Essai historique et critique sur le duel/Chapitre VI

CHAPITRE VI.

mœurs.


Dans les temps antiques de pure féodalité, le duel chevaleresque fut totalement étranger aux roturiers ; ils étaient cependant admis au combat judiciaire ; mais ils l’exécutaient à pied avec la targe et le bâton, tandis que les chevaliers y arrivaient à cheval et armés de toutes pièces.

Nous avons cru qu’on nous saurait gré de mettre sous les yeux des lecteurs la description de ces combats, telle qu’on la trouve dans le Gage des batailles, livre devenu fort rare, et dont nous conserverons le langage.

Le premier eut lieu à Bourg-en-Bresse, entre M. Otte de Granson et messire Girard Deslauriers, qu’il avait élevé et comblé de bienfaits. Granson, obligé de quitter la cour du comte de Savoie pour se retirer en Angleterre, crut, avant son départ, devoir jeter le gage de la bataille contre quiconque dirait qu’il avait forfait à l’honneur. Girard avait relevé ce gage, et accusait le vieillard de faute, deshonneur et desloyauté, « et fut conclusion telle, que ledit messire Otte fut déconfit, et dit on qu’en montant à cheval, en son logis, pour venir à sa journée, une lame de sa cuirasse l’empêcha, et prestement la fit ôter par son armoyer ; et là étoit présent, entre autres, l’hoste de messire Girard, son adversaire, qui avertit son hoste de la lame ôtée, et de quel côté elle failloit ; ledit messire Girard mit peine à la trouver au nud en tel endroit, et fit qu’il la trouva d’une espée, et lui mit dans le ventre.

» Mais à commencer leur bataille, ledit messire Otte enferra son ennemi d’un jet de lance, en la cuisse senestre, et s’il eût voulu poursuivre, ledit messire Girard en avoit le pire : mais il le laissa défaire ; et advint de telle bataille, que messire de Granson fut abattu et navré à mort ; et fut sa fin si piteuse, que son ennemi lui leva la visière de son bacinet, et lui creva les deux yeux, en lui disant : rends toi et te desdis ; ce que le bon chevalier, pour detresse qui lui fut faite, ne voulut oncques desdire, ne rendre, et disoit toujours tant qu’il eut parole : je me rends à Dieu et à madame Saint-Anne ; et ainsi mourut. » (Olivier de La Marche, p. 6.)

Le second eut lieu à Valenciennes, sur une accusation d’homicide entre Mahuel et Jacotin.

« Mahuel, qui étoit défendeur, n’étoit pas si grand ni si puissant que Jacotin, qui étoit appelant ; mais toutes fois au commencement de leur débat, Mahuel donna dessus le front, de son bâton, à Jacotin Plouvier, tellement qu’il lui fit une grande plaie et dont le sang sailloit à grand force.

» Mais, par conclusion, Jacotin poursuivit tellement sa bataille, qu’il abattit ledit Mahuel dessous lui, et par conclusion il le vainquit et lui donna tant de coups, qu’après qu’il fut hors la lice, et confessé, il mourut, et fut mené au gibet et pendu comme meurtrier. »

Le troisième eut lieu entre un charpentier et un Juif ; et l’auteur le cite pour prouver l’utilité du duel à défaut de toute autre preuve.

« Comme fit le vieil charpentier à Notre-Dame de Chambro, qui combattit un Juif pour avoir donné à l’image de Notre-Dame, d’une lance au front en despitant la glorieuse Vierge Marie et notre foi : dont le sang saillit de la plaie de la glorieuse image… Si le cas ne pouvoit être prouvé contre le Juif, n’eut été que le pauvre vieil charpentier, mû de bonne foi, accusa le Juif, qui étoit un beau jeune homme et puissant, et abattit ledit Juif à l’écu et au bâton par gage de bataille, et si bien se remua contre le Juif qu’il le desconfit et reconnut son péché, et fut le Juif pendu au gibet entre deux mastins, comme est la coutume, et veut la loi qu’en faisant justice d’un Juif il soit pendu entre deux chiens, comme bestial et sans foi. » Leile-Adam, Gage de bataille.

Dans le moyen âge, les écuyers, fils de vassaux, espèce mitoyenne, furent admis comme seconds dans quelques combats à outrance. Cependant il est probable que la différence des armes aurait perpétué indéfiniment la distance entre les personnes, sans un de ces événemens imprévus qui peuvent se renouveler plus ou moins souvent, et qui font qu’on ne peut jamais prédire, avec quelque vraisemblance, l’état où se trouvera la société à une époque donnée.

