Essai de Sémantique/Chapitre VI

Hachette (p. 67-86).



CHAPITRE VI

DE L’ANALOGIE

Idée fausse sur l’analogie. — Cas où le langage se laisse guider par l’analogie. — A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour obtenir plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance. — D. Pour se conformer à une règle ancienne ou nouvelle. — Conclusions sur l’analogie.

Dans les livres de linguistique publiés depuis quinze ou vingt ans l’analogie occupe une grande place, non sans raison, car l’homme est naturellement imitateur, et s’il a quelque expression à inventer, il a plus vite fait de la modeler sur un type existant que de s’astreindre à une création originale. Mais on se trompe quand on présente l’analogie comme une cause. L’analogie n’est qu’un moyen. Les vraies causes, nous allons tâcher de les montrer[1].

Les langues recourent à l’analogie :

A. Pour éviter quelque difficulté d’expression. — Une formation plus commode ayant été trouvée, l’ancienne formation est, en quelque sorte, arrêtée en sa force d’extension, réduite à ce qu’elle possède, privée de toute occasion de s’enrichir davantage. Mais dès lors qu’elle ne s’enrichit plus, elle s’appauvrit. L’habitude fait que tantôt sur un point, tantôt sur un autre, l’ancienne formation est délaissée. Elle finit par n’avoir plus qu’un petit nombre de spécimens qui lui restent fidèles, spécimens eux-mêmes de plus en plus incomplets et incertains.

Un exemple frappant nous est fourni par le grec, avec ses deux conjugaisons en μι et en ω, que nous voyons en concurrence dès les plus anciens temps, mais avec un constant recul de la conjugaison en μι, un constant progrès de la conjugaison en ω.

La première est, sans aucun doute, la plus ancienne[2], comme elle est la plus compliquée et la plus difficile. Aussi est-ce une formation close, réduite à une centaine de verbes (à la vérité, très importants), dont le nombre n’augmente plus. Dès l’époque homérique, la conjugaison en μι est non seulement parquée, mais attaquée chez elle. À côté de δείκνυμι l’on voit se produire un verbe δεικνύω. Le verbe εἰμί, « être », fait au participe ὤν, sur le modèle de λύων. Le verbe εἶμι, « aller », fait à l’optatif ἴοιμι, sur le modèle de λύοιμι. Les verbes à redoublement, comme πίπτω, μίμνω, γίγνομαι, qui étaient de même sorte que τίθημι, δίδωμι, κίχρημι, ont décidément abandonné la conjugaison en μι, pour passer aux verbes en ω.

La conjugaison en μι présente donc le spectacle d’une formation saccagée, battue en brèche. Chacune des pertes qu’elle a faites a été un gain pour la conjugaison en ω.

La mémoire ne se charge pas volontiers de deux mécanismes fonctionnant concurremment pour un seul et même résultat : si peu qu’elle hésite, les formes le plus souvent employées se présentent les premières.

La conjugaison en ω offrait l’avantage d’une accentuation plus uniforme, d’une moins grande variété de voyelles, d’une symétrie plus visible ; cet ο ou cet ε qui vient se placer entre la racine et la désinence (λύ-ο-μεν, λύ-ε-τε) est comme un tampon qui empêche les conflits. La facilité plus grande devait assurer la victoire à la conjugaison en ω.

En latin, les choses sont encore plus avancées. La lutte est déjà terminée. Qui se douterait, sans la lumière projetée par les langues congénères, que sistere, bibere, gignere, serere, sont d’anciens verbes à redoublement, semblables à τὶθημι, δίδωμι ? Les survivants de l’ancienne conjugaison, esse, ferre, velle et quelques autres, sont classés parmi les verbes irréguliers. Encore ne sont-ils irréguliers que pour une partie de leurs formes. Le travail de rangement se continuant dans le peuple, velle a donné en bas-latin volêre, d’où le français vouloir ; posse a donné potêre, d’où le français pouvoir. Les derniers restes ont donc été peu à peu absorbés.

Cependant, telle est la lenteur de ces évolutions, qu’aujourd’hui encore, dans toutes les langues romanes, il reste un témoin, unique à la vérité, de la conjugaison en μι. C’est le verbe être, qui, par ses anomalies, trahit son origine plus ancienne. Il est d’ailleurs fortement entamé. En espagnol on a somos, sois, son, comme si le latin était sumus, sutis, sunt. L’italien tire un gérondif essendo d’un infinitif déjà modernisé essere.

