Essai historique et critique sur le duel/Chapitre V

CHAPITRE V.

louis xvi.


Louis xvi eut le bon esprit de ne pas accroître le nombre des lois contre le duel : cette modération eut un effet heureux ; mais l’opinion subsista, et M.  le prince de Condé ne dédaigna pas de croiser le fer avec son capitaine des gardes.

Mais il se passa une action bien autrement remarquable, et que la génération actuelle n’a point oubliée, ce fut le duel de M.  le comte d’Artois avec M.  le prince de Bourbon.

On se souvient qu’une espèce de querelle avait eu lieu au bal, et que le duc de Bourbon se croyant offensé dans la personne de son épouse, en demanda satisfaction au comte d’Artois, qui ne balança pas un instant à l’accorder.

L’affaire eut lieu au bois de Boulogne ; toutes les routes, ainsi que la plaine des Sablons, étaient couvertes de gens en voiture, à cheval et à pied, que l’intérêt et la curiosité avaient amenés. Les adversaires s’attaquèrent franchement, et sans les capitaines des gardes qui crurent devoir intervenir, le sang allait couler.

L’opinion publique se montra en cette occasion avec une grande vérité ; et quand les princes parurent pour la première fois après l’affaire, dans la loge de madame la duchesse de Bourbon, à l’Opéra, ils furent accueillis par les salves réitérées des applaudissemens les plus unanimes.

Il est vrai que les relations ajoutèrent que le roi avait grondé son frère et son cousin ; mais s’il gronda, ce ne fut pas bien fort : il crut sans doute qu’un peu de sérieux convenait au maintien de sa double autorité comme roi, et comme chef de la famille ; mais certes on ne hasarde pas beaucoup en assurant que ce prince eût été désolé que les choses se fussent passées autrement.

Nous nous arrêtons à ce dernier fait ; et après que deux princes également beaux de jeunesse et d’espérances, entourés de tout ce qui peut rendre la vie aimable, n’hésitèrent cependant pas à commettre tant d’avantages aux chances d’un combat singulier, nous ne pensons pas qu’il restât alors en France un seul homme de cœur, qui, se trouvant dans de pareilles circonstances, eût cru pouvoir, sans se déshonorer, aller chercher protection ou justice dans les lois de Louis xiv ou de Louis xv.

De cette longue série de faits attestés par l’histoire politique et judiciaire de la France, on doit tirer une conséquence rigoureusement juste, c’est que le duel n’a jamais cessé d’y être publiquement toléré.

Les lois que nous avons rapportées ou indiquées avec une fidélité scrupuleuse, ne s’opposent point à la vérité de cette proposition ; car c’est un principe reconnu en toutes matières, que les lois ne tirent leur caractère régulateur que de leur application. L’application leur donne la force et la vie, comme la désuétude les annulle et leur donne la mort.

Or, on a prouvé que les lois sur le duel sont tombées en désuétude au moment même de leur promulgation, puisqu’elles n’ont jamais été sérieusement appliquées à des faits qui n’étaient ni rares ni secrets, et surtout qui se passaient le plus souvent presque sous les yeux des magistrats chargés d’en punir les auteurs.

Pour compléter la preuve de tout ce que nous avons énoncé à cet égard, et ne laisser aucun doute sur la manière dont les tribunaux envisageaient les affaires d’honneur, nous rappellerons, en finissant, ce qui se passa en 1779, au parlement de Paris, dans la cause des sieurs La Molère et de Wrainville ; l’affaire fit grand bruit dans le temps.

Il était prouvé que lorsqu’ils s’étaient rencontrés, La Molère avait son épée ; que Wrainville avait été chercher la sienne, et qu’ils s’étaient rendus dans un lieu écarté, où ils s’étaient battus. La Molère avait eu une légère égratignure, et Wrainville une blessure assez profonde sous le sein gauche, à la suite de laquelle il était mort le quarantième jour.

La Molère fut décrété de prise de corps, et les avocats des parties furent entendus en plaidoirie contradictoire.

On s’occupa d’abord à rechercher la manière dont les choses s’étaient passées ; et dès qu’il fut avéré qu’il ne pouvait pas être question d’assassinat, la cour, conformément aux conclusions de M. l’avocat-général Séguier, décida que Wrainville était mort d’une fluxion de poitrine ; en conséquence, La Molère fut renvoyé de la plainte sans dommages-intérêts, mais avec injonction seulement d’être à l’avenir plus circonspect.

Cet arrêt n’a pas besoin de commentaires.