Ennéades (trad. Bouillet)/V/Livre 9

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade V, livre ix :
De l’Intelligence, des Idées et de l’Être | Notes



LIVRE NEUVIÈME.

DE L’INTELLIGENCE, DES IDÉES ET DE L’ÊTRE[1].

I. Les hommes, dès leur naissance, exercent leurs sens plus tôt que leur intelligence[2], et sont forcés par la nécessité d’accorder d’abord leur attention aux objets sensibles. Il en est qui s’arrêtent là, et qui passent leur vie sans chercher plus loin : ils regardent la souffrance comme le mal, le plaisir comme le bien, jugent qu’il faut éviter l’un et rechercher l’autre ; c’est en cela que font consister la sagesse ceux d’entre eux qui se piquent d’être raisonnables, semblables à ces oiseaux pesants, qui, s’étant alourdis en empruntant trop à la terre, ne peuvent prendre leur essor, quoiqu’ils aient reçu des ailes de la nature. Il en est d’autres qui se sont élevés un peu au-dessus des objets terrestres, parce que leur âme, douée d’une nature meilleure, se détache de la volupté pour chercher quelque chose de supérieur[3] ; mais, comme ils ne sont pas capables d’arriver à contempler l’intelligible et qu’ils ne savent où prendre pied après avoir quitté la région d’ici-bas, ils en reviennent à faire consister la vertu dans ces actions et ces occupations vulgaires dont ils avaient d’abord tenté de dépasser la sphère étroite. Enfin, une troisième espèce comprend ces hommes divins qui, doués d’une vue perçante, considèrent avec un regard pénétrant l’éclat du monde intelligible, et s’y élèvent en prenant leur vol au-dessus des nuages et des ténèbres d’ici-bas ; alors, pleins de mépris pour les choses terrestres, ils restent là-haut, et ils habitent leur véritable patrie avec la joie ineffable de l’homme qui, après de longs voyages, est enfin rendu à ses foyers légitimes[4].

II. Quelle est cette région supérieure ? Que faut-il être pour y parvenir ? Il faut être naturellement porté à l’amour, être né véritablement philosophe[5]. En présence du beau, l’amant éprouve quelque chose de semblable au mal d’enfant ; mais, loin de s’arrêter à la beauté du corps, il s’élève à celle qu’offrent dans l’âme la vertu, la science, les devoirs et les lois ; puis, il remonte à la cause de leur beauté, et il ne s’arrête dans cette marche ascendante que lorsqu’il est arrivé au principe qui occupe le premier rang, à ce qui est beau par soi-même[6]. C’est alors seulement qu’il cesse d’être aiguillonné par ce tourment que nous comparons au mal d’enfant.

Mais comment monte-t-il là-haut ? Comment en a-t-il le pouvoir ? Comment apprend-il à aimer ? Le voici. La beauté qu’on voit dans les corps est adventice : elle consiste dans les formes μορφαὶ (morphai)) dont les corps sont la matière[7]. Aussi la substance change-t-elle et la voit-on de belle devenir laide. C’est que le corps n’a qu’une beauté d’emprunt. Qui la lui a communiquée ? D’un côté, la présence de la beauté ; de l’autre, l’acte de l’âme qui a façonné le corps et lui a donné la forme qu’il possède. Quoi ? L’âme est-elle ou non par elle-même le Beau absolu ? Non, puisque telle âme est sage et belle ; telle autre, insensée et laide. C’est donc par la sagesse que l’âme est belle. Mais de qui tient-elle la sagesse ? de l’Intelligence nécessairement : de l’Intelligence qui n’est pas tantôt intelligente, tantôt inintelligente, de l’Intelligence véritable, qui par cela même est belle[8]. Faut-il s’arrêter à elle comme au Premier principe ? Faut-il au contraire s’élever encore au-dessus d’elle ? Il le faut : car l’Intelligence ne se présente à nous avant le Premier principe que parce qu’elle est en quelque sorte placée dans le vestibule du Bien[9] ; elle porte toutes choses en elle-même et elle les manifeste, en sorte qu’elle offre l’image du Bien dans la pluralité, tandis que le Bien même demeure dans une unité absolument simple.

III. Considérons maintenant l’Intelligence que la raison nous dit être l’Être absolu, l’Essence véritable, et dont nous avons déjà par une autre voie établi l’existence.

