Cratyle (trad. Cousin)

Œuvres de Platon
Tome Onzième. Cratyle
Traduction française de Victor Cousin
◄   Notes du tome X TOME XI Le Sophiste   ►


ŒUVRES
DE PLATON,
TRADUITES
PAR VICTOR COUSIN.
TOME ONZIÈME.
Séparateur
PARIS,
REY ET GRAVIER, LIBRAIRES,
QUAI DES AUGUSTINS, 45.

M DCCC. XXXVII


CRATYLE,
OU
DE LA PROPRIÉTÉ DES NOMS.

Séparateur


Interlocuteurs :
HERMOGÈNE, CRATYLE, SOCRATE.

HERMOGÈNE[1].

Voilà Socrate ; veux-tu que nous lui fassions part du sujet de notre entretien ?

CRATYLE[2].

Comme il te plaira.

HERMOGÈNE.

Cratyle que voici prétend, mon cher Socrate, qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui est propre et qui lui appartient par nature ; selon lui, ce n’est pas un nom que la désignation d’un objet par tel ou tel son d’après une convention arbitraire ; il veut qu’il y ait dans les noms une certaine propriété naturelle qui se retrouve la même et chez les Grecs et chez les Barbares. Je lui demande alors si le nom de Cratyle est ou n’est pas son nom véritable : il avoue que tel est son nom. Et le nom de Socrate, lui demandai-je encore ? C’est bien Socrate, me répond-il. Et de même, pour tous les autres hommes, leur nom n’est-il pas celui par lequel nous désignons chacun d’eux ? Non pas, me dit-il, ton nom n’est pas Hermogène, quand même tout le genre humain t’appellerait ainsi. Là-dessus, je l’interroge, curieux de comprendre enfin quelque chose à son opinion ; mais il ne s’explique pas et se raille de moi, se donnant l’air d’avoir par devers lui sur cette matière des idées qui me forceraient bien, s’il voulait m’en faire part, de me ranger à son avis et de dire tout comme lui. Si par hasard, Socrate, il t’était possible de débrouiller les oracles de Cratyle, j’aurais du plaisir à t’entendre. Mais j’en éprouverais plus encore à savoir de toi, si tu y consens, quelle est ta façon de penser sur la propriété des noms.

SOCRATE.

Ô Hermogène, fils d’Hipponicus, c’est un vieux proverbe que les belles choses sont difficiles à apprendre. Et vraiment ce n’est pas une petite affaire que l’étude des noms. À la bonne heure, si j’avais entendu chez Prodicus[3] (03) sa démonstration à cinquante drachmes par tête, qui nous fait connaître, à ce qu’il dit, tout ce que l’on doit savoir à cet égard : il ne tiendrait à rien que tu n’apprisses à l’instant même la vérité sur la propriété des noms. Mais quoi ! je n’ai entendu que sa démonstration à une drachme ; je ne puis donc savoir ce qu’il y a de vrai sur ce sujet : néanmoins me voilà tout prêt à chercher en commun avec toi et avec Cratyle. Quant à ce qu’il dit, qu’Hermogène n’est pas véritablement ton nom, je suis tenté de croire qu’il veut plaisanter. Il entend peut-être par là que, poursuivant la richesse, elle t’échappe toujours[4]. Quoi qu’il en soit, la question, comme je l’ai dit, est difficile ; examinons-la, et voyons si c’est toi qui as raison ou bien si c’est Cratyle,

HERMOGÈNE.

Pour moi, Socrate, après en avoir souvent raisonné avec Cratyle et avec beaucoup d’autres, je ne saurais me persuader que la propriété du nom réside ailleurs que dans la convention et le consentement des hommes. Je pense que le vrai nom d’un objet est celui qu’on lui impose ; que si à ce nom on en substitue un autre, ce dernier n’est pas moins propre que n’était le précédent : de même que si nous venons à changer les noms de nos esclaves, les nouveaux qu’il nous plaît de leur donner ne valent pas moins que les anciens. Je pense qu’il n’y a pas de nom qui soit naturellement propre à une chose plutôt qu’à une autre, et que c’est la loi et l’usage qui les ont tous établis et consacrés. S’il en est autrement, je suis tout disposé à m’en instruire et à écouter Cratyle, ou qui que ce soit.

SOCRATE.

Tu peux avoir raison, Hermogène : eh bien, examinons. Tu dis que le nom d’une chose est celui que chacun juge à propos de lui assigner ?

HERMOGÈNE.

C’est mon avis.

SOCRATE.

N’importe qui le fasse, soit un État, soit un particulier ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Quoi, s’il me plaît de nommer un objet quelconque, par exemple, d’appeler cheval ce que d’ordinaire nous appelons homme, et réciproquement, il s’ensuivra que le nom du même objet sera homme pour tout le monde et pour moi cheval, ou bien cheval pour tout le monde et homme pour moi : n’est-ce pas ce que tu dis ?

HERMOGÈNE.

C’est bien cela.

SOCRATE.

Eh bien, réponds : admets-tu qu’on puisse dire vrai, et qu’on puisse dire faux ?

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Ainsi il y aura un discours vrai et un discours faux ?

HERMOGÈNE.

Oui certes.

SOCRATE.

Le discours vrai sera celui qui dit les choses comme elles sont, le faux comme elles ne sont pas.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Il est donc possible de dire par le discours ce qui est et ce qui n’est pas[5].

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Se peut-il qu’un discours soit vrai dans son entier et ne le soit pas dans ses parties ?

HERMOGÈNE.

Non, ses parties sont vraies aussi.

SOCRATE.

Toutes ses parties, ou bien les plus grandes seulement, et non les plus petites ?

HERMOGÈNE.

Toutes à mon avis.

SOCRATE.

Trouves-tu qu’il y ait dans le discours une partie plus petite que le nom ?

HERMOGÈNE.

Nullement : c’est la plus petite.

SOCRATE.

Ainsi le nom peut faire partie d’un discours vrai.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et cette partie sera vraie, de ton aveu ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et la partie d’un discours faux n’est-elle point fausse ?

HERMOGÈNE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Un nom peut donc être vrai ou faux, dès que le discours peut être l’un ou l’autre ?

HERMOGÈNE.

D’accord.

SOCRATE.

Mais le nom de chaque chose est celui que chacun dit ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Chaque chose aura-t-elle donc autant de noms que chacun lui en donnera, et seulement dans le temps qu’on les lui donnera ?

HERMOGÈNE.

En effet, Socrate, il n’y a pas pour moi d’autre propriété dans les noms, sinon que je puis appeler une chose de tel nom que je lui donne à mon gré, et que tu l’appelleras si tu veux de tel autre, que tu lui donneras de ton côté. Ainsi je rencontre, dans des villes différentes, différents noms pour désigner un seul et même objet, et cela chez les Grecs entre eux et entre les Grecs et les Barbares.

SOCRATE.

Voyons, Hermogène : penses-tu aussi que les êtres n’aient qu’une existence relative à l’individu qui les considère, suivant la proposition de Protagoras[6], que l’homme est la mesure de toutes choses ; de sorte que les objets ne soient pour toi et pour moi que ce qu’ils nous paraissent à chacun de nous individuellement ; ou bien te semble-t-il qu’ils aient en eux-mêmes une certaine réalité fixe et permanente ?

HERMOGÈNE.

Je l’avoue, Socrate, j’en suis venu autrefois, dans mes incertitudes, aux opinions de Protagoras. Néanmoins je ne puis croire qu’il en soit tout-à-fait ainsi[7].

SOCRATE.

Quoi donc, en es-tu venu quelquefois à croire que nul homme n’est tout-à-fait méchant ?

HERMOGÈNE.

Non, par Jupiter ; souvent, au contraire, j’ai été dans le cas de trouver des hommes tout-à-fait méchants ; et j’en ai trouvé un bon nombre.

SOCRATE.

Et n’en as-tu pas vu qui t’aient semblé tout-à-fait bons ?

HERMOGÈNE.

Pour ceux-là, bien peu.

SOCRATE.

Mais tu en as vu ?

HERMOGÈNE.

J’en conviens.

SOCRATE.

Et comment l’en tends-tu ? N’est-ce pas que ces derniers étaient tout-à-fait raisonnables, et que les hommes tout-à-fait méchants étaient tout-à-fait insensés ?

HERMOGÈNE.

C’est mon sentiment.

SOCRATE.

Mais si Protagoras a raison, s’il est vrai que les choses ne sont que ce qu’elles paraissent à chacun de nous, est-il possible que les uns soient raisonnables et les autres insensés ?

HERMOGÈNE.

Non vraiment.

SOCRATE.

Tu es donc, à ce qu’il me semble, tout-à-fait persuadé que puisqu’il y a une sagesse et une folie, il est tout-à-fait impossible que Protagoras ait raison. En effet, un homme ne pourrait jamais être plus sage qu’un autre, si la vérité n’est pour chacun que ce qui lui semble.

HERMOGÈNE.

Évidemment.

SOCRATE.

Je ne pense pas non plus que tu soutiennes, avec Euthydème[8], que tout est de même à la fois et toujours pour tout le monde ; car il serait impossible que les uns fussent bons et les autres méchants si la vertu et le vice étaient de la même manière et en tout temps dans tous les hommes.

HERMOGÈNE.

Fort bien.

SOCRATE.

Par conséquent, si tout n’est pas de même à la fois et toujours pour tout le monde, et si chaque être n’est pas non plus différent pour chaque individu, il est clair que les choses ont en elles-mêmes une réalité constante, qu’elles ne sont ni relatives à nous, ni dépendantes de nous, et qu’elles ne varient pas au gré de notre manière de voir, mais qu’elles subsistent en elles-mêmes, selon leur essence et leur constitution naturelle.

HERMOGÈNE.

Je le crois, Socrate.

SOCRATE.

Maintenant en serait-il ainsi des choses sans qu’il en fût de même de leurs actions ? Et les actions ne sont-elles pas une espèce d’êtres ?

HERMOGÈNE.

Il est vrai.

SOCRATE.

Les actions se font donc aussi conformément à leur nature propre. Qu’il s’agisse, par exemple, de couper quelque chose, serons-nous maîtres de le faire de la manière qu’il nous plaira et avec ce qu’il nous plaira ? N’est-il pas vrai, au contraire, que nous ne pourrons couper, que nous n’y réussirons, que nous ne ferons bien la chose, qu’en coupant comme la nature des choses veut qu’on coupe et qu’on soit coupé ; tandis que si nous allons contre la nature, nous ferons mal et ne réussirons pas ?

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Et si nous voulons brûler quelque chose, ce n’est pas en nous réglant sur la première opinion venue que nous y parviendrons, mais en suivant la véritable ; et la véritable c’est celle qui indique de quelle manière et avec quoi on peut brûler et être brûlé ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et de même pour toutes les autres actions ?

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Mais parler, n’est-ce pas aussi une action ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

En ce cas, si l’on parle en ne consultant que sa propre opinion sur la manière de parler, parlera-t-on bien ? N’est-il pas vrai que l’on ne peut parler véritablement qu’autant que l’on dit les choses comme la nature veut qu’on les dise et qu’elles soient dites, et avec ce qui convient pour cela, tandis qu’autrement on se trompera et on ne fera rien de bon ?

HERMOGÈNE.

Je le crois ainsi.

SOCRATE.

Nommer[9], n’est-ce pas une partie de l’action de parler ? C’est en nommant que l’on parle.

HERMOGÈNE.

Certainement.

SOCRATE.

Nommer est donc une action, puisque nous sommes convenus que parler est une action qui se rapporte aux choses ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et nous avons dit que les actions ne dépendent pas de nous, mais qu’elles ont en elles-mêmes leur nature propre ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Il s’ensuit donc, si nous voulons être d’accord avec nous-mêmes, qu’il faut nommer, non pas selon notre caprice, mais comme la nature des choses veut qu’on nomme et qu’on soit nommé, et avec ce qui convient à cet usage ; qu’ainsi seulement nous ferons quelque chose de sérieux et nommerons effectivement ; qu’autrement il n’y aura rien de fait.

HERMOGÈNE.

Soit.

SOCRATE.

En ce cas, si l’on veut couper, c’est à condition d’employer ce qu’il faut pour couper ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Si l’on veut démêler le tissu, on devra se servir de ce qu’il faut pour cela ; de même pour percer ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et si l’on veut nommer, il faudra également le faire au moyen de quelque chose ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Comment appelles-tu ce qui sert à percer ?

HERMOGÈNE.

Un perçoir.

SOCRATE.

À démêler le tissu ?

HERMOGÈNE.

Un battant.

SOCRATE.

À nommer enfin ?

HERMOGÈNE.

Un nom.

SOCRATE.

Très bien. Le nom est donc aussi un instrument ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et si je te demandais quel instrument c’est que le battant ? N’est-ce pas celui avec lequel on démêle ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et qu’en fait-on ? Ne l’emploie-t-on pas à débrouiller la trame et la chaîne, confondues ensemble ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Ne pourrais-tu pas me répondre pareillement, au sujet du perçoir et des autres instruments ?

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Peux-tu m’en dire autant au sujet du nom ? Si c’est un instrument, qu’en faisons-nous quand nous nommons ?

HERMOGÈNE.

C’est ce que je ne puis dire.

SOCRATE.

N’est-ce pas que nous nous apprenons quelque chose les uns aux autres, et que nous démêlons les manières d’être des divers objets ?

HERMOGÈNE.

À la bonne heure.

SOCRATE.

Le nom est donc un instrument d’enseignement, et qui sert à démêler les choses, comme le battant à démêler des fils.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Le battant est un instrument de tissage ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Un tisserand habile se servira donc bien du battant, c’est-à-dire qu’il s’en servira en tisserand. Un maître habile se servira bien du nom, bien, c’est-à-dire en maître.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Lorsque le tisserand emploie le battant, de qui emploie-t-il l’ouvrage ?

HERMOGÈNE.

Du menuisier.

SOCRATE.

Tout homme est-il menuisier, ou celui-là seulement qui possède l’art de la menuiserie ?

HERMOGÈNE.

Celui qui possède cet art.

SOCRATE.

Celui qui perce le bois, à quel artisan doit-il le perçoir dont il sait se servir ?

HERMOGÈNE.

Au taillandier.

SOCRATE

Tout le monde peut-il être taillandier, ou bien seulement celui qui possède cet art ?

HERMOGÈNE.

Celui-ci seulement.

SOCRATE.

À merveille ; et le maître habile, quand il fait usage du nom, de qui emploie-t-il l’ouvrage ?

HERMOGÈNE.

Pour cela, je ne puis pas le dire non plus.

SOCRATE.

Tu ne peux dire qui nous fournit les mots que nous employons ?

HERMOGÈNE.

Non vraiment.

SOCRATE.

Ne penses-tu pas que c’est la loi qui nous les donne ?

HERMOGÈNE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Quand donc le maître emploie les noms, c’est de l’œuvre du législateur qu’il fait usage ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

Penses-tu que tout homme soit législateur, ou bien celui-là seulement qui possède l’art de la législation ?

HERMOGÈNE

Ce dernier seulement.

SOCRATE.

Ainsi, Hermogène, il n’appartient pas à tout homme d’imposer des noms aux choses, mais à un véritable artisan de noms. Ce faiseur de noms, c’est, à ce qu’il paraît, le législateur, de tous les artisans le plus rare parmi les hommes.

HERMOGÈNE.

À ce qu’il paraît.

SOCRATE.

Maintenant considère sur quoi se règle le législateur en établissant les noms. Reporte-toi à ce que nous disions tout à l’heure. Sur quoi se règle le menuisier qui fait le battant ? N’est-ce pas sur la nature même de l’opération du tissage ?

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Et si au milieu de son travail ce battant vient à se briser, est-ce à l’imitation de celui-ci qu’il en fabriquera un autre ; ou ne se reportera-t-il pas plutôt à l’idée même qui lui avait servi de modèle pour faire le premier ?

HERMOGÈNE.

C’est, je pense, à ce modèle qu’il reviendra.

SOCRATE.

Et cette idée, ne serait-il pas juste de l’appeler le battant par excellence ?

HERMOGÈNE.

À la bonne heure.

SOCRATE.

Dès que le battant est destiné à faire des étoffes, soit fines, soit grossières, de fil ou de laine, ou autrement, ne doit-il pas toujours présenter la forme générale d’un battant ? Et d’autre part, l’ouvrier qui le fabrique ne doit-il pas donner à son ouvrage la disposition qui est le mieux appropriée à chaque espèce de tissu ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et de même pour les autres instruments. Après avoir trouvé l’instrument qui est naturellement propre à chaque genre de travaux, il faut l’exécuter avec les matériaux que la nature a destinés à cet usage, et non pas au hasard et de fantaisie, mais comme il convient. Par exemple, il faut savoir exécuter avec du fer le perçoir propre à chaque opération.

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et avec du bois le battant propre à chaque sorte de tissu ?

HERMOGÈNE.

D’accord.

SOCRATE.

Car nous avons dit qu’il y a pour chaque genre de tissage un battant qui y est naturellement propre, et ainsi des autres instruments.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Le législateur doit donc aussi, mon cher ami, former avec les sons et les syllabes les noms qui conviennent aux choses ; il faut qu’il les fasse et qu’il les institue en tenant ses regards attachés sur l’idée du nom, s’il veut être un bon instituteur de noms. Il est vrai que tous les législateurs ne renferment pas le même nom dans les mêmes syllabes : mais nous n’ignorons : pas que tous les forgerons ne se servent pas du même fer, quoiqu’ils travaillent au même instrument et dans le même, dessein. Toutefois cet instrument, tant qu’il représentera le même modèle, ne laissera pas d’être bon malgré la différence du fer, soit d’ailleurs que l’ouvrier, l’ait fait chez nous ou chez les Barbares. N’est-il pas vrai ?

HERMOGÈNE.

Certainement.

SOCRATE.

Tu jugeras donc de même du législateur, qu’il soit grec ou barbare : pourvu qu’il approprie convenablement à chaque chose l’idée du nom, de quelques syllabes qu’il se serve, il n’en vaudra ni plus ni moins pour appartenir à notre pays ou à tout autre.

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Qui est celui qui décidera si l’on a donné à un bois quelconque la ferme propre d’un battant ? Sera-ce celui qui l’a fait, le menuisier, ou celui qui doit s’en servir, le tisserand ?

HERMOGÈNE.

Naturellement, Socrate y ce sera celui qui doit s’en servir.

SOCRATE.

Et comment appelles-tu celui qui doit se servir de l’ouvrage du fabricant de lyre ? N’est-ce pas celui-là qui saura le mieux présider au travail de cet ouvrier, et juger ensuite si l’ouvrage est bon ou mauvais ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Quel est-il ?

HERMOGÈNE.

Le joueur de lyre.

SOCRATE.

Qui est-ce qui jugera de l’ouvrage du constructeur de navires ?

HERMOGÈNE.

Le pilote.

SOCRATE.

Et qui enfin devra diriger et juger ensuite l’ouvrage du législateur, soit chez nous, soit chez les Barbares ? N’est-ce pas celui qui devra s’en servir ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et celui-là ne sera-ce pas l’homme qui possède l’art d’interroger ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et de répondre à son tour ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et celui qui sait interroger et répondre, ne l’appelles-tu pas dialecticien ?

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Or le charpentier, pour bien faire un gouvernail, a besoin de le faire sous la détection de pilote ?

HERMOGÈNE.

Évidemment.

SOCRATE.

De même aussi le nom, qui est l’ouvrage du législateur, devra, pour être bon, être fait sous la direction d’un dialecticien.