Ce qui s’est passé pour les verbes a eu lieu aussi pour les substantifs. Une déclinaison plus facile, plus claire, gagne du terrain sur les autres déclinaisons. Déjà dans les inscriptions de Delphes on trouve τεθνακότοις, ἀγώνοις, ἐν ἄνδροις τρίοις, ἐν τοῖς ὀκτὼ ἐτέοις, etc. C’est un commencement qui annonce ce qui se passera dans la suite pour cette troisième déclinaison, d’un maniement trop délicat. À l’imitation du datif ἀγώνοις est venu ensuite un nominatif ἄγωνον. C’est ainsi que se préparent les formes modernes comme ἄρχοντοι, γέροντοι. Déjà anciennement, à côté de φύλαξ, μὰρτυς, διάκτωρ, on trouve les nominatifs φύλακος, μάρτυρος, διάκτορος[3].

Quelque chose de semblable s’est passé pour le féminin. Les noms de la troisième déclinaison ont été changés en noms de la première : au lieu de φλόξ, le grec moderne dit ἡ φλόγα, au lieu de τὴν ἔλπιδα il fait τὴν ἐλπίδαν.

C’est évidemment le datif pluriel qui était la pierre d’achoppement : le déraillement des déclinaisons commence toujours sur ce point. Le participe présent ἀκούων aurait dû donner la forme peu commode ἀκούουσι. Mais déjà dans la langue d’Homère on trouve ἀκουόντεσσι[4]. Ces formes en εσσι, qui ont pris naissance parmi les thèmes comme τεῖχος, deviennent très fréquentes sur les inscriptions, où l’on a, par exemple, ἀρχόντεσσι, ἐόντεσσι, ἐλθόντεσσι, ἀγώνεσσι, πάντεσσι, εὐεργετησάντεσσι.

En rapprochant ἀγώνεσσι et ἀγώνοις, on se convainc que des deux côtés le but est le même : il s’agissait d’éviter ἀγῶσι.

En latin, nous retrouvons les mêmes faits, et d’une façon encore plus visible. La déclinaison consonantique y est déjà plus qu’à moitié remaniée. C’est au type de la déclinaison en i (avis, collis) que les différentes flexions ont été ramenées. On peut s’en rendre compte aisément en comparant, par exemple, le grec φερόντ-ων et le latin ferent-ium, le grec φέροντ-α et le latin ferent-ia, le grec φέροντ-ες et le latin ferent-ês (pour ferenteis)[5]. Il faut se rappeler que la prononciation latine resserre les mots, abrège ou éteint les syllabes finales : autant de causes qui devaient rendre la déclinaison peu distincte. Le remaniement s’est étendu, de proche en proche, jusqu’à certains nominatifs : ainsi juven, « jeune homme » (sanscrit juvan) d’où juven-tus, est devenu juvenis ; aus, « oreille », d’où au(s)dire, auscultare, « écouter », est devenu ausis, auris.

B. Pour obtenir plus de clarté. — Autant que possible, il faut que les formes grammaticales ne prêtent à aucune équivoque. Si elles sont trop courtes, trop émoussées, elles menacent de devenir inintelligibles. C’est ce qui serait arrivé, par exemple, pour les génitifs pluriels de la seconde déclinaison. L’ancien génitif en um (grec ων), dont on a encore des exemples dans des locutions toutes faites[6] cède la place à un génitif en ōrum emprunté aux pronoms, et ayant de plus cet avantage d’être symétrique aux formes en ārum de la première déclinaison.

Le superlatif était primitivement terminé en τος. De cette formation très simple, il est resté τρίτος, τέταρτος, δέκατος. On sait, en effet, que les nombres ordinaux se forment à l’aide des mêmes suffixes qui servent à marquer les degrés de comparaison. Mais cet exposant τος, trop simple et trop court, pouvait donner lieu à des méprises. En détachant l’α de δέκα, le grec obtient un suffixe plus complet, ατος ; de là les superlatifs comme ὕπατος, ἔσχατος, πύματος. Pour surcroît de clarté, au suffixe ατος la langue ajouta encore le τ du comparatif τερος : dès lors on eut le suffixe τατος, qui permit d’opposer φίλτατος à φίλτερος[7].