Il semble ridicule de chercher si l’Intelligence fait partie de l’ordre des êtres ; mais il est des hommes qui en doutent, ou qui du moins sont disposés à demander qu’on prouve que l’Intelligence a la nature que nous lui attribuons, qu’elle est séparée [de la matière], qu’elle est identique aux essences, qu’elle contient les idées (εἴδη (eidê)). C’est ce que nous allons établir.

Toutes les choses auxquelles on attribue l’être sont composées ; rien n’est simple ni un, soit dans les œuvres de l’art, soit dans les productions de la nature[10]. En effet, les œuvres de l’art renferment de l’airain, du bois, de la pierre, et ne sont tirées de ces substances que par le travail de l’artiste, qui, en donnant à la matière la forme qu’il possède, en fait soit une statue, soit un lit, soit une maison. Quant aux productions de la nature, celles qui sont des composés et des mélanges se ramènent par l’analyse à la forme imprimée à tous les éléments du composé, l’homme, par exemple, à une âme et à un corps, et le corps, aux quatre éléments. Comme chaque objet apparaît ainsi composé de matière et d’un principe qui lui donne la forme (puisque la matière même des éléments prise en elle-même n’a pas de forme[11]), on est conduit à se demander d’où la matière tient sa forme, et à rechercher si l’âme est simple ou s’il y a en elle deux parties, dont l’une joue le rôle de matière et l’autre celui de forme[12], en sorte que la première partie soit semblable à la forme que reçoit l’airain d’une statue, et la seconde au principe qui produit la forme elle-même.

Transportant ce point de vue à la contemplation de l’univers, on s’élève à l’Intelligence, et on reconnaît en elle le créateur du monde, le Démiurge : c’est en recevant d’elle ses formes (μορφαὶ (morphai)) par l’intermédiaire d’un autre principe, de l’Âme universelle, que la substance [matérielle] est devenue eau, air, terre et feu ; d’un côté, l’Âme donne la forme aux quatre éléments du monde[13] ; de l’autre, elle reçoit de l’Intelligence les raisons [séminales][14], comme les âmes des artistes eux-mêmes reçoivent des arts les raisons qu’ils réalisent[15]. Ainsi, dans l’Intelligence il y a une partie qui est la forme de l’Âme : c’est l’Intelligence considérée comme forme ; il y en a une autre qui donne la forme (comme l’artiste donne à l’airain la forme de la statue) et qui possède en soi tout ce qu’elle donne[16]. Or les formes que l’Intelligence donne à l’Âme se rattachent à la vérité d’aussi près que possible, tandis que celles que l’Âme donne au corps ne sont que des images et des apparences éloignées de la vérité[17].

IV. Pourquoi, arrivés à l’Âme, ne nous y arrêtons-nous pas et ne la regardons-nous pas comme le premier principe ? C’est que l’Intelligence est une puissance différente de l’Âme et meilleure qu’elle ; or, ce qui est meilleur est antérieur par sa nature. Qu’on ne croie pas, comme le font quelques-uns[18], que ce soit l’Âme qui, arrivée à son état de perfection, engendre l’Intelligence. Comment ce qui est en puissance pourra-t-il être en acte, s’il n’y a un principe qui le fasse passer de la puissance à l’acte ? Car si ce passage s’opérait par hasard, il pourrait ne pas avoir lieu. Il faut donc accorder le premier rang à ce qui est en acte, qui n’a besoin de rien, qui est parfait, et placer au second rang les choses imparfaites. Celles-ci sont rendues parfaites par les principes qui les ont engendrées, lesquels remplissent à leur égard un rôle paternel, en rendant parfait ce que dans l’origine ils avaient engendré imparfait. Ce qui est ainsi engendré est matière par rapport au principe créateur, puis devient parfait en recevant de lui la forme. D’ailleurs, l’Âme subit la passion ; or il faut qu’il y ait quelque chose d’impassible, sans quoi tout serait dissous par le temps ; il doit donc y avoir un principe antérieur à l’Âme. Ensuite, l’Âme est dans le monde ; or, il doit y avoir quelque chose qui demeure hors du monde, qui soit par conséquent supérieur à l’Âme : car, puisque ce qui est dans le monde est dans le corps, dans la matière, s’il n’y avait rien hors du monde, rien ne resterait permanent ; dans ce cas, la raison [séminale] de l’homme et toutes les autres raisons ne sauraient être éternelles, ni permanentes. Des considérations précédentes, auxquelles on pourrait en joindre beaucoup d’autres, il résulte qu’il est nécessaire d’admettre qu’au-dessus de l’Âme existe l’Intelligence.