HERMOGÈNE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Il paraît, Hermogène, que l’institution des noms n’est pas une petite affaire ni l’ouvrage de gens médiocres et du premier venu. Cratyle a donc raison de dire qu’il y a des noms naturels aux choses, et que tout homme ne peut pas être un artisan de noms, mais celui-là seul qui considère le nom propre à chaque chose, et qui sait en réaliser l’idée dans les lettres et les syllabes.

HERMOGÈNE.

Je ne vois pas,Socrate, ce que je pourrais opposer à ce que tu dis. Mais pourtant il n’est pas facile de s’y rendre sur l’heure : ce qui pourrait je crois me persuader le mieux, ce serait de me faire voir en quoi consiste cette propriété du nom que tu prétends être fondée dans la nature.

SOCRATE.

Moi, cher Hermogène, je ne prétends, rien : tu oublies ce que je disais tout à l’heure, que j’ignore tout cela, mais que je l’étudierais volontiers avec toi. Ce que nous avons du moins reconnu jusqu’ici, contrairement à ce qui nous semblait d’abord, c’est que le nom a en lui-même une certaine propriété naturelle, et que tout homme n’est pas capable de donner à quelque chose que ce soit le nom qui lui convient. N’est-il pas vrai ?

HERMOGÈNE.

Très vrai.

SOCRATE.

Ce qu’il nous fout donc chercher Maintenant, puisque tu désirer le savoir, c’est en quoi consiste la propriété naturelle des noms ?

HERMOGÈNE.

Assurément, je désire le savoir.

SOCRATE.

Eh bien, cherche-le.

HERMOGÈNE.

Mais comment faire ?

SOCRATE.

Le meilleur moyen, mon cher ami, et le plus propre[10] à notre objet, ce serait de s’adresser aux gens qui s’y entendent, en leur payant de bonnes sommes avec bien des remerciements par dessus le marché. Je veux parler des sophistes à qui ton frère Callias a compté tant d’argent : aussi passe-t-il pour sage. Mais comme tu ne possèdes rien du patrimoine de ta famille, je te conseille de cajoler ton frère, et de faire en sorte par tes instances, qu’il t’enseigne cette propriété des noms dont il a dû être instruit par Protagoras.

HERMOGÈNE.

La démarche serait étrange de ma part, Socrate, si moi qui n’admets point du tout la vérité de Protagoras[11], je faisais le moindre cas des conséquences qu’on peut en avoir tirées.

SOCRATE.

Si ce moyen ne te convient pas, il faut nous instruire auprès d’Homère et des autres poètes.

HERMOGÈNE.

Et que dit Homère de la propriété des noms ? Où en parle-t-il ?

SOCRATE.

En maint endroit : mais les principaux et les plus beaux sont ceux où il distingue pour une même chose, le nom dont se servent les hommes et celui dont se servent les dieux. Est-ce que tu ne trouves pas qu’Homère nous dit là quelque chose de grand et de merveilleux sur la propriété des noms ? Car il est clair que les dieux doivent employer avec une propriété parfaite les dénominations naturelles des choses. N’es-tu pas de cet avis ?

HERMOGÈNE.

Sans doute, je conçois que si les dieux donnent des noms, ils doivent les donner justes. Mais quels sont ceux que tu veux dire ?

SOCRATE.

Ne sais-tu pas qu’en parlant de ce fleuve de Troie qui a un combat singulier avec Vulcain, Homère dit:

Ce fleuve que les dieux appellent Xanthe, et les hommes Scamandre[12].

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Eh bien, ne trouves-tu pas que c’est une chose importante de savoir en quoi il y a plus de justesse et de propriété à appeler le fleuve Xanthe qu’à l’appeler Scamandre ? Ou prends encore, si tu veux, ce qu’il dit de cet oiseau que

Les dieux appellent Chalcis, et les hommes Cymindis[13].

N’est-ce rien de savoir en quoi le nom de Chalcis convient mieux à cet oiseau que celui de Cymindis ? Ou bien encore la colline Batiéia, autrement dite par les dieux Myriné[14], et tant d’autres exemples dans ce poète et dans d’autres. Mais ce sont là peut-être des difficultés trop grandes pour que toi ou moi nous puissions les résoudre. Le double nom dé Scamandrios et d’Astyanax sera, je pense, un sujet plus à la portée de simples mortels, et nous trouverons plus aisément ce qu’Homère a pensé de la propriété de ces deux noms, qu’il attribue au fils d’Hector. Tu connais sans doute les vers où se trouve ce dont je veux parler[15].

HERMOGÈNE.

Parfaitement.

SOCRATE.

Et lequel de ces deux noms, Astyanax ou Scamandrios, Homère te semble-t-il avoir considéré comme le plus propre à l’enfant ?

HERMOGÈNE.

Je ne puis le dire.

SOCRATE.

Voyons donc ; si on te demandait : sont-ce les plus sages ou les moins sages qui donnent les noms les plus justes ?

HERMOGÈNE.

Évidemment ce sont les plus sages, répondrais-je.

SOCRATE.

Dans une ville, à parler en général, sont-ce les hommes ou les femmes qui te paraissent les plus sages ?

HERMOGÈNE.

Ce sont les hommes.

SOCRATE.

Or, tu sais ce que dit Homère, [392d] que les Troyens appelaient Astyanax le jeune fils d’Hector. Il est donc clair que c’étaient les femmes qui l’appelaient Scamandrios, puisque les hommes lui donnaient le nom d’Astyanax.

HERMOGÈNE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Sans doute Homère jugeait les Troyens plus sages que leurs femmes ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

Il devait ; donc juger qu’Astyanax était pour l’enfant un nom plus juste que Scamandrios ?

HERMOGÈNE.

Cela est clair.

SOCRATE.

Cherchons-en la raison. Ou plutôt ne nous la donne-t-il pas lui-même le mieux du monde, en disant :

Car seul il défendait leur ville et ses vastes remparts[16].

Il semble en conséquence qu’il était juste d’appeler le fils du sauveur l’Astyanax[17] de ce qui était sauvé par son père, ainsi que l’a fait le poète.

HERMOGÈNE.

Évidemment.

SOCRATE.

Qu’est-ce à dire ? Moi-même je n’entends pas encore bien cela, et toi tu l’entends ?

HERMOGÈNE.

Non, par Jupiter, ni moi non plus.

SOCRATE.

Et bien, mon cher, ne serait-ce pas Homère lui-même qui aurait donné ce nom d’Hector au héros troyen ?

HERMOGÈNE.

Pourquoi cela ?

SOCRATE.

Parce que ce nom me paraît avoir beaucoup de rapport avec celui d’Astyanax, et que l’un et l’autre ont tout l’air de noms grecs. Anax et Hector signifient à peu près la même chose, et semblent tous deux des noms de rois. En effet, ce dont un homme est le chef, ἄναξ, il en est aussi le maître, ἕκτωρ ; car il est clair qu’il le gouverne, qu’il le possède, qu’il l’a, ἔχει. Penses-tu que j’aie tort, et m’abuserais-je en croyant avoir trouvé quelque trace de la pensée d’Homère sur la propriété des noms ?

HERMOGÈNE.

Par ma foi, il me semble que tu n’en es pas loin.

SOCRATE.

Il est juste en effet, ce me semble, d’appeler lion la progéniture du lion, et cheval celle du cheval. Bien entendu qu’il ne s’agit point des cas monstrueux, comme si par exemple il provenait d’un cheval autre chose qu’un cheval, mais du cours ordinaire de la reproduction des races. Qu’un cheval produise contre nature ce qui serait naturellement le produit d’un taureau, il faudra l’appeler un veau, et non pas un poulain. De même pour la race humaine, le nom d’homme ne convient à la progéniture d’un homme qu’autant qu’elle est conforme à son espèce. De même aussi pour les plantes et pour toutes les autres choses. N’es-tu pas de cet avis ?

HERMOGÈNE.
Tout-à-fait.
SOCRATE.

Fort bien ; mais prends garde que je ne te donne le change. Il suivrait du même principe, que ce qui naît d’un roi doit être appelé roi. Au reste, il n’importe pas que la même chose soit exprimée par tel assemblage de syllabes ou bien par tel autre ; qu’il y ait une lettre de plus ou une de moins, cela n’y fait rien encore, pourvu que dans le nom domine toujours l’essence de la chose qu’il doit exprimer.

HERMOGÈNE.

Que veux-tu dire par là ?

SOCRATE.

Rien que de fort simple. Tu sais, que les noms qui nous servent à désigner les lettres, ne sont pas précisément ces lettres mêmes, excepté quatre, savoir : l’ε, l’υ, l’ο et l’ω. Quant aux autres lettres, voyelles et consonnes, tu sais que c’est en leur adjoignant d’autres lettres que nous leur donnons des noms ; mais des que nous faisons prédominer dans chacun de ces noms la lettre même qu’il désigne, on peut l’appeler à juste titre le nom propre de cette lettre. Par exemple, le βῆτα : tu vois que l’adjonction de l’η, du τ et de l’α, n’a pas empêché que la nature de la lettre β ne fut clairement exprimée par le nom tout entier, suivant l’intention du législateur : tant il a bien su donner aux lettres les noms qui leur conviennent.

HERMOGÈNE.

Ce que tu dis là me semble vrai.

SOCRATE.

N’en est-il pas de même pour le roi ? D’un roi il proviendra un roi, d’un homme bon.un homme bon, d’un bel homme un bel homme et ainsi du reste ; chaque race se reproduira semblable à elle-même, sauf le cas de monstruosité. Il faut donc aussi employer constamment les mêmes noms ; mais cela n’empêche pas de faire subir des variations aux syllabes, de manière que l’ignorant prendra pour différents des noms qui au fond sont identiques ; comme des : drogues diversifiées par quelque couleur ou quelque odeur, nous sembleront différentes, tout en étant les mêmes, et .paraîtront les mêmes au médecin, qui ne considère dans les drogues que leur vertu et ne se laisse pas troubler par les accessoires. Pareillement l’homme qui a la science des noms, en considère la vertu, sans se troubler de ce qu’une lettre a été ajoutée, transposée ou retranchée,, ou même de ce que la vertu des noms se trouve exprimée par des lettres entièrement différentes. Par exemple ces noms dont nous parlions tout à l’heure, Astyanax et Hector, n’ont entre aucune lettre commune, excepté le t ; ils n’en signfient pas moins la même chose. Et qu’a de commun avec ces deux noms, quant aux lettres, celui d’Archépolis (chef de ville) ? Il a pourtant le même sens. Il y a beaucoup d’autres noms encore qui signifient de même un roi, beaucoup qui signifient un général,comme Agis(chef), Polémarque (chef de guerre), Eupolème (bon guerrier) ; d’autres désignent un médecin : Jatroclès (médecin célèbre), et Acésimbrote (guérisseur des hommes) ; nous en trouverions de même une foule d’autres très différents, pour les lettres et pour les syllabes, et qui pourtant ont la même valeur. Est-ce ton avis, ou non ?

HERMOGÈNE.

C’est tout à fait mon avis.

SOCRATE.

Les êtres qui sont nés, selon les règles de la nature, semblables à leurs auteurs ; ne doivent-ils pas recevoir le même nom ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Mais s’il arrive une naissance contre nature, et qu’il se produise un monstre ? Si d’un homme bon et pieux il naît un impie ? Ne sera-ce pas comme dans notre précédent exemple d’un veau produit par un cheval, et qui ne doit pas porter le nom de celui qui l’engendre, mais de la race à laquelle il appartient lui-même ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et si un impie naît d’un homme pieux, ne faut-il pas lui donner aussi le nom de son genre ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Si donc on veut que les noms soient propres et convenables, on ne l’appellera ni Théophile (ami de Dieu), ni Mnésithée (pensant à Dieu), mais d’un nom qui signifie tout le contraire.

HERMOGÈNE.

Assurément, Socrate.

SOCRATE.

Par exemple, Hermogène, le nom d’Oreste me semble bien juste, soit par un effet du hasard, soit par le choix de quelque poète, parce qu’il exprime le caractère farouche, sauvage, et montagnard, τὸ ὀρεινόν, de ce personnage.

HERMOGÈNE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Le nom de son pèrë semble également très naturel.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

En effet, Agamemnon a bien l’air d’un homme capable de supporter tous les travaux et toutes les fatigues, pour mettre à fin ses projets à force de constance ; la preuve de cette inébranlable énergie est dans le long séjour qu’il fit devant Troie.Le nom d’Agamemnon signifie qu’il était admirable, ἀγαστός, par sa persévérance, ἐπιμονή. Le nom d’Atrée n’est peut-être pas moins juste : la part qu’il prit au meurtre: de Chrysippe[18], et sa conduite atroce envers Thyèste, tout cela était nuisible et outrageant, ἀτηρά, pour la vertu, ἀρετή La signification de ce nom est quelque peu détournée et enveloppée, de sorte qu’il ne révèle pas d’abord à tout le monde le caractère du personnage ; mais ceux qui sont versés dans l’intelligence des noms, voient bien ce que veut dire Atrée : car soit dans le sens de ἀτειρείς, inhumain, soit dans celui de ἄτρεστος, audacieux, ou de ἀτηρός, outrageant, de toute manière le nom lui convient. Le nom de Pélops me paraît aussi très heureusement choisi ; car il signifie qu’un homme qui ne porte pas ses regards au-delà de ce qui est près de lui, mérite d’être ainsi appelé[19].

HERMOGÈNE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Par exemple, lorsqu’il fit périr Myrtile[20], il ne sut pas, à ce que l’on raconte, étendre ses regards et sa prévoyance sur sa postérité à laquelle il préparait tant de malheurs, et ne vit que le moment actuel ou prochain πέλας, lorsqu’il mit tout en œuvre pour devenir l’époux d’Hippodamie. Le nom de Tantale doit aussi nous paraître juste et naturel, si nous en croyons ce qu’on raconte de ce personnage.

HERMOGÈNE.

Quoi ?

SOCRATE.

D’abord, pendant sa vie, il éprouva beaucoup et de grands malheurs, dont le terme fut la ruine totale de sa patrie[21]. Vient ensuite après sa mort le supplice du rocher suspendu, ταλαντεία, sur sa tête dans les enfers, et qui a une conformité singulière avec son nom. On dirait aussi que quelqu’un qui voulait l’appeler très infortuné, ταλάντατος lui aurait donné le nom de Tantale pour déguiser un peu le mot ; c’est ce que semble avoir fait le hasard de la tradition. Quant au nom de Ζεύς, Jupiter, [396a] qui, dit-on, fut son père, je le trouve parfaitement convenable ; mais c’est ce qui n’est pas facile à concevoir. Véritablement ce nom équivaut à tout un discours, et il a été divisé en deux parties, dont on emploie tantôt l’une, tantôt l’autre, les uns l’appelant Ζῆνα, les autres Δία[22] ; réunis, ces deux noms expriment la nature du Dieu : et telle est, comme nous l’avons dit, la fonction que les noms doivent remplir. En effet, la vraie cause de la vie, τοῦ ζῇν, pour nous et pour tout ce qui existe, est le maître et le roi de toutes choses. Il est donc très juste d’appeler ce Dieu celui par lequel, δι’ ὅν, il est donné à chacun de vivre, ζῇν ; mais ce nom, qui est un, a été divisé en deux, ainsi que je l’ai dit. Maintenant, de dire que ce dieu est fils de Cronos (Saturne), il semble au premier abord que ce soit une impertinence[23] : mais il est naturel que Jupiter soit le fils d’une intelligence supérieure ; et en effet, le nom de Cronos est un composé de deux parties, dont la première, κόρος, signifie, non pas le fils, mais bien ce qu’il y a de plus pur dans l’intelligence, νόος. Cronos, à son tour, est, dit-on, fils d’Uranos (le ciel) : on a très bien appelé Uranie, Οὐρανία, ὁρῶσα τὰ ἄνω, la contemplation des choses d'en haut d’où vient l’intelligence pure, s’il en faut croire les hommes qui s’occupent des choses célestes, et qui trouvent que le ciel a été bien nommé Uranos. Si je me rappelais la généalogie d’Hésiode et les noms qu’il donne aux divinités dont nous venons de parler, je ne me lasserais pas de démontrer la justesse de ces noms, jusqu’à ce que j’eusse éprouvé ce que deviendrait cette sagesse, qui vient de me tomber soudainement je ne sais d’où, et si elle s’arrêterait ou non.

HERMOGÈNE.

En effet, Socrate, il semble que tu te sois mis tout à coup à rendre des oracles, comme les inspirés.

SOCRATE.

Je soupçonne que ce talent m’est venu d’Euthyphron de Prospalte[24] ; car j’ai passé toute ma matinée auprès de lui, à lui prêter l’oreille. Et ce n’est peut-être pas seulement mon oreille qu’il aura remplie de sa science divine ; sans doute il se sera emparé, aussi de mon esprit. Eh bien, voici ce que je te propose : profitons-en pour aujourd’hui, et voyons ce qui nous reste à examiner sur la question des noms. Demain, mes amis, si vous le trouvez bon, nous procéderons à l’exorcisme et à la purification, en nous adressant pour cette affaire à quelqu’un qui s’y entende, soit prêtre, soit sophiste.

HERMOGÈNE.

Pour ma part, Socrate, j’y consens volontiers : j’aurais beaucoup de plaisir à entendre ce qui reste à dire sur les noms.

SOCRATE.

Soit ; par où veux-tu que nous commencions, puisque nous voilà engagés dans une sorte d’examen régulier pour éprouver si les noms peuvent rendre témoignage par eux-mêmes qu’ils ne sont point tout-à-fait l’ouvrage du hasard, et qu’ils ont une certaine propriété naturelle. Les noms des hommes et des demi-dieux pourraient nous induire en erreur ; car un grand nombre sont purement héréditaires, et souvent ne conviennent nullement à ceux qui les ont reçus, comme nous l’avons remarqué. Un grand nombre sont donnés par forme de vœu, tels que Eurtychidès (fortuné), Sosie (sauvé), Théophile (chéri de Dieu), et beaucoup d’autres. Je pense donc que nous ferons bien d’abandonner ce genre de noms. Les noms véritablement propres se trouveront surtout, selon toute apparence, parmi ceux qui se rapportent aux choses éternelles et à la nature. Ceux-ci, en effet, ont dû être établis avec un soin particulier ; peut-être même plusieurs viennent-ils d’une puissance plus haute et plus divine que celle des hommes.

HERMOGÈNE.

Cela me paraît bien dit, Socrate.

SOCRATE.

Ne serait-il pas juste de commencer par les dieux, et de considérer quelle peut être la raison de ce nom de dieux, θεοί, qu’on leur donne ?

HERMOGÈNE.

Peut-être bien.

SOCRATE.

Voici ce que je soupçonne. Je crois que les anciens habitants de la Grèce ne reconnaissaient d’autres dieux (comme aujourd’hui une grande partie des Barbares) que le soleil, la lune, la terre, les astres et le ciel ; et qu’observant leur mouvement et leur course perpétuelle, ils les auront appelés dieux, θεοί, d’après cette propriété de courir, θεîν ; et que ce nom s’étendit par la suite aux nouvelles divinités qu’ils reconnurent. Ce que je te dis là te semble-t-il probable ?

HERMOGÈNE.

Très probable.

SOCRATE.

Et maintenant de quoi nous occuperons-nous ?

HERMOGÈNE.

Régulièrement, ce doit être des démons, des héros et puis des hommes.

SOCRATE.

Des démons d’abord. Quel peut être le vrai sens de ce nom, Hermogène ? Vois si ma conjecture te paraît juste.

HERMOGÈNE.

Parle.

SOCRATE.

Ne sais-tu pas quels étaient ces démons, suivant Hésiode ?

HERMOGÈNE.

Je ne me le rappelle pas.

SOCRATE.

Et que, selon lui, la première race des hommes a été la race d’or ?

HERMOGÈNE.

Pour cela, je m’en souviens.

