ils les voyent établies, mais ſuſpendent leur aſſentiment, ou le donnent à l’opinion la moins probable. Les perſonnes expoſées à ce danger, ſont celles qui ont pris de fauſſes meſures de probabilité, que l’on peut reduire à ces quatre :

1. Des Propoſitions qui ne ſont ni certaines ni évidentes en elles-mêmes, mais douteuſes & fauſſes, priſes pour Principes.

2. Des Hypotheſes reçuës.

3. Des Paſſions ou des Inclinations dominantes.

4. L’autorité.

§. 8.I. Propoſitions douteuſes priſes pour Principes. Le prémier & le plus ferme fondement de la Probabilité, c’eſt la conformité qu’une choſe a avec notre Connoiſſance, & ſur-tout avec cette partie de notre Connoiſſance que nous avons reçu & que nous continuons de regarder comme autant de Principes. Ces ſortes de Principes ont une ſi grande influence ſur nos Opinions, que c’eſt ordinairement par eux que nous jugeons de la Vérité ; & ils deviennent à tel point la meſure de la Probabilité que ce qui ne peut s’accorder avec nos Principes, bien loin de paſſer pour probable dans notre Eſprit, ne ſauroit ſe faire regarder comme poſſible. Le reſpect qu’on porte à ces Principes, eſt ſi grand, & leur autorité ſi fort au deſſus de toute autre autorité, que non ſeulement nous rejettons le témoignage des hommes, mais même l’évidence de nos propres Sens, lorſqu’ils viennent à dépoſer quelque choſe contraire à ces Règles déja établies. Je n’examinerai point ici, combien la Doctrine qui poſe des Principes innez, & que les Principes ne doivent point être prouvez ou mis en queſtion, a contribué à cela ; mais ce que je ne ferai pas difficulté de ſoutenir, c’eſt qu’une vérité ne ſauroit être contraire à une autre vérité, d’où je prendrai la liberté de conclurre que chacun devroit être ſoigneuſement ſur ſes gardes lorsqu’il s’agit d’admettre quelque choſe en qualité de Principe ; qu’il devroit l’examiner auparavant avec la derniére exactitude, & voir s’il connoit certainement que ce ſoit une choſe véritable par elle-même & par ſa propre évidence, ou bien ſi la forte aſſûrance qu’il a qu’elle eſt véritable, eſt uniquement fondée ſur le témoignage d’autrui. Car dès qu’un homme a pris de faux Principes & qu’il s’eſt livré aveuglément à l’autorité d’une opinion qui n’eſt pas en elle-même évidemment véritable, ſon Entendement eſt entraîné par un contrepoids qui le fait tomber inévitablement dans l’Erreur.

§. 9. Il eſt généralement établi par la coûtume, que les Enfans reçoivent de leurs Péres & Méres, de leurs Nourrices ou des perſonnes qui ſe tiennent autour d’eux, certaines Propoſitions (& ſur-tout ſur le ſujet de la Religion) lesquelles étant une fois inculquées dans leur Entendement qui eſt ſans précaution auſſi bien que ſans prévention, y ſont fortement empreintes, & ſoit qu’elles ſoient vrayes ou fauſſes, y prennent à la fin de ſi fortes racines par le moyen de l’Education & d’une longue accoûtumance qu’il eſt tout-à-fait impoſſible de les en arracher. Car après qu’ils ſont devenus hommes faits, venant à refléchir ſur leurs opinions, & trouvant celles de cette eſpèce auſſi anciennes dans leur Eſprit qu’aucune choſe dont ils ſe puiſſent reſſouvenir, ſans avoir obſervé quand elles ont commencé d’y être introduites ni par quel moyen ils les ont acquiſes, ils ſont portez à les reſpecter comme des choſes ſacrées, ne voulant pas permettre qu’elles ſoient profanées, attaquées, ou miſes en queſtion, mais les regardant plûtôt comme l’Urim & le Thummim que Dieu a mis lui-même dans leur Ame, pour être les Arbitres ſouverains & infaillibles de la Vérité & de la Fauſſeté, & autant d’Oracles auxquels ils doivent en appeller dans toutes ſortes de Contreverſes.

