Essai de Sémantique/Chapitre II

Hachette (p. 29-42).



CHAPITRE II

LA LOI DE RÉPARTITION

Preuves de l’existence d’une répartition. — Limites du principe de répartition.

Nous appelons « répartition » l’ordre intentionnel par suite duquel des mots qui devraient être synonymes, et qui l’étaient en effet, ont pris cependant des sens différents et ne peuvent plus s’employer l’un pour l’autre.

Y a-t-il une répartition ? — La plupart des linguistes le nient. Quand ils se trouvent en présence de faits trop visibles, ils déclarent que ces faits ne comptent pas, qu’on est en présence d’une répartition savante, nullement populaire. C’est le même défaut d’analyse psychologique que nous avons constaté en commençant : n’admettre l’intervention de la volonté humaine que s’il y a eu volonté consciente et réfléchie.

Je ferai d’abord remarquer que le peuple n’est pas de cet avis. Il admet l’existence d’une répartition : il ne croit pas qu’il y ait dans le langage des termes absolument identiques[1]. Ayant le sentiment que le langage est fait pour servir à l’échange des idées, à l’expression des sentiments, à la discussion des intérêts, il se refuse à croire à une synonymie qui serait inutile et dangereuse. Or, comme il est tout à la fois le dépositaire et l’auteur du langage, son opinion qu’il n’y a pas de synonymes fait qu’en réalité les synonymes n’existent pas longtemps : ou bien ils se différencient, ou bien l’un des deux termes disparaît.

Ce qui a jeté le discrédit sur ce chapitre, ce sont les distinctions essayées dans le silence du cabinet par de prétendus docteurs en langage, que personne n’avait conviés à cette tâche. Il n’y a de bonnes distinctions que celles qui se font sans préméditation, sous la pression des circonstances, par inspiration subite et en présence d’un réel besoin, par ceux qui ont affaire aux choses elles-mêmes. Les distinctions que fait le peuple sont les seules vraies et les seules bonnes. Au même moment où il voit les choses, il y associe les mots.

Nous allons en donner des exemples.

Toutes les fois que deux langues se trouvent en présence, ou simplement deux dialectes, il se fait un travail de classement, qui consiste à attribuer des rangs aux expressions synonymes. Selon qu’un idiome est considéré comme supérieur ou inférieur, on voit ses termes monter ou descendre en dignité. La question de linguistique est au fond une question sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les effets produits par l’invasion du français dans un patois de la Suisse[2]. À mesure qu’un mot français est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé, devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre s’appelait païlé : depuis que le mot chambre est entré au village, païlé désigne un galetas. En Bretagne, dit l’abbé Rousselot, les jardins s’appelaient autrefois des courtils : maintenant que l’on connaît le mot jardin, une nuance de dédain s’est attachée à l’appellation rustique. Peu importe que les deux termes soient de même origine. Le Savoyard emploie les noms de père et de mère pour ses parents, au lieu qu’il garde pour le bétail les anciens mots de pâré et de mâré. Chez les Romains, coquina signifiait « cuisine » : l’osque popina, qui est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturellement différenciés par les choses qu’ils désignent et qu’on ne les a jamais comparés entre eux. Ce serait soutenir que l’intelligence populaire n’est pas capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au contraire, qu’il y a eu comparaison, et que le terme populaire doit à cette comparaison une déchéance qui autrement ne se comprendrait pas. En matière de langage, la signification est le grand régulateur de la mémoire ; pour prendre place dans notre esprit, les mots nouveaux ont besoin d’être associés à quelque mot de sens approchant. Le peuple a donc ses synonymes, qu’il dispose et subordonne selon ses idées. À mesure qu’il apprend des mots nouveaux, il les insère parmi les mots qu’il connaît déjà. Rien d’étonnant à ce que ceux-ci subissent un déplacement, un recul. Aussi longtemps qu’il y aura des populations qui se mêleront, on aura à constater de nouveaux exemples de la répartition. Pour en arrêter les effets, il faudrait mettre des douanes, des clôtures au langage.