SOCRATE.

Hésiode nous dit à ce sujet :

Or, depuis que la Parque a caché cette race d’hommes,
Ils sont appelés démons, habitants sacrés des régions souterraines,
Bienfaisants, tutélaires, gardiens des mortels[25].

HERMOGÈNE.

Oui, eh bien ?

SOCRATE.

D’abord, je ne pense pas qu’il veuille dire que cette race d’or fut véritablement formée d’or, mais plutôt qu’elle était bonne et vertueuse : et la preuve que j’en donne, c’est que nous-mêmes il nous appelle race de fer.

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Ne crois-tu pas que si Hésiode voyait quelqu’un de bon parmi les hommes de nos jours, il le mettrait parmi la race d’or ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

Et les bons sont-ils autre chose que des sages ?

HERMOGÈNE.

Ce sont des sages.

SOCRATE.

Or c’est là surtout, suivant moi, ce que sont les démons pour Hésiode : s’il les a ainsi appelés, c’est parce qu’ils étaient sages et intelligents, δαήμονες ; c’est un terme de notre ancienne langue grecque. Hésiode a donc bien raison, lui et beaucoup d’autres poètes, lorsqu’ils disent qu’à la mort, l’homme sage entre en possession d’une haute et noble destinée, et devient démon ; c’est la sagesse qu’exprime cette dénomination. Et moi, à mon tour, comme je tiens tout homme bon pour sage, δαήμων, je dis que durant sa vie, comme après sa mort, il est au rang d’un démon, et que ce nom lui appartient à juste titre.

HERMOGÈNE.

Je partage tout-à-fait ton sentiment, Socrate. Et maintenant, qu’est-ce que le héros ?

SOCRATE.

Cela n’est pas très difficile à trouver. Ce nom s’est peu éloigné de son origine, et il indique clairement la race de l’amour, ἔρως.

HERMOGÈNE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Ignores-tu que les héros sont demi-dieux ?

HERMOGÈNE.

Eh bien ?

SOCRATE.

Or, tous ont dû leur naissance à l’amour, ou d’un dieu pour une mortelle, ou d’un mortel pour une déesse. Tu m’entendras mieux, si tu consultes à ce sujet l’ancienne langue attique. Tu reconnaîtras que pour former le nom des héros, on s’est peu éloigné de celui de l’amour, ἔρως, auquel ils doivent la naissance[26]. C’est sûrement là ce que ce nom signifie, à moins de dire que ces héros étaient des sa vans, de grands rhéteurs, des dialecticiens très habiles à interroger, ἐρωτᾷν ; car εἴρειν signifie parler. De cette manière, comme je l’ai déjà dit, ceux que nous nommons héros se trouvent être, en langage attique, des rhéteurs, d’habiles questionneurs ; et ainsi la race des rhéteurs et des sophistes devient pour nous la race héroïque. Mais il n’y a pas là de difficulté : il y en a bien plus à trouver la raison qui nous a fait appeler hommes, ἄνθρωποι : pourrais-tu la dire ?

HERMOGÈNE.

Comment le pourrais-je, mon cher Socrate ? Et quand même je le pourrais, je me garderais bien de l’essayer, comptant bien plus sur toi que sur moi dans cette recherche.

SOCRATE.

À ce qu’il paraît, tu as foi aux inspirations d’Euthyphron.

HERMOGÈNE.

Certainement.

SOCRATE.

C’est fort bien fait ; car il me semble que j’ai en tête une assez bonne réponse à la question que je t’adressais, et je risque fort, si je n’y prends garde, de me trouver encore aujourd’hui plus habile que de raison. Fais attention à ce que je vais dire ; mais d’abord tu dois remarquer que souvent nous insérons des lettres, souvent nous en retranchons dans les mots dont nous voulons nous servir pour nommer quelque chose, et que nous changeons la place des accents ; par exemple, Διὶ φίλος, chéri de Jupiter, dont nous faisons le nom de Diphilos. Pour convertir en un nom toute la proposition nous retranchons le second ι, et d’accentuée qu’elle était, nous rendons grave la syllabe du milieu. Il est au contraire d’autres noms où nous ajoutons des lettres, et où nous plaçons l’accent sur des syllabes qui étaient graves auparavant.

HERMOGÈNE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

Or c’est, à mon avis, une modification semblable qu’a éprouvée le nom d’homme, ἄνθρωπος. D’une proposition on a fait un nom, en retranchant un α, et en rendant grave la terminaison.

HERMOGÈNE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Le voici: ce nom d’ἄνθρωπος signifie que, tandis que les autres animaux ne savent ni observer, ni étudier, ni contempler ce qu’ils voient, l’homme a cet avantage que tout en voyant ὅπωπε, il observe et contemple, ἀναθρεῖ, ce qu’il voit. C’est donc avec raison qu’on a tiré le nom d’homme de cette faculté qui lui appartient exclusivement entre tous les animaux, de savoir contempler ce qu’il voit, ἀναθρῶν ἃ ὅπωπε.

HERMOGÈNE.

Socrate, veux-tu que je t’interroge sur les noms que j’aimerais à connaître ?

SOCRATE.

Très volontiers.

HERMOGÈNE.

Aussi bien, je pense que ce sera la suite de ce que tu viens de dire. Nous disons l’âme, ψυχὴ, et le corps, σῶμα, de l’homme ?

SOCRATE.

Certainement.

HERMOGÈNE.

Tâchons donc d’éclaircir ces mots comme les précédents.

SOCRATE.

Tu souhaites que nous examinions d’abord la propriété du mot âme, ensuite celle du mot corps ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Au premier coup d’œil, voici, je crois, quelle pouvait être la pensée de ceux qui ont fait le nom d’âme, ψυχὴ. Tant que l’âme habite avec le corps, elle est la cause de sa vie, le principe qui lui donne la faculté de respirer et qui le rafraîchit, ἀναψῦχον ; et dès que le principe rafraîchissant l’abandonne, le corps se détruit et meurt. C’est de là, à ce qu’il me semble, qu’est venu le nom de ψυχή. Mais non ; attends, je te prie. Je crois entrevoir une explication qui serait mieux accueillie chez Euthyphron ; car il se pourrait bien qu’on y dédaignât celle que je viens de donner, comme un peu grossière. Vois donc si toi-même tu trouveras celle-ci préférable.

HERMOGÈNE.

Parle.

SOCRATE.

A ton avis, qu’est-ce qui conduit et voiture notre corps pour le faire vivre et marcher ? N’est-ce pas l’âme ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et ne crois-tu pas, avec Anaxagoras, qu’il existe une intelligence et une âme qui ordonne et maintient toutes choses ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

C’était donc fort bien fait de donner à cette force qui voiture et maintient la nature, φύσιν ὄχει καὶ ἔχει, le nom de φυσέχη, dont on a pu faire pour plus d’élégance ψυχή.

HERMOGÈNE.

Fort bien, je trouve cette explication plus savante que l’autre.

SOCRATE.

Il est vrai ; et pourtant ce mot paraît fort bizarre, prononcé comme il a été formé.

HERMOGÈNE.

Eh bien, que dirons-vous du mot qui doit suivre ?

SOCRATE.

Du mot corps, σῶμα ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Pour peu qu’on touche à sa forme actuelle, je vois à ce mot plus d’une origine. Quelques-uns appellent le corps le tombeau, σῆμα, de l’âme où elle serait présentement ensevelie[27] ; en outre, c’est par le corps que l’âme signifie tout ce qu’elle veut signifier ; et, à ce titre, le nom de σῆμα, qui veut aussi dire signe, est encore parfaitement convenable. Mais je crois que les disciples d’Orphée considèrent le nom de σῶμα comme relatif à la peine que l’âme subit durant son séjour dans le corps en expiation de ses fautes. Ainsi cette enceinte corporelle serait comme la prison où elle est gardée, σώζεται. Le corps est donc, comme son nom le porte, sans qu’il soit besoin d’y changer aucune lettre, ce qui conserve, τὸ σῶμα[28], l’âme, jusqu’à ce qu’elle ait acquitté sa dette.

HERMOGÈNE.

Tout cela me paraît satisfaisant, Socrate. Ne pourrions-nous pas maintenant, ainsi que tu l’as fait tout à l’heure pour le nom de Jupiter, examiner de la même manière quel peut être le sens propre des noms des autres divinités.

SOCRATE.

Par Jupiter, mon cher Hermogène, si nous étions sages, le mieux serait de dire que nous ne savons rien touchant les dieux, ni sur eux-mêmes, ni sur les noms dont ils s’appellent entre eux ; car pour ceux-ci, nul doute que ce ne soient les noms véritables. Le parti le plus convenable après celui-là, ce serait de nous conformer à la loi qui ordonne à chacun d’appeler les dieux, dans ses prières, des noms dont ils aiment à être appelés. Cette pratique me paraît très sage. Nous pouvons donc nous livrer à la recherche que tu me proposes, après avoir protesté d’avance auprès des dieux que ce n’est point sur eux que.nous portons notre examen, nous nous en reconnaissons incapable, mais plutôt sur l’opinion que les hommes se sont faite des dieux, et d’après laquelle ils leur ont donné des noms. Il n’y aura rien là dont on puisse nous reprendre.

HERMOGÈNE.

On ne peut mieux dire, Socrate ; faisons comme tu dis.

SOCRATE.

Ne commencerons-nous pas par Hestia[29], suivant le rite consacré ?

HERMOGÈNE.

Rien de plus juste.

SOCRATE.

Quelle pouvait être la pensée de celui qui a donné à cette déesse le nom de Hestia ?

HERMOGÈNE.

Par Jupiter, c’est ce qui ne me paraît pas facile à deviner.

SOCRATE.

Il semble, cher Hermogène, que ceux qui les premiers instituèrent les noms n’étaient pas de médiocres esprits, mais plutôt de sublimes penseurs et des raisonneurs subtils.

HERMOGÈNE.

Pourquoi cela ?

SOCRATE.

C’est que l’établissement des noms ne me semble pouvoir être rapporté qu’à de pareils hommes. Et si l’on étudiait les noms étrangers à ce pays-ci[30], on trouverait également à chacun une signification. Par exemple, pour celui dont nous parlons, remarquons que ce que nous appelons οὐσία, l’essence, s’appelle en d’autres contrées έσία, et ailleurs encore ὠσία. D’abord on peut admettre que du second de ces trois mots on a tiré le nom de l’essence des choses, Ἐστία. Et si nous appelons Ἐστία ce qui participe de l’être, οὐσία, il s’ensuit encore que Hestia a été bien nommée ; car nous aussi, à ce qu’il paraît, nous avons dit primitivement ἐσία pour οὐσία. En outre, si on fait attention aux cérémonies des sacrifices, on pourra se convaincre que telle était la pensée de ceux qui ont institué le nom d’Hestia. En effet, il était naturel que Hestia fut invoquée avant tous les dieux dans les sacrifices, par ceux qui avaient ainsi appelé l’essence de toutes choses. Quant à ceux qui lui ont donné le nom d’ὠσία, ils auront peut-être pensé, avec Heraclite, que tout passe et que rien n’est stable ; et le principe d’impulsion, τὸ ὠθοῦν, étant la cause de ce flux perpétuel, ils ont dû trouver juste de le nommer ὠσία. Mais en voilà assez là dessus pour des gens qui ne savent rien. Après Hestia, il est juste de passer à Rhéa et à Cronos, quoique de ce dernier. Mais peut-être n’est-ce rien que ce que je vais te dire

HERMOGÈNE.

Quoi donc, Socrate ?

SOCRATE.

Mon cher ami, je vois apparaître tout un essaim de savantes explications.

HERMOGÈNE.

Voyons cela !

SOCRATE.

C’est quelque chose de très bizarre, mais qui ne laisse pas d’avoir un certain degré de vraisemblance.

HERMOGÈNE.

Qu’est-ce donc enfin ?

SOCRATE.

Il me semble apercevoir qu’Héraclite, en traitant de certaines doctrines antiques, s’est rencontré sur Cronos et Rhéa avec Homère.

HERMOGÈNE.

Comment ?

SOCRATE.
Héraclite dit que tout passe, que rien ne subsiste ; et comparant au cours d’un fleuve les choses de ce monde : Jamais, dit-il, vous ne pourrez entrer deux fois dans le même fleuve[31].
HERMOGÈNE.

Il est vrai.

SOCRATE.

Et quelle autre opinion pourras-tu attribuer à celui qui a placé en tête de la généalogie des dieux Rhéa et Cronos ? Crois-tu que c’est au hasard qu’il leur a donné à tous deux des noms de courants[32] ? Et bien, c’est sûrement dans le même sens qu’Homère a dit :

L’Océan, père des dieux, et leur mère Téthys[33].

Je crois qu’Hésiode en dit autant[34], et quelque part dans Orphée se trouvent ces vers[35] :

L’Océan au flux majestueux s’unit le premier par l’hymen
Avec sa sœur Téthys, née de la même mère.

Considère combien ces témoignages s’accordent entre eux et comme tous ils vont bien à la doctrine d’Héraclite.

HERMOGÈNE.

Tu me parais avoir raison, Socrate ; mais ce nom de Téthys, je ne vois pas ce qu’il veut dire.

SOCRATE.

Ce mot s’explique presque de lui-même: c’est le nom de source, fontaine, un peu déguisé. Ce qui jaillit, τὸ διαττώμενον, ce qui coule, τὸ ἠθούμενον, est l’image d’une fontaine, et c’est de ces deux mots que se compose le nom de Τηθύς.

HERMOGÈNE.

Cela est fort joliment trouvé, Socrate.

SOCRATE.

Pourquoi non ? Mais qu’est-çe qui viendra après ? Nous ayons déjà parlé de Zeus[36].

HERMOGÈNE.

Oui

SOCRATE.

Passons donc à ses frères Poséidon[37] et Pluton, en y ajoutant l’autre nom qu’on donne à ce dernier.

HERMOGÈNE.

Soit.

SOCRATE.

Le nom de Poséidon vint, si je ne trompe, de cette circonstance : celui qui l’établit se trouva un jour arrêté dans sa marche par la mer, qui ne lui permit pas d’aller plus loin, et qui fut comme une entrave, δεσμός, pour ses pieds, ποσί. De là il appela le dieu qui commandait à cette puissance Poséidôn, de ποσίδεσμος, obstacle pour les pieds. Probablement la lettre ε aura été ajoutée à l’ι pour l’élégance. Peut-être, du reste, n’est-ce pas cela, et y avait-il autrefois au lieu d’un σ deux λλ, ce qui faisait : le dieu qui sait beaucoup de choses, πολλὰ εἰδώς. Peut-être encore de l’action d’ébranler la terre[38], l’aura-t-on appelé celui qui ébranle, ὁ σείων ; et l’on aura ajouté ensuite le π et le δ. Le nom de Pluton signifie qui donne la richesse, πλοῦτος, parce que la richesse provient des entrailles de la terre. Quant au nom d’Haidès, je crois que la plupart des hommes l’entendent dans le sens d’invisible, τὸ ἀειδές, et que c’est pour éviter cette dénomination sinistre qu’ils préfèrent celle de Pluton.

HERMOGÈNE.

Mais toi-même, Socrate, qu’en penses-tu ?

SOCRATE.

Il me semble que les hommes se trompent de plusieurs façons sur le véritable pouvoir de ce dieu, et qu’ils en ont toujours témoigné une terreur bien mal fondée. Le motif de cet effroi, c’est qu’une fois parti pour le pays des morts, nul n’en revient ; c’est aussi que l’âme se rend dépouillée du corps auprès de ce dieu. Quant à moi, je trouve une conformité parfaite entre son pouvoir et son nom.

HERMOGÈNE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Je vais t’expliquer ma pensée. Dis-moi quel est le plus fort lien pour retenir quelque part un animal quelconque, la force ou le désir ?

HERMOGÈNE.

Sans comparaison, c’est le désir.

SOCRATE.

Ne crois-tu pas qu’il échapperait beaucoup de monde à Haidès, s’il ne retenait par les plus forts liens ceux qui se rendent là-bas ?

HERMOGÈNE

Certainement.

SOCRATE.

Il faut donc que ce soit par la chaîne la plus puissante qu’il les attache, par le désir, et non pas par la contrainte.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et n’y a-t-il pas bien des sortes de désirs ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

C’est donc par le plus puissant de tous les désirs qu’il les faut engager, si on veut les retenir par le lien le plus solide.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Et en est-il de plus fort que celui d’un homme qui fréquenterait un autre homme, dans l’espoir de devenir meilleur par cette société ?

HERMOGÈNE.

Non assurément, Socrate, il n’en est pas de plus fort.

SOCRATE.

D’après tout cela, disons, Hermogène, que nul d’entre les morts n’a la volonté de revenir de l’empire de Pluton, non pas même les Sirènes, mais qu’elles sont sous le charme comme tous les autres ; tant est grande la beauté des discours que Haidès sait leur tenir ; en sorte que ce dieu doit être un sophiste accompli, et en même temps un grand bienfaiteur pour ceux qui demeurent auprès de lui, puisqu’il envoie encore à ceux de ce monde de si riches trésors. Il faut bien qu’il possède là-bas des richesses immenses, et c’est ce qui l’a fait nommer Pluton. En outre, refuser la compagnie des hommes tant qu’ils ont leurs enveloppes matérielles, et entrer en commerce avec eux dès que leur âme est affranchie de tous les maux et de tous les désirs du corps, n’est-ce pas là, à ton avis, être philosophe, et avoir bien su comprendre que le meilleur moyen de retenir les mortels est de les enchaîner par le désir de la vertu ; mais que tant qu’ils sont sujets à l’obsession et aux folies du corps, il n’y a pas moyen de les fixer auprès de soi, quand même le père de ce dieu, Cronos, y emploierait ces fameux liens qui ont gardé son nom[39].

HERMOGÈNE.

Tu pourrais bien avoir raison, Socrate.

SOCRATE.

Il s’en faut donc beaucoup, Hermogène, que ce nom de Haidès soit tiré du mot ténébreux, ἀειδής ; c’est plutôt la propriété de connaître, εἰδέναι, tout ce qui est beau, qui lui fait donner ce nom par le législateur.

HERMOGÈNE.

Soit. Mais que dirons-nous de Dêmetêr[40], de Hêra[41], d’Apollon, d’Athénê[42], d’Héphaistos[43], d’Arès[44] et des autres dieux ?

SOCRATE.

Le nom de Dèmèter vient, je pense, des aliments qu’elle nous procure et qu’elle donne comme une mère, διδοῦσα ὡς μήτηρ. Héra revient à aimable, ἐρατή ; on dit en effet qu’elle est aimée de Jupiter. Peut-être aussi le législateur tout occupé des choses du ciel, a-t-il voulu cacher sous ce nom celui de l’air, ἀήρ, en mettant à la fin la lettre du commencement, ce qu’il est facile de reconnaître en prononçant de suite plusieurs fois le nom d’Héra. Bien des gens ont peur du nom de Pherrhephatta[45] et de celui d’Apollon, mais c’est, je crois, par ignorance de la juste valeur des noms. Ainsi, altérant le premier de ces noms, ils y trouvent Phersephonê[46]), qui leur paraît redoutable ; La vérité est qu’il exprime la sagesse dè cette divinité. En effet, si toutes choses sont en mouvement, la sagesse consiste à savoir les atteindre, les saisir, les suivre dans leur cours. Cette déesse aurait donc été nommée à bon droit Phérépapha ou quelque chose d’approchant, en raison de sa sagesse et de ce qu’elle connaît et atteint les choses dans le mouvement qui les emporte, ἐπαφῆ τοῦ φερομένου. Et c’est parce qu’elle ressemble au sage Haidès qu’on les unit l’un à l’autre. Mais on altère le nom de la déesse, et sacrifiant la vérité à une combinaison de sons plus agréables, on la nomme Pherrhéphatta. Même frayeur du nom d’Apollon[47], comme s’il exprimait quelque idée funeste. Ne le sais-tu pas ?

