Essai de Sémantique/Chapitre VII

Hachette (p. 87-100).



CHAPITRE VII

ACQUISITIONS NOUVELLES

Nécessité d’indiquer les acquisitions à côté des pertes. — L’infinitif. — Le passif. — Les suffixes adverbiaux. — Conclusions historiques.

Comme on distingue plus facilement les vides qui se font dans une société qu’on ne remarque les forces nouvelles qui se manifestent, ainsi il est plus commun de voir noter les pertes subies par le langage que de voir décrire les ressources qui lui arrivent. L’évolution grammaticale se fait si lentement et par un progrès si insensible que la plupart du temps elle échappe à l’observateur. Cependant il est peu croyable que durant un espace de quatre mille ans les langues indo-européennes aient constamment éprouvé des déchets, sans compensation d’aucune sorte. L’histoire des pertes a été faite souvent : celle des acquisitions reste à écrire. Nous allons, à titre d’indication, en énumérer quelques-unes.

Il ne saurait être question, bien entendu, de créations ex nihilo : approprier à des usages nouveaux la matière transmise par les âges antérieurs, c’est la forme sous laquelle nous voyons s’élaborer le progrès.

En premier lieu, l’infinitif.

Cette forme si précieuse, la première qu’apprennent les enfants, la première qui, chez deux peuples mis en contact et essayant de s’entendre, passe de l’un à l’autre, n’a cependant pas existé de tout temps. Elle est, au contraire, le produit d’une lente sélection : il y faut voir le fruit d’une union tardivement accomplie entre le substantif et le verbe. La date relativement récente de l’infinitif, nous pouvons déjà la pressentir en voyant combien le latin et le grec, d’accord sur tout le reste de la conjugaison, s’écartent sur ce point l’un de l’autre : il n’y a aucune ressemblance entre la désinence de λέγειν et celle de legere, entre εἶναι et esse. Et même, sans sortir de la langue grecque, en rapprochant les formes dialectales comme ἔμμεν, εἶναι, ἔμεναι, on s’assure que la langue grecque, jusqu’à une époque assez récente, n’avait pas encore fixé son choix. Le latin, à première vue, a l’air plus décidé ; mais pour peu qu’on y regarde, l’on voit qu’il est encore plus loin de réaliser l’unité d’infinitif, car il en partage la fonction entre trois formes : l’infinitif proprement dit, le supin et le gérondif. C’est seulement dans les langues modernes que cette unité est un fait accompli.

L’infinitif représente l’idée verbale débarrassée de tous les éléments accessoires et adventices. Il ne connaît ni la personne ni le nombre. L’idée de la voix (actif, moyen et passif) lui est, au fond, étrangère[1]. L’idée du temps elle-même n’y est entrée que par une sorte de superfétation et grâce à des retouches tardives. Certains grammairiens ont voulu faire de l’infinitif un mode du verbe : mais il n’est pas un mode, il est, comme le disaient avec raison les anciens, la forme la plus générale du verbe (τὸ γενικώτατον ῥῆμα), le nom de l’action (ὄνομα πράγματος)[2].

Pour sentir l’importance de cette forme, il suffit de lire quelques lignes d’une langue moderne. Moitié verbe, moitié substantif, mais ne portant pas le bagage encombrant dont se chargent ces deux sortes de mots, l’infinitif rend les mêmes services. Comme le verbe, il a la force transitive ; il peut, comme le verbe, s’associer un sujet ; il se fait accompagner comme le verbe d’un adverbe ou d’une négation. Mais, d’autre part, employé comme substantif, il peut être sujet ou complément ; il se met après des prépositions comme à, de, pour, sans, et toujours sans l’embarras des désinences. Il est propre à exprimer une exclamation, un désir, un ordre. Il est moins exposé enfin à cet épaississement du sens, à cette cristallisation, à cette concrétion dont nous aurons à parler plus loin, et dont tous les substantifs, même les substantifs abstraits, sont menacés[3].

En présence de pareils avantages on se demande ce qui a pu retarder à ce point la création de l’infinitif. Pour répondre à cette question, il faut un instant jeter les yeux en arrière et considérer le plan général de nos langues.

Toutes les fois qu’il est question de classer les langues d’après leur plus ou moins de perfection, nous sommes habitués à parler de la famille indo-européenne comme placée au degré supérieur de l’échelle. Cependant il ne faut pas chercher bien longtemps pour y retrouver ce que nous regardons comme une caractéristique des idiomes peu avancés. Certaines langues de l’Amérique peuvent dire « ma tête, ta tête, sa tête », mais non pas « tête » en général. Cela est assurément barbare. Mais il n’en était pas autrement du verbe indo-européen, qui pouvait dire φέρω, φέρεις, φέρει, mais non pas φέρειν. Dans le plan primitif, l’action était toujours rapportée à une personne. Une forme comme δίδωμι, δίδοθι, représente à elle seule toute une proposition : elle contient à la fois le verbe et son sujet. Nos langues ne sont donc pas si loin de l’état dit holophrastique, où le mot était à lui seul une phrase.