§. 10. Cette opinion qu’un homme a conçu de ce qu’il appelle ſes principes (quoi qu’ils puiſſent être) étant une fois établie dans ſon Eſprit, il eſt aiſé de ſe figurer comment il recevra une Propoſition, prouvée auſſi clairement qu’il eſt poſſible, ſi elle tend à affoiblir l’autorité de ces Oracles internes, ou qu’elle leur ſoit tant ſoit peu contraire ; tandis qu’il digere ſans peine les choſes les moins probables & les abſurditez les plus groſſiéres, pourvû qu’elles s’accordent avec ces Principes favoris. L’extrême obſtination qu’on remarque dans les hommes à croire fortement des opinions directement oppoſées, quoi que fort ſouvent également abſurdes, parmi les différentes Religions qui partagent le Genre Humain ; cette obſtination, dis-je, eſt une preuve évidente auſſi bien qu’une conſéquence inévitable de cette maniére de raiſonner ſur des Principes reçus par tradition ; juſque-là que les hommes viennent à desavoûër leurs propres yeux, à renoncer à l’évidence de leurs Sens, & à donner un démenti à leur propre Expérience, plûtôt que d’admettre quoi que ce ſoit d’incompatible avec ces ſacrez dogmes. Prenez un Lutherien de bon ſens à qui l’on aît conſtamment inculqué ce Principe, (dès que ſon Entendement a commencé de recevoir quelques notions) Qu’il doit croire ce que croyent ceux de ſa Communion, de ſorte qu’il n’ait jamais entendu mettre en queſtion ce Principe, juſqu’à ce que parvenu à l’âge de quarante ou cinquante ans, il trouve quelqu’un qui ait des Principes tout différens ; quelle dispoſition n’a-t-il pas à recevoir ſans peine la Doctrine de la Conſubſtantiation, non ſeulement contre toute probabilité, mais même contre l’évidence manifeſte de ſes propres Sens ? Ce Principe a une telle influence ſur ſon Eſprit qu’il croira qu’une choſe eſt Chair & Pain tout à la fois, quoi qu’il ſoit impoſſible qu’elle ſoit autre choſe que l’un des deux : & quel chemin prendrez-vous pour convaincre un homme de l’abſurdité d’une opinion qu’il s’eſt mis en tête de ſoûtenir, s’il a poſé pour Principe de Raiſonnement, avec quelques Philoſophes, Qu’il doit croire ſa Raiſon (car c’eſt ainſi que les hommes appellent improprement les Argumens qui découlent de leurs Principes) contre le témoignage des Sens. Qu’un Fanatique prenne pour Principe que lui ou ſon Docteur eſt inſpiré & conduit par une direction immédiate du Saint-Eſprit ; c’eſt en vain que vous attaquez ſes Dogmes par les raiſons les plus évidentes. Et par conſéquent tous ceux qui ont été imbus de faux Principes ne peuvent être touchez des Probabilitez les plus apparentes & les plus convaincantes, dans des choſes qui ſont incompatibles avec ces Principes, juſqu’à ce qu’ils en ſoient venus à agir avec eux-mêmes avec une candeur & une ingenuité qui les porte à examiner ces ſortes de Principes, ce que pluſieurs ne ſe permettent jamais.