HERMOGÈNE.

Si fait ; tu ne dis rien que de vrai.

SOCRATE.

Ce nom est pourtant, selon moi, parfaitement approprié aux fonctions de ce dieu.

HERMOGÈNE.

Comment cela, Socrate ?

SOCRATE.

Je vais essayer de te dire comment je l’entends. Je ne crois pas qu’on eût pu trouver un mot plus analogue à la fois aux quatre différens attributs du dieu, la musique, la divination, là médecine, et l’art de lancer des flèches, un nom qui s’y appliquât mieux et les exprimât plus clairement.

HERMOGÈNE.

Explique-toi ; ce serait là, s’il fallait t’en croire, un nom bien bizarre.

SOCRATE.

Dis plutôt un nom plein d’harmonie comme il convient à un dieu musicien. D’abord, les purgations et les purifications, soit de la médecine, soit de l’art divinatoire, les fumigations de soufre, les ablutions, les aspersions, soit dans le traitement des maladies, soit dans les opérations divinatoires, tout cela se rapporte à un seul et même but ; qui est de rendre l’homme pur de corps et d’âme.

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Donc, le dieu purificateur sera à la fois celui qui lave, ἀπολούων, et qui délivre, ἀπολύων, des maux du corps et des maux de l’âme.

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.
Ainsi, à cause de la délivrance et de la purification de tous ces maux qu’il opère en qualité de médecin, on peut l’appeler convenablement Apolouôn. A l’égard de la divination, l’art de trouver le vrai et le simple, ἀπλοῦν (car c’est là même chose), le nom qu’on lui donne en Thessalie lui conviendrait fort bien ? tous les Thessaliens appellent ce dieu Haplôn. En troisième lieu, considéré comme archer toujours sûr de ses coups, il est, dans l’art de lancer des flèches, le dieu qui atteint toujours au but, ἀεὶ βάλλων. Enfin relativement à l’art musical, il faut remarquer que comme l’α, dans certains mots, tels que ἀκόλουθος, suivant, et ἄκοιτις, épouse, signifie ensemble[48] le nom dont il s’agit exprime l’ensemble, la concordance d’une révolution du ciel πόλησις, autour de l’axe des pôles, πόλων, avec l’harmonie dans le chant que l’on appelle symphonie ; car au dire des gens habiles dans la musique et dans l’astronomie[49], la révolution du monde forme une harmonie. Or le dieu dont nous parlons préside à l’harmonie, dirigeant à la fois ce double mouvement, ὁμοπολῶν, chez les dieux et chez les mortels. De même donc que ὁμοκέλευθος et ὁμόκοιτις ont produit ἀκόλουθος et ἄκοιτις, en changeant l’o en α, de même Apollôn s’est formé de Homopolôn, en ajoutant une l, pour éviter l’équivoque avec un mot dont le sens est fâcheux[50]. C’est ce même mot, que faute d’avoir bien compris la force du nom d’Apollon, certaines gens redoutent encore aujourd’hui comme s’il annonçait quelque fléau. Le véritable nom, au contraire, s’applique parfaitement, ainsi que nous venons de le faire voir, à toutes les attributions du dieu, à la science du vrai et du simple, à l’art de lancer des flèches toujours sûres, à l’art de purifier, à l’art de conduire en même temps le mouvement du ciel et les concerts. Le nom des Muses et en général celui de la musique, paraῖt avoir été tiré de μῶσβαι, chercher, et de l’amour des recherches et de la philosophie. Lêtô[51] a été ainsi nommée à cause de sa douceur, comme une divinité disposée à vouloir[52] tout ce qu’on lui demande. Ou peut-être faut-il prononcer ce nom comme le font les étrangers : un grand nombre disent Léthô. Ce nom viendrait alors du caractère exempt de rigueur, doux et uni de cette déesse, λεῖον ἦθος. Artémis[53] paraît signifier, l’intégrité, τὸ ἐτεμές, la pureté, et se rapporter à son amour pour la virginité. Peut-être l’inventeur du nom a-t-il voulu dire qu’elle connaît la vertu, ἀρετῆς ἵστωρ ; peut-être encore a-t-il voulu exprimer la haine pour le commerce de la femme avec l’homme, ἄροτον μισήμασα ; il se sera déterminé sans doute par quelqu’une de ces raisons ou bien, par toutes à la fois.
HERMOGÈNE.

Que diras-tu de Dionysos[54] et d’Aphrodite[55] ?

SOCRATE.

Voilà deux questions difficiles, fils d’Hipponicus. Les noms de ces divinités ont un double sens, l’un grave, l’autre frivole. Adresse-toi à d’autres pour le sens sérieux : pour le frivole, rien ne nous défend de nous en occuper: car aussi bien, ces divinités aiment la plaisanterie. Dionysos sera donc celui qui nous donne le vin, διδοὺς τὸν οἶνον, et on l’aura nommé en plaisantant Didoinysos. Le vin lui-même ὁ οἶνος, qui fait que la plupart des buveurs se figurent, οἴονται, avoir l’intelligence, νοῦν, qu’ils n’ont pas, a fort bien pu être appelé οἰόνους. Pour ce qui regarde Aphrodite, ce n’est pas la peine de contredire Hésiode. Nous ferons mieux de convenir avec lui qu’elle doit son nom à l’écume, ἀφρός, de la mer d’où elle naquit.

HERMOGÈNE.

J’espère, Socrate, qu’étant Athénien, tu n’oublieras pas Athéné[56], et que tu ne passeras pas non plus sous silence Héphaistos[57], ni Arès[58]

SOCRATE.

Cela ne serait pas bien.

HERMOGÈNE.

Non, sans doute.

SOCRATE.

L’autre nom d’Athéné est facile à expliquer.

HERMOGÈNE.

Lequel ?

SOCRATE.

Ne donnons-nous pas aussi à cette déesse le nom de Pallas ?

HERMOGÈNE.

Oui

SOCRATE.

Nous ne nous tromperions pas, je pense, en faisant venir ce nom de la danse armée. Nous exprimons l’action de s’élancer soi-même en l’air d’élever quelque chose de terre, ou de lancer avec les mains, par les mots ὀχροῦν ou ὀρχεῖσθαι.

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

C’est de là qu’est venu le nom de Pallas.

HERMOGÈNE.

Bien ; mais que dis-tu de l’autre nom ?

SOCRATE.

Athéné ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Ceci est plus difficile, Hermogène. Je crois que les anciens ont eu sur Athéné la même idée que ceux qui se piquent aujourd’hui de bien entendre Homère. La plupart d’entre eux disent que leur auteur a fait de cette divinité la pensée et l’intelligence même ; et celui qui a fait les noms paraît être entré dans le même sens, et plus avant encore, en l’appelant pensée de Dieu, νόησις Θεοῦ, comme qui dirait la Théonoé, ἁ Θεονόα, en ajoutant un ά au lieu de ἡ (la), suivant un dialecte étranger[59], et en retranchant le ε et l’ι de νόησις. Peut-être aussi ne l’a-t-ii appelée Théonoé que parce qu’elle possède excellemment la connaissance des choses divines, θεῖα νοούση. Il n’est pas impossible non plus qu’on lait voulu appeler Êthonoé, comme étant la raison, l’intelligence dans les mœurs, νοήσις ἐν τῷ ἤθει. Ainsi l’inventeur de ce mot ou ceux qui l’ont suivi, en faisant quelques changement pour la grâce de la prononciation, en seront venus à dire Athéné.

HERMOGÈNE.

Et comment expliques-tu le nom d’Héphaistos ?

SOCRATE.

Tu veux mon opinion sur ce grand maître dans la connaissance de la lumière, φάεος ἵστωρ ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Tout le monde y reconnaîtra un dieu lumineux, φαῖστος, avec un η en avant du mot

HERMOGÈNE.

Il y a apparence ; à moins qu’il ne te vienne quelque autre idée, comme cela est assez probable.

SOCRATE.

Pour échapper à ce danger, demande-moi le sens d’Arès.

HERMOGÈNE.

Soit.

[407d]
SOCRATE.

Si tu veux, Arès viendra de ἀρρέν, mâle, ἀνδρεῖον, viril. Ou, si tu aimes mieux : considérer son caractère âpre et inflexible, ἄρρατον, le nom d’Arès se trouvera très convenable pour un dieu si guerrier.

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Maintenant, au nom des dieux, laissons là les dieux ! Il n’est point de sujet que je redoute si fort. Du reste, attaque-moi sur tout ce qu’il te plaira, tu apprendra» ce que valent les coursiers d’Euthyphron[60].

HERMOGÈNE.

Je le veux bien, pourvu que tu me répondes encore à une question sur Hermès[61], puisque Cratyle s’avise de me contester que je sois bien Hermogène (fils d’Hermès), Examinons donc le sens de ce mot Hermès, pour voir s’il a raison.

SOCRATE.

Sûrement ce nom doit avoir trait à la parole et au discours ; car les divers attributs d’Hermès, interprète, ἑρμηνεύς, messager, rasé voleur, séduisant discoureur, protecteur des marchés publics, tout cela se rapporte à la puissance de la parole. Or, comme nous l’avons déjà observé précédemment, le mot εἰρειν désigne l’exercice de la parole. De plus, le mot ἐμήσατο, qu’emploie souvent Homère, signifie inventer. Ainsi, en considération de ces deux choses, la parole et l’invention de la parole, et attendu que εἴρειν, c’est parler, le législateur semble nous dire au sujet de ce dieu : « Celui qui a inventé la parole, τὸ εἴρειν ἐμήσατο, il serait juste, ô hommes, qu’il fût appelé par vous Eirémès. » Mais nous croyant sans doute donner à ce mot un tour plus élégant, nous disons Hermès. c’est aussi à ce mot εἴρειν, qu’Iris semble devoir son nom, en sa qualité de messagère.

HERMOGÈNE.

Par Jupiter, je crois maintenant que Cratyle avait raison de ne pas vouloir que je sois Hermogène : car je ne suis pas un très habile artisan, de paroles,

SOCRATE.

Mais il est tout simple, mon cher ami, que Pan soit le fils d’Hermès et réunisse deux natures.

HERMOGÈNE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Tu sais que la parole exprime toute choses, τὸ πᾶν, qu’elle roule en quelque sorte et circule sans cesse, et qu’elle est de deux espèces, véritable ou mensongère.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Ainsi. la partie de la vérité en doit être légère, divine placée là~haut avec les immortels, et celle du mensonge doit résider avec le vulgaire des hommes d’une nature brutale et analogue à celle du bouc ; car c’est dans, cette vie de bouc que prennent naissance la plupart des fables et des mensonges.

HERMOGÈNE.

Certainement.

SOCRATE.

Il est donc raisonnable que la puissance qui énonce toutes choses, et qui est toujours en circulation dans le monde, ἀεὶ πολῶν, soit appelée Pan Aipolos, πὰν αἰπόλος[62], le fils d’Hermès à deux natures, gracieux et beau dans les parties supérieures ; velu et semblable à un bouc dans les inférieures. Ainsi, comme fils d’Hermès, Pan est ou le langage même, ou le frère du langage : et qu’y a-t-il d’étonnant à ce que le frère ressemble au frère ? Mais, mon ami, comme je t’en priais tout à l’heure, laissons là tout propos sur les dieux:

HERMOGÈNE.

D’accord, mon cher Socrate, pour ces dieux-là,mais qui t’empêcherait de t’occuper d’êtres divins d’une autre sorte, tel que le soleil, la lune, les étoiles, la terre, l’éther, l’air, le feu, l’eau, les saisons, l’année ?

SOCRATE.

Tu m’apprêtes-là bien de la besogne ; mais je m’en occuperai volontiers, si cela peut t’être agréable.

HERMOGÈNE.

Tu me feras grand plaisir.

SOCRATE.

Par où commencer ? Par le soleil, dans l’ordre de ton énumération.

HERMOGÈNE.

Soit.

SOCRATE.

Le mot ἥλιος s’explique facilement dans le dialecte des Doriens, qui disent ἅλιος. Ἅλιος doit venir de ce que le soleil rassemble, ἁλιζει les hommes aussitôt qu’il se lève, ou encore de ce qu’il tourne perpétuellement, ἀεὶ εἵλει, autour de la terre ; peut-être encore de ce que dans son cours il nuance de diverses couleurs les productions de la terre : car, nuancer c’est αἰολεῖν.

HERMOGÈNE.

Et la lune, σελήνη ?

SOCRATE.

Voilà un mot qui fait tort à Anaxagoras.

HERMOGÈNE.

Pourquoi ?

SOCRATE.

Parce qu’il semble supposer comme une doctrine bien antérieure à la sienne ce qu’il a récemment enseigné[63], que la lune reçoit sa lumière du soleil.

HERMOGÈNE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Les mots σέλας et φῶς n’expriment-ils pas la même chose (la lumière) ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Au dire des disciples d’Anaxagoras, cette lumière du soleil que réfléchit la lune est toujours nouvelle et toujours ancienne ; car puisqu’il tourne sans cesse en l’éclairant, il lui envoie sans cesse une lumière nouvelle ; mais celle du mois qui précède est ancienne.

HERMOGÈNE.

Fort bien.

SOCRATE.

Or, bien des gens disent pour σελήνη, σελαναία[64]

HERMOGÈNE.

C’est vrai.

SOCRATE.

Donc, comme elle a une lumière toujours nouvelle et toujours ancienne, σέλας νέον ἔνον ἀεί, on ne pouvait mieux faire que de l’appeler σελαενονεοάεια, dont on aura fait par abréviation σελαναία.

HERMOGÈNE.

En vérité, Socrate, voilà un mot dithyrambique. Mais que penses-tu des mots μείς, mois, et ἄστρα, astres ?

SOCRATE.

Μείς, qui vient sûrement de μειοῦσθαι, diminuer, aurait pu se dire proprement μείης. Les astres tirent leur nom, je crois, de leur éclat, ἀστραπή ; ce dernier mot, qui désigne ce qui attire les yeux, ἀναστρέφει τὰ ὦτα, devrait se dire proprement ἀναστρωπή ; mais on en a fait pour plus d’élégance ἀστραπή.

HERMOGÈNE.

Et ces mots, πῦρ, feu, et ὕδωρ, eau ?

SOCRATE.

Le feu m’embarrasse. J’ai peur ou que la muse d’Euthyphron ne m’ait abandonné, ou que la question ne soit bien difficile. Mais remarque, Hermogène, l’expédient que j’emploie dans toutes ces questions quand elles m’embarrassent.

HERMOGÈNE.

Voyons, Socrate.

SOCRATE.

Le voici. Réponds-moi : saurais-tu me dire d’où vient ce mot πῦρ (feu) ?

HERMOGÈNE.

Non, en vérité.

SOCRATE.

Hé bien, voici ce que je soupçonne : j’imagine que les Grecs, et surtout ceux qui habitent des contrées soumises à la domination des barbares[65], ont emprunté aux barbares beaucoup de mots.

HERMOGÈNE.

Qu’infères-tu de là ?

SOCRATE.

C’est que l’on s’exposerait à bien des difficultés, si l’on voulait interpréter de tels mots à l’aide de la langue grecque, et non pas d’après la langue à laquelle ils appartiennent.

HERMOGÈNE.

Cela se pourrait bien.

SOCRATE.

Vois donc si ce mot πῦρ ne serait pas d’origine barbare. D’abord, il ne te sera pas facile de le dériver d’un mot grec ; ensuite nous savons qu’en Phrygie on emploie dans le même sens le même mot légèrement modifié, ainsi que ceux de ὕδωρ (eau), et de κύων (chien), et beaucoup d’autres.

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Il ne faut donc pas tourmenter les mots de cette espèce, car on n’en pourrait parler qu’au hasard. J’écarte donc πῦρ et ὕδωρ. Mais, Hermogène, le nom de l’air ἀήρ, l’a-t-on tiré de ce qu’il enlève, αἵρει, ce qui est sur la terre ? ou bien de ce qu’il est dans un flux perpétuel, ἀεὶ ῥεῖ ? ou encore de ce que ce flux de l’air produit les vents, que les poètes désignent par le mot ἀήτας ? C’est donc comme si on disait πνευματόρρουν ou ἀηρόρρουν, qui s’écoule en souffle, en vents, d’où viendrait ἀήp. L’éther, αἰθὴp, me paraît ainsi appelé de ce qu’il court toujours en circulant autour de l’air, ἀεὶ θεῖ ῥέων περὶ ἀέρα ; le vrai nom serait donc ἀειθεήρ. Quant au mot γῆ, terre, la signification en sera plus manifeste en prononçant γαῖα ; γαῖα, c’est γεννήτειρα, génératrice, au sens d’Homère, qui emploie γεγάασι[66] pour γεγεννῆσθαι, être engendré.

HERMOGÈNE.

A la bonne heure.

SOCRATE.

Et qu’est-ce qui vient après ?

HERMOGÈNE.

Les saisons, ὧραι, et l’année, ἐνιαυτός, ἔτος.

SOCRATE.

D’abord, si tu. veux retrouver l’origine probable du mot ὧραι, il faut le prononcer ὅραι, suivant l’ancien usage attique. Les saisons sont ainsi appelées du mot ὁρίζω, terminer, parce qu’elles déterminent l’hiver, l’été, l’époque des vents et de chaque production de la terre. Quant aux deux mots ἐνιαυτός et ἔτος, il me semble qu’ils reviennent au même. On aura voulu désigner ce qui met chaque chose au jour et l’éprouve en soi-même, αὐτὸ ἐν ἑαυτῷ ἐξετάζων, et on aura partagé cette phrase en deux mots, comme nous avons vu qu’on avait divisé le nom de Jupiter, les uns disant Ζῆνα, les autres Δία  : ainsi les uns auront nommé l’année ἔτος, parce qu’elle éprouve, ἔταζει, les choses, et les autres ἐνιαυτός, parce que c’est en elle-même, ἐν ἑαυτῷ, qu’elle les éprouve : en somme, mon explication est que l’on a divisé en deux l’expression de ce qui éprouve en soi-même, de manière à former d’une seule et même idée les deux mots ἔτος et ἐνιαυτός.

HERMOGÈNE.

Véritablement, Socrate, tu fais de grands progrès.

SOCRATE.

Il me semble que me voilà déjà loin dans la route de la sagesse.

HERMOGÈNE.

Oui vraiment.

SOCRATE.

Tout à l’heure, tu en verras bien d’autres.

HERMOGÈNE.

Après cette classe de mots, je prendrais grand plaisir à considérer ce qu’il peut y avoir de conforme à la nature des choses dans ces beaux noms qui se rapportent à la vertu, tels que sagesse, φρόνησις, intelligence, σύνεσις, justice, δικαιοσύνη, et tous les autres mots de cet ordre.

SOCRATE.

Tu lances là, mon ami, un terrible gibier. Mais, n’importe, puisque j’ai une fois revêtu la peau du lion, il ne faut pas reculer ; il faut à ce qu’il paraît, nous livrer à l’examen de la sagesse, de l’intelligence, de la connaissance, de la science, et de tous ces beaux noms dont tu parles.

HERMOGÈNE.

Non, il ne faut pas lâcher prise.

SOCRATE.