L’infinitif est une conquête de l’abstraction. Il a fallu le chercher en dehors du verbe, parmi les substantifs. L’élaboration de l’infinitif était déjà commencée, mais non pas terminée à l’époque proethnique : il a fallu des siècles pour que chaque idiome fixât son choix sur une certaine forme de substantif, et pour qu’elle fût mise en possession, à l’exclusion des autres, de quelques-unes des propriétés essentielles du verbe.

C’est ici qu’on doit apprécier les avantages de ce qu’on appelle le manque de transparence ou l’altération phonétique. Cette prétendue décadence n’a pas peu contribué à donner à l’infinitif toute son utilité. Il est difficile de savoir avec certitude à quel cas de la déclinaison appartenaient les formes grecques comme ζευγνύμεναι, ἰδεῖν, φέρεσθαι. Mais cette indécision n’a fait que les rendre plus aisées à manier. Il en est de même pour l’infinitif latin. Si les formes sur le modèle de videre, audire ont fini par évincer les formes du modèle de visum, auditum, cela tient peut-être à ce que la marque de la déclinaison y est plus effacée.

Je rappellerai à ce propos un fait qui montre bien l’importance que l’infinitif a prise dans nos langues. Quand, au xiiie et au xive siècle, l’allemand s’est enrichi d’une quantité de verbes français, il les a adoptés sous le costume de l’infinitif, en surajoutant, de façon assez bizarre, les désinences allemandes. C’est ainsi qu’on trouve chez Wolfram von Eschenbach fischieren, « attacher » ; leischieren, « laisser » ; loschieren, « loger » ; parlieren, « parler », et beaucoup d’autres. Il en résulte qu’au présent, quand l’Allemand dit ich spaziere, il ajoute à l’infinitif espacier la désinence de la première personne. Rien ne prouve plus clairement comment l’idée du verbe, dans nos langues modernes, s’est incarnée dans l’infinitif[4].


On demandera comment le grec, ayant eu autrefois l’infinitif, a pu le laisser tomber en désuétude au moyen âge. Cette perte est, en effet, l’un des événements les plus surprenants de la linguistique indo-européenne, car de dire, comme on l’a fait récemment, que l’infinitif grec s’est perdu parce qu’il était trop souvent employé, c’est une explication qui dépasse les intelligences ordinaires. Mais il faut remarquer que l’absence de l’infinitif est surtout devenue une lacune douloureuse le jour où le néo-grec, se retrouvant en présence des autres langues de l’Europe moderne, a senti le besoin d’en égaler les ressources de syntaxe. Il faut croire que ni les liturgies de l’Église, ni les chants populaires, en leur langage bref et simple, n’en avaient éprouvé le besoin. La locution θα (θέλει ἵνα) avec le subjonctif en tenait lieu. L’outil intellectuel se perd avec le non-usage : une forme trop rarement employée s’efface de la mémoire[5].

Par un étrange renversement des choses, on a cru autrefois que les verbes avaient débuté par l’infinitif. « Les hommes, dit un écrivain du commencement de ce siècle, les hommes ne s’expriment d’abord que d’une manière générale : et ce n’est que par la suite qu’ils en viennent à analyser, à particulariser chaque idée. À mesure que les langues atteignent à leur maturité, les formes infinitives disparaissent, mais avec une juste mesure : elles servent encore à donner de la variété au style, quoique déjà l’on s’aperçoive qu’elles deviennent moins fréquentes. » Il est impossible de fermer plus résolument les yeux à la vérité. L’infinitif résume des siècles d’efforts : il est la plus récente des formes verbales.

Comme l’infinitif, le passif est du nombre de ces moyens d’expression qu’on est tenté de croire beaucoup plus anciens qu’ils ne sont en effet.

Sylvestre de Sacy, qui a écrit pour l’usage de ses enfants des Principes de grammaire générale, présente le passif comme l’une des deux formes nécessaires du verbe. Il en donne trois raisons. Le passif est nécessaire : 1o  quand on veut exprimer une action sans nommer le sujet agissant : « Je suis affligé » ; 2o  quand on veut plutôt faire ressortir l’objet qui souffre l’action que le sujet qui la fait : « L’empire romain fut fondé par Auguste » ; 3o  pour varier le discours et empêcher la monotonie.