V. L’Intelligence, pour prendre ce mot dans son vrai sens, n’est pas seulement en puissance, n’arrive pas à être intelligente après avoir été inintelligente (sinon, nous serions obligés de chercher encore un autre principe supérieur à elle) ; elle est en acte, elle est éternelle[19]. Si elle est intelligente par elle-même, elle pense par elle-même ce qu’elle pense, elle possède par elle-même ce qu’elle possède. Or, puisqu’elle pense d’elle-même et par elle-même, elle est elle-même ce qu’elle pense. Si autre chose était son essence, autre chose ce qu’elle pense, son essence serait inintelligente ; elle serait en puissance, non en acte. Il ne faut donc pas séparer la pensée de son objet, quoique les choses sensibles nous aient fait prendre l’habitude de concevoir même les choses intelligibles séparées les unes des autres.

Quel est donc le principe qui agit, qui pense, et quel est donc l’acte, quelle est la pensée de l’Intelligence, pour que nous admettions qu’elle est ce qu’elle pense ? Évidemment l’Intelligence, par cela même qu’elle est réellement, pense les êtres, et les fait exister ; elle est donc les êtres. En effet, il faut que les êtres existent ou hors d’elle, ou en elle, et, dans le second cas, qu’ils lui soient identiques. Qu’ils existent hors d’elle, c’est impossible : où seraient-ils ? Il faut donc qu’ils existent en elle, qu’ils lui soient identiques. Ils ne sauraient être dans les objets sensibles, comme le croit le vulgaire, parce que les objets sensibles ne sauraient être les premiers dans aucun genre. La forme qui est dans leur matière n’est que le simulacre de l’être ; or, toute forme qui est dans une chose autre qu’elle-même y est mise par un principe supérieur et en est l’image. Enfin, s’il est nécessaire que l’Intelligence soit la puissance créatrice de l’univers, elle ne saurait, en le créant, penser les êtres comme existant dans ce qui n’existe pas encore. Les intelligibles doivent donc exister antérieurement au monde, n’être pas des images des choses sensibles, être au contraire leurs archétypes et constituer l’essence de l’Intelligence. Dira-t-on qu’il suffit des raisons [séminales] ? Ces raisons seront sans doute éternelles ; or, si elles sont éternelles et impassibles, elles doivent exister dans l’Intelligence dont nous avons décrit les caractères, Intelligence qui est antérieure à l’habitude[20], à la nature et à l’âme[21], parce que ces choses sont en puissance.

L’Intelligence est donc essentiellement les êtres, et, quand elle les pense, ils ne sont pas hors d’elle ; ils ne lui sont ni antérieurs, ni postérieurs. L’Intelligence est le premier législateur, ou plutôt elle est la loi même de l’existence. On a donc eu raison de dire : « La pensée est la même chose que l’être[22]. » La science des choses immatérielles est identique à ces choses mêmes. C’est pourquoi je me reconnais moi-même pour un être et j’ai des réminiscences des choses intelligibles. En effet, aucun des êtres n’est hors de l’Intelligence, n’est renfermé dans un lieu : tous subsistent toujours en eux-mêmes immuables et indestructibles ; c’est pour cela qu’ils sont réellement êtres ; s’ils naissaient et périssaient, ils ne posséderaient l’existence que d’une manière adventice, ils ne seraient plus êtres ; ce serait l’existence qu’ils posséderaient qui serait l’être. C’est seulement par participation que les choses sensibles sont ce qu’on dit qu’elles sont ; la nature qui constitue leur substance reçoit sa forme d’ailleurs, comme l’airain reçoit la sienne du statuaire, le bois, de l’artisan : tandis que l’image de l’art pénètre dans la matière, l’art lui-même reste dans son identité et possède en lui-même la véritable essence de la statue et du lit. Ainsi, cette nécessité générale où sont les corps de participer à des images montre qu’ils sont autres que les êtres : car ils changent, tandis que les êtres sont immuables, ont en eux-mêmes leur propre fondement, et n’ont pas besoin d’exister dans un lieu, puisqu’ils n’ont pas d’étendue, qu’ils subsistent d’une existence intellectuelle et absolue. Enfin, l’existence des corps[23] a besoin d’être conservée par un autre principe, tandis que l’Intelligence, qui fait subsister des objets périssables par eux-mêmes, n’a besoin de rien qui la fasse elle-même subsister.