Par le chien, il me semble que je n’ai pas mal deviné en imaginant, comme je le faisais tout à l’heure, que les hommes de l’antiquité la plus reculée, qui ont institué les noms, ont dû éprouver le même accident qui arrive aujourd’hui à la plupart de nos philosophes ; je veux dire qu’à force de tourner en tout sens dans la recherche de la nature des choses, la tête leur aura tourné à eux-mêmes, et ce vertige leur aura fait voir tous les êtres dans un mouvement perpétuel. Mais ils ne s’avisent guère d’aller chercher dans leur disposition intérieure l’explication de leur manière de voir ; ils croient que ce sont les choses mêmes qui roulent de la sorte, et qui, de leur nature, n’ont rien de stable ni de fixe : ce n’est, à les en croire, que flux et révolutions, mouvement et génération perpétuelle. Or j’applique cette remarque aux mots dont il s’agit.

HERMOGÈNE.

Comment cela, Socrate ?

SOCRATE.

Tu n’as peut-être pas remarqué que ces mots supposent que tous les êtres sont dans un mouvement, un flux, un renouvellement continuel.

HERMOGÈNE.

Non, je ne m’en étais pas douté.

SOCRATE.

D’abord, le premier dont nous avons parlé est complètement dans ce sens.

HERMOGÈNE.

Lequel ?

SOCRATE.

La sagesse, φρόνησις. C’ est l’intelligence de la mobilité des choses et de leur flux continuel, φορᾶς καὶ ῥοῦ νόησις. Peut-être aussi faut-il entendre par ce mot ce qui aide au mouvement, φορᾶς ὄνησις. De toute manière, il s’agit du mouvement. La connaissance, γνώμη, sera, si tu veux, l’étude et la considération de la génération, γονῆς νώμησις ; car νωμᾷν c’est considérer, Si tu veux encore, l’intelligence, νόησις, sera le désir de nouveauté, νέου ἕσις, la nouveauté des êtres signifie ici qu’ils deviennent sans cesse ; et celui qui a fait le nom de νεόεσις a voulu désigner l’amour de l’âme pour la nouveauté ; car on ne disait pas autrefois νόησις : au lieu de l’η il y avait deux εε, ce qui faisait νεόεσις. La tempérance, σωφροσύνη, est la conservatrice de ce dont nous venons de parler, de la sagesse, σωτηρία, φρονήσεως. La science, ἐπιστήμη, exprime l’attachement d’une âme raisonnable à suivre les choses dans leur cours, sans les abandonner et sans les devancer en conséquence, il faut retrancher la lettre ε, et dire πιστήμη, fidèle. On peut dire pareillement que si σύνεσις, compréhension, a de l’analogie avec συλλόγισμος, raisonnement qui unit des propositions, cependant le verbe συνιέναι, comprendre, exprime la même chose que ἐπίστασθαι, savoir ; car συνιέναι indique le mouvement de l’âme accompagnant les choses dans leur cours, Σοφία sagesse, est encore un mot qui indique l’action d’atteindre le mouvement. Ceci, j’en conviens, a quelque chose de plus obscur et de plus étrange ; mais souvenons-nous d’abord que les poètes, pour exprimer qu’une chose se met en mouvement avec rapidité, se servent du mot ἐσύθη. Il y a eu un personnage célèbre de Lacédémone qui s’appelait Σοῦς[67] c’est-à-dire, prompt ; car c’est le mot dont on se sert à Sparte pour exprimer un élan rapide, Σοφία équivaut donc à σόος ἐπαφή, l’action d’atteindre le mouvement, ce qui se rapporte encore à l’idée du mouvement universel. Le mot ἀγαθόν, bon, revient à ἀγαστόν, tout ce qui est admirable dans le monde. Or, en admettant le mouvement perpétuel des choses, il faut admettre aussi qu’il y a entre elles des différences de lenteur et de célérité. Tout n’est pas par conséquent rapide et prompt ; mais il y a des objets qui sont admirables par cette qualité ; de là le mot ἀγαθόν[68]. La justice, δικαιοσύνη s’explique facilement par l’intelligence du juste, δικαίου σύνεσις. Mais le juste, δίκαιον, est un mot difficile. Ici on ne s’accorde que jusqu’à un certain point, au delà duquel les opinions se partagent. Ceux qui croient que tout est en mouvement, supposent que la plus grande partie de l’univers ne fait que passer, mais qu’il y a un principe qui parcourt l’univers et produit tout ce qui passe, et que ce principe est d’une vitesse et d’une subtilité extrême. Car il ne pourrait traverser toutes choses dans leur mouvement, s’il n’était assez subtil pour que rien ne pût l’arrêter, et assez rapide pour qu’en comparaison de la vitesse de sa course tout fut comme en repos. Ainsi puisque ce principe gouverne toutes les choses en les parcourant et les pénétrant, διαιόν on l’a appelé avec raison δίκαιον, en ajoutant le κ, pour rendre la prononciation plus coulante. Jusqu’ici, ainsi que je viens de le dire, on s’accorde généralement à reconnaître que telle est la nature du juste. Mais, moi, Hermogène, qui suis fort curieux de tout ce qui concerne la justice, je m’en suis enquis en secret, et j’ai appris que ce dont nous parlons est tout à la fois le juste et la cause. Car la cause, c’est ce par quoi, δι’ ὅ, une chose est produite, et c’est pour cela, m’a-t-on dit en confidence, que le nom de δίκαιον est propre et convenable. Mais lorsque après avoir écouté ceux qui me parlent de la sorte, je ne laisse pas de leur demander tout doucement. S’il en est ainsi, qu’est-ce donc, de grâce, que le juste ? ils trouvent que c’est pousser trop loin les questions et sauter, comme on dit, par-dessus la barrière. Ils prétendent que j’en ai assez demandé et assez entendu: et quand ils veulent rassasier ma curiosité, alors ils ne s’accordent plus, et ils s’expliquent chacun à leur manière. L’un dit : le juste, δίκαιον, c’est le soleil ; lui seul en effet gouverne les êtres, en les pénétrant et les échauffant, δικαίων κάων. Vais-je tout joyeux de cette découverte la redire à quelque autre, voilà un homme qui se moque de moi, et me demande si je crois qu’il n’y a plus de justice entre les hommes quand le soleil est couché. Et si je lui demande à lui-même son opinion : Le juste, me dit-il, c’est le feu[69]. Mais cela n’est pas encore très facile à comprendre. Un troisième définit le juste, non pas le feu, mais la chaleur qui est dans le feu. Un quatrième enfin, se moquant de tous les autres, prétend que le juste, c’est ce que dit Anaxagoras, à savoir l’intelligence[70] ; c’est elle qui gouverne le monde par elle-même, et qui, sans se mêler à rien, arrange toutes les choses en les pénétrant, διὰ ἴων. Je me trouve alors, mon cher ami, dans une bien plus grande incertitude, qu’avant d’avoir commencé à m’enquérir de la nature du juste. Mais, pour notre philosophe, il est bien convaincu que telle est l’origine du nom qui nous occupe.

HERMOGÈNE.

À ce qu’il semble, Socrate, tu ne dis là que ce que tu as entendu dire à d’autres, et tu ne parles pas d’après toi-même.

SOCRATE.

Et n’ai-je pas fait de même pour les autres noms ?

HERMOGÈNE.

Pas tout-à-fait.

SOCRATE.

Eh bien, suis-moi : peut-être saurai-je également te faire illusion sur le reste, et te donner à penser que je parie d’après moi seul. Après la justice, de quoi devons-nous parler ? Nous ne nous sommes pas encore occupé, je crois, du courage, ἀνδρία. Évidemment l’injustice, ἀδικία, est proprement l’obstacle de ce qui pénètre les choses[71] ; or le nom de ἀνδρία semble avoir été fait pour le courage dans le combat, et ce nom indique que, si les choses sont en mouvement, le combat ne peut être qu’un mouvement contraire ; en effet il n’y a qu’à retrancher la lettre δ pour retrouver la fonction propre du courage dans ἀνρία (résistance à un courant). Il est bien clair que le courage n’est ρas un courant contraire à tout autre courant quelconque, mais à celui-là seul qui lutte contre le cours de la justice ; autrement, le courage n’aurait rien de louable. De même, les mots ἄρρεν, mâle, et ἀνήρ, homme, ont bien de l’analogie avec les précédents, comme signifiant un cours de bas en haut, ἄνω ῥοή. Le mot γύνη, femme, me paraît signifier génération, γονή. Θῆλυ, femelle, provient sans doute de θηλή, mamelle ; et θηλή ne semble-t-il pas, Hermogène, désigner ce qui fait végéter, τεθηλέναι, ce qu’il arrose ?

HERMOGÈNE.

Je le crois, Socrate.

SOCRATE.

Le mot θάλλω lui-même, végéter, me paraît représenter ce qu’il y a de rapide et presque de soudain dans la croissance des jeunes gens. C’est là ce que semble avoir voulu imiter celui qui a fait ce nom, en le composant de θεῖν, courir, et de ἅλλεσθαι, s’élancer. Mais, ne t’aperçois-tu πασ que quand je me trouve sur un terrain plus facile, je m’amuse à battre les buissons ? Cependant, il nous reste encore à traiter un bon nombre de questions ardues.

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Par exemple, il faudrait rechercher ce que veut dire τέχνη, art

HERMOGÊNE.

Oui.

SOCRATE.

Ce mot n’indique-t-il pas une certaine manière d’être de l’esprit, ἕξις νοῦ ? Il suffit de retrancher le τ, et d’ajouter un ο entre le χ et. le ν, Ainsi qu’entre le ν et l’η (ἐχονόη).

HERMOGÈNE.

Voilà, Socrate, une bien mauvaise explication.

SOCRATE.

Ne sais-tu pas, mon cher Hermogène, que les noms primitifs sont devenus méconnaissables par les changements qu’on leur a fait subir pour les rendre plus magnifiques, en ajoutant et en retranchant des lettres pour plus d’harmonie, et en défigurant les mots de toute manière par de faux embellissements ou par les changements que le temps amène ? Témoin le mot κάτοπτρον, miroir. La lettre ρ, qu’on a mise là, ne te semble-t-elle pas déplacée[72] ? Mais telle est la pratique de ceux qui comptent pour rien la vérité du sens, et qui ne songent qu’à adoucir la prononciation, de sorte qu’à force d’ajouter aux mots primitifs, ils ont fini par nous en rendre le sens méconnaissable. Ainsi, de Φίξ ils ont fait Σφίγξ, le Sphinx[73], et il y a beaucoup d’autres exemples du même genre.

HERMOGÈNE.

Cela est bien vrai, Socrate.

SOCRATE.

Mais d’autre part aussi, en laissant à chacun la faculté d’intercaler des lettres et d’en retrancher à son gré, il deviendra bien facile d’accommoder chaque nom à tout ce qu’on voudra.

HERMOGÈNE.

Cela est encore vrai.

SOCRATE.

Très vrai : c’est donc à toi de faire ici l’office d’un sage président et de maintenir la mesure convenable.

HERMOGÈNE.

Je le voudrais.

SOCRATE.

Et moi, je le veux avec toi. Toutefois, mon cher Hermogène, ne sois pas trop pointilleux, et crains d’énerver mon courage[74] ; car j’arrive tout à L’heure à ce qui doit former le couronnement de tout ce que j’ai dit, quand, après le mot τέχνη, dont je viens de parler, j’aurai traité du mot μηχανή, habileté. Μηχανή indique l’action d’achever, ἄνειν, un travail, de le conduire loin ; en effet le mot μῆκος exprime la longueur ; c’est donc de ces deux mots, μῆκος et ἄνειν, qu’on a composé μηχανή. Mais, je le répète, il faut s’élever à ce qui domine tout ce que nous avons dit ; il faut chercher le sens des mots vertu, ἀρετή, et méchanceté, κακία. L’un des deux ne me paraît pas encore facile à entendre ; l’autre me semble s’expliquer de soi-même, en ce qu’il se rapporte parfaitement à tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. En admettant le mouvement général de toutes choses, tout ce qui va mal, κακῶς ἴον, sera ce que nous nommons κακία. Ce mauvais mouvement, lorsqu’il se trouve dans l’âme, mérite bien par excellence le nom de κακία. Mais qu’est-ce que ce mauvais mouvement ? C’est ce qui me paraît ressortir du mot lâcheté, δειλία, mot que nous n’avons pas encore examiné, et dont nous aurions dû parler après celui de courage, ἀνδρία ; au reste, je vois que nous en avons omis ainsi beaucoup d’autres. Je dis donc que la lâcheté est pour l’âme un lien, δέσμος, très fort ; et le mot λίαν, beaucoup, exprime la force de ce lien. Ainsi, la lâcheté est le plus fort et le pire lien de l’âme, comme l’hésitation, ἀπορία, est aussi un mal, et en général tout ce qui fait obstacle au mouvement d’aller et d’avancer, ἰέναι, πορεύεσθαι. Ceci nous fait donc voir que aller mal, c’est avoir un mouvement ralenti, entravé, et que tout ce qui se trouve dans ce cas, devient plein de mal. Or, si tel est le nom de cet état de l’âme, le nom de l’état contraire, doit être celui de vertu, ἀρετή. Il signifiera d’abord une allure facile, εὐπορία, et par suite le mouvement libre et en quelque sorte le cours perpétuel d’une âme honnête. C’est ce cours perpétuel, ἀεὶ ῥέον, exempt d’obstacle et de toute contrainte, qu’il est juste d’appeler ἀειρείτη,. Peut-être !e vrai mot serait-il αἰρετή, préférable, parce que la vertu est l’habitude de l’âme qu’il convient le plus de choisir, αἱρετωτάτη ; et en contractant le mot, on en aura fait ἀρετή. Me diras-tu encore que ce sont là des fictions de ma façon ? Je te répondrai que si notre interprétation du mot κακία est fondée, il doit en être de même pour ἀρετή.

HERMOGÈNE.

Mais ce mot κακόν, mal, dont tu t’es déjà servi plusieurs fois pour en expliquer d’autres ; d’où vient-il lui-même ?

SOCRATE.

Mot singulier, en vérité, et bien difficile à éclaircir. Aussi vais-je recourir à mon grand expédient.

HERMOGÈNE.

Lequel ?

SOCRATE.

C’est de dire que ce terme est d’origine barbare,

HERMOGÈNE.

Cela paraît probable. Mais, si tu le trouves bon, laissons cela, et cherchons à reconnaître la juste valeur des mots καλόν, beau, et αἰσχρόν, laid.

SOCRATE.

Le sens de αἰσχρόν me semble très clair : il s’accorde avec celui des mots précédents: L’inventeur des noms paraît avoir voulu blâmer d’une manière générale ce qui entrave et suspend le cours des choses ; ainsi, à ce qui arrête toujours le mouvement, ἀεὶ ἴσχοντι τὸ ῥοῦν, il a donné le nom de ἀεισχοροῦν, qui fait aujourd’hui par contraction αἰσχρόν.

HERMOGÈNE.

Et qu’est-ce que καλόν ?

SOCRATE.

Ceci est plus difficile à entendre. Pourtant, ce n’est là qu’une affaire de prononciation, et le changement de l’accent et de la quantité de l’οὗ[75].

HERMOGÈNE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Ce mot me paraît être une manière de désigner l’intelligence.

HERMOGÈNE.

Explique-toi, Socrate.

SOCRATE.

Voyons, qui fait, selon toi, que les choses s’appellent ainsi qu’elles s’appellent ? N’est-ce pas ce qui a inventé les noms ?

HERMOGÈNE.

Eh bien ?

SOCRATE.

Or, il faut que ce soit l’intelligence ou des dieux ou des hommes, ou des uns et des autres ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Donc, ce qui a appelé les choses par leur nom, τὸ καλέσαν, et le beau, τὸ καλὸν, sont la même chose, à savoir l’intelligence.

HERMOGÈNE.

Évidemment.

SOCRATE.

Mais tout ce qui est l’ouvrage de la pensée et de l’intelligence est louable, et le contraire blâmable ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

La médecine produit les remèdes, l’art de bâtir, les bâtiments ; n’est-il pas vrai ?

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Et de même le beau, τὸ καλόν, devra produire de belles choses.

HERMOGÈNE.

Nécessairement.

SOCRATE.

Et cela, c’est, disions-nous, l’intelligence ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Donc le mot τὸ καλόν est un nom bien approprié à cette intelligence qui exécute des ouvrages que nous déclarons beaux, et que nous louons à ce titre.

HERMOGÈNE.

J’en tombe d’accord.

SOCRATE.

Et que nous reste-t-il à examiner dans cet ordre de choses ?

HERMOGÈNE.

Les termes qui se rapportent au bon et au beau dont nous venons de nous occuper, l’avantageux, le profitable, l’utile, le lucratif, et leurs contraires.

SOCRATE.

En faisant usage de nos observations précédentes, tu trouveras toi-même facilement l’origine du mot ξυμφέρον, avantageux. Il a un air de famille avec le nom de la science, ἐπιστήμη. En effet, il ne désigne autre chose qu’un mouvement simultané, σὺν φόρα, de l’âme avec les choses ; et tout ce qui résulte de ce mouvement, s’appelle συμφέρον et σύμφορον, avantageux, du mot συμπεριφέρεσθαι, être emporté simultanément alentour.

HERMOGÈNE

Soit.

SOCRATE.

Κερδαλέον, lucratif, vient de κέρδος, gain. Et ce dernier mot, en mettant un ν à la place du δ, s’explique de lui-même. Il ne signifie autre chose que le bien, On a établi ce nom pour exprimer la propriété que possède le bien de se mêler, κεράννυται, en pénétrant tout ; et en changeant le δ en v, on a prononcé κέρδος.

HERMOGÈNE.

Que dis-tu du mot λυσιτελοῦν, profitable ?

SOCRATE.

Je ne pense pas, Hermogène, que ce mot ait été établi d’abord dans le sens que lui donnent les marchands, comme signifiant ce qui libère de la dette ; il désigne, je crois, ce qu’il y a de plus rapide dans l’être, ce qui ne permet pas aux choses de s’arrêter, ni au mouvement de cesser et de prendre fin, l’affranchissant toujours, λύων, de ce qui voudrait l’amener à cette fin, τέλος, et ne lui accordant ni terme ni repos. C’est pour cette raison que le bien même me paraît aussi pouvoir s’appeler κυσιτελοῦν, cest-à-dire ce qui affranchit le mouvement de sa fin, λύον τὸ τέλος τῆς φορᾶς. Quant à ώφέλιμον, utile, c’est un mot étranger, dont Homère a fait souvent usage sous la forme du verbe ὀφέλλειν[76] ; c’est un mot qui exprime l’augmentation, l’accomplissement.

HERMOGÈNE.

Mais que dirons-nous des contraires de ces mots ?

SOCRATE.

Il me semble inutile de nous occuper de ceux qui ne contiennent que la négation des mots déjà expliqués.

HERMOGÈNE.

Lesquels ?

SOCRATE.

Ἀσύμφορον, inutile, ἀνώφελες, non avantageux, ἀλυσιτελές, non profitable, et ἀκερδές, non lucratif.

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Mais parlons de βλαβερόν, nuisible et de ζημιῶδες, funeste,

HERMOGÈNE.

A la bonne heure.

SOCRATE.

D’abord βλαβερόν, nuisible, désigne ce qui retarde le flux des choses, τὸ βλάπτον τὸν ῥοῦν. Le mot βλάπτον, à son tour, signifie qui veut enchaîner, βουλόμενον ἅπτειν. En effet, ἅπτειν exprime la même chose que δεῖν, enchaîner, et c’est ce que blâme toujours celui qui a institué les noms. En conséquence, ce qui veut arrêter le mouvement pouvait naturellement s’appeler βουλαπτεροῦν, ou, pour plus d’élégance dans la prononciation, βλαβερόν.

HERMOGÈNE.

En vérité, Socrate, les noms deviennent bien bizarres entre tes mains. Avec ton βουλαπτεροῦν, j’ai cru t’entende imiter des lèvres le prélude de l’hymne à Minerve[77].

