Essai de Sémantique/Chapitre XIII

Hachette (p. 148-153).



CHAPITRE XIII

DES MOTS ABSTRAITS
ET DE L’ÉPAISSISSEMENT DU SENS

Ce qu’il faut entendre par l’épaississement du sens. — Exemples tirés de diverses langues.

La richesse de nos langues en mots abstraits est considérable. Nous aurons à rechercher plus tard d’où vient cette richesse et comment elle a été le plus actif instrument de progrès. Pour le moment, nous voulons étudier un fait que j’appellerai, faute d’un autre terme, épaississement[1] : voici ce que c’est. Un mot abstrait, au lieu de garder son sens abstrait, au lieu de rester l’exposant d’une action, d’une qualité, d’un état, devient le nom d’un objet matériel. Ce fait est extrêmement fréquent : tantôt le mot ainsi modifié garde les deux sens, tantôt, l’idée abstraite étant oubliée, la signification matérielle subsiste seule.

Ce phénomène remonte aussi loin que l’histoire de nos langues et il se continue sous nos yeux. Je commencerai par des exemples tirés des langues anciennes.

Un suffixe très simple, qui servait à former des noms d’action, était le suffixe féminine ti (nominatif -ti-s), que nous trouvons en grec sous la forme σι-ς dans les mots comme γένεσις, « la naissance » ; γνῶσις, « la connaissance » ; χρῆσις, « l’usage » ; κρίσις, « la décision » ; πτῶσις, « la chute », etc. C’est le suffixe qui a donné en latin le mot ves-tis, qui signifiait « l’action de se vêtir ». Mais de cette signification générale il a passé à celle de l’objet qui sert à cet usage, et vestis est devenu le nom du vêtement. Si vestis est féminin, cela vient du temps où il était un nom abstrait.

Prenons un autre exemple emprunté à l’alimentation. Le suffixe latin tu-s donne des substantifs abstraits comme cantus, adspectus, gemitus, conatus, cultus. Parmi ces substantifs se trouve fructus, « l’action de jouir », de fruor. Il est encore employé en son sens propre chez Plaute[2]. Mais ce nom abstrait s’est solidifié pour désigner les fruits de la terre et des arbres, à tel point que quand on dit « vivre du fruit de son travail », on a l’air d’employer le mot au sens métaphorique.

Le suffixe qui, en latin, a donné les noms en tas, comme dignitas, cupiditas, en grec les noms en της, comme δικαιότης, « la justice » ; φιλότης, « l’amitié », servait à former des noms exprimant une qualité, un état. Mais nous le voyons déjà devenir opaque en certains mots latins : civitas était d’abord la qualité de citoyen ; puis le même mot a désigné l’ensemble des citoyens ; il a fini par signifier « la cité ». Facultas, formé de l’adjectif facilis ou facul, marquait la possibilité de faire : mais facultates est devenu un synonyme de richesses. Le même suffixe existe en sanscrit et en zend, sous la forme tāti ou tāt. Déjà dans les védas, dēva-tāt désigne, non seulement la qualité ou la nature divine, mais l’ensemble des dieux (comme quand nous disons la chrétienté)[3].

Legio a d’abord été « la levée » : il est formé comme internecio, obsidio. Puis il est devenu le nom d’une unité militaire parfaitement déterminée, « la légion ». Pour marquer l’idée de « la levée », il a fallu créer de nouveaux mots, tels que delectus.

Pareil changement a eu lieu pour classis, qui est le grec κλῆσις, dorien κλᾶσις, et qui est devenu le nom romain de la flotte, après avoir désigné d’abord l’armée en général. Le sens primitif était « l’appel »[4].

Regio, formé comme legio, signifiait « la direction ». Rectā regione, « en ligne droite ». E regione, « en face ». Deflectere de rectā regione, « quitter la bonne direction ». Mais ce sens a fait place à un sens beaucoup plus matériel : regio a signifié un pays ou le quartier d’une ville.