VI. Ainsi, l’Intelligence est les êtres ; elle les renferme tous en elle, non d’une manière locale, mais de la manière dont elle se possède elle-même ; elle ne fait qu’un avec eux. Toutes les essences à la fois sont contenues en elle et y restent distinctes, comme une foule de connaissances peuvent se trouver dans l’âme sans que leur nombre cause aucune confusion : car chacune paraît lorsqu’il le faut, sans entraîner les autres avec elle. Si dans l’âme chaque pensée est un acte indépendant des autres pensées, l’Intelligence doit à plus forte raison être toutes choses à la fois, avec cette restriction cependant que chacune d’elles est une puissance particulière. Prise dans son universalité, l’Intelligence contient toutes les essences comme le genre contient les espèces, le tout, les parties. Les puissances séminales mêmes portent l’empreinte de cette universalité. Chacune prise dans sa totalité est un centre qui contient indivises toutes les parties de l’organisme ; cependant la raison des yeux y diffère de celle des mains, et cette diversité se manifeste par celle des organes qui sont engendrés[24]. Chacune des puissances de la semence est donc l’unité totale de la raison séminale quand cette puissance est réunie aux autres qui sont impliquées en elle[25]. Ce qui est corporel dans la semence contient de la matière, l’humide, par exemple ; mais la raison séminale est la forme entière ; elle est identique à la puissance générative, puissance qui est elle-même l’image d’une puissance supérieure de l’âme. Cette puissance générative qui se trouve dans les semences s’appelle ordinairement nature. Procédant des puissances supérieures comme la lumière rayonne du feu, elle dompte et façonne la matière, en lui donnant la raison séminale[26], sans la pousser ni la mouvoir par des leviers.

VII. Les notions scientifiques (ἐπιστῆμαι (epistêmai)) que l’âme se forme des objets sensibles par la raison discursive, et qu’il conviendrait plutôt d’appeler opinions[27], sont postérieures à ces objets (ὕστεραι τῶν πραγμάτων (husterai tôn pragmatôn), a posteriori), par conséquent n’en sont que les images ; mais les notions vraiment scientifiques que la raison discursive reçoit de l’intelligence ne font concevoir rien de sensible. En tant qu’elles sont des notions scientifiques, elles sont les choses mêmes dont elles sont les conceptions : elles offrent l’union intime de l’intelligence et de la pensée. L’Intelligence intérieure (ὁ νοῦς ἔνδον (ho nous endon)), qui est les essences premières, se possède elle-même intimement, habite en elle-même de toute éternité, enfin est un acte : elle ne promène pas ses regards hors d’elle, parce qu’elle possède tout en elle-même ; elle n’acquiert pas, ne raisonne pas pour trouver des choses qui ne lui seraient pas présentes. Ce sont là des opérations propres à l’âme ; l’intelligence, demeurant fixée en elle-même, est toutes choses simultanément ; ce n’est cependant pas la pensée qui fait subsister chacune d’elles : ce n’est pas parce que l’intelligence a pensé Dieu ou le mouvement, par exemple, que Dieu ou le mouvement existent[28]. Quand on dit que les pensées (νοήσεις (noêseis)) sont les formes (εἴδη (eidê)), on se trompe si l’on entend par là que l’intelligible n’existe que parce que l’intelligence le pense ; au contraire, c’est seulement parce que l’intelligible existe que l’intelligence peut penser. Sinon, comment arriverait-elle à le penser ? Elle ne peut le rencontrer par hasard, ni se consumer en efforts stériles.

VIII. Puisque La pensée (νόησις (noêsis)) est une chose essentiellement une[29], la forme (εἶδος (eidos)), qui est l’objet de la pensée, et l’idée (ἴδεα (idea)), sont une seule et même chose. Quelle est cette chose ? l’intelligence et l’essence intellectuelle : car aucune idée n’est étrangère à l’intelligence ; chaque forme est intelligence, et l’Intelligence tout entière est toutes les formes ; chaque forme particulière est une intelligence particulière. De même la science, prise dans sa totalité, est toutes les notions qu’elle embrasse ; chaque notion est une partie de la science totale ; elle n’en est point séparée localement, et elle existe en puissance dans le tout[30]. L’Intelligence demeure en elle-même, et, en se possédant tranquillement elle-même, elle est la plénitude éternelle de toutes choses. Si on la concevait antérieure à l’Être, il faudrait dire que c’est son action, sa pensée qui a produit et engendré les êtres. Mais, comme il faut au contraire admettre que l’Être est antérieur à l’Intelligence, on doit, dans le principe pensant, concevoir d’abord les êtres, ensuite l’acte et la pensée, comme à l’essence du feu vient se joindre l’acte du feu, en sorte que les êtres ont l’intelligence innée[31] comme leur acte. Or l’être est un acte ; donc l’être et l’intelligence sont un seul acte, ou plutôt tous deux ne font qu’un[32]. Ils ne forment par conséquent qu’une seule nature, comme les êtres, l’acte de l’être et l’intelligence ; dans ce cas, la pensée est l’idée (εἶδος (eidos)), la forme (μορφὴ (morphê)), l’acte de l’être. En séparant par la pensée l’être et l’intelligence, nous concevons un des principes comme antérieur à l’autre. L’intelligence qui opère cette séparation est en effet différente de l’être dont elle se sépare[33] ; mais l’Intelligence qui est inséparable de l’Être et qui ne sépare pas de l’être la pensée est l’être même est toutes choses.