SOCRATE.

Mais ce n’est pas à moi qu’il faut t’en prendre, Hermogène, c’est à ceux qui ont fait ce mot.

HERMOGÈNE.

Il est vrai ; maintenant que faut-il penser de ζημιῶδες, funeste ?

SOCRATE.

Ζημιῶδες, dis-tu ? Remarque, Hermogène, combien j’ai raison d’observer que par l’addition ou le retranchement de quelques lettres, on change: considérablement le sens des mots. Une légère altération peut leur faire dire tout le contraire de ce qu’ils voulaient dire d’abord, témoin ; le mot δέον, convenable. Une observation qui s’est présentée à moi, à l’occasion de ce mot, et qui me revient en ce moment, c’est que notre belle: langue d’aujourd’hui a, fait exprimer ; aux deux mots δέον et ζημιῶδες tout le contraire de ce qu’ils veulent dire, tandis que nous en retrouvons dans l’ancienne langue la véritable signification.

HERMOGÈNE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Le voici. Tu sais que nos ancêtres faisaient beaucoup usage des lettres ι et δ ; ce qu’on remarque encore dans le langage des femmes qui conservent plus que nous l’ancienne tradition[78] (79) ; tandis qu’aujourd’hui nous substituons l’e ou l’η à l’ι, et le ζ au δ, parce que ces lettres nous paraissent avoir plus de noblesse.

HERMOGÈNE.

Dans quels cas ?

SOCRATE.

Par exemple, autrefois on disait tantôt ἱμέρα, tantôt ἑμέρα ; aujourd’hui nous disons ἡμέρα (jour).

HERMOGÈNE.

En eflfet.

SOCRATE.

Ne vois-tu pas aussi que le mot ancien ré pond seul à la pensée de celui qui a fait les noms ? Car c’est parce que les hommes désirent, ἱμείρουσιν, de voir succéder la lumière aux ténèbres de la nuit, qu’ils ont donné au jour le nom de ἱμέρα.

HERMOGÈNE.

Cela est évident.

SOCRATE.

Mais aujourd’hui devenu plus imposant sous sa forme nouvelle, on ne voit plus ce que ce mot ἡμέρα signifie. Au reste, selon certaines personnes, ἡμέρα vient de ce que le jour rend les objets plus doux, ἡμερά.

HERMOGÈNE.

Fort bien.

SOCRATE.
.

Tu sais aussi qu’au lieu de ζυγόν, joug, on disait autrefois δυσγόν ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Hé bien, ζυγόν ne dit rien ; tandis que δυσγόν exprimait très convenablement l’assemblage de deux animaux pour conduire, δέσις δυοῖν ἐς τὴν ἀγωγήν. Aujourd’hui nous disons ζυγόν et on peut citer une foule d’exemples semblables.

HERMOGÈNE

Il est vrai.

SOCRATE.

Le mot δέον, convenable, est de ce nombre. Ainsi prononcé, il semble signifier le contraire de tous les mots qui se rapportent à l’idée du bon ; il semble que ce δέον, qui est une forme du bien, soit au contraire un lien, δεσμός, une entrave pour le mouvement, et en quelque manière le frère du nuisible, βλαβερόν.

HERMOGÈNE.

En effet, Socrate, tel est le sens que ce mot présente.

SOCRATE.

Mais il n’en est pas de même de l’ancien nom, qui naturellement doit être bien plus juste ; il s accorde avec les autres expressions, de l’idée du bien, si on substitue l’ι à l’ε, comme dans l’ancien langage. Διόν, parcourant, et non pas δέον, enchaînant, exprime ce que l’auteur des noms semble toujours louer comme le bien. Ainsi, il n’est pas en contradiction avec lui-même. Le convenable, δέον, l’utile, ὠφέλιμον, le profitable, κερδαλέον, l’avantageux, λυσιτελοῦν, le bon, ἀγαθόν, le commode, ξύμφερον, le facile, εὔπορον, tout cela exprime la même chose par des noms différents, à savoir ce qui pénètre, et ordonne tout, et qui est par tout célébré, tandis que ce qui retarde et arrête est toujours très mal traité. Rendez à ζημιῶδες le δ des anciens, et vous avez évidemment le nom de ce qui arrête les choses dans leur marche, δοῦς τὸ ἰόν, c’est-à-dire le mot δημιῶδες.

HERMOGÈNE.

Et les mots ἡδονή, plaisir, λύπη, douleur, ἐπιθυμία, désir, et autres semblables ?

SOCRATE.

Ils ne me paraissent pas très difficiles, Hermogène. Le plaisir, ἡδονή, est une tendance vers le bien-être, ὄνησις ; c’est ἡονή qui avec l’addition d’un δ donne ἡδονή. La douleur, λύπη, semble appelée ainsi, à cause de la dissolution, διαλύσις qu’elle produit dans le corps, La tristesse, ἀνία, est ce qui empêche d’aller, ἀ-ἰέναι. La peine, ἀλγηδών, me paraît un mot étranger dérivé de ἀλγεινόν, pénible. La souffrance est appelée ὀδύνη, de l’invasion, ἔνδυσις, de la douleur. Ἀχθηδών, l’accablement, est un piot évidemment fait pour exprimer la pesanteur qui ralentit le mouvement. Χαρά, la joie, a pris son nom de διάχυσις τῆς ῥοῆς, l’effusion de notre âme. Τέρψις, l’amusement, vient de τερπνόν, agréable. Ce dernier mot vient lui-même de ce que l’agrément se glisse, ἕρπει, dans l’âme, semblable à un souffle, πνοή; le terme propre a dû être ἕρπνους qui sera devenu, avec le temps, τερπνόν Le mot allégresse, εὐφροσύνη, n’a pas besoin d’interprétation. Tout le monde y reconnaît l’expression du,bon mouvement de l’âme, εὖ φέρεται, d’accord avec les choses ; à proprement parler, c’est εὐφεροσύνη, dont nous avons fait εύφροσύνη. Le mot ἐπιθυμία, passion, n’est pas difficile non plus ; il est clair que c’est une puissance qui s’introduit dans l’âme, ἐπὶ τὸν θυμὸν ἴουσα. Quant à θυμός, le courage, il provient sans doute de l’ardeur et du bouillonnement, θύσις, de l’âme. Maintenant, le désir, ἵμερος, a été nommé ainsi comme étant le courant ῥοῦς, qui entraîne le plus puissamment notre âme ; il coule avec impétuosité, ἰέμενος ῥεῖ, à la poursuite des choses ; il emporte l’âme dans la rapidité de son cours ; c’est de cette puissance impulsive qu’il a pris le nom d’ἵμερος. Le regret, πόθος, c’est le désir, le penchant vers un objet absent, et placé quelque part hors de notre portée ἄλλοθί που ὄντος ; en sorte qu’on appelle πόθος ce qui s’appelait ἵμερος, quand l’objet du désir était présent. L’Amour, s’appelle ἔρως, parce que son cours n’a pas son origine dans celui qui l’éprouve, mais qu’il vient du dehors en s’introduisant par les yeux ; par cette raison on l’appelait jadis ἔσρος de ἐσρεῖν, couler dans, car l’ο se prononçait ! bref ; en le faisant long, nous avons aujourd’hui ἔρως. Mais que. ne proposes-tu d’autres noms à examiner ?

HERMOGÈNE.

Que dis-tu de δόξα, opinion, et des autre mots de cette famille ?

SOCRATE.

Δόξα vient, ou de δίωξις, poursuite, et ce serait alors la recherche de l’esprit pour découvrir la j vérité des choses ; ou du jet de la flèche, τόξον ; et je préfère cette dernière conjecture. Du moins οἴησις, croyance, répond à la même idée ; c’est l’élan, οἶσις, de l’âme vers la connaissance des qualités des choses, οἷά ἐστιν. De même encore la volonté, βουλή, tire son nom de βολή jet ; et βούλεσθαι, vouloir, signifie s’élancer vers, ainsi que βουλεύεσθαι, délibérer. Tous ces mots, du même ordre que δόξα, semblent se rapporter à l’idée, du jet, βολή. Le mot ἀβουλία, défaut de prudence, semble indiquer le malheur de celui qui manque le but, οὐ βάλοντος, qui n’atteint pas ce qu’il voulait, ἐβούλετο, ce qu'il se proposait, περὶ οὗ ἐβουλέυετο, et à quoi il aspirait.

HERMOGÈNE.

Tu me parais maintenant, Socrate, hâter et presser tes explications.

SOCRATE.
C’est que les oracles du dieu vont bientôt finir. Je veux pourtant faire encore un essai sur les mots nécessité, ἀνάγκη et volontaire, ἑκούσιον, qui viennent naturellement à la suite des précédente.
HERMOGÈNE.

Soit

SOCRATE.

D’abord, ἑκούσιον, volontaire, c’est ce qui cède, εἷκον, sans résister, ce qui cède, conformément à la doctrine dont je parle maintenant, à une chose en mouvement, ἰόντι mue par la volonté. Le nécessaire, au contraire, est ce qui résiste à la volonté, et ce que lui opposent l’erreur et l’ignorance ; de là le mot ἀνάγκη, qui représente un voyage par des vallons, ἄγκη, où la marche est entravée par la difficulté et l’âpreté des lieux. Tant que la force ne me manque pas, profitons-en ; et toi, ne lâche pas prise et interroge-moi.

HERMOGÈNE.

Je t’interrogerai donc sur de bien belles et grandes choses : la vérité et le mensonge, l’être et le nom lui-même, sujet de tout cet entretient.

SOCRATE.

Dis-moi donc, qu’entends-tu par le mot μαίεσθαι ?

HERMOGÈNE.

J’entends l’action de chercher.

SOCRATE.

En ce cas, le mot ὄνομα, nom, me paraît contenir une proposition affirmant que l’être, τὸ ὄν, est l’objet dont le nom est la recherche. Cela te paraîtra plus sensible dans le mot ὀνομαστόν, ce qui est à nommer ; on y voit clairement que c’est l’être, ὄν, dont il s’agit de faire la recherche, μάσμα. Ἀλήθεια, la vérité, me paraît être également un mot composé ; ἄλη, course, et θεία, divine, expriment, réunis, le mouvement divin de l’être. Ψεῦδος, mensonge, indique le contraire du mouvement : dans ce mot, nous retrouvons encore l’expression du blâme pour tout ce qui arrête et force au repos ; il nous représente l’état de gens endormis, καθεύδουσι. Le ψ qui est en tête du mot en déguise seul le sens. Quant aux mots ὄν, être, et οὐσία, essence, ils sont tout-à-fait analogues au nom du vrai, si on y ajoute un ι ; ils donnent alors ἰόν qui va ; de même pour le non-être, οὐκ ὄν, que quelques-uns prononcent οὐχὶ ὄν ( c’est-à-dire, οὐκ ἰόν, qui ne va pas).

HERMOGÈNE.

Voilà, Socrate, des difficultés hardiment résolues. Et si quelqu’un te demandait compte maintenant de ces mots ἰόν, allant, ῥέον, coulant, δοῦν, liant ?

SOCRATE.

Tu veux savoir ce que nous pourrions lui répondre, n’est-ce pas ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Nous avons déjà mis en oeuvre un expédiant, qui peut passer pour une réponse raisonnable.

HERMOGÈNE.

Lequel ?

SOCRATE.

C’est de dire que les mots que nous ne pouvons éclaircir, sont d’origine barbare. Peut-être cette supposition est-elle bien fondée pour une partie d’entre eux ; mais peut-être aussi est-ce l’antiquité des noms primitifs qui les dérobe à nos recherches. On tourmente les noms, on les bouleverse de telle manière, qu’il n’y a rien d’étonnant si le mot ancien, comparé au mot dont nous nous servons aujourd’hui, nous fait l’effet d’un mot barbare.

HERMOGÈNE.

Tu ne dis rien là que de vraisemblable.

SOCRATE.

Très vraisemblable, sans doute ; mais il me paraît que notre discussion ne souffre point ces défaites, et qu’il faut aborder hardiment la difficulté. Hé bien, je suppose que quelqu’un nous demande, de quels mots se compose un nom, et qu’après la réponse ; il fasse la même question sur l’origine de ces mots eux-mêmes, et qu’il poursuive toujours ainsi celui qui se serait chargé de répondre, celui-ci ne serait-il pas forcé de rester court à la fin ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

Hé bien, à quel terme lui sera-t-il permis de s’arrêter ? Ne sera-ce point lorsqu’il sera arrivé à ces mots qui sont comme les éléments de toute phrase et de tout nom ? Si ces mots sont tels, en effet, il serait déraisonnable de vouloir les composer de mots plus simples. Par exemple, ἀγαθός, bon, se compose, avons-nous dit, de ἀγαστός, admirable, et de θοός, prompt. Θοός à son tour viendra de quelque autre mot, celui-là de quelque autre encore, mais lorsque nous en atteindrons un qui ne dérive plus d’aucun autre, nous aurons le droit de dire que nous tenons le mot élémentaire, et que nous né pouvons plus le rapporter à d’autres mots.

HERMOGÈNE.

Je trouve cela fort juste.

SOCRATE.

Et maintenant si ces mots sur lesquels tu m’as interrogé en dernier lieu sont élémentaires, ne faut-il pas chercher quelque autre moyen d%n apprécier la légitimité et la propriété naturelle ?

HERMOGÈNE.

Il y a apparence.

SOCRATE.

Oui, Hermogène, il y a apparence : je vois du moins que tous les autres mots dont nous avons parlé viennent se résoudre dans ceux-ci. Maintenant, si ma supposition est juste, suis-moi bien, et prends garde que je ne déraisonne dans ce que je te dirai sur la propriété de ces noms primitifs.

HERMOGÈNE.

Dis seulement ; je te prêterai toute l’attention dont je suis capable,

SOCRATE.

Tu reconnais avec moi, je présume, qu’il n’y a pour tous les mots, depuis le premier jusqu’au dernier, qu’une seule manière d’être propre aux choses, et qu’aucun nom comme tel, ne diffère des autres noms ?

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Or, la propriété des noms que nous avons examinés jusqu’ici, opus a paru consister en ce qu’ils représentent ce qu’est chaque chose.

HERMOGÈNE.

D’accord.

SOCRATE.

Et cela doit être .également vrai des noms primitifs et des noms dérivés, dès lors que ce sont des noms.

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Mais ce pouvoir, c’est aux mots primitifs que les mots dérivés le doivent ?

HERMOGÈNE.

Il semble.

SOCRATE.

Bon ; mais les primitifs, qui ne viennent d’aucun autre, comment pourront-ils nous représenter les choses le mieux possible comme tout nom doit le faire ? Réponds-moi donc. Si nous étions privés de langue et de voix, et que nous voulussions nous désigner mutuellement les choses, ne chercherions-nous pas à nous faire comprendre, comme les muets, au moyen des signes de la main, de la tête et de tout le corps ?

HERMOGÈNE.

Nous ne pourrions faire autrement, Socrate.

SOCRATE.

Ainsi, par exemple, pour exprimer une chose élevée ou légère, nous imiterions la nature de cette chose en élevant la main vers le ciel ; pour désigner un objet bas ou pesant, nous ramènerions la main vers la terre ; s’il s’agissait de représenter un cheval à la course, ou quelque autre animal, nous chercherions également à l’imiter le mieux possible par nos attitudes et nos gestes.

HERMOGÈNE.

Tout cela est incontestable.

SOCRATE.

De la sorte, c’est au moyen du corps que l’on représenterait les objets, en lui faisant imiter ce qu’on voudrait représenter.

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Or, puisque c’est de la voix, des lèvres et de la langue que nous voulons nous servir pour cet usage, nous ne pouvons y parvenir autrement qu’en leur faisant imiter les choses à quelques égards.

HERMOGÈNE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Le nom est donc une imitation par la voix, et imiter ainsi les choses, c’est les nommer.

HERMOGÈNE.

Je l’admets.

SOCRATE.

En vérité, cela ne me paraît pas encore très satisfaisant, mon cher ami.

HERMOGÈNE.

Comment ?

SOCRATE.

Nous serions forcés de reconnaître que ceux qui imitent le bêlement des brebis et le chant du coq, nomment par cela même les animaux qu’ils imitent.

HERMOGÈNE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Faudrait-il donc admettre cette conséquence ?

HERMOGÈNE.

Non pas. Quelle est donc, Socrate, l’imitation qui constitue le nom ?

SOCRATE.

D’abord, à ce qu’il me semble, ce n’est pas celle, quoique produite aussi avec la voix, qui imite comme imite la musique ; en second lieu, ce n’est pas l’imitation des objets mêmes de l’imitation musicale ; ce n’est pas là en quoi consiste le nom. Je m’explique : tous les objets n’ont-ils pas une forme et un son ; la plupart n’ont-ils pas aussi une couleur ?

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Il ne semble pas que l’art de nommer consiste dans limitation de ces qualités. C’est plutôt l’art du musicien, ou celui du peintre, n’est-il pas vrai ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Mais, quoi ? Ne penses-tu pas que chaque objet a son essence, aussi bien que sa couleur et que les autres qualités dont nous venons de parler ? Et d’abord la couleur et le son n’ont-ils pas eux-mêmes leur essence, ainsi que toutes les autres choses qui méritent le nom d’êtres ?

HERMOGÈNE.

Je le crois.

SOCRATE.

Hé bien, si au moyen de lettres et de syllabes, quelqu’un parvenait à imiter de chaque chose son essence, cette imitation ne ferait-elle pas connaître ce qu’est la chose imitée ?

HERMOGÈNE.

Assurément.

SOCRATE.

Et, si tu appelais peintre, musicien, les autres imitateurs, quel nom donnerais-tu à celui-ci ?

HERMOGÈNE.

Ce serait, je pense, le nom de l’art qui nous occupe depuis si longtemps, celui de l’institution des noms.

SOCRATE.

S’il en est ainsi, nous n’avons qu’à examiner si ces mots dont tu demandais l’explication, ῥόη, courant, ἰέναι, aller, σχέσις, l’action de retenir, imitent véritablement au moyen des lettres et des syllabes dont ils se composent, l’essence des choses qu’ils désignent.

HERMOGÈNE.

Sans doute.

SOCRATE.

Voyons d’abord si ces mots-là sont les seuls primitifs, ou bien s’il y en a beaucoup d’autres.

HERMOGÈNE.

Il y en a, je pense, beaucoup d’autres.

SOCRATE.

Cela est probable : mais le moyen de distinguer par où l’imitateur commence son imitation ? Puisque l’imitation de l’essence se fait avec des syllabes et avec des lettres, n’est-il pas raisonnable de distinguer d’abord celles-ci, de même que ceux qui étudient l’art du rythme s’occupent d’abord de la valeur des lettres, puis de celle des syllabes, et n’arrivent qu’après ces préliminaires à l’étude du rythme lui-même ?

HERMOGÈNE.

Oui.

SOCRATE.