Ce que le peuple fait d’instinct, toute science qui se forme, toute analyse qui s’approfondit, toute discussion qui veut aboutir, toute opinion qui veut se reconnaître et se définir, le fait avec la même spontanéité. Platon, voulant combattre les idées de l’école ionienne, reproche à Thalès d’avoir confondu les principes ou ἀρχαί avec les éléments ou στοιχεῖα, les éléments étant l’eau, le feu, la terre, l’air, les principes étant quelque chose de plus général et d’impérissable, comme les nombres. La distinction faite ici par le penseur grec, pour être philosophique et profonde, n’en est pas moins, au point de vue de la linguistique, du même ordre que les distinctions citées plus haut. Par une aperception immédiate, les deux mots, jusque-là synonymes, ont été différenciés. Mettrons-nous les faits de ce genre en dehors de l’histoire du langage ? Nous risquerions d’en retrancher le côté le plus important. L’histoire du langage est une série de répartitions. Il ne s’est point passé autre chose à l’origine des langues. Il ne se passe point autre chose aux premiers bégaiements de l’enfant, car c’est par répartition qu’il applique peu à peu à des objets distincts les syllabes qu’il promène d’abord indifféremment sur tous les êtres qu’il rencontre.

Voyons maintenant quelques effets de la répartition dans une période ancienne de nos langues.

La racine man semble avoir servi, dans le principe, à nommer confusément toutes les opérations de l’âme, car nous la trouvons exprimant la pensée (mens), la mémoire (memini, μέμνηναι, μιμνήσκω), la passion (μένος), et même peut-être la folie (μανία)[3]. Mais une psychologie moins rudimentaire a introduit de l’ordre dans ce mélange, gardant quelques mots, en élaguant d’autres pour les remplacer par des synonymes, donnant enfin à chacun son domaine spécial. Un tel triage ne s’est point fait au hasard : ce serait le lieu de reprendre, avec une force particulière sur ce terrain purement humain et historique, toute l’argumentation de Fénelon.

Nous avons l’habitude de faire une distinction entre le courage actif, qui va au-devant du danger pour le combattre, et le courage passif, qui consiste à supporter la mauvaise fortune avec égalité d’âme. Bien que pouvant exister chez le même homme, ce sont, au fond, deux sentiments différents, comme on peut le voir en observant où conduit l’exagération de l’un et de l’autre. Poussé trop loin, le courage actif aboutit à la témérité ; le courage passif, porté au delà de la juste mesure, dégénère en apathie.

On s’attendrait à voir le langage reproduire dès les plus anciens temps une distinction si naturelle ; mais il n’en est rien. Dans la langue d’Homère, les deux idées ont l’air de se confondre, et le même verbe τολμάω, qui veut dire « oser », signifie aussi « supporter » ; le même adjectif τλήμων, qui veut dire « patient », signifie aussi « audacieux »[4]. Après Homère, la poésie gnomique nous fournit d’autres exemples de cette confusion :

« Force est, dit un proverbe, de supporter ce que les dieux envoient aux mortels ».

Τολμᾶν χρὴ τὰ διδοῦσι θεοὶ θνητοῖσι βροτοῖσιν.

Et ailleurs :

« Sois endurante, ô mon âme, dans le malheur, alors même que tu souffres ce qui ne peut être enduré ».

Τόλμα, θυμὲ, κακοῖσιν, ὅμως ἄτλητα πεπονθώς[5].

C’est donc par une distinction faite après coup que l’audace (et même l’audace poussée jusqu’à la témérité et jusqu’à l’insolence) a été confiée à τολμάω et sa famille, tandis que la constance et la résignation sont devenues le partage de τάλας et τλήμων[6].

Personne aujourd’hui ne songerait à nommer du même mot deux idées aussi différentes que le plaisir des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment tout intime de l’espérance. Cependant il y a eu un temps où la même expression servait pour les deux idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de mots qui expriment l’espoir : ἐλπίς, ἐλπίζω, ἔλπομαι. Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir : volupe, voluptas[7]. Des deux côtés, l’idée restée sans représentant a trouvé d’autres symboles : ἡδονή (de ἥδομαι « goûter » ) est devenu le nom du plaisir en grec, et spes, « la respiration, le soulagement », le nom de l’espérance en latin.

C’est ainsi qu’en remontant dans le passé, on trouve sur son chemin des conglomérats sémantiques qu’il a fallu des siècles pour débrouiller. La chose n’est pas encore entièrement faite aujourd’hui. La différence entre sentir et penser est aujourd’hui marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine dans le substantif sentiment. Aussi l’adjectif sensible, qui en français appartient à la partie affective de l’âme, a-t-il pu prendre en anglais l’acception d’ « intelligent, raisonnable ». On sait qu’en latin sentir appartient plutôt à la pensée, comme on le voit par des composés tels que dissentio, consentio, et par des dérivés comme sententia.