IX. Quelles sont donc les choses contenues dans l’unité de l’Intelligence et que nous divisons en les pensant ? Il faut les énoncer sans en troubler le calme, et contempler ce que contient l’Intelligence par une science qui reste en quelque sorte dans l’unité. Puisque ce monde sensible est un animal qui embrasse tous les animaux, puisqu’il tient son existence et son essence d’un principe différent de lui-même [de l’Âme universelle], principe qui relève à son tour de l’Intelligence, il est nécessaire que l’Intelligence elle-même contienne l’archétype universel, qu’elle soit ce monde intelligible dont Platon dit dans le Timée : « L’Intelligence voit les idées comprises dans l’Animal qui est[34]. » Comme, dès que la raison [séminale] d’un animal existe avec la matière propre à la recevoir, il est nécessaire que cet animal soit engendré ; de même, dès qu’il y a une nature intellectuelle, toute-puissante, que nul obstacle n’arrête (puisque rien ne s’interpose entre elle et la substance capable de recevoir la forme), il est nécessaire que cette dernière substance soit embellie par l’Intelligence ; mais elle ne présente qu’à l’état de division la forme qu’elle reçoit, en sorte qu’elle nous montre d’un côté l’homme [par exemple], d’un autre côté le soleil, tandis que l’Intelligence possède tout dans l’unité.

X. Donc, dans le monde sensible, toutes les choses qui sont des formes procèdent de l’Intelligence ; celles qui ne sont pas des formes n’en procèdent pas. C’est pourquoi on ne trouve dans le monde intelligible aucune des choses qui sont contraires à la nature, pas plus qu’on ne trouve dans les arts ce qui est contraire à l’art. Ainsi, la raison séminale ne contient pas les défauts, celui de boiter, par exemple. Ces défauts ne se produisent que dans la génération, quand la raison ne domine pas la matière : car tout défaut de forme est un accident[35].

Les qualités conformes à la nature, les quantités, les nombres, les grandeurs, les états, les actions et les passions naturelles, les mouvements et les repos, soit généraux, soit particuliers, sont au nombre des choses qui se trouvent dans le monde intelligible, où le temps est remplacé par l’éternité[36] et l’espace par la propriété qu’ont les intelligibles d’être les uns dans les autres. Comme dans le monde intelligible toutes choses sont ensemble, quelle que soit celle que vous preniez, elle est essence, nature intellectuelle et vivante ; elle est identité et différence, mouvement et repos[37] ; elle est ce qui se meut et ce qui est en repos, elle est essence et qualité, elle est tout en un mot. Là, chaque essence est en acte au lieu d’être seulement en puissance ; par conséquent elle n’est pas séparée de la qualité.

Mais n’y a-t-il dans le monde intelligible que ce qui est contenu dans le monde sensible, ou bien y a-t-il encore autre chose ? — Considérons les arts sous ce rapport. D’abord, il n’y a dans le monde intelligible aucune imperfection. S’il y a du mal ici-bas, il provient du manque, de la privation, du défaut ; il est un état de la matière ou de toute chose semblable à la matière qui n’a pas bien reçu la forme[38].

XI. Considérons donc les arts et leurs productions. On ne peut rapporter au monde intelligible, si ce n’est comme impliqués dans la raison humaine, les arts d’imitation tels que la peinture, la sculpture, la danse, l’art mimique, parce qu’ils prennent naissance ici-bas, qu’ils se proposent pour modèles des objets sensibles, qu’ils en représentent les figures, les mouvements et les proportions visibles[39]. S’il y a en nous une faculté qui, en étudiant les beautés qu’offre la symétrie dans les animaux, considère les caractères généraux de cette symétrie, elle fait partie de la puissance intellectuelle qui contemple là-haut la symétrie universelle. Quant à la musique, qui étudie le rhythme et l’harmonie, elle est, en tant qu’elle examine ce qu’il y a d’intelligible dans ces deux choses, l’image de la musique qui s’occupe du rhythme intelligible.