Nous aussi, ne devons-nous pas distinguer d’abord les voyelles, et ensuite successivement les autres lettres, suivant leurs espèces, à savoir les consonnes, et d’abord les muettes ; car tels sont les termes employés par les habiles en ces matières ; puis les consonnes qui ont un son propre : enfin, parmi les voyelles mêmes, ne devons-nous pas distinguer les différentes espèces ? Ces divisions établies, il faudrait passer à l’examen des noms, rechercher s’il en est auxquels tous les autres se ramènent, comme pour les lettres qui sont les principes de la connaissance même des noms, et si l’on y peut discerner, comme dans les lettres, des espèces différentes. Tout cela bien considéré, il s’agirait d’imposer à chaque chose un nom à sa ressemblance, soit qu’il faille donner à chacune un seul et unique nom, ou bien un nom composé, et mêlé de plusieurs noms. De même que les peintres, pour produire une image ressemblante, emploient tantôt une seule couleur, telle que le pourpre, ou toute autre couleur simple ; tantôt des tons mélangés, comme lorsqu’ils composent le ton de chair, ou toute autre préparation que la ressemblance exige ; de même, nous appliquerons à chaque chose, tantôt une seule lettre, tantôt plusieurs réunies en syllabes, tantôt encore un assemblage de syllabes, dont nous composerons des noms et des verbes ; enfin, de ces noms et de ces verbes nous formerons quelque chose de grand, de beau et d’un, le discours, qui sera dans l’art des noms, dans la rhétorique, et dans tous les arts analogues, ce qu’est dans la peinture la représentation d’un être animé. Ou plutôt ce ne sera pas nous qui ferons cela : je me suis laissé entraîner à mes propres paroles : dès longtemps toutes ces combinaisons, ont été formées par les anciens ; et tout et que nous avons à faire, si nous voulons les étudier en connaisseurs, c’est de les diviser comme nous avons fait jusqu’ici, et d’examiner de la même manière si les noms, soit primitifs, soit dérivés, sont convenables ou s’ils ne le sont pas. Procéder autrement et par voie de composition, ce serait mal s’y prendre et faire fausse route, mon cher Hermogène.

HERMOGÈNE.

Très probablement, Socrate.

SOCRATE.

Quoi donc, te croirais-tu capable de procéder à de semblables divisions ? Pour moi, je n’ai pas en moi cette confiance.

HERMOGÈNE.

Ni moi non plus, assurément.

SOCRATE.

Laissons donc cela : ou bien, veux-tu que nous le tentions et y fassions de notre mieux, quelque peu de succès que nous devions espérer, en nous expliquant bien d’avance, comme nous l’avons déjà fait pour les dieux ? Sans rien savoir de la vérité, nous voulions seulement, disions-nous, essayer d’interpréter les opinions des hommes à leur égard ; de même à présent, disons-nous à nous-mêmes que si nous devons jamais, nous ou d’autres, parvenir à des résultats satisfaisants sur cette question, ce ne peut être que par le moyen dont nous avons parlé. Mais enfin il faut, comme on dit, nous y employer de toutes nos forces. Que t’en semble ?

HERMOGÈNE.

Je suis tout à fait de ton avis.

SOCRATE.

Il peut sembler ridicule, Hermogène, de dire que des lettres, des syllabes, fassent connaître les choses par imitation. Il faut bien, pourtant, qu’il en soit ainsi. Nous n’avons rien de mieux à dire sur la vérité des mots primitifs, à moins de faire comme les auteurs de tragédies, qui ont recours dans l’embarras aux machines de théâtre et font apparaître les dieux, et de nous tirer d’affaire en alléguant que ce sont les dieux eux-mêmes qui ont institué, les premiers noms, et que par conséquent ces noms sont convenables. Sera-ce là notre meilleur et dernier argument, ou bien en reviendrons-nous à notre supposition de tout à l’heure, que ces noms nous sont venus de certains peuples barbares, plus anciens que nous ? Ou dirons-nous enfin que l’antiquité de ces mots les dérobe à nos recherches, comme les mots barbares ? Ce seraient là autant d’excuses, et de fort bonnes, pour celui qui ne voudrait pas rendre raison de la propriété des mots primitifs. Cependant, tant qu’on ignore, par quelque raison que ce soit, en quoi consiste la justesse de ces mots, il est impossible de rien connaître aux mots dérivés, qui ne peuvent s’expliquer que par les primitifs. Il est donc évident que quiconque se prétend habile dans l’intelligence des dérivés, doit pouvoir donner l’explication la plus complète et la plus claire des mots primitifs, ou s’attendre à ne dire sur les autres que des sottises. Es-tu d’un autre avis ?

HERMOGÈNE.
En aucune façon, Socrate.
SOCRATE.

Pour moi, les idées que je me fais sur les mois primitifs me paraissent à moi-même téméraires et bizarres. Je te les dirai si tu veux. Si, de ton côté, tu as quelque chose de mieux à proposer, tu voudras bien m’en foire part.

HERMOGÈNE.

Volontiers. Explique-toi toujours hardiment.

SOCRATE.

D’abord il me semble voir dans la lettre ρ l’instrument propre à l’expression de toute espèce de mouvement. Mais à propos du mouvement, κίνησις, nous n’avons pas dit d’où vient ce mot. Il est clair que ce doit être de ἴεσις, élan  : car autrefois au lieu de l’η, on se servait de l’ε Quant au κ qui commence le mot, il vient de κίειν, verbe étranger qui signifie aller, ἰέναι. Ainsi, si l’on savait le mot ancien, ce mot transporté exactement dans notre langue donnerait ἴεσις ; aujourd’hui on dit κίνησις, à cause du verbe étranger κίειν, du changement de l’ε en η, et de l’insertion du ν ; mais il faudrait dire, à la rigueur, κίεσις. Le mot στάσις, repos, exprime la négation du mouvement, et n’est ainsi prononcé que pour l’élégance[79]. Mais, pour revenir, je disais que l’auteur des noms a trouvé dans la lettre ρ un excellent instrument pour rendre le mouvement, à cause de la mobilité de cette lettre. Aussi s’en est-il souvent servi à cette fin. Il a d’abord imité le mouvement, au moyen de cette lettre, dans les mots qui expriment l’action de couler, ῥεῖν, cours, ῥοή ; en suite, dans τρόμος, tremblement, τραχύς, âpre ; dans les verbes κρούειν, frapper, θραύειν, blesser, ἐρείκειν, briser, θρύπτειν, broyer, καρματίζειν, morceler, ῥυμβεῖν, faire tournoyer ; c’est par la lettre ρ qu’il a donné à tous ces mots leur principale force d’imitation. Il avait remarqué, en effet, que c’est la lettre qui oblige la langue à se mouvoir et à vibrer le plus rapidement ; et c’est pour cette raison qu’il a dû l’employer à l’expression de semblables idées. La lettre ι convenait à tout ce qui est fin, subtil, et capable de pénétrer les autres choses ; aussi est-ce par l’ι que l’auteur des noms imite, dans ἰέναι et ἴεσθαι, l’action d’aller. C’est par les lettres sifflantes, φ, ψ, σ et ζ, qu’il rend tout ce qui présente l’idée du souffle, ψυχρόν, froid, ζέον, bouillant, σείεσθαι, agiter, et enfin σεισμός, agitation. Il emploie aussi ces mêmes lettres le plus possible quand il veut exprimer un objet gonflé τὸ φυσῶδες. Il aura également trouvé dans la pression que les lettres δ et τ font éprouver à la langue, quelque chose de très convenable à l’imitation de ce qui lie ou arrête, δεσμός, στάσις. Ayant observé que dans l’articulation du λ la langue glisse, il en a formé par imitation les mots λεῖον, lisse, ὀλισθαίνεινν, glisser, λιπαρόν, luisant d’embonpoint, κολλῶδες, gluant, et une foule d’autres. Le γ ayant la propriété d’arrêter ce mouvement de la langue, il l’a fait servir, réuni au λ, à l’imitation des choses visqueuses, douces, collantes, γλίσχρον, γλυκύ, γλοιῶδες. A l’égard du v, remarquant que cette lettre retient la voix à l’intérieur, il en a fait, en imitant l’idée par le son, l’intérieur, le dedans, ἔνδον, ἐντός. Il a mis un α dans le mot μέγας, grand, et un η dans le mot μῆκος, longueur, parce que ce sont deux grands sons. Pour στρογγύλον, rond, il avait besoin de la lettre o ; aussi l’y a-t-il fait dominer. Partout il a accommodé à la nature des différents êtres les lettres et les syllabes des noms qu’il leur donnait, et dont il formait ensuite d’autres noms, toujours par imitation.

Voilà, Hermogène, en quoi consiste, à ce qu’il me semble, la propriété des noms ; si toutefois Cratyle, qui nous écoute, n’est pas d’un autre avis.

HERMOGÈNE.

Véritablement, Socrate, Cratyle m’a cent fois mis à la torture, comme je te le disais tout à l’heure, en m assurant que les noms ont une propriété naturelle, sans expliquer en quoi elle consiste ; de sorte que je ne pouvais découvrir si c’était à dessein ou malgré lui qu’il en parlait en termes si obscurs. Maintenant, Cratyle, tu vas me déclarer devant Socrate, si tu admets ce qu’il vient d’avancer sur ce sujet, ou si tu as quelque chose de mieux à nous dire ; en ce cas, parle, afin de t’instruire par les réponses de Socrate, ou de nous instruire toi-même tous les deux.

CRATYLE.

Quoi donc, Hermogène, te semble-t-il aisé d’apprendre ou d’enseigner si vite quelque chose que ce soit, et surtout une chose qui paraît être des plus grandes et des plus ardues ?

HERMOGÈNE.

Non, sans doute, je ne le pense pas ; mais j’aime ce mot d’Hésiode : c’est toujours la peine d’ajouter peu de chose à peu de chose[80]. Si donc il t’est possible de nous aider tant soit peu, ne t’y refuse pas, de grâce, et rends-nous ce service, à Socrate et à moi.

SOCRATE.

D’abord, Cratyle, je ne prétends, quant à moi, rien garantir de tout ce que je viens d’avancer ; je n’ai fait que considérer avec Hermogène ce qui me venait à l’esprit ; as-tu quelque chose de plus satisfaisant, dis-le-moi hardiment comme il un homme disposé à recevoir tes idées. Je ne serais, d’ailleurs, nullement surpris de te voir réussir mieux que moi ; car tu me parais avoir étudié tout cela et par toi-même et dans les leçons d’autrui. Si donc tu possèdes quelque théorie meilleure, tu peux m’inscrire au nombre de tes disciples sur la question de la propriété des noms.

CRATYLE.

Il est bien vrai, Socrate, que je me suis occupé de cette question ; il se pourrait aussi que je fisse de toi mon disciple. Mais j’ai grand’peur qu’il n’arrive tout le contraire, et que je n’aie plutôt à te répondre ce que dit Achille à Ajax, dans les Prières[81] : « Fils de Télamon, divin et puissant Ajax, tout ce que tu as dit part d’un noble cœur. » Et moi, Socrate, je trouve réellement que tu parles comme un oracle, soit que tu aies pris cette inspiration auprès d’Euthyphron, soit que quelque muse habite en toi, ignorée de toi-même jusqu’à ce jour.

SOCRATE.

Ο mon cher Cratyle ! je suis tout le premier à m’étonner de mon savoir, et à m’en méfier. Aussi serais-je d’avis de revenir sur tout ce que j’ai dit pour l’examiner de nouveau ; car, il n’y a pire erreur que celle où l’on s’induit soi-même, puisque alors nous sommes inséparables du trompeur qui nous suit partout. Il convient donc de revenir souvent sur ce que l’on a avancé, et de s’appliquer, comme dit ton poète[82], à voir devant et derrière soi. Ainsi revenons sur ce que nous avons dit tout à l’heure : la propriété du nom, disions-nous, consiste à représenter la chose telle qu’elle est. Tenons-nous cette définition pour vraie ?

CRATYLE.

Assurément, elle me semble vraie, Socrate.

SOCRATE.

Les mots sont donc faits pour enseigner ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Et ne disons-nous pas qu’il y a un art des noms et des artisans de noms ?

CRATYLE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et lesquels ?

CRATYLE.

Ceux que tu disais en commençant, les législateurs.

SOCRATE.

Or, n’en est-il pas de. cet art, parmi les hommes, comme de tous les autres ? Voici ce que je veux dire : les peintres, par exemple, ne sont-ils pas les uns meilleurs, les autres pires ?

CRATYLE.

Certainement.

SOCRATE.

Les meilleurs ne sont-ils pas ceux qui font le mieux leur ouvrage, c’est-à-dire l’imitation des êtres vivants ? les autres ne sont-ils pas ceux qui s’en acquittent plus mal ? Parmi les architectes, les uns font aussi leurs maisons plus belles, les autres moins belles ?

CRATYLE.

Sans contredit.

SOCRATE.

Hé bien, les législateurs font-ils leurs œuvres, les uns meilleures, les autres pires ?

CRATYLE.

Pour cela, je ne le crois pas.

SOCRATE.

Quoi, tu ne trouves pas qu’il y ait des lois meilleures, d’autres moins bonnes ?

CRATYLE.

Point du tout.

SOCRATE.

Et pour les noms, il n’y en a pas non plus, à ton sens, de plus justes les uns que les autres ?

CRATYLE.

Du tout.

SOCRATE.

Dès lors, tous les noms sont justes ?

CRATYLE.

Oui, tous ceux du moins qui sont des noms.

SOCRATE.

Comment ? Et ce nom d’Hermogène dont il était question tout à l’heure ! Faut-il avouer, ou que ce n’est pas là le nom de notre ami, qui n’appartient pas à la race d’Hermès, ou que du moins ce n’est pas son vrai nom ?

CRATYLE.

Je ne crois pas, Socrate, qu’il lui appartienne réellement ; il semble seulement lui appartenir ; ce sera plutôt celui de quelque autre individu dont la nature est telle que ce nom la suppose.

SOCRATE.

Dire que notre ami que voici est Hermogène, n’est-ce pas dire faux ? A moins peut-être qu’il ne soit impossible de dire qu’il est Hermogène, s’il ne l’est pas.

CRATYLE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Ta pensée serait-elle qu’en aucun cas il n’est possible de dire faux[83] ? Est-ce là ce que tu veux dire ? Cette opinion a trouvé, mon cher Cratyle, et trouve encore bien des partisans.

CRATYLE.

En effet, Socrate, quand je dis ce que je dis, puis-je dire ce qui n’est pas ? Dire le faux, ne serait-ce pas dire ce qui n’est pas ?

SOCRATE.

Voilà, mon cher, un raisonnement trop raffiné pour moi et pour mon âge. Réponds-moi seulement sur cette question : s’il est impossible de dire le faux, n’est-il pas possible de parler faux ?

CRATYLE.

Je n’admets pas même qu’on puisse parler faux.

SOCRATE.

Ni s’énoncer, ni interpeller quelqu’un à faux ? Si, par exemple, un homme qui te rencontre en voyage, disait, en te prenant la main : Salut, étranger athénien, Hermogène, fils de Smicrion ; appellerais-tu cela dire, parler, s’énoncer, ou bien interpeller, non pas toi, mais Hermogène, ou personne enfin ?

CRATYLE.

Pour moi, Socrate, je ne verrais là que de vains sons.

SOCRATE.

Je n’en veux pas davantage : l’homme qui émettrait ces sons, mentirait-il ou dirait-il la vérité, ou seulement une partie de vrai et une partie de faux ? Car cela me suffirait encore.

CRATYLE.

Moi, je dirais que cet homme ne fait que du bruit, ne fait que battre l’air inutilement, comme celui qui frappe sur un vase d’airain.

SOCRATE.

Voyons donc, Cratyle, si nous pourrons nous entendre. Admets-tu que le nom et l’objet nommé soient deux choses distinctes ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Accordes-tu aussi que le nom est en quelque manière une image de la chose ?

CRATYLE.

Certainement.

SOCRATE.

Sans doute tu conviens que les peintures sont aussi des imitations d’un autre genre.

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Voyons donc ; il faut que je n’entende pas ton idée, qui d’ailleurs peut être fort juste. Est-il ou n’est-il pas possible de rapporter et d’attribuer respectivement ces deux sortes d’imitations, savoir les noms et les peintures, aux objets qu’elles reproduisent ?

CRATYLE.

Oui, cela est possible.

SOCRATE.

Remarque bien ceci. D’abord, je puis rapporter l’image de l’homme à l’homme, celle de la femme à la femme, et ainsi du reste.

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Je puis aussi rapporter, tout au contraire, l’image de l’homme à la femme et celle de la femme à l’homme,

CRATYLE.

Cela est encore possible.

SOCRATE.

Ces applications différentes seront-elles justes l’une et l’autre, ou seulement l’une des deux ?

CRATYLE.

L’une des deux seulement.

SOCRATE.

C’est-à-dire,.je pense, celle qui rapportera à chaque objet ce qui lui appartient et lui ressemble.

CRATYLE.

C’est mon opinion.

SOCRATE.
.

Pour ne pas nous faire l’un a l’autre des querelles de mots, amis comme nous le sommes, accorde-moi ce que je vais te dire : lorsqu’on applique à une chose une image qui lui ressemble, que l’image soit un nom ou la représentation d’un être animé, je dis que cette application est faite avec propriété ; et si c’est de noms qu’il s’agit, je dis de plus qu’elle est vraie. Je dis que l’application est impropre quand elle rapporte le dissemblable au dissemblable, et en outre qu’elle est fausse si c’est l’application d’un nom.

CRATYLE.

Mais il se pourrait bien, Socrate, que ce défaut de propriété dans l’application ne se rencontrât que dans la peinture, et que le rapport des noms aux choses fut toujours juste.

SOCRATE.

Que dis-tu ? Y a-t-il la moindre différence ? Un homme vient et dit à un autre : Voici ton image ; ne peut-il pas lui montrer en effet son image, ou lui montrer celle d’une femme ? J’appelle montrer offrir une chose au sens de la vue.

CRATYLE.

Fort bien.

SOCRATE.

Mais quoi, le même homme ne pourrait-il pas venir dire à l’autre : ceci est ton nom ? Il est entendu que le nom est une imitation comme le tableau. Cet homme pourrait donc dire : ceci est ton nom, et offrir au sens de l’ouïe un mot qui serait en effet l’image de son interlocuteur, en disant homme,,ou au contraire, en disant femme, prononcer un nom qui représenterait la partie femelle du genre humain. Cela ne peut-il pas arriver, et n’arrive-t-il pas. quelquefois ?

CRATYLE.

Je veux bien t’accorder encore cela.

SOCRATE.

Et tu fais bien, mon ami, s’il en est réellement ainsi ; il ne faut pas nous épuiser en chicanes. Si donc l’application du nom à l’objet peut être faite avec propriété ou être impropre, nous conviendrons d’appeler la première vraie, et la seconde fausse. Mais s’il est possible de faire des noms une application impropre, et de les rapporter à des choses auxquelles ils ne conviennent pas, on en peut faire autant des verbes. Et si cela est vrai des noms et des verbes, cela l’est aussi des phrases ; car les phrases sont un assemblage des uns et des autres. Qu’en penses-tu, Cratyle ?

CRATYLE.

Je pense comme toi, Socrate, et je crois que tu as raison.

SOCRATE.

Maintenant si nous comparons les mots primitifs à des images, il peut se faire qu’on donne à une peinture toutes les formes et toutes les couleurs qui conviennent au modèle, comme aussi on peut ne pas les donner toutes, en négliger ou en ajouter quelques-unes, tantôt plus, tantôt moins. N’est-il pas vrai ?

CRATYLE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et celui qui saura les rendre toutes, fera de beaux dessins et de beaux tableaux ; celui au contraire qui en ajoutera ou en retranchera, fera aussi des dessins et des tableaux, mais de mauvais.

CRATYLE.

Oui,

SOCRATE.

Hé bien, si celui qui veut imiter la nature des choses au moyen des syllabes et des lettres, réunit toutes celles qui conviennent, l’image qui en résultera ne sera-t-elle pas bonne ? et cette image n’est autre chose que le nom. Si au contraire il omet ou ajoute tant soit peu de lettres ou de syllabes, n’est-il pas vrai qu’il en résultera encore une image, mais qui ne sera pas bonne ? en sorte qu’il y aura des noms bien faits, et de mal faits,

CRATYLE.

Peut-être.

SOCRATE.

Peut-être donc se trouvera-t-il de bons et de mauvais faiseurs de noms ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Et ne les appelions-nous pas législateurs ?