§. 11.2. Embraſſer certaines Hypotheſes. Après ces gens-là viennent ceux dont l’Entendement eſt comme jetté au moule d’une Hypotheſe reçuë, c’eſt leur ſphére ; ils y ſont renfermez & ne vont jamais au delà. La différence qu’il y a entre ceux-ci & les autres dont je viens de parler, c’eſt que ceux-ci ne ſont pas en difficulté de recevoir un point de fait, & conviennent ſans peine ſur cela avec tous ceux qui le leur prouvent, desquels ils ne diffèrent que ſur les raiſons de la Choſe & ſur la maniére d’en expliquer l’operation. Ils ne ſe défient pas ouvertement de leur Sens, comme les prémiers ; ils peuvent écouter plus patiemment les inſtructions qu’on leur donne, mais ils ne veulent faire aucun fond ſur les rapports qu’on leur fait pour expliquer les choſes autrement qu’ils ne les expliquent, ni ſe laiſſer toucher par des Probabilitez qui les convaincroient que les choſes ne vont pas juſtement de la même maniére, qu’ils l’ont déterminé en eux-mêmes. Et en effet, ne ſeroit-ce pas une choſe inſupportable à un ſavant Profeſſeur de voir ſon autorité renverſée en un inſtant par un Nouveau-venu, juſqu’alors inconnu dans le Monde, ſon autorité, dis-je, qui eſt en vogue depuis trente ou quarante ans, ſoûtenuë par quantité de Grec & de Latin, acquiſe par bien des ſueurs & des veilles, & confirmée par une tradition générale, & par une Barbe vénérable ? Qui peut jamais eſpérer de réduire ce Profeſſeur à confeſſer que tout ce qu’il a enſeigné à ſes Ecoliers pendant trente années ne contient que des erreurs & des mépriſes, & qu’il leur a vendu bien cher de l’ignorance & de grands mots qui ne ſignifioient rien ? Quelles probabilitez, dis-je, pourroient être aſſez conſiderables pour produire un tel effet ? Et qui eſt-ce qui pourra jamais être porté par les Argumens les plus preſſans à ſe dépouiller tout d’un coup de toutes ſes anciennes opinions & de ſes prétenſions à un Savoir à l’acquiſition duquel il a donné tout ſon temps avec une application infatigable, & à prendre des notions toutes nouvelles après avoir entierement renoncé à tout ce qui lui faiſoit le plus d’honneur dans le Monde ? Tous les Argumens qu’on peut employer pour l’engager à cela, ſeront ſans doute auſſi peu capables de prévaloir ſur ſon Eſprit que les efforts, que fit Borée pour obliger le Voyageur à quitter ſon Manteau qu’il tint d’autant plus ferme que le Vent ſouffloit avec plus de violence. On peut rapporter à cet abus qu’on fait de fauſſes Hypotheſes, les Erreurs qui viennent d’une Hypotheſe véritable ou de Principes raiſonnables, mais qu’on n’entend pas dans leur vrai ſens. Les exemples de ceux qui ſoûtiennent différentes opinions, mais qu’ils fondent tout ſur la vérité infaillible des ſaintes Ecritures, ſont une preuve inconteſtable de cette eſpèce d’erreurs. Tous ceux qui ſe diſent Chrétiens, reconnoiſſent que le Texte de l’Evangile qui dit, Μετανοεῖτε, oblige à un devoir fort important. Cependant combien ſera erronée la pratique de l’un des deux qui n’entendant que le François, ſuppoſera que cette Règle eſt ſelon une Traduction, Repentez-vous, ou ſelon l’autre, Faites penitence ?