Un linguiste d’une école différente, mais trop enclin de son côté aux théories, Hartung[6], explique l’actif et le passif en les réduisant à des directions dans l’espace. L’actif répond à la question quo (d’où l’accusatif) ; le passif répond à la question unde (d’où l’ablatif ou le génitif).

Il est inutile de montrer ce que ces explications ont d’artificiel. Le passif n’est pas une forme ancienne : on peut le deviner rien qu’à voir combien diffèrent, quant aux désinences, φέρομαι et feror. Le passif est une forme que les diverses langues indo-européennes se sont donnée après coup, longtemps après que le système de leur conjugaison fut achevé en ses lignes principales. C’est en s’emparant de la forme réfléchie que la plupart d’entre elles, et particulièrement le latin et le grec, sont parvenues à créer une voix passive.

Pour comprendre comment la forme réfléchie peut tenir lieu de passif, je me contenterai de citer quelques phrases où, encore aujourd’hui, nous nous servons du même tour :

« Les grands poids se transportent mieux par la voie maritime. »

« Cette forme de vêtement ne se porte plus. »

« Ces événements se sont vite oubliés. »

« Le monde de la nature se divise en trois règnes. »

Et en italien : Dicesi, temesi. Et même : avvenimenti compiutisi.

Ce n’est pas que l’idée du passif fût difficile à concevoir : « je suis frappé » n’est pas plus malaisé à comprendre que « je frappe ». La difficulté venait d’ailleurs : elle venait du plan de nos langues, qui est en contradiction avec l’idée passive, les langues indo-européennes présentant la phrase sous la forme d’un petit drame où le sujet est toujours agissant. Aujourd’hui encore, fidèles à ce plan, elles disent : « Le vent agite les arbres… La fumée monte au ciel… Une surface polie réfléchit la lumière… La colère aveugle l’esprit… Le temps passe vite… Il fait nuit… Deux et deux font quatre… » Chacune de ces propositions contient l’énoncé d’un acte attribué au sujet de la phrase. Il fallait donc que le passif lui-même fût imaginé sous la forme d’un acte.

C’est, en effet, ce que nos langues ont réalisé. Elles ont créé plus ou moins tardivement le passif en le présentant sous la forme d’un acte faisant retour sur le sujet. Pascitur a signifié « il se nourrit », avant de signifier « il est nourri ». Διδάσκομαι signifiait « je m’enseigne moi-même » avant de signifier « je suis enseigné ». À ce sujet les langues germaniques et slaves sont particulièrement instructives. Nous y trouvons les étapes successives de la métamorphose. En vieux norrois, their finna sik veut dire : « ils se trouvent [l’un l’autre] ». Il en est sorti une forme their finnask, « ils se trouvent » [c’est-à-dire ils sont, ils séjournent], et finalement « ils sont trouvés » [c’est-à-dire inveniuntur]. Pareille chose se présente en lithuanien et en slave. C’est même la famille letto-slave qui, par la transparence de ses formes, a mis d’abord sur la voie de l’origine du passif.

Nous avons donc ici un nouvel exemple de l’intention qui préside aux évolutions du langage, en même temps que de la simplicité presque enfantine par laquelle cette intention arrive à ses fins. Le passif semblait directement opposé à l’idée exprimée par nos verbes : et cependant, en des idiomes éloignés l’un de l’autre, par un moyen identique, le passif a trouvé son expression.

Je veux encore donner un exemple de cette intelligence cachée, et pourtant si attentive, qui profite même des moindres accidents pour fournir à la pensée une ressource nouvelle.

Tout le monde sait que l’adverbe est un ancien adjectif ou substantif sorti des cadres réguliers de la déclinaison. C’est ainsi que primum, ceterum, potius sont d’anciens accusatifs, que crebro, subito, vulgo sont d’anciens ablatifs. Mais d’où viennent les adverbes en -e, comme pulchre, recte ? C’est ce qu’on n’a pas assez cherché jusqu’à présent.

Le latin aimait à changer de déclinaison ses substantifs ou adjectifs, quand ils s’allongeaient d’un préfixe ou quand ils entraient en un composé. Animus fait exanimis, fama a fait infamis, clivus a fait proclivis, pœna a fait impunis, et ainsi de suite. L’ablatif de ces mots en is était eid ou e. À une époque où la langue latine n’était pas encore fixée, on avait donc le choix entre infirmus ou infirmis, præclarus ou præclaris, dont l’ablatif était infirmo ou infirme, præclaro ou præclare. L’usage n’a pas manqué de tirer parti de cette double forme : il a donné la préférence à la forme en e qui se détachait mieux de la déclinaison ordinaire. Non seulement cette forme a été préférée pour l’adverbe, mais elle a été généralisée, en sorte qu’on a eu aussi firme, clare. L’osque amprufid, qui correspond au latin improbe, est un témoin ne permettant aucun doute sur cette origine. La langue latine est entrée ainsi en possession d’une désinence proprement adverbiale, dont elle a fait, comme on sait, le plus large usage[7].