Pour les arts qui produisent des œuvres sensibles, comme l’architecture, l’art du charpentier, en tant qu’ils font usage de certaines proportions, ils ont leurs principes dans le monde intelligible et ils participent à sa sagesse. Mais, comme ils appliquent ces proportions à des objets sensibles, ils ne peuvent être tout entiers rapportés au monde intelligible, si ce n’est en tant qu’ils sont contenus dans la raison humaine. Il en est de même de l’agriculture, qui seconde le développement des végétaux ; de la médecine, qui s’occupe de procurer ici-bas la santé, et de l’art qui donne au corps la force ainsi que la vigueur[40] : car il y a là-haut une autre puissance, une autre santé, desquelles tous les animaux tiennent la vigueur dont ils ont besoin.

Enfin, la rhétorique, la stratégie, l’économie privée et publique, la politique, participent à la science intelligible lorsqu’elles pratiquent et qu’elles étudient les principes de l’honnête[41]. La géométrie, qui s’occupe des choses intelligibles, doit être rapportée au monde intelligible. Il en est de même de la philosophie : elle occupe le premier rang parmi les sciences parce qu’elle étudie l’être. Voilà ce que nous avions à dire des arts et des œuvres qu’ils produisent.

XII. Si le monde intelligible contient l’idée de l’homme, il renferme aussi celle de l’homme raisonnable et de l’artiste, par conséquent l’idée des arts qui sont engendrés par l’intelligence. Il faut donc admettre que l’on trouve dans le monde intelligible les idées des universaux (τὰ ϰαθ’ ὅλου (ta kath’ holou)), l’idée de l’homme même, par exemple, et non celle de Socrate. Il est néanmoins nécessaire d’examiner si l’on ne trouve pas aussi là-haut l’idée de l’homme individuel ὁ ϰαθ’ ἕϰαστα (ho kath’ hekasta)[42], c’est-à-dire de l’homme considéré avec les choses qui diffèrent dans chaque individu[43] : car l’un a un nez aquilin, par exemple, et l’autre un nez plat. On doit admettre que ces différences sont impliquées dans l’idée de l’homme, comme il y a des différences dans l’idée de l’animal ; mais c’est de la matière que vient que l’un a tel nez aquilin et l’autre tel nez plat. De même, parmi les variétés de couleur, les unes sont contenues dans la raison séminale, les autres dérivent de la matière et du lieu.

XIII. Il nous reste à dire s’il n’y a dans le monde intelligible que ce qui est dans le monde sensible, ou bien s’il faut distinguer l’âme particulière et l’âme même (αὐτοψυχή (autopsuchê)), l’intelligence particulière et l’intelligence même (αὐτονοῦς (autonous)), comme nous avons ci-dessus distingué l’homme particulier et l’homme même.

On ne doit pas regarder toutes les choses qui sont ici-bas comme des images d’archétypes, l’âme d’un homme comme une image de l’âme même. Il y a entre les âmes seulement des degrés divers de dignité : l’âme qui est ici-bas n’est pas l’âme même ; mais, comme elle existe d’une existence réelle, elle doit contenir aussi une certaine sagesse, une certaine justice, une certaine science, qui ne sont pas des images de la sagesse, de la justice et de la science intelligibles, comme les objets sensibles le sont des objets intelligibles, mais qui sont ces mêmes choses placées ici-bas dans des conditions différentes d’existence : car elles ne sont pas circonscrites en un lieu. Aussi, quand l’âme sort du corps, elle conserve ces choses en elle : car le monde sensible n’existe que dans un lieu déterminé, tandis que le monde intelligible existe partout ; donc, tout ce que l’âme renferme en elle ici-bas est aussi dans le monde intelligible. Par conséquent si, par choses sensibles, on entend les choses visibles, non-seulement les choses qui sont dans le monde sensible sont dans le monde intelligible, mais il y en a d’autres encore là-haut. Si, au contraire, on comprend dans le monde sensible l’âme et ce qui lui appartient, toutes les choses qui sont là-haut sont aussi ici-bas.

XIV. Admettrons-nous que l’essence qui contient tous les intelligibles [c’est-à-dire l’Intelligence] est le Principe suprême ? Comment pourrions-nous le faire ? Le Principe suprême doit être essentiellement un, absolument simple, et les essences forment une multitude. — Mais, si les essences forment ainsi une multitude, comment cette multitude, comment toutes ces essences peuvent-elles exister ? Comment l’Intelligence est-elle toutes ces choses ? D’où procède-t-elle ? C’est une question que nous traiterons ailleurs[44].