Je veux parler de l’invention de la poudre à canon, qui, semblable à la mort, ramena l’égalité pour tous les individus destinés à figurer dans la même bataille.

Dès qu’on eut trouvé des traits invisibles, et contre lesquels il n’y avait pas de parade, les chevaliers cessèrent de faire la force des armées, ils se dévêtirent de ces cuirasses dont l’utilité ne compensait plus la pesanteur, et se rapprochèrent par là de l’infanterie, qui auparavant n’était qu’une tourbe destinée à périr sans gloire sous les pieds des chevaux ou sous les coups des guerriers couverts de fer. Aussi, avant cette époque, l’histoire ne nous a-t-elle transmis le nom d’aucun vilain qui ait acquis quelque gloire militaire.

Ce résultat avait été prévu ; la noblesse vit avec horreur une innovation qui la privait de tous ses avantages à la guerre ; et le chevalier Bayard ne faisait aucun quartier à ceux qu’il trouvait armés d’arquebuses ou d’escopettes.

Indépendamment de cette première cause, l’affranchissement des communes, la propagation des lumières, la renaissance des arts et les besoins du luxe, formèrent une espèce de chaîne qui liait tous les états, et introduisirent une dépendance sociale qui s’étendit à toutes les classes ; des bourgeois eurent souvent la gloire de secourir l’état de leurs bras et de leurs richesses ; ils eurent même quelquefois l’honneur de s’asseoir à la table des rois ; l’ordre entier s’éleva d’autant.

Les troubles de la Ligue, ceux de la Fronde, et les longues guerres de Louis xiv, amenèrent de nouveaux résultats. La cavalerie ne faisant plus la principale force des armées, il fallut augmenter l’infanterie ; la noblesse ne fut plus assez nombreuse pour en garnir les cadres, et peut-être ne se présentait-elle pas avec beaucoup d’empressement par le peu d’habitude qu’elle avait de combattre à pied ; les roturiers eurent donc des commandemens, ils levèrent des compagnies à leur compte, et devinrent fameux par leur activité et leur audace. L’histoire a conservé le nom de ces partisans habiles qui, tels que Fabert, Chevert, Grassin, rendirent de si grands services à leur roi, et dont le maréchal Luckner est le dernier.

On pense bien que des hommes qui s’étaient souvent rencontrés sur le champ de bataille voulurent se montrer aussi au champ d’honneur ; l’opinion ne les repoussa pas : aussi Louis xiv, dans ses édits sur le duel, désigne-t-il également les gentilshommes et les gens d’armes.

Cependant l’épée était demeurée le patrimoine exclusif de la noblesse, et depuis le seizième siècle, les livres sont pleins d’édits, d’ordonnances et d’arrêts de règlement qui défendaient ou modifiaient par diverses peines le port des armes blanches.

Lois et arrêts inutiles ! Vers la fin du règne de Louis xv l’épée était devenue l’arme ou la parure de tous ceux qui avaient de quoi se bien vêtir ; les étudians la portaient sous les yeux des parlemens qui le leur défendaient ; ils avaient une espèce de chef reconnu, qui se nommait procureur-général dans certaines universités, et syndic ou prévôt dans quelques autres ; et un étranger qui arrivait à Paris vers 1760 ne trouvait aux Tuileries que des nobles portant l’épée, et des magistrats en habit noir et cheveux longs. Tous les états étaient cachés sous ce double costume.

Cependant la théorie n’avait pas changé, et l’on parle encore de l’aventure d’un certain Buchon, metteur en œuvre, qui étant venu en 1769 à la Tournelle criminelle pour suivre un procès qu’il perdit, fut dénoncé comme portant actuellement l’épée en contravention aux règlemens sur le port d’armes ; jugé audience tenante, vit confisquer cette épée, et fut encore condamné en dix livres d’amende envers le roi.

On rit ; mais on n’en porta pas moins l’épée au palais de justice, aux Tuileries, à Versailles, et partout.

Cette époque fut celle où non-seulement il y eut le plus de duels, mais encore le plus de désordres particuliers de toute espèce.

On se battait pour s’être regardé, pour s’être coudoyé, pour une contradiction quelconque, parce qu’on se déplaisait, parce qu’on se rencontrait chez des femmes publiques ; et comme on était armé, on dégaînait sur-le-champ ; le vainqueur se retirait tranquillement, et le vaincu ou le mort restait sur la place, pour devenir ce qu’il plairait à Dieu. Il y avait tel homme qui se battait toutes les semaines, quelquefois tous les jours, jusqu’à ce que son heure fût arrivée. Les gendarmes, et surtout les mousquetaires, avaient acquis, sous ce rapport, une grande célébrité.