Le désir de formes explicites fait comprendre comment, en français, aux anciens nombres ordinaux tiers, quart, quint (le tiers parti, un quart voleur survient…) ont été substitués troisième, quatrième… Des anciens ordinaux latins il ne reste plus que les deux premiers : mais déjà deuxième, au lieu de second, est familier à nos oreilles.

Dans la conjugaison, certains participes passés menaçaient de devenir étrangers au verbe dont ils sont tirés. Qui sent encore la parenté de poids, qu’il faudrait écrire pois, et de pendre, de toise et de tendre, de route et de rompre[8] ? Il était utile d’avoir une forme qui accusât mieux les affinités. Ainsi s’explique la faveur qu’a rencontrée le participe en utus : pendu, tendu, rompu[9]. Le mouvement est venu de quelques rares avant-coureurs qu’on aperçoit en bas-latin : pendutus, decernutum, incendutum. Eux-mêmes, ils sont un produit de l’imitation (latin solutus, statutus)[10]. Grâce à cette syllabe finale, le français a rétabli les lignes de sa conjugaison en désordre.

Au lieu de nous prenmes, nous faismes, qu’aurait dû donner le latin prendimus, facimus, on a dit nous pren-ons, nous fais-ons ; au lieu de vous prents, qu’aurait dû donner le latin prenditis, on a dit vous pren-ez. D’où viennent ces désinences plus pleines ? La seconde personne du pluriel l’indique suffisamment. Elles ont été empruntées à la première conjugaison[11].

Donnons encore un exemple tiré de la conjugaison grecque.

À la troisième personne du pluriel, les aoristes seconds des verbes comme τίθημι avaient une désinence fort courte : ἔθεν, ἔβαν, ἔσταν, ἔγαν, ἔφυν, etc. La langue homérique abonde en formes de ce genre. Mais on en voit l’inconvénient : ces troisièmes personnes du pluriel ressemblaient trop aux premières du singulier. Le moyen employé a été fort simple : grâce à une rallonge empruntée à l’aoriste premier, on a eu ἔβησαν, ἵστασαν, ἔφασαν, ἔφυσαν, ἀνέθεσαν[12].

Un fait, à première vue surprenant, mais attesté par des preuves nombreuses, c’est que les suffixes les plus usités dans nos langues modernes sont des suffixes empruntés. Ainsi le grec nous a permis de former nos mots en isme, comme optimisme, socialisme ; en iste, comme artiste, fleuriste ; en iser, comme autoriser, fertiliser. L’allemand nous a fourni le suffixe ard, comme dans vantard, bavard. L’italien, le suffixe esque, comme dans gigantesque, romanesque. À prendre les choses à la rigueur, les mots en al comme national, provincial, en ateur, comme ordonnateur, provocateur, sont formés à l’aide de suffixes latins, puisque ces mêmes suffixes, quand ils sont entrés en français par voie populaire, ont pris un autre aspect. C’est le besoin d’avoir des formes explicites, se détachant nettement aux yeux, qui a procuré ce tour de faveur aux désinences étrangères : les nôtres ayant subi l’usure du temps, s’étant mêlées à la partie antérieure du mot, ne s’étalent pas avec la même évidence.

Le même fait s’observe chez nos voisins. On sait le succès qu’a obtenu en allemand notre désinence -ie, qui a donné les substantifs en -ei, comme Bäckerei, Zauberei. Les Anglais ont emprunté à notre seconde conjugaison cette syllabe ish qu’on trouve non seulement dans finish, nourish, où le modèle est fourni par le français, mais dans publish, distinguish, où le suffixe est transporté par imitation.

À toute époque, chez toutes les nations, il s’est trouvé des puristes pour protester contre ces emprunts. Mais ceux qui forment le langage, voulant avant tout être compris, et être compris aux moindres frais, s’inquiètent peu de la provenance des matériaux qu’ils mettent en œuvre.