Par une confusion qui n’a pas encore tout à fait disparu, les langues anciennes désignent d’un même mot « le méchant » et « le malheureux ». L’adjectif πονηρός a les deux acceptions[8]. Dans l’enfance des sociétés, le pauvre est un objet d’aversion autant que de pitié : c’est sur ce ton qu’il est parlé des mendiants dans Homère. Πονηρός a peu à peu renoncé à cette équivoque, pour être exclusivement attribué à l’idée de perversité, tandis que son congénère πένης a désigné l’indigent.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils sont une invite à la répartition. Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire, qui nous a été conservée par Varron : Religentem esse oportet, religiosum nefas. Les deux mots religens et religiosus, étymologiquement synonymes, sont opposés entre eux. Le sens du proverbe est que la religion est une bonne chose, mais non pas la superstition. Il y a une sorte d’élégance, à laquelle le peuple n’est nullement insensible, à différencier ainsi des mots qui sonnent presque de même[9].

Les besoins de la pensée sont le premier agent de la répartition. C’est ainsi que le grec et l’allemand se sont rencontrés en faisant la différence de Mann et Mensch, de ἀνήρ et ἄνθρωπος.

Entre ἀνήρ et ἄνθρωπος il n’y avait originairement aucune différence de sens : l’un signifiait « homme », l’autre « qui a visage d’homme ». Homère, parlant des Éthiopiens qui habitent à l’extrémité de la terre, les appelle ἔσχατοι ἀνδρῶν. Mais une antithèse dont l’occasion ne pouvait manquer de se présenter a fait que peu à peu ils se sont distingués l’un de l’autre et qu’ils ont été opposés l’un à l’autre. Hérodote, parlant de l’armée des Perses, dit qu’aux Thermopyles Xerxès put s’apercevoir ὅτι πολλοὶ μὲν ἄνθρωποι εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἄνδρες. La distinction est ensuite devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de l’amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute qu’à cela les hommes se reconnaissent : ἄνδρες καὶ οὐκέτι ἄνθρωποι μόνον νομιζόμενοι. Rien, ni dans le sens étymologique de ἀνήρ, ni dans celui de ἄνθρωπος, ne les prédestinait à cette opposition[10].

Quand l’esprit populaire s’est une fois avisé d’un certain genre de répartition, il a naturellement la tentation d’en compléter les séries. On sait qu’il y a des langues où les différents actes de la vie ne sont pas désignés de la même façon s’il est question d’un personnage élevé en dignité ou d’un homme ordinaire. Les Cambodgiens ne désignent pas les membres du corps, ni les opérations journalières de la vie, par les mêmes termes s’il s’agit du roi ou d’un simple particulier. Pour exprimer qu’un homme mange, on se sert du mot si ; en parlant d’un chef, on dira pisa ; si on parle d’un bonze ou d’un roi, ce sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit anh ; à un supérieur, knhom ; à un bonze, chhan[11]. Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde comme partagé entre deux puissances contraires, ont un double vocabulaire, suivant qu’ils parlent d’une créature d’Ormuzd ou d’une créature d’Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition marquant une empreinte plus ou moins profonde, comme on voit telle habitude d’esprit à peine marquée chez l’un et gouvernant toute la vie chez un autre.

Rien au fond n’est plus naturel ni plus nécessaire que la répartition, puisque notre intelligence recueille les mots de différents âges, de différents milieux, et qu’elle serait livrée à la plus absolue confusion si elle n’y mettait un certain rangement. Ce que font les recueils de synonymes, nous le faisons tous : quand on examine les termes que l’usage distingue ou subordonne, on constate que l’étymologie justifie rarement les différences que nous y mettons. Si nous prenons, par exemple, les mots de genre et d’espèce, quel motif y avait-il à donner plus de capacité au premier qu’au second ? À l’embranchement qu’à la classe ? Si nous prenons les mots de division, brigade, régiment, bataillon, ces termes techniques, si exactement subordonnés les uns aux autres, n’ont cependant rien qui les désignât spécialement à telle ou telle place. Peut-être ferions-nous une constatation semblable s’il nous était possible de remonter jusqu’à l’époque où a été constituée la série des noms de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées morales, nous verrions encore mieux les effets de la répartition. Entre l’estime, le respect, la vénération, on n’aperçoit nulle gradation imposée par l’étymologie. Il a fallu des esprits exacts et précis, une société ordonnée et soucieuse des rangs, pour établir certaines distinctions : est-ce une raison pour les mettre en dehors de l’histoire du langage ? Nous savons peu de chose sur la création du langage : mais la répartition en est le véritable démiurge. Elle a été cette seconde création, cette melior Natura dont parle Ovide en retraçant les âges successifs du monde.