On demandera peut-être encore si le monde intelligible comprend les idées des objets qui proviennent de la corruption, qui sont nuisibles ou désagréables[45], de la boue et des ordures, par exemple. Voici notre réponse : Toutes les choses que l’Intelligence universelle reçoit du Premier sont excellentes ; or, parmi elles, on ne trouve pas les idées de ces objets vils et sales qu’on a cités ; l’Intelligence ne les comprend pas. Mais, en recevant de l’Intelligence les idées, l’Âme reçoit aussi de la matière d’autres choses, parmi lesquelles se trouvent les accidents dont on parle. Du reste, pour bien résoudre cette objection, il faut recourir au livre où nous expliquons comment de l’Un procède la multitude des idées[46].

Concluons. Les composés accidentels où l’Intelligence n’est pour rien, et qui sont formés par un concours fortuit d’objets sensibles, n’ont pas d’idées qui leur correspondent dans le monde intelligible. Les choses qui proviennent de la corruption ne sont engendrées que parce que l’Âme est incapable de rien faire de meilleur dans ce cas ; sinon elle eût produit plutôt quelque objet conforme à la nature ; elle produit donc ce qu’elle peut.

Quant aux arts, tous ceux qui se rapportent aux choses naturelles à l’homme sont compris dans l’idée de l’homme même. L’art qui est universel est antérieur aux autres arts ; mais il est lui-même postérieur à l’Âme même, ou plutôt à la vie qui est dans l’Intelligence avant de devenir âme, et qui, devenant âme, mérite d’être appelée l’Âme même.