C. Pour souligner soit une opposition, soit une ressemblance. — Le langage nous révèle ici un fait de psychologie : l’esprit, qui associe volontiers les idées par couples, aime à souder entre eux les contraires, en leur donnant même extérieur. En même temps que cela aide la mémoire, cela donne plus de relief à la parole. « Rien n’est plus naturel, dit le philosophe anglais Bain, quand nous considérons une qualité, que la disposition à retourner à l’autre qualité, qui en fait le contraste. »

Nous commencerons par les exemples les plus simples.

Le jour et la nuit forment une antithèse vieille comme le monde : sur le modèle de diu, le latin, détournant l’ablatif nocte de sa déclinaison, a fait noctu. Sur le modèle de diurnus il a fait nocturnus[13].

Une autre opposition non moins vieille est celle de la vie et de la mort. Sur le modèle de vivus, le latin a fait mortuus. Selon les règles de la langue latine, morior devait faire mortus, comme orior, experior font ortus, expertus[14]. Mais l’occasion de l’antithèse se trouvant à toute heure[15], la syllabe finale de l’un s’est communiquée à l’autre.

Les expressions « avant » et « après » sont pareillement de nature à s’influencer. À côté de l’adverbe antid, devenu plus tard ante, le latin a formé un adverbe postid, devenu poste et post. Postid s’est conservé dans postid-ea, qui est modelé sur antid-ea. À la base se trouve la syllabe pos, « après »[16].

On voit que pour déterminer une création par analogie, il n’est pas nécessaire que la langue présente des modèles en grand nombre. Dans les cas que nous venons de citer, un seul mot a suffi : mais c’est que les deux termes étaient directement à l’opposite. L’analogie, pourrait-on dire, fait sentir sa puissance en raison de la situation. C’est ainsi qu’en français nous avons fait l’adjectif méridional, dont le suffixe, qui ne se trouve nulle part ailleurs, serait impossible à expliquer, sans son contraire septentrional.

Telle locution serait inexplicable, si on ne la rapprochait de son contraire. Ainsi ἐμπόδων (en parlant d’une gêne, d’un obstacle) ne s’explique que par ἐκπόδων, « hors des pieds[17] ».

Les Grecs, qui connaissaient déjà l’analogie par antithèse, l’avaient appelée d’un joli nom : συνεκδρομὴ κατ’ ἐναντιότητα. L’image est empruntée à quelque pièce de bétail qui se détache de ses compagnes et va suivre un autre troupeau.

Nous allons maintenant donner quelques exemples de l’analogie servant à souligner une ressemblance.

Les noms de parenté comme πατήρ, μήτηρ, θυγάτηρ, ayant leur datif pluriel en -ασι, le grec υἱός, « fils », qui n’avait aucune raison pour cela, a fait pareillement ὑιάσι. M. J. Wackernagel signale un cas tout pareil en sanscrit[18]. Le mot pati, qui veut dire à la fois « maître » et « époux », a deux génitifs, l’un (régulier) — patēs — quand il signifie « maître », l’autre (irrégulier) — patjus — quand il signifie « époux ». Ce patjus vient des génitifs comme pitus, « du père » ; mâtus, « de la mère ».

Le grec avait un substantif οὖθαρ (génitif οὔθατος), « mamelle », dont l’ancienneté est attestée par le latin uber et l’allemand Euter, ainsi que par le sanscrit ūdhar. Ces noms en -αρ, -ατος se sont multipliés, pour marquer quelque partie du corps. On a γόνατε, « les deux genoux », ὤατε, « les deux oreilles », προσώπατε, « les deux yeux », et même κάρηαρ, « la tête ».

On compte enfin dans toutes les langues quelques mots qui, rapprochés par le sens, ont aussi été rapprochés par la forme. Le grec, par exemple, a λάρυγξ et φάρυγξ, σῦριγξ et σάλπιγξ ; le sanscrit a anguštha, « le pouce » ; ōštha, « la lèvre » ; kōštha, « le ventre » ; upastha, « le giron » ; les langues celtiques ont leurs mots en arn et en orn : vagues restes de classification, aux trois quarts effacés, comparables à ces alignements qui attestent encore, sur l’emplacement des villes disparues, que les hommes ont autrefois essayé d’y bâtir en ordre leurs demeures[19].

