Essai de Sémantique/Chapitre VIII

Hachette (p. 101-108).



CHAPITRE VIII

EXTINCTION DES FORMES INUTILES

Difficulté de cette étude. — Formes surabondantes produites par le mécanisme grammatical. — Avantages de l’extinction. — Y a-t-il des formes fatalement condamnées à disparaître ?

L’extinction des formes inutiles ne doit pas seulement s’entendre de celles qui, ayant existé durant un temps plus ou moins long, sont sorties de l’usage, mais encore des formes qui, ayant virtuellement des droits à l’existence, n’ont jamais été réalisées. On comprend que ce soit ici le règne de l’hypothèse. Néanmoins cette sorte d’infanticide verbal a sa place dans l’histoire du langage.

À considérer les choses en simple statisticien, on croirait la surproduction inévitable. Si le grec poursuivait à travers tous les temps et tous les modes les trois verbes λείπω, λίπω et λιμπάνω, qui signifient tous les trois « quitter », ou les trois verbes βίβημι, βαίνω et βάσκω, qui signifient tous trois « marcher », on aurait une telle abondance de formes que l’esprit en serait accablé[1]. Mais tout le monde sait qu’il n’en est rien : la sagesse à demi consciente qui préside à l’élaboration du langage fait l’élagage des formes inutiles. Ce qui ne sert pas est supprimé. De là les conjugaisons composites. De là les paradigmes comme : λείπω, ἔλιπον ; βαίνω, ἔβην ; λανθάνω, ἔλαθον.

Quoique composites, ces conjugaisons ne laissent pas d’être régulières. Comme il est dans la nature de l’esprit populaire de procéder avec ordre, il porte l’ordre aussi dans ses radiations. L’aoriste second a partout hérité des formes les plus courtes, tandis que le présent a généralement gardé ce qui reste des formes les plus développées.

Le jeu de la conjugaison grecque est donc dû à une succession de pleins et de vides. Ce n’est pas qu’il ne reste encore des richesses inutiles. Le sanscrit a jusqu’à sept formations différentes du prétérit. Certains verbes grecs ont deux aoristes, deux futurs, deux parfaits. Mais à mesure que les langues avancent en âge, elles se débarrassent de leur superflu. Ce flottement qui permet à la langue homérique le choix entre trois ou quatre formes n’existe plus dans le grec de Lucien[2].

L’extinction des formes inutiles va si loin qu’elle assemble des verbes différents en une seule et même conjugaison : fero, tuli ; ὁράω, εἶδον ; λέγω, εἶπον, εἴρηκα ; je vais, j’irai, je suis allé. Nos grammaires les présentent comme des verbes défectifs qui se sont complétés réciproquement : mais pour s’ajuster si bien, il a fallu d’abord retrancher toutes les parties qui faisaient double emploi[3].


La suppression de certains mots permet des oppositions plus nettes. Le féminin de ἀνήρ était ἀνεῖρα, qui subsiste en composition : mais comme mot simple il a disparu, laissant la place à γυνή. C’est ainsi qu’en allemand l’opposition de Mann et Frau est due à la suppression du masculin Fro[4]. En français, il y avait un masculin dame[5], qui ne s’emploie plus, mais qui est longtemps resté dans dame-Dieu.

Quelquefois la suppression se fait d’une autre manière. Rex pouvait donner un adjectif reginus, comme on a divinus. Mais ce masculin ayant été étouffé, il est resté la paire : rex, regina[6].

Quand la langue dispose de deux termes corrélatifs, comme πόσος, τόσος, ποῖος, τοῖος, comme quantus, tantus, qualis, talis, la suppression de l’un doit avoir pour effet de changer le sens du survivant. C’est ce qui est arrivé en latin pour tōtus, qui supposait un corrélatif quotus[7]. On a dû dire d’abord : tota terra, quota est. On voit comment la langue latine s’est donné, par voie de suppression, un mot signifiant « tout ». Pareille chose s’est passée en grec. À πᾶς devait d’abord répondre un pronom τᾶς. Ces sortes de suppressions ne sont pas des pertes : au contraire, la langue y gagne en rapidité et en énergie.


On peut juger les langues par ce qu’elles passent sous silence aussi bien que par ce qu’elles expriment. En observant d’autres familles, on voit que ceux qui ont jeté les bases de la grammaire indo-européenne ont été relativement modérés. La déclinaison paraît n’avoir jamais eu qu’un nombre de cas assez limité. La conjugaison, plus exubérante, n’a cependant pas atteint les développements que nous trouvons ailleurs. Elle ne marque pas le genre ; elle ne fait pas la distinction de l’action momentanée et de l’action continue ; elle s’est gardée des vaines distinctions honorifiques ; elle n’a pas essayé d’enfermer trop de choses dans un même mot[8].

Nos langues, en général, se sont abstenues de marquer beaucoup de vaines distinctions qui, n’allant pas au fond des choses, sont comme une frivole dépense d’intelligence. En japonais, par exemple, les mots changent suivant que l’on compte des quadrupèdes ou des poissons, des jours ou des mesures de longueur. En basque, il y a une conjugaison cérémonielle[9]. Comme il y a de profondes différences dans l’art des divers peuples, l’un se complaisant à des détails, tandis qu’un autre saisit la nature en ses grandes lignes, il peut aussi y avoir dans le langage encombrement et remplissage. L’extinction des formes inutiles, soit qu’une raison plus mure les fasse périr par l’abandon, soit que l’esprit les arrête avant leur conception, a donc son rôle nécessaire.