Cependant la répartition, comme toutes les lois que nous passons en revue, a ses limites.

Il faut d’abord — cela est trop clair — qu’elle trouve une matière où se prendre. Comme elle ne crée pas, mais s’attache à ce qui est pour en tirer parti et le perfectionner, il faut que les termes à différencier existent dans la langue. Nous pourrions citer certaines confusions dont, faute d’un mot, même les idiomes les plus parfaits n’ont jamais réussi à se débarrasser.

Inversement, l’esprit ne parvient pas toujours à féconder toutes les richesses que le langage vient lui offrir. Le mécanisme grammatical, par la combinaison des éléments existants, peut produire une telle quantité de formes que l’intelligence en soit embarrassée. Georges Curtius a compté que le nombre des formes personnelles du verbe grec s’élève à 268, nombre considérable, quoique bien inférieur encore à celui du verbe sanscrit, qui va jusqu’à 891. Mais la répartition n’a pu tirer parti de cette abondance : c’est beaucoup déjà que le grec ait su différencier ses quatre prétérits (imparfait, aoriste, parfait, plus-que-parfait). Entre le futur premier et le futur second, entre le parfait premier et le parfait second, l’observation la plus attentive n’a pu constater aucune différence sémantique. Outre cette surproduction de temps, nous avons une surproduction de verbes. Si nous prenons, par exemple, la racine φυγ, « fuir », nous avons à côté de φεύγω un verbe φυγγάνω, qui a le même sens. À côté de φημί on a φάσκω. À côté de πίμπλημι, on a πλήθω. Le seul verbe signifiant « étendre » est représenté par τείνω, τιταίνω et τανύω. Nous avons βαίνω, βίβημι et βάσκω, qui signifient tous trois « marcher ». L’extinction des formes inutiles[12] vient heureusement diminuer le poids de ce capital mort.

Une autre limite au principe de répartition vient du degré plus ou moins avancé de civilisation. Il y a des nuances qui ne sont faites que pour les peuples cultivés. À la synonymie on reconnaît de quels objets la pensée d’une nation s’est surtout préoccupée. Les distinctions sont d’abord faites par quelques intelligences plus fines que les autres : puis elles deviennent le bien commun de tous. L’esprit, comme on l’a dit, consiste à voir la différence des choses semblables. Cet esprit se communique jusqu’à un certain point par le langage, car à reconnaître les différences que les mieux doués ont été d’abord seuls à sentir, la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe que le linguiste serait de savoir comment cette répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses de façon un peu grossière, mais intelligible, si nous avons dans notre tête un dictionnaire des synonymes. Je crois que chez les esprits attentifs et fermes ce dictionnaire existe, mais qu’il s’ouvre seulement en cas de besoin et sur l’appel du maître. Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup. D’autres fois il se fait attendre : alors le dictionnaire latent entre en fonction et envoie successivement les synonymes qu’il tient en réserve, jusqu’à ce que le terme désiré se soit fait connaître.


  1. De là la question qu’on entend si fréquemment : Quelle différence y a-t-il ?…
  2. Le Patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans la Bibliothèque de l’École des hautes études, 1880.
  3. A. Meillet, De Indo-Europæa radice men, Paris, Bouillon, 1897.
  4. Il., XX, 19 ; Od., XXIV, 162, etc.
  5. Théognis, v. 591, 1 029.
  6. Dans les langues modernes, la racine tol, contenue en τολμάω, a servi à nommer la patience en allemand (Ge-dul-d). On la retrouve aussi dans le latin tolerare.
  7. Le verbe ἔλπω commençait par un v ou ϝ, comme on le voit par le parfait ἔολπα (pour ϝέϝολπα.)
  8. Πονηρὰ ἱππάρια, πονηρὸν ὄψον, ὕδωρ. Πονηρὰ πράγματα. De la même racine qui a donné πόνος, « la peine », πενία, « la pauvreté », πένομαι, « être dans l’indigence ». — Cf. le double sens de méchant en français.
  9. Nous reviendrons sur ce point au chapitre de l’Analogie.
  10. C’est l’adjectif (ἄνθρωπος ayant d’abord été adjectif) qui prend la signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch. Il en est de même aussi en français, pour les hommes et les humains.
  11. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seulement à l’état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l’homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. Il va sans dire que l’étymologie n’y est pour rien.
  12. Voir à la fin de cette première partie.