C’est surtout dans la syntaxe qu’on a occasion d’observer cette sorte de symétrie. Beaucoup de constructions qui répugnent à la pure logique trouvent par là leur explication. Si les verbes signifiant « prendre, ravir, enlever » se construisent en latin avec le datif, c’est que « donner, attribuer, offrir » se construisent avec le datif. Si l’on dit diffidere alicui, c’est qu’on dit credere alicui. Si l’on dit, avec le génitif, obliviscitur nostri, c’est qu’on dit, avec le génitif, meminit nostri[20]. Enfin si l’on dit, avec l’ablatif, in urbe, qui a l’air d’impliquer une contradiction, puisque l’ablatif marque une idée d’éloignement, c’est qu’on disait ex urbe, ab urbe. C’est ainsi encore qu’en allemand in dem Haus, zu dem Haus, où in, zu se construisent avec le datif, a conduit à employer le datif dans des locutions comme aus dem Haus, von dem Haus. Comme on dit en anglais agree with some one, on dit differ with some one.

Il suffit d’écouter parler les personnes qui savent imparfaitement une langue et observer les fautes qu’elles commettent pour voir que c’est par des associations de ce genre qu’elles se laissent ordinairement guider.

D. Analogie pour se conformer à une règle ancienne ou nouvelle. — Ces mots ont besoin d’être expliqués. Il est question ici d’une règle non formulée, que l’homme s’efforce de deviner, que nous voyons les enfants tâcher de découvrir : en la supposant, le peuple la crée. L’idée que le langage obéit à des lois fixes est profondément imprimée dans l’esprit du peuple : rien d’ailleurs n’est plus raisonnable, puisque, sans lois, le langage cesserait d’être intelligible et faillirait à son premier et unique objet. Nous voyons que chez l’homme du peuple un manquement à ce qu’il suppose la règle provoque soit le rire, soit le mépris.

Les formes qui déroutent par un aspect insolite sont donc considérées comme fautives et ramenées au type supposé régulier. C’est ainsi que les exceptions deviennent de moins en moins nombreuses et finissent par disparaître. Les linguistes, conservateurs par métier, sont ordinairement peu favorables à cette sorte de rangement. Mais l’analogie remplit ici un office nécessaire, sans lequel bientôt il n’y aurait plus qu’obscurité et désordre.

Mais il ne faut pas que le peuple ait à résoudre des problèmes trop difficiles : s’il se trouve des pièges sur sa route, il y tombe. Isidore de Séville enregistre un verbe de la première conjugaison, usité de son temps, prostrare, « jeter à terre » : c’est prostravi qui a produit ce verbe, le chemin qui conduisait à prosterno étant devenu trop difficile à trouver. Déjà en latin classique on a delere, « effacer, détruire », tiré du parfait delevi, lequel est un composé de linere. Il y avait un verbe præstare, composé de stare, qui faisait au parfait præstiti, « j’ai surpassé » ; un autre verbe præstare, dérivé de præstus (præ-situs), « préparé, prêt », a donc fait également præstiti, « j’ai préparé, j’ai fourni ».

La mémoire du peuple est courte. Nous voyons un pluriel comme omnes (pour homines) s’enrichir d’un neutre omnia et d’un singulier omnis : nous voyons un féminin felix (de fela, « mamelle ») produire un masculin et un neutre[21].

Il est intéressant de voir avec quelle ponctualité la règle, une fois admise, est obéie et appliquée. Le linguiste qui assiste à ce spectacle, et qui, connaissant les éléments mis en œuvre, voit les matériaux les plus disparates passer par la filière, ne peut s’empêcher d’en admirer le fonctionnement. On a improprement appelé ceci une contrainte (Systemzwang). Il n’y a point de contrainte : il n’y a qu’obéissance volontaire à la règle.

En voici quelques spécimens.

Nous sommes habitués à voir les verbes grecs prendre à l’imparfait et à l’aoriste l’augment syllabique ou temporel. Mais nous ne sommes pas préparés à voir l’augment modifier un adverbe ou un pronom. C’est pourtant ce qui se passe quand des mots composés comme ὀπισθοφύλαξ, « arrière-garde », αὐτόμολος, « déserteur », donnent naissance chez Xénophon à des imparfaits comme ὠπισθοφυλάκει et à des aoristes comme ηὐτομόλησε. Personne ne s’en étonne, sauf le philologue, qui y voit un exemple de la logique populaire. En grec moderne, où l’augment subsiste, on le place sans hésiter devant les prépositions : on dira par exemple ἐπροτίμων, « j’aimais mieux » ; ἠνόχλησα, « j’ai dérangé ». Le grec ancien avait déjà commencé, en disant ἐκάθευδε.