§. 12.Des paſſions dominantes. En troiſiéme lieu, les Probabilitez qui ſont contraires aux deſirs & aux paſſions dominantes des hommes, courent le même danger d’être rejettées. Que la plus grande Probabilité qu’on puiſſe imaginer, ſe préſente d’un côté à l’Eſprit d’un Avare pour lui faire voir l’injuſtice & la folie de ſa paſſion, & que de l’autre il voye de l’argent à gagner, il eſt aiſé de prévoir de quel côté panchera la balance. Ces Armes de boûë ſemblables à des remparts de terre réſiſtent aux plus fortes batteries ; & quoi que peut-être la force de quelque Argument évident faſſe quelque impreſſion ſur elles en certaines rencontres, cependant elles demeurent fermes & tiennent bon contre la Vérité leur Ennemie, qui voudroit les captiver, ou les traverſer dans leurs deſſeins. Dites à un homme paſſionnément amoureux, qu’il eſt duppé ; apportez-lui vingt témoins de l’infidélité de ſa Maîtreſſe, il y a à parier dix contre un, que trois paroles obligeantes de cette Infidelle renverſeront en un moment tous leurs témoignages. ** Quod volumus faciles credimus. Nous croyons facilement ce que nous deſirons ; c’eſt une vérité dont je croi que chacun a fait l’épreuve plus d’une fois : & quoi que les hommes ne puiſſent pas toûjours ſe déclarer ouvertement contre des Probabilitez manifeſtes qui ſont contraires à leurs ſentimens, & qu’ils ne puiſſent pas en éluder la force, ils n’avoûent pourtant pas la conſéquence qu’on en tire. Ce n’eſt pas dire que l’Entendement ne ſoit porté de ſa nature à ſuivre conſtamment le parti de le plus probable, mais c’eſt que l’homme a la puiſſance de ſuſpendre & d’arrêter ſes recherches, & d’empêcher ſon Eſprit de s’engager dans un examen abſolu & ſatisfaiſant, auſſi avant que la matiére en queſtion en eſt capable, & le peut permettre. Or juſqu’à ce qu’on en vienne là, il reſtera toûjours ces deux moyens d’échaper aux probabilitez les plus apparentes.

§. 13.Moyens d’échaper aux Probabilitez, I. Sophiſtiquerie ſuppoſée. Le prémier eſt, que les Argumens étant exprimez par des paroles, comme ſont la plûpart, il peut y avoir quelque ſophiſtiquerie cachée dans les termes ; & que, s’il y a pluſieurs conſéquences de ſuites, il peut y en avoir quelqu’une mal liée. En effet, il y a fort peu de diſcours, qui ſoient ſi ſerrez, ſi clairs, & ſi juſtes, qu’ils ne puiſſent fournir à la plûpart des gens un prétexte aſſez plauſible de former ce doute, & de s’empêcher d’y donner leur conſentement ſans avoir à ſe reprocher d’agir contre la ſincerité ou contre la Raiſon, par le moyen de cette ancienne replique, Non perſuadebis etiamſi perſuaſeris, «Quoi que je ne puiſſe pas vous répondre, je ne rendrai pourtant point».

§. 14.II. Argumens ſuppoſez pour le Parti contraire. En ſecond lieu, je puis échaper aux Probabilitez manifeſtes & ſuſpendre mon conſentement, ſur ce fondement que je ne ſai pas encore tout ce qui peut être dit en faveur du parti contraire. C’eſt pourquoi bien que je ſois battu, il n’eſt pas néceſſaire que je me rende, ne connoiſſant pas les forces qui ſont en reſerve. C’eſt un refuge contre la conviction, qui eſt ſi ouvert, & d’une ſi vaſte étenduë, qu’il eſt difficile de déterminer quand un homme en eſt tout-à-fait exclu.