  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  2. Voy. Platon, Phédon, p. 81.
  3. Voy. la même idée dans l’Ennéade I, liv. VI, § 8 ; t. I, p. 111.
  4. Ce remarquable morceau est cité tout entier par Nicéphore Grégoras, Scholies sur le Traité de Synésius sur les Rêves, éd. Pétau, p. 394. Il est également cité et commenté par le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 167.
  5. Ce passage doit être rapproché de l’Enn. I, liv. III, § 1 ; t. I, p. 64.
  6. Cette phrase est le résumé du livre VI de l’Ennéade I.
  7. Voy. Enn. I, liv. VI, § 2 ; t. I, p. 101-102.
  8. Voy. Enn. I, liv. VI, § 6, p. 107-108.
  9. Voy. ibid., § 9, p. 113. L’expression employée ici par Plotin est empruntée au Philèbe de Platon, p. 64.
  10. Voy. Platon, Phédon, p. 36.
  11. Voy. Enn. II, liv. IV, § 6 ; t. I, p. 201.
  12. L’âme raisonnable est avec l’intelligence pure dans le même rapport que la matière avec la forme. Voy. Enn. III, liv. IX, no 5 ; t. II, p. 254.
  13. Voy. Enn. II, liv. IX, § 12, t. II, p. 291 ; et Enn. IV, liv. IV, § 14, t. II, p. 350.
  14. Voy. Enn. II, liv. III, § 17-18 ; et liv. IX, § 2-3 ; t. I, p. 191-193, et p. 262-263. Voy. encore ci-après Enn. VI, liv. IV, § 9.
  15. Sur les divers sens que le mot raison a dans Plotin, Voy. le tome I, p. 101, note 1 ; p. 189, note 4 ; p. 197, note 1 ; p. 240, note 2 ; p. 249, note 2.
  16. Voy. Enn. IV, liv. IV, § 10-12 ; t. II, p. 344-349.
  17. Voy. Enn. III, liv. VIII, § 3 et 7 ; t. II, p. 215 et 224.
  18. Creuzer pense que Plotin désigne ici Anaxagore ou Démocrite. Nous croyons qu’il s’agit des Stoïciens, parce que notre auteur les réfute par les mêmes arguments dans l’Ennéade IV, liv. VII, § 8, no 14 ; t. II, p. 457-459.
  19. Cette phrase est citée par Jean Philopon, Commentaire sur le Traité de l’Âme d’Aristote, III, fol. 7, Venise ; et par Syrianus, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, II, 4, p. 29.
  20. Sur le sens du mot habitude, Voy. notre tome I, p. 221, note 3.
  21. Voy. Enn. IV, liv. VII, no 14 ; t. II, p. 457-459.
  22. Ce vers de Parménide a déjà été cité ci-dessus liv. I, § 8, p. 19, note 2.
  23. Σωμάτων γὰρ φύσις σώζεσθαι παρ’ ἄλλου θέλει (Sômatôn gar phusis sôzesthai par’ allou thelei). Creuzer voit ici un jeu de mots dans le rapprochement de σωμάτων (sômatôn) et de σώζεσθαι (sôzesthai). Il cite à l’appui de son opinion ce passage de Platon : « Les disciples d’Orphée considèrent le mot σῶμα (sôma) comme relatif à la peine que l’âme subit durant son séjour dans le corps en expiation de ses fautes. Ainsi cette enceinte corporelle serait comme la prison où elle est gardée, σώζεται (sôzetai). Le corps est donc, comme son nom le porte, ce qui conserve l’âme jusqu’à ce qu’elle ait acquitté sa dette. » (Cratyle, trad. de M. Cousin, t. XI, p. 50.)
  24. Voy. Aristote, De la Génération I, 18.
  25. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXIX, dans notre tome I, p. LXXX-LXXXI.
  26. Sur la Nature, Voy. Enn. III, liv. VIII, § 1-3 ; t. II, p. 211-215.
  27. Sur l’Opinion, Voy. ci-dessus liv. V, § 1, p. 73.
  28. Voy. ci-dessus liv. I, § 4, p. 11.
  29. Nous lisons avec Creuzer et Taylor ἓν ὄντως (hen ontôs), au lieu de ἐνόντος (enontos), leçon suivie par Ficin.
  30. Voy. la même comparaison plus développée Enn. IV, liv. IX, § 5 ; t. II, p. 501-502.
  31. Nous lisons ἔνοντα (enonta), comme Ficin, au lieu de ἓν ὄντα (hen onta), que Creuzer a eu le tort de maintenir dans le texte, puisqu’il a reconnu lui-même dans ses notes que la leçon suivie par Ficin était plus conforme à la suite des idées.
  32. Voy. Enn. III, liv. IX, no 1 ; t. II, p. 239.
  33. Voy. Enn. III, liv. IX, no 1 ; t. II, p. 240.
  34. Voy. le passage du Timée cité dans notre tome II, p. 238, note 2.
  35. Il y a dans le texte ἡ δὲ ἐϰ τῆς τύχης λύμη τοῦ εἴδους (hê de ek tês tuchês lumê tou eidous), et Ficin traduit : « Nempe speciei jactura casu accidit et fortuna. » Creuzer propose ici une conjecture qu’il explique en ce termes : « Malo quærere quam decernere an hæc verba ita interpungi et explicari possint ; ἡ δὲ, ἐϰ τῆς τύχης (sc. χωλεία, ἐστὶ) λύμη εἴδους (hê de, ek tês tuchês (sc. chôleia, esti) lumê eidous), claudicatio vero, quæ fortuna site casu fit, est noxa formæ. » Cette conjecture ne nous paraît point nécessaire pour expliquer la phrase qui offre un sens très-satisfaisant et tout à fait conforme à la doctrine de Plotin. Voy. notamment Enn. II, liv. III, §16 ; t. II, p. 170.
  36. Voy. Enn. III, liv. VII, § 10 ; t. II, p. 196-199.
  37. Voy. Enn. II, liv. VII, § 2 ; t. II, p. 174.
  38. Voy. Enn. I, liv. VI, § 2 ; t. I, p. 102. Ce passage de Plotin est cité par Syrianus, Commentaire sur la Métaphysique d’Aristote, fol. 29, b. Voy. les Éclaircissements à la fin de notre volume.
  39. Voy. Platon, République, liv. X.
  40. Il s’agit ici de la gymnastique. Voy. Platon, Gorgias, p. 464.
  41. Nous suivons Creuzer qui propose de lire τῶν ϰαλῶν ϰοινωνοῦσι (tôn kalôn koinônousi), au lieu de τὸ ϰαλὸν ϰοινωνοῦσι (to kalon koinônousi).
  42. Voy. ci-dessus le livre VII.
  43. Taylor, comme le remarque Creuzer, n’a pas bien saisi le sens de ce passage. Il traduit : not because he is the same with another man.
  44. Voy. Enn. VI, liv. VII.
  45. Taylor propose de lire ici τεχνιϰῶν (technikôn) au lieu de χαλεπῶν (kalepôn) et traduit : « With respect, however, to things generated from putrefaction, and to things artificial. » Il est facile de reconnaître que cette conjecture est contraire au sens général de la phrase et à l’enchaînement des idées.
  46. C’est le titre du livre vii de l’Ennéade VI.