Il est intéressant de voir comment, la même idée étant représentée par deux termes synonymes, la langue se débarrasse de l’un des deux, mais non si complètement qu’il n’en subsiste quelques traces. Le nom du vieillard est γέρων en grec, senex en latin : les deux termes coexistaient l’un à côté de l’autre dans une période antérieure, et nous avons en sanscrit, à côté de ǵaran, qui correspond exactement à γέρων, le mot sanas, « vieux », qui est de la famille de senex. Le grec a arrêté son choix, le latin a fait de même : mais ils ont choisi différemment. Cependant le grec dit encore ἕναι ἀρχαί (par opposition à νέαι) pour désigner les magistrats sortant de charge : il dit aussi ἕνοι καρποί pour désigner les fruits de l’an passé. La langue politique et la langue de l’agriculture ont donc exceptionnellement retenu le synonyme sorti de l’usage. D’autre part, le latin, pour désigner un homme usé par l’âge, dit æ-ger (pour ævi-ger), composé dont la seconde partie est la racine de γέρων[10]. La composition a sauvé ici le synonyme qui, partout ailleurs, a été sacrifié. Nous n’en voyons que plus clairement le rangement qui s’est fait dans les deux langues.

Le latin ayant exprimé l’idée d’entendre par la locution périphrastique audire, qui signifie proprement « recueillir dans son oreille »[11], l’ancien verbe cluo devenait dès lors inutile et devait disparaître. Mais ce qui prouve qu’en un temps plus reculé il a existé en latin, c’est le substantif cliens (cf. l’allemand der Gehörige).


Y a-t-il des extinctions de mots ou de formes qui soient imposées par la phonétique ? On l’a soutenu maintes fois. Cependant, quand nous voyons combien l’instinct populaire est peu embarrassé pour sauver ce qu’il tient à ne point perdre, on se prend à douter de cette prétendue nécessité. S’il y avait un mot qui fût menacé de disparition dans le passage du latin au français, c’était le mot avis, « oiseau ». Et cependant, voyez avec quelle aisance il s’est maintenu et s’est multiplié, sous les formes oiseau (avicellus), oie (avica, auca), oison (aucio). S’il s’agit d’un verbe, le fréquentatif vient prendre la place de la forme simple : premere, pellere auraient eu peine à se faire admettre en français ; mais nous disons presser, pousser. Le verbe flare donnait peu de chose : mais on a pris les composés comme sufflare, « souffler », conflare, « gonfler ».

Il semble que le latin eût pu être embarrassé pour distinguer certains homonymes. Il y avait deux verbes luere, l’un signifiant « laver » et l’autre d’un sens précisément opposé, puisqu’il voulait dire « souiller » (cf. lues, « la souillure »). Mais la langue a évité sans difficulté l’équivoque, au moyen du composé polluere, qui a pris pour son compte les sens du verbe simple.

Ici encore, comme dans toutes les lois que nous avons étudiées en cette première partie, nous trouvons à l’œuvre une pensée intelligente, non une nécessité aveugle.

Partout où nous arrêtons nos yeux avec attention, nous voyons s’évanouir cette prétendue fatalité qui serait, nous dit-on, la loi du langage. Les lois phoniques ne règnent pas sans contrôle ; elles ne sont pas plus en état de détruire un mot indispensable, ou simplement utile, qu’elles ne peuvent faire durer une forme superflue.


  1. Voir ci-dessus, p. 41.
  2. On a d’ailleurs supposé, non sans vraisemblance, que le flottement de la langue homérique serait moins grand s’il n’y avait pas mélange de plusieurs recensions différentes.
  3. Quelquefois l’invention d’un procédé fort simple livre à l’intelligence populaire plus de formes qu’elle n’en peut utiliser. De ce nombre est l’emploi des verbes auxiliaires. Le jour où l’on commença de dire impruntatum habeo, « j’ai emprunté », on inaugurait un mécanisme plus riche qu’on ne croyait et dont tous les produits n’ont pas pu recevoir une affectation distincte.
  4. Masculin qui se trouve encore dans Fronhof, « cour seigneuriale », Fronrecht « droit seigneurial », Fronleichnam, « corps de Notre Seigneur ».
  5. D’où vidame (vice-dominus).
  6. Ces sortes d’éclaircies pratiquées (quelques-unes assez récemment) dans le vocabulaire sont encore plus visibles pour certains noms d’animaux, comme taureau et vache, cerf et biche, coq et poule, etc.
  7. Ne pas confondre avec quŏtus, qui est un dérivé du nom de nombre quŏt.
  8. Elle dit, par exemple, en un seul mot : ἵσταμαι, « je me place », ἵστασαι, « tu te places », ἵσταται, « il se place ». Mais elle n’a pas essayé de dire en un seul mot : « je te place » ou « il me place ».
  9. Sayce, Introduction to the science of language, I, 205 (3e  édit.).
  10. En sanscrit, gar, « s’user, vieillir ». Le participe ǵīrna se dit, par exemple, de vêtements usés. — La contraction du premier membre est la même que dans æ-tas (pour ævi-tas), æ-ternus (pour ævi-ternus).
  11. De aus, (grec οὖς) « l’oreille », et dio (cf. con-dio), « placer ». On peut rapprocher le synonyme aus-cultare.