Que le latin ait pris un participe passif ou moyen comme amamini, laudamini, et qu’il en ait fait une seconde personne de la conjugaison, en sous-entendant estis, cela n’a rien de bien surprenant : c’est comme si en grec on avait φιλούμενοί ἐστε, τιμώμενοί ἐστε. Mais où l’analogie commence son œuvre, c’est quand nous trouvons amabamini, amemini, amaremini, formes hétéroclites, quoique parfaitement intelligibles.

L’analogie est surtout curieuse à observer quand elle se trouve aux prises avec quelque difficulté imprévue.

Le redoublement de la syllabe initiale des verbes, obligatoire au parfait, devenait à peu près impossible avec les groupes σπ, στ, σκ, ou avec les lettres ζ, ξ. On sait de quelle façon le grec a tourné la difficulté. Dans ce cas, au lieu du redoublement, il se contente de l’augment. On croirait être témoin de quelque compromis comme en présente l’histoire des institutions et des lois. Ou si cette comparaison fait une trop grande place à la raison consciente d’elle-même, il semble qu’on assiste au travail de quelque bête ingénieuse se bâtissant sa demeure avec des matériaux inégalement propres à cet usage.

Ce qu’il importe surtout d’observer, c’est le but obscurément poursuivi. À qui étudie le verbe grec, il est impossible de méconnaître une intention de compléter les cadres : à côté de l’aoriste indicatif ἔλυσα l’on trouve un aoriste impératif λυσάτω, un aoriste optatif λύσαιμι, un aoriste participe λύσας. L’α qui se retrouve dans ces diverses formes en est comme la signature. L’intelligence des masses se montre ici par un de ses côtés les plus intéressants : elle vient à bout, par les moyens les plus simples, des difficultés qu’en toute espèce de métier ou d’art la matière oppose à l’ouvrier.


Par ce qui précède, on voit ce qu’il faut penser de l’Analogie. À considérer l’usage qui en est fait dans quelques livres récents, on la prendrait pour une grande éponge se promenant au hasard sur la grammaire, pour en brouiller et en mêler les formes, pour effacer sans motif les distinctions les plus légitimes et les plus utiles. Tel n’est pas son caractère : elle est, au contraire, au service de la raison, raison un peu courte, un peu dénuée de mémoire, mais qui n’en est pas moins le vrai et nécessaire moteur du langage.

Une question souvent discutée a été de savoir si « dans la jeunesse de nos langues » l’analogie avait autant de pouvoir qu’aujourd’hui. « Peut-on admettre, dit Curtius, des formations analogiques pour des temps si reculés ?… Les formations analogiques ne me paraissent très vraisemblables que pour les périodes récentes… Ce n’est certainement pas un hasard que l’attention ait été d’abord appelée sur ces faits à l’occasion des langues modernes, particulièrement des langues romanes. »

Nous ne pouvons pas, sur ce point, être de l’avis du savant helléniste. Si l’attention a été d’abord appelée de ce côté à l’occasion des langues romanes, la raison en est que les langues romanes laissent voir à découvert leurs origines, avantage qui manque pour les époques anciennes. Mais les causes qui amènent les changements étant des causes inhérentes à l’esprit et imposées par les conditions de tout langage, il n’y a aucun motif pour croire qu’elles aient agi moins puissamment dans le passé.

Est-il vrai, comme on l’a dit encore, que l’analogie soit une force aveugle, allant jusqu’au bout sans se laisser arrêter par rien ?

Il est difficile de le croire quand, quittant la théorie, l’on se met en présence des faits. L’expérience prouve au contraire que l’analogie a des limites, lesquelles sont au moins aussi intéressantes à étudier que le phénomène lui-même. Des raisons de clarté ou d’harmonie suffisent pour la tenir en échec.