Le suffixe latin tion, qui a pris une si grande importance, et qui est apparenté au précédent, formait des noms abstraits, comme lectio, admiratio. Mais dès les plus anciens temps, l’épaississement commence à se faire sentir. Portio a été d’abord l’action de partager : puis il est devenu le nom de la portion[5]. Mansio était l’action de s’arrêter : chez Cicéron il s’oppose à discessus. Il s’est dit ensuite des relais établis le long des routes, et il a donné enfin notre maison[6].

On doit déjà commencer à voir pourquoi tant d’objets matériels sont du féminin : d’abstraits ils sont devenus concrets, mais sans changer de genre[7].

Faut-il croire que nos ancêtres avaient une faculté d’abstraction qui ait été en diminuant chez leurs descendants ? — Ce serait, je crois, une grande illusion. Nous reviendrons plus loin sur cette question des noms abstraits, qui contient, en partie, le secret de la richesse de nos langues. Il suffit, pour le moment, de rappeler que le langage étant une œuvre en collaboration, tout mot abstrait est en danger de changer de sens quand, passant de bouche en bouche, il arrive de l’inventeur à la foule.

L’histoire des religions, celle des institutions, celle même des sciences pourrait nous en fournir la preuve. À plus forte raison ces abstractions du langage, abandonnées dès la première heure à l’esprit populaire, étaient-elles exposées au même sort.


Les langues modernes abondent en exemples du même changement de signification. Nous trouvons en toutes les professions des noms abstraits devenus les noms de quelque objet tangible. Le musicien entend par ouverture le morceau d’orchestre qui précède un opéra, le marchand débite les nouveautés de la saison, le financier fait rentrer ses créances, l’intendant pourvoit aux subsistances de l’armée, et ainsi de suite. On peut aisément observer les degrés de cette transformation pour certains substantifs. La Bruyère, dans le portrait du Distrait, dit : « Il écrit une seconde lettre, et après les avoir cachetées toutes deux, il se trompe à l’adresse ». Ici adresse est encore pris au sens de directio. Au xviie siècle, économie, aumône, charité ne s’étaient pas encore coagulés en objets matériels comme de nos jours[8].

Il y a là pour l’étymologiste une mine de surprises. On trouve en dialecte vénitien du moyen âge un mot rità qui a le sens de « descendance ». D’où vient ce rità, qui, déjà par sa désinence, déroute le lecteur ? Des rapprochements indubitables ont montré qu’il s’agit du mot heredità, qui, en se dépouillant de sa signification abstraite, au lieu de l’héritage, a désigné les héritiers[9]. Quelque chose de semblable s’est passé pour l’allemand Kind, qui signifie « enfant », mais qui a d’abord signifié « la race », comme on le voit par l’anglais mankind, « genre humain ».


  1. C’est la traduction exacte du latin concretio.
  2. Casina, IV, 4, 16. Scio, sed meus fructus est prior.
  3. Rig-Véda, III, 19, 4 : ā vaha dēvatātim, « amène-nous les dieux ».
  4. Il est curieux de constater que classe a repris son ancienne signification dans notre langue militaire.
  5. D’une racine por, « attribuer », qui se retrouve dans le grec ἔπορον, « j’ai procuré » ; πέπρωται, « il a été attribué ».
  6. Nous disons de même des habitations, des constructions. Homère dit déjà d’Ulysse, au moment où il va se construire un navire : εὖ εἰδώς τεκτοσυνάων, « fort entendu en constructions ».
  7. Il existe des indices qui permettent de croire que les noms latins en tus, comme exercitus, amictus, ont été d’abord du féminin. On trouve chez Ennius : Non metus ulla tenet. Cf. les féminins grecs comme πρακτύς, « action », θελκτύς, « enchantement ».
  8. Quoique l’infinitif résiste davantage à ce changement, nous observons cependant qu’un certain nombre d’infinitifs, comme devoir, plaisir, loisir, n’y ont point échappé.
  9. Rajna, dans les Comptes rendus de l’Académie des Lincei, 1891, p. 336.