§. 15.Quelles probabilitez déterminent l’Aſſentiment. Cependant il a ſes bornes ; & lorſqu’un homme a recherché ſoigneuſement tous les fondemens de Probabilité & d’Improbabilité, lorſqu’il a fait tout ſon poſſible pour s’informer ſincerement de toutes les particularitez de la Queſtion, & qu’il a aſſemblé exactement toutes les raiſons qu’il a pû découvrir des deux côtez, dans la plûpart des cas il peut venir à connoître ſur le tout de quel côté ſe trouve la probabilité : car ſur certaines matiéres de raiſonnement il y a des preuves qui étant des ſuppoſitions fondées ſur une expérience univerſelle, ſont ſi fortes & ſi claires ; & ſur certains points de fait, les témoignages ſont ſi univerſels, qu’il ne peut leur refuſer ſon conſentement. De ſorte que nous pouvons conclurre, à mon avis, qu’à l’égard des Propoſitions, où encore que les Preuves qui ſe préſentent à nous ſoient fort conſiderables, il y a pourtant des raiſons ſuffiſantes de ſoupçonner qu’il y a de la ſophiſtiquerie dans les termes, ou qu’on peut produire des preuves d’un auſſi grand poids en faveur du parti contraire, alors l’aſſentiment, la ſuſpenſion ou le diſſentiment ſont ſouvent des actes volontaires. Mais lorſque les preuves ſont de nature à rendre la choſe en queſtion extrêmement probable, ſans avoir un fondement ſuffiſant de ſoupçonner qu’il y ait rien de ſophiſtique dans les termes (ce qu’on peut découvrir avec un peu d’application) ni des preuves également fortes de l’autre côté, qui n’ayent pas encore été découvertes, (ce qu’en certains cas la nature de la choſe peut encore montrer clairement à un homme attentif) je croi, dis-je, que dans cette occaſion un homme qui a conſideré mûrement ces preuves, ne peut guere refuſer ſon conſentement au côté de la Queſtion qui paroît avoir le plus de probabilité. S’agit-il, par exemple, de ſavoir ſi des caracteres d’Imprimerie mêlez confuſément enſemble pourront ſe trouver ſouvent rangez de telle maniére qu’ils tracent ſur le Papier un Diſcours ſuivi, ou ſi un concours fortuit d’Atomes, qui ne ſont pas conduits par un Agent intelligent, pourra former pluſieurs fois des Corps d’une certaine eſpèce d’Animaux ; dans ces cas & autres ſemblables, il n’y a perſonne, qui, s’il y fait quelque reflexion, puiſſe douter le moins du monde quel parti prendre, ou être dans la moindre incertitude à cet égard. Enfin lorſque la choſe étant indifférente de ſa nature & entiérement dépendante des Témoins qui en atteſtent la vérité, il ne peut y avoir aucun lieu de ſuppoſer qu’il y a un témoignage auſſi ſpecieux contre que pour le fait atteſté, duquel on ne peut s’inſtruire que par voye de recherche, comme eſt, par exemple, de ſavoir s’il y avoit à Rome, il y a 1700. ans, un homme tel que Jules Céſar ; dans tous les cas de cette eſpèce je ne croi pas qu’il ſoit au pouvoir d’un homme raiſonnable de refuſer ſon aſſentiment & d’éviter de ſe rendre à de telles Probabilitez. Je croi au contraire que dans d’autres cas moins évidens il eſt au pouvoir d’un homme raiſonnable de ſuſpendre ſon aſſentiment, & peut-être même de ſe contenter des preuves qu’il a, ſi elles favoriſent l’opinion qui convient le mieux avec ſon inclination ou ſon intérêt, & d’arrêter là ſes recherches. Mais qu’un homme donne ſon conſentement au côté où il voit le moins de probabilité, c’eſt une choſe qui me paroît tout-à-fait impraticable ; & auſſi impoſſible qu’il l’eſt de croire qu’une même choſe ſoit tout à la fois probable & non-probable.