Une dernière question serait de savoir si l’analogie mérite cette sorte de mésestime que certains linguistes semblent lui avoir vouée.

Poussée trop loin, l’analogie rendrait les langues trop uniformes et, par suite, monotones et pauvres. Le philologue, l’écrivain, seront toujours, par goût comme par profession, du côté des vaincus, c’est-à-dire des formes que l’analogie menace d’absorber. Mais c’est grâce à l’analogie que l’enfant, sans apprendre l’un après l’autre tous les mots de la langue, sans être obligé de les essayer un à un, s’en rend maître dans un temps relativement court. C’est grâce à elle que nous sommes sûrs d’être entendus, sûrs d’être compris même s’il nous arrive de créer un mot nouveau. Il faut donc regarder l’analogie comme une condition primordiale de tout langage : si elle a été une source de clarté et de fécondité, ou si elle a été une cause d’uniformité stérile, c’est ce que l’histoire individuelle de chaque langue peut seulement nous apprendre.


  1. Je suppose qu’il est inutile de répéter ce que j’ai dit en commençant sur cette volonté à demi consciente et opérant à tâtons qui préside à l’évolution du langage.
  2. Quelques linguistes, en ces dernières années, ont soutenu que la conjugaison en μι était la plus moderne. Nous ne pouvons voir dans cette thèse qu’un ingénieux paradoxe, que la vue seule du latin aurait dû empêcher de naître.
  3. Les faits sont les mêmes dans l’Inde. Voir Otto Franke, Die Sucht nach a-Stämmen im Pâli. (Annales de Bezzenberger, XXII, p. 202.)
  4. Odyssée, I, 352.
  5. Il y a encore quelques rares traces de l’état antérieur. Aulu-Gelle (XIX, 7) cite de Lévius l’expression silenta loca. Silenta est un pluriel neutre à la manière de φιλοῦντ-α. Mais le latin a perdu l’habitude de ces neutres : il dit veloc-ia, locuplet-ia, simplic-ia. Au génitif pluriel, on a encore parentum, animantum : mais la forme ordinaire est ium (adulescentium, infantium, discordium).
  6. Præfectus fabrum, duo milia sestertium, templa deum, etc.
  7. Nous devons ce modèle d’étude historique à M. Ascoli, dans les Studien de Curtius, IX, 342.
  8. Encore au xvie siècle, les fractions, en mathématiques, s’appellent les nombres roupts. La route désigne une voie qu’on a faite en rompant la forêt et le terrain.
  9. Les enfants, en disant j’ai prendu, se conforment aux modèles fournis par la langue. On a, depuis longtemps, reconnu en eux d’actifs auxiliaires de la régularité grammaticale. Au lieu de I came, I caught, on les entend dire en anglais I comed, I catched.
  10. Les verbes latins ayant leur parfait en ui, comme habui, tenui, ont été des premiers à prendre un participe en utus.
  11. Les seuls survivants qui n’aient pas été remaniés sont : vous dites (dicitis), vous faites (facitis).
  12. Curtius, Das Verbum, I, 74.
  13. On a soutenu récemment que c’est noctu qui a influencé diu : mais pour établir la vraie filiation, il suffit de rappeler le sanscrit divas ou djus, « jour » (pūrvē-djus, « hier »).
  14. La forme mortus est, en effet, celle que le verbe a reprise dans les langues romanes.
  15. Mortuum aut vivum. — vivo et mortvo. C. I. L. VI, 6 467 ; IX, 4 816, etc.
  16. Sanscrit pas, « après », dans paç-cāt.
  17. L’analogie par opposition se retrouve également dans l’antithèse ἡμεῖς et ὑμεῖς, μακρός et μικρός. Voir aussi (Mém. Soc. ling., IX) ce que j’ai dit de l’adverbe σιωπῇ.
  18. Journal de Kuhn, XXV, 289.
  19. Voir Bloomfield, On adaptation of suffixes in congeneric classes of substantives, Baltimore, 1891. — Zimmer, American Journal of Philology, 1895, p. 419.
  20. Obliviscor signifie littéralement « jaunir, s’effacer ». La métaphore vient d’une écriture qui pâlit. Varron (De L. L. V, 10) appelle les mots sortis de l’usage : oblivia verba.
  21. Felicia arma. Felix omen.