Dans le même temps, ou à peu près, on bâtonnait les paysans, on souffletait les domestiques, on cassait les lanternes, on brisait les vitres, et surtout on rossait le guet ; enfin, on en faisait tant, que si on se conduisait de même maintenant, cinquante tribunaux de police correctionnelle ne suffiraient pas pour apprécier des faits auxquels on ne faisait pas attention, ou que le lieutenant de police expédiait sommairement.

Dans cette disposition des esprits, une loi n’eût probablement fait que les aigrir. La rage des combats singuliers devait céder à des remèdes plus simples et plus appropriés à l’état actuel de la civilisation.

Ce fut encore la philosophie qui rendit ce service à l’humanité.

Rousseau éleva contre le duel cette voix éloquente qui avait rappelé les mères à des devoirs si long-temps méconnus ; la comédie, les romans attaquèrent, par le ridicule, ces bretteurs déterminés qui, le code de l’honneur à la main, voulaient que les choses se fissent en règle, et que tout se décidât à la pointe de l’épée.

Les écrivains les plus distingués, ceux surtout qu’on désignait par le nom de secte encyclopédique, répétèrent tant de fois aux Français qu’il était tout-à-fait inconvenable de marcher armés même au sein de la paix, et de traîner des instrumens de mort là où l’on ne venait chercher que le plaisir, qu’enfin ils furent entendus. On quitta donc l’épée comme d’un commun accord, et dès lors on ne vit plus de ces duels improvisés par suite d’une injure légère, d’un mot un peu vif, comme il en échappe tous les jours à la chaleur du vin ou de la discussion, d’un simple mésentendu. Il ne resta plus que les cas rares d’une injure tellement grave, qu’il devenait comme impossible de ne pas s’en ressouvenir.

Les Parisiennes se distinguèrent dans cette lutte du présent contre le passé ; elles proscrivirent les uniformes qui ne sont bons que dans les revues ou dans les camps ; elles ne voulurent pas avoir l’air d’accorder à l’habit, des préférences qu’on devait mériter par des moyens plus doux, et les militaires ne parurent plus dans les salons qu’en habits bourgeois ; c’était l’expression consacrée.

En même temps les seigneurs suzerains descendaient dans la plaine, et changeaient leurs manoirs en des habitations plus commodes. On ne se fit plus une gloire de l’ignorance ; toutes les classes sentirent les avantages de l’étude, et les enfans des familles historiques vinrent se plier dans les collèges à l’égalité de l’instruction commune.

Par l’action de ces causes, et de beaucoup d’autres moins sensibles, mais non moins influentes, on vit disparaître ces prétentions de supériorité qui irritaient tous les amours propres, et ces airs gourmés dont il ne reste plus que quelques vieux modèles ; on quitta ces habits habillés qui habillent si mal ; ces broderies et ces galons si peu séans aux hommes. Les premiers rangs de la société se plurent à se confondre avec les autres citoyens, le même frac les couvrit tous, et avant qu’on se fût sérieusement occupé de liberté, les Français avaient déjà le costume d’un peuple libre.

Dans un tel état de choses les duels devaient être plus rares. Ils le furent en effet ; et nous en avons une preuve incontestable dans le petit nombre de duels qui eurent lieu pendant l’Assemblée constituante[1].

L’urbanité française, les formes d’une bonne éducation et les sentimens d’une considération réciproque, tempérèrent l’exaspération qui ne pouvait manquer d’avoir lieu par la grandeur et la contrariété des intérêts, et les duels se réduisirent à quatre ou cinq, dont aucun ne fut suivi de mort.

Nous ne comptons pas dans ce nombre les vingt-deux appels qui furent faits au comte de Mirabeau, et qu’il avait ajournés à la fin de la session.

Il est évident que les derniers, en nombre, n’étaient qu’une moquerie ; et ce qui prouve à quel point d’élévation ce grand homme était parvenu, c’est que l’opinion commune, qui aurait flétri tout autre en pareil cas, ne put cependant pas l’atteindre, et que personne ne s’avisa de le soupçonner de lâcheté.

On ne se battit point pendant tout le règne de la terreur, peu sous le gouvernement de Bonaparte, et c’est encore une vérité historique qu’il n’est point d’époque, dans les fastes de la nation française, où les duels aient été moins fréquens que depuis 1770 jusqu’à présent.

  1. Voyez au §. IX.