§. 16.Quand c’eſt qu’il eſt en notre pouvoir de ſuſpendre notre Aſſentiment. Comme la Connoiſſance n’eſt non plus arbitraire que la Perception, je ne croi pas que l’Aſſentiment ſoit plus en notre pouvoir que la Connoiſſance. Lorſque la convenance de deux Idées ſe montre à mon Eſprit, ou immédiatement, ou par le ſecours de la Raiſon, je ne puis non plus refuſer de l’appercevoir ni éviter de la connoître que je puis éviter de voir les Objets vers leſquels je tourne les yeux & que je regarde en plein midi ; & ce que je trouve le plus probable après l’avoir pleinement examiné, je ne puis refuſer d’y donner mon conſentement. Mais quoi que nous ne puiſſions pas nous empêcher de connoître la convenance de deux Idées, lorſque nous venons à l’appercevoir, ni de donner notre aſſentiment à une Probabilité dès qu’elle ſe montre viſiblement à nous après un légitime examen de tout ce qui concourt à l’établir, nous pouvons pourtant arrêter les progrès de notre Connoiſſance & de notre Aſſentiment, en arrêtant nos perquiſitions, & en ceſſant d’employer nos Facultez à la recherche de la Vérité. Si cela n’étoit ainſi, l’ignorance, l’Erreur ou l’Infidélité ne pourroient être un péché en aucun cas. Nous pouvons donc en certaines rencontres prévenir, ou ſuſpendre notre aſſentiment. Mais un homme verſé dans l’Hiſtoire moderne ou ancienne peut-il douter s’il y a un Lieu tel que Rome, ou s’il y a jamais eu un homme tel que Jules Céſar ? Du reſte, il eſt conſtant qu’il y a un million de véritez qu’un homme n’a aucun intérêt de connoître, ou dont il peut ne ſe pas croire intereſſé de s’inſtruire, comme ſi ** Roi d’Angleterre. Richard III. étoit boſſu ou non, ſi Roger Bacon étoit Mathematicien ou Magicien, &c. Dans ces cas & autres ſemblables, où perſonne n’a aucun intérêt à ſe déterminer d’un côté ou d’autre, nulle de ſes actions ou de ſes deſſeins ne dépendant d’une telle détermination, il n’y a pas lieu de s’étonner que l’Eſprit embraſſe l’opinion commune, ou ſe range au ſentiment du prémier venu. Ces ſortes d’opinions ſont de ſi peu d’importance que ſemblables à de petits Moucherons, voltigeans dans l’air, ou ne s’aviſe guere d’y faire aucune attention. Elles ſont dans l’Eſprit comme par hazard ; & on les y laiſſe flotter en liberté. Mais lorſque l’Eſprit juge que la Propoſition renferme quelque choſe à quoi il prend intérêt, lorſqu’il croit que les conſéquences qui ſuivent de ce qu’on la reçoit ou qu’on la rejette, ſont importantes, & que le Bonheur ou le Malheur dépendent de prendre ou de refuſer le bon parti, de ſorte qu’il s’applique ſerieuſement à en rechercher & examiner la Probabilité, je penſe qu’en ce cas-là nous n’avons pas le choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s’il y a entr’eux des différences tout-à-fait viſibles. Dans ce cas la plus grande Probabilité déterminera, je croi, notre aſſentiment ; car un homme ne peut non plus éviter de donner ſon aſſentiment, ou de prendre pour véritable, le côté où il apperçoit une plus grande probabilité, qu’il peut éviter de reconnoître une Propoſition pour véritable, lorſqu’il apperçoit la convenance ou la diſconvenance des deux Idées qui la compoſent.

Si cela eſt ainſi, le fondement de l’erreur doit conſiſter dans de fauſſes meſures de Probabilité, comme le fondement du Vice dans de fauſſe meſure du Bien.

§. 17.Fauſſe meſure de Probabilité, l’Autorité. La quatriéme & derniére fauſſe meſure de Probabilité que j’ai deſſein de remarquer & qui retient plus de gens dans l’Ignorance & dans l’Erreur, que toutes les autres enſemble, c’eſt ce que j’ai déja avancé dans le Chapitre précedent, qui eſt de prendre pour règle de notre aſſentiment les Opinions communément reçuës parmi nos Amis, ou dans notre Parti, entre nos Voiſins, ou dans notre Païs. Combien de gens qui n’ont point d’autre fondement de leurs opinions que l’honnêteté ſuppoſée, ou le nombre de ceux d’une même Profeſſion ! Comme ſi un honnête homme ou un ſavant de profeſſion ne pouvoient point errer, ou que la Vérité dût être établie par le ſuffrage de la Multitude. Cependant la plûpart n’en demandent pas d’avantage pour ſe déterminer. Un tel ſentiment a été atteſté par la Vénérable Antiquité, il vient à moi ſous le paſſeport des ſiécles précedens, donc je ſuis à l’abri de l’erreur en le recevant. D’autres perſonnes ont été & ſont dans la même Opinion, (car c’eſt là tout ce qu’on dit pour l’autoriſer) & par conſéquent j’ai raiſon de l’embraſſer. Un homme ſeroit tout auſſi bien fondé à jetter à croix ou à pile pour ſavoir quelles opinions il devroit embraſſer, qu’à les choiſir ſur de telles règles. Tous les hommes ſont ſujets à l’Erreur ; & pluſieurs ſont expoſez à y tomber, en pluſieurs rencontres, par paſſion ou par intérêt. Si nous pouvions voir les ſecrets motifs qui font agir les perſonnes de nom, les Savans, les Chefs de Parti, nous ne trouverions pas toûjours que ce ſoit le pur amour de la Vérité qui leur a fait recevoir les Doctrines qu’ils profeſſent & ſoûtiennent publiquement. Une choſe du moins fort certaine, c’eſt qu’il n’y a point d’Opinion ſi abſurde qu’on ne puiſſe embraſſer ſur ce fondement dont je viens de parler, car on ne peut nommer aucune Erreur qui n’aît eû ſes Partiſans : de ſorte qu’un homme ne manquera jamais de ſentiers tortus, s’il croit être dans le bon chemin par-tout où il découvre des ſentiers que d’autres ont tracé.