Une observation d’une nature un peu différente vient se présenter ici. Nous venons de citer deux ou trois exemples des acquisitions faites par nos langues[8]. Elles sont assurément précieuses et importantes. Cependant, si utiles qu’elles soient, elles n’approchent point, ni pour la valeur, ni pour le nombre, des acquisitions antérieurement capitalisées, je veux dire de cet appareil grammatical qui constitue le fonds commun des langues indo-européennes et qui était déjà chose ancienne et parfaitement fixée à l’époque où le sanscrit, le grec, le latin, le germanique, le slave, le celtique apparaissent pour la première fois. On a par là, si je ne me trompe, un moyen de mesurer du regard l’antiquité des langues indo-européennes.

Par antiquité des langues indo-européennes je n’entends pas l’antiquité d’une race, chose difficile à concevoir et à comprendre, mais l’antiquité d’une civilisation. Pour qu’une grammaire et un système morphologique atteignent le degré d’unité et de fixité que nous constatons à la base des langues aryennes, il faut une certaine perpétuité dans la tradition. Cette perpétuité suppose, sinon une littérature, du moins des formules, des chants, des textes sacrés transmis d’âge en âge.

Comme il n’y a aucune raison de supposer que les choses aient suivi dans ces anciens temps une marche plus accélérée, cela nous permet d’estimer à vue de pays l’étendue du passé. On vient de voir ce qu’il a fallu de temps pour que chacune de nos langues ait un infinitif, un passif, des désinences adverbiales. Encore le choix n’en est-il définitivement arrêté qu’après de longs siècles. D’autre part, l’acquisition d’instruments nouveaux, tels que l’article, les verbes auxiliaires, n’a pas exigé moins de temps. Nous devons donc accorder pour la période antérieure, bien autrement importante, un nombre de siècles au moins équivalent. La durée historique que nous pouvons embrasser du regard, depuis les premiers chants védiques jusqu’à nos jours, comprenant environ trois mille ans, ce n’est pas trop sans doute de demander trois mille autres années pour la période antérieure. Il n’a pas fallu moins pour fonder la séparation du nom et du verbe, pour établir la conjugaison et la déclinaison, pour en élaguer les parties inutiles, pour créer le mécanisme de la formation des noms, pour dresser, en regard de la déclinaison substantive, une déclinaison pronominale, pour laisser l’analogie asseoir le commencement de son empire, pour jeter enfin les fondations de la syntaxe…

Si l’on admet pour le passé la mesure de temps que fournit l’observation des époques modernes, six mille ans sont un minimum auquel on peut évaluer la période de civilisation représentée par notre famille de langues.


  1. Un vin agréable à boire. — Un conseil difficile à suivre. — Une offense impossible à pardonner. — En grec καλὸς ὁρᾶν, ἄξιος θαυμάσαι, ῥᾴδιον μαθεῖν. — En latin : mirabile visu, difficile dictu, etc. Cicéron (Ad Fam., IX, 25) nous donne en passant cet exemple de changement survenu dans le sens : Nunc ades ad imperandum, vel ad parendum potius : sic enim antiqui loquebantur.
  2. Infinitorum vis in nomen rei resolvitur. (Priscien.)
  3. Comparer, par exemple, frui et fructus, regere et regio, etc. Voir ci-dessous, le chapitre des mots abstraits.
  4. Cette explication des verbes allemands en ieren a été contestée récemment par M. Leo Wiener (American Journal of philology, 1895, p. 330). Ce savant pense qu’il en faut chercher l’origine dans les noms en ier, ierre, comme floitierre, « flûtier », d’où floitieren, « flûter ». Mais les faits ne paraissent guère d’accord avec cette explication. Les substantifs qu’il faut supposer manquent le plus souvent. En outre, nous voyons clairement deux désinences superposées dans les verbes comme condewieren, français conduire ; on a donc le droit l’admettre une superposition analogue pour les autres.
  5. On trouve déjà dans les Évangiles apocryphes : Θέλω ἵνα ἐπιβουλεύσωμεν. — Πρέπει ἵνα ἀποστείλωμεν.
  6. Encyclopédie d’Ersch et Gruber, III, t. XIII, p. 172.
  7. Voir Mém. Soc. ling., VII, 188.
  8. On pourrait encore citer, dans les langues slaves, la création du « Genre animé », qui repose sur une distinction morphologique entre les substantifs désignant les êtres doués de vie et ceux qui ne le sont pas. Cette distinction est venue après coup et grâce à un pur accident de la langue. Voir le travail d’A. Meillet, dans la Bibliothèque de l’École des hautes études.