§. 18.Les Hommes ne ſont pas engagez dans un ſi grand nombre d’Erreurs qu’on s’imagine. Mais malgré tout ce grand bruit qu’on fait dans le Monde ſur les Erreurs & les diverſes Opinions des hommes, je ſuis obligé de dire, pour rendre juſtice au Genre Humain, Qu’il n’y a pas tant de gens dans l’Erreur & entêtez de fauſſes opinions qu’on le ſuppoſe ordinairement : non que je croye qu’ils embraſſent la Vérité, mais parce qu’en effet ſur ces Doctrines dont on fait tant de bruit, ils n’ont abſolument point d’opinion ni aucune penſée poſitive. Car ſi quelqu’un prenoit la peine de catechiſer un peu la plus grande partie des Partiſans de la plûpart des Sectes qu’on voit dans le Monde, il ne trouveroit pas qu’ils ayent en eux-mêmes aucun ſentiment abſolu ſur ces Matiéres qu’ils ſoûtiennent avec tant d’ardeur : moins encore auroit-il ſujet de penſer qu’ils ayent pris tels ou tels ſentimens ſur l’examen des preuves & ſur l’apparence des Probabilitez ſur leſquelles ces ſentimens ſont fondez. Ils ſont réſolus de ſe tenir attachez au Parti dans lequel l’Education ou l’Intérêt les a engagez ; & là comme les ſimples ſoldats d’une Armée, ils font éclater leur chaleur & leur courage ſelon qu’ils ſont dirigez par leurs Capitaines ſans jamais examiner la cauſe qu’ils défendent, ni même en prendre aucune connoiſſance. Si la vie d’un homme fait voir qu’il n’a aucun égard ſincére pour la Religion, quelle raiſon pourrions-nous avoir de penſer qu’il ſe rompt beaucoup la tête à étudier les Opinions de ſon Egliſe, & à examiner les fondemens de telle ou telle Doctrine ? Il ſuffit à un tel homme d’obeïr à ſes Conducteurs, d’avoir toûjours la main & la langue prête à ſoûtenir la cauſe commune, & de ſe rendre par-là recommandable à ceux qui peuvent le mettre en credit, lui procurer des Emplois, ou de l’appui dans la Societé. Et voilà comment les hommes deviennent Partiſans & Défenſeurs des Opinions dont ils n’ont jamais été convaincus ou inſtruits, & dont ils n’ont même jamais eu dans la tête les idées les plus ſuperficielles ; de ſorte qu’encore qu’on ne puiſſe point dire qu’il y aît dans le Monde moins d’Opinions abſurdes ou erronées qu’il n’y en a, il eſt pourtant certain qu’il y a moins de perſonnes qui y donnent un aſſentiment actuel, & qui les prennent fauſſement pour des véritez, qu’on ne l’imagine communément.