CRATYLE.

Oui,

SOCRATE.

Peut-être donc en sera-t-il de cet art comme de tous les autres arts : il y aura de bons législateurs et de mauvais ; c’est la conséquence de tout ce que nous venons de reconnaître.


CRATYLE.

C’est fort bien ; mais tu vois, Socrate, que lorsque nous avons formé les noms, suivant les lois de l’art de la grammaire, avec l’a, le b, ou autres lettres, si nous venons à ajouter, retrancher, ou seulement déplacer quelqu’un de ces éléments, on ne pourra plus dire que nous écrivons ce mot, et que seulement nous ne l’écrivons pas comme il faut ; je dis que nous ne l’écrivons plus du tout, et qu’il devient tout autre du moment qu’on lui a fait subir quelqu’une de ces modifications.

SOCRATE.

J’ai bien peur, Cratyle, que cette manière de voir ne soit pas juste.

CRATYLE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Il se peut bien qu’il en soit comme tu le dis, pour tout ce dont l’existence ou la non-existence dépend d’un nombre déterminé. Par exemple, si à dix, ou à tout autre nombre, tu ajoutes ou tu retranches quelque chose, tu as aussitôt un nombre différent. Mais la justesse d’une chose qui consiste, comme l’image, dans certaine qualité, n’est pas aux mêmes conditions. Au contraire, pour être image, il ne faut pas que l’image représente complètement la chose imitée. Vois si j’ai raison : y aurait-il réellement ces deux choses, savoir Cratyle et l’image de Cratyle, si quelque divinité avait représenté dans l’image non seulement la couleur et la forme du modèle, comme font les peintres, mais encore tout l’intérieur de ta personne, tel qu’il est, avec le même degré de mollesse et de chaleur, même mouvement, même âme, même raison ; en un mot, si elle t’avait reproduit tout entier, et que, la copie achevée, elle l’eût placée auprès de toi, y aurait-il là Cratyle et l’image de Cratyle, ou bien deux Cratyles ?

CRATYLE.

Il me semble, Socrate, que cela ferait deux Cratyles.

SOCRATE.

Tu vois donc, mon ami, que nous devons modifier l’idée que nous nous étions faite de la propriété d’une image ; et ne pas vouloir à toute force que ce ne soit plus une image, dès qu’il y manque quelque chose ou qu’il s’y trouve quelque chose de trop. Ne sens-tu pas de combien il s’en faut que les images renferment exactement tout ce qui se rencontre dans leurs modèles ?

CRATYLE.

Si fait.

SOCRATE.

Véritablement, Cratyle, ce serait une plaisante aventure si les choses et leurs noms devenaient semblables en tout point. Tout se trouverait double, et il n’y aurait plus moyen de distinguer où serait le nom et où serait la chose.

CRATYLE.

Tu as raison.

SOCRATE.

Consens donc, sans hésiter davantage, brave Cratyle, à reconnaître des noms qui conviennent aux choses et d’autres qui ne leur conviennent pas ; et n’exige pas qu’ils renferment toutes les lettres nécessaires pour les rendre de tout point conformes à ce qu’ils désignent ; mais plutôt accorde-nous que, dans un mot, peut être introduite telle lettre qui ne soit pas convenable ; et si une lettre dans un mot, un mot dans la phrase ; si un mot dans la phrase, une phrase dans le discours, sans qu’il faille contester pour cela que les mots et le discours expriment la chose, du moment que l’on y trouve le caractère distinctif de cette chose, comme nous l’avons trouvé en examinant les noms des lettres ; car tu te rappelles ce que nous en avons dit précédemment Hermogène et moi.

CRATYLE.

Oui, je m’en souviens.

SOCRATE.

La chose sera donc nommée, si ce caractère se retrouve dans le nom, lors même que tous les traits convenables n’y seraient pas rassemblés ; le nom sera bon, si ces traits y sont tous ; mauvais, s’il n’y en a que fort peu. Consentons à reconnaître encore là le discours, cher Cratyle, si nous ne voulons pas payer l’amende, comme à Égine, quand on se trouve encore en route à une certaine heure de la nuit ; car .on pourrait dire que nous sommes en vérité bien lents à arriver des noms aux choses. Ou bien, cherche une autre explication de la propriété du nom, et conteste-nous qu’il soit la représentation des choses au moyen des lettres et des syllabes : car, enfin, tu ne peux, sans te contredire toi-même, maintenir à la fois ce que tu disais et ce que tu viens de m’accorder.

CRATYLE.

Tout cela, Socrate, me paraît bien dit, et je l’admets.

SOCRATE.

Puisque nous voilà d’accord, poursuivons. Pour que le nom soit bien fait, disions-nous, il faut qu’il renferme les lettres convenables

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Et ces lettres sont celles qui ont de la ressemblance avec les objets.

CRATYLE.

Soit.

SOCRATE.

Voilà pour les mots bien faits. Quant aux autres, il faut bien encore, puisque enfin ce sont des images, que la plupart des lettres dont ils se composent, soient convenables et conformes aux choses ; mais en même temps ils en renfermeront d’autres qui ne le seront pas, et c’est par là que ces noms devront être estimés mauvais. Est-ce ainsi que nous l’entendons ?

CRATYLE.

Je ne le contesterai pas, Socrate, moi qui ne voudrais pas même avouer pour nom tout nom qui ne serait pas bien fait.

SOCRATE.

N’admets-tu pas que le nom doit être une représentation de l’objet ?

CRATYLE.

Sans doute.

SOCRATE.

Et trouves-tu que l’on puisse dire des noms que les uns sont primitifs, les autres formés de ceux-là ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Mais si ces primitifs doivent être autant de représentations de leurs objets, conçois-tu un meilleur moyen de les rendre tels que de les faire aussi semblables que possible à ce qu’ils doivent exprimer ? Ou bien aimes-tu mieux dire avec Hermogène, et beaucoup d’autres, que les noms sont des conventions qui ne représentent rien qu’à ceux entre lesquels la convention s’est faite et qui avaient connu d’abord les choses elles-mêmes, que la convention en un mot fait toute la propriété des noms, et qu’il est fort indifférent qu’on les ait établis comme nous voyons qu’on l’a fait, ou bien tout au rebours ; comme si nous appelions grand ce que nous appelons petit, et petit ce que nous appelons grand ? Laquelle de ces doctrines préfères-tu ?

CRATYLE.

Sans comparaison, Socrate, il vaut mieux représenter les choses par l’imitation que d’une façon entièrement arbitraire,

SOCRATE.

Fort bien. Mais pour que les noms soient conformes aux choses, n’est-il pas nécessaire que les lettres aussi soient naturellement semblables aux choses, puisque c’est avec les lettres que les noms primitifs doivent être formés ? Je m’explique ; aurait-on jamais pu rendre le tableau dont nous parlions tout à l’heure, semblable au modèle qu’il représente, si la nature n’eût fourni pour le composer des couleurs pareilles à celles du modèle ? L’aurait-on pu ?

CRATYLE.

Nullement,

SOCRATE.

Et de même, les noms ressembleraient-ils jamais à quoi que ce fût, si les éléments qui les composent ne se trouvaient pas avoir naturellement de la ressemblance avec les choses dont les noms nous offrent l’image ; et ces éléments, ne sont-ce pas les lettres ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Suis-moi donc maintenant dans la même recherche où je suis entré avec Hermogène. Par exemple, trouves-tu que nous ayons raison de dire que la lettre ρ est propre à exprimer le changement de lieu, le mouvement, la rudesse ?

CRATYLE.

Assurément.

SOCRATE.

Et la lettre λ à exprimer ce qui est poli, doux, et les autres qualités analogues dont nous avons parlé ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Tu sais sans doute que ce que nous appelons σκληρότης, rudesse et les Erétriens l’appellent σηληροτήρ.

CRATYLE.

Je le sais.

SOCRATE.

Ce ρ et ce ς ressemblent-ils donc à la même chose ? Le mot présente-t-il la même idée à ceux qui le terminent en ρ, et à nous qui le terminons en ς, ou le sens est-il différent ?

CRATYLE.

Il est clair que c’est le même sens.

SOCRATE.

Cela viendrait-il de ce que le ρ et le ς sont semblables entre eux, ou de ce qu’ils ne le sont pas ?

CRATYLE.

De ce qu’ils sont semblables.

SOCRATE.

Semblables absolument ?

CRATYLE.

Du moins, je pense, pour l’expression du mouvement.

SOCRATE.

Mais ce λ placé dans le mot σκληρότης n’exprime-t-il pas le contraire de la rudesse ?

CRATYLE.

Peut-être en effet n’est-il pas bien à sa place, Socrate. Tu as assez retranché ou ajouté de lettres, partout où il le fallait, dans les explications que tu as données à Hermogène ; et pour moi, je trouvais que tu faisais bien ; de même ici, peut-être faudrait-il substituer un ρ au λ.

SOCRATE.

Je suis de ton avis ; mais quoi, de la façon dont nous prononçons aujourd’hui ce mot σκληρόν, rude, est-ce que nous ne nous comprenons pas mutuellement ? Toi-même, ne l’en tends-tu pas en ce moment même où je le prononce ?

CRATYLE.

Je l’entends, cher Socrate, à cause de l’usage.

SOCRATE.

Mais quand tu dis l’usage, crois-tu parler d’autre chose que d’une convention ? L’usage ne consiste-t-il pas en ce que, quand je prononce un mot, je conçois quelque chose, et que toi, en même temps, tu reconnais que c’est à cette chose que je pense ? Ne l’entends-tu pas ainsi ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Si donc tu reconnais l’objet lorsque je prononce un mot, je me suis fait comprendre de toi.

CRATYLE.

Il est vrai.

SOCRATE.

Et pourtant c’est au moyen de quelque chose qui ne ressemble pas à ce que j’ai en pensée lorsque je parle, s’il est vrai, comme tu l’avoues, que la lettre λ n’ait rien qui ressemble à la rudesse. Qu’y a-t-il là autre chose qu’une convention que tu as faite avec toi-même, et qui devient pour toi la règle unique de la propriété du nom, s’il est vrai que les lettres une fois reçues par l’usage et la convention désignent aussi bien ce qu’elles n’imitent pas que ce qu’elles imitent ? Et quand même l’usage ne serait pas une pure convention, toujours ne faudrait-il pas faire dépendre la signification de la ressemblance, mais de l’usage. Car c’est l’usage, à ce qu’il paraît, qui désigne les choses, par le dissemblable comme par le semblable. Ainsi, Cratyle, puisque nous sommes d’accord sur tout ceci ; car ton silence est pour moi un consentement ; il nous faut bien reconnaître que la convention et l’usage contribuent pour quelque chose au choix des termes dont nous nous servons pour exprimer nos pensées. Prenons, par exemple, les noms de nombre. Où trouverais-tu pour chaque nombre un nom qui lui ressemblât, si tu ne t’en rapportais un peu sur la propriété des noms à un accord, à une convention faite avec toi-même ? Pour moi, j’aime sans doute que les noms ressemblent autant que possible aux objets ; mais en vérité il faut prendre garde, comme disait Hermogène, de trop foire violence aux mots pour les ramener à cette ressemblance, et on est souvent contraint, pour en justifier le sens, d’en appeler tout simplement à la convention. Mais le nom le mieux fait est celui qui se compose entièrement, ou du moins en grande partie, d’éléments semblables aux choses, car ce sont là ceux qui conviennent ; le nom le plus mal fait est celui qui n’en renferme aucun. Dis-moi maintenant quelle vertu nous devons reconnaître aux noms et quel est le bien qu’ils produisent.

CRATYLE.

Je crois, Socrate, qu’ils ont la vertu d’enseigner, et qu’on peut dire, sans restriction, que qui sait les noms sait aussi les choses.

SOCRATE.

Peut-être, Cratyle, l’entends-tu en ce sens, que quand on sait ce qu’est le nom, comme le nom est semblable à la chose, [435e] on sait également ce qu’est celle-ci, puisque la connaissance des choses qui se ressemblent appartient à une seule et même science. Telle est, je crois, ta pensée, quand tu dis que qui sait le nom sait aussi la chose.

CRATYLE.

C’est cela même.

SOCRATE.

Voyons donc ce que c’est que cette manière d’enseigner les choses dont tu viens de parler, et s’il n’y en a pas une autre, quoique inférieure à celle-ci, ou bien si celle-ci. est la seule. De ces deux opinions, quelle est la tienne ?

CRATYLE.

La dernière, savoir qu’il n’existe absolument pas d’autre enseignement, que celui dont nous avons parlé est unique et qu’il est excellent.

SOCRATE.

Mais crois-tu que ce soit là en quoi consiste l’art de trouver les choses, et que celui qui a trouvé les noms ait aussi découvert les choses qu’ils désignent, ou enfin, que si telle est la méthode pour apprendre, il n’y en ait pas une autre pour chercher et pour découvrir.

CRATYLE.

Non, l’unique méthode de recherche et d’invention est encore celle dont nous parlons.

SOCRATE.

Supposons donc, Cratyle, un. homme qui, dans la recherche de la nature des choses, ne prendrait d’autres guides que les noms. Ne : penses-tu pas qu’il courrait grand risque de se tromper ?

CRATYLE.

Comment cela ?

SOCRATE.

Il est bien clair, disons-nous, que celui qui a composé les noms les a formés d’après la manière dont il concevait les objets eux-mêmes ; n’est-il pas vrai ?

CRATYLE.

Oui

SOCRATE.

Et si celui-là ne les concevait pais bien, et qu’il leur ait donné des noms conformes à sa manière de les concevoir, que pouvons-nous faire en le suivant, que de nous tromper ?

CRATYLE.

Mais, Socrate, il n’en peut être ainsi, il faut de toute nécessité [436c] ou bien que celui qui établit les noms les établisse avec la connaissance des choses, ou bien, comme je disais tout à l’heure, qu’il n’y ait pas absolument de nom. Et la meilleure preuve que l’auteur des noms ne s’est pas trompé, c’est cette concordance qu’il a su mettre entre tous. N’avais-tu pas toi-même cette pensée quand tu nous faisais remarquer l’analogie et la tendance commune de tous les noms ?

SOCRATE.

Mais cela même, mon cher Cratyle, n’est pas encore une apologie suffisante. Il serait tout simple que si celui qui a établi les noms avait commencé par commettre une erreur, il y eût ramené par force et fait concorder tout le reste, il n’y aurait là rien d’étonnant ? de même que dans la construction d’une figure géométrique, si l’on part d’une erreur légère et presque insensible, il faut que toute la suite y réponde. Chacun doit donc en toute chose s’assurer par la plus sérieuse réflexion et le plus soigneux examen, si le principe est juste ou s’il ne l’est point ; et c’est quand le principe est une fois bien éprouvé que toutes les conséquence doivent en découler naturellement. Au. reste, je serais un peu étonné que les noms fussent parfaitement d’accord les uns avec les autres. Revenons donc à ce que nous avons précédemment examiné. Nous disions que les noms nous représentent le monde comme livré à un mouvement et à un flux universel. N’est-ce pas le sens que tu leur attribues ?

CRATYLE.

Assurément, et ce sens est tout à fait juste.

SOCRATE.

Reprenons d’abord. le mot ἐπιστήμη, science ; c’est un mot ambigu, mais qui paraît exprimer plutôt l’arrêt de l’âme sur les choses, ἵστησιν ἐπὶ que son mouvement de concert avec elles, en sorte qu’il vaudrait mieux prononcer le commencement, comme on le fait aujourd’hui, et au lieu de retrancher l’ε[84], ajouter un ι : ἐπειστήμη. Le mot βέβαιον, stable, semble offrir l’image d’une base, βάσις, d’un état stationnaire et non pas du mouvement. ἱστορία, histoire, paraît signifier ce qui arrête le mouvement, ἵστησϊ τὸ ῥοῦν. Πίστον, croyable, renferme évidemment ἱστᾶν, arrêter. Μνήμη, mémoire, indique clairement la permanence, μονή, dans l’âme, et non pas un mouvement. Qu’on examine en outre les mots ἁμαρτία, erreur, et ξυμφορά, accident, et on y trouvera un sens analogue à celui que nous avions donné à ξύνεσις, compréhension, à ἐπιστήμη, science, et à beaucoup d’autres qui désignent des choses dignes de louange[85]. A côté de ces exemples viennent se placer les mots ἀμαθία, ignorance, et ἀκολασία, intempérance, le premier désignerait le mouvement d’un être allant ensemble avec Dieu, ἅμα τῷ Θεῷ ἰόν ; et dans le second je retrouve clairement l’action de suivre les choses, ἀκολουθία. De là il résulterait que les noms que nous donnons aux choses les plus mauvaises seraient entièrement semblables aux noms des choses les meilleures. Je ne doute pas qu’en s’y appliquant on ne trouvât un grand nombre d’exemples de ce genre, d’où on pourrait conclure que l’auteur des noms a voulu exprimer, non pas que les choses sont en mouvement, mais au contraire qu’elles sont immobiles.

CRATYLE.

Cependant, Socrate, tu vois que le premier sens est celui que l’auteur des noms a donné au plus grand nombre de mots.

SOCRATE.

Qu’importe, Cratyle ! Allons-nous, pour nous assurer de la propriété des noms, les compter comme des cailloux de scrutin, et: tenir pour vrai le sens indiqué par le plus grand nombre ?

CRATYLE.

Cela ne serait pas fort raisonnable.

SOCRATE.

Non assurément, mon ami. Mais, restons-en là sur ce sujet, et voyons si nous serons encore du même avis sur une autre question. Dis-moi, ne sommes-nous pas convenus que ceux qui, à diverses époques, ont institué les noms y soit chez les Grecs, soit chez les Barbares., sont réellement des législateurs, et que l’art auquel appartient cette institution est celui de la législation ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Les premiers législateurs, qui ont institué les premiers noms, l’ont-ils fait avec la connaissance des choses qu’ils nommaient ou sans cette connaissance ?

CRATYLE.

Je crois, moi, qu’ils avaient cette connaissance.

SOCRATE.

Et sans doute, cher Cratyle, ils n’auraient pu établir les noms, si elle leur eût manqué ?

CRATYLE.

Je ne le pense pas.

SOCRATE.

Eh bien, [revenons au point d’où nous sommes partis. Tu disais, si tu t’en souviens, qu’on ne peut établir un nom qu’autant que l’on connaît la nature de l’objet auquel on le donne Maintiens-tu cette opinion ?

CRATYLE.

J’y persiste.

SOCRATE.

Et tu attribues également cette connaissance préalable des choses à l’auteur des mots primitifs ?

CRATYLE.

Assurément.

SOCRATE.

Mais au moyen de quels noms aurait-il appris ou trouvé les choses, puisque les premiers mots n’existaient pas encore et que d’autre part, nous avons dit qu’on ne peut apprendre ou trouver les choses qu’après avoir appris ou trouvé de soi-même la signification des noms ?

CRATYLE.

Cela est embarrassant, Socrate.

SOCRATE.

Comment pourrions-nous dire que pour instituer les noms en législateurs, ils ont dû connaître les choses, avant qu’il y eût des noms et qu’ils en connussent aucun, s’il était vrai que l’on ne put connaître les choses que par leurs noms ?

CRATYLE.

La meilleure réponse à faire, ce serait, je pense, Socrate, de dire que c’est quelque puissance supérieure à l’humanité qui a établi les premiers noms d’où il suivrait nécessairement que ces noms sont tout-à-fait propres aux choses.

SOCRATE.

Mais maintenant, penses-tu que celui qui les institua, soit démon, soit Dieu, ait pu se contredire lui-même ? Et n’étais-tu pas de mon avis sur ceux que j’examinais tout à l’heure ?

CRATYLE.

Mais c’est que ceux-là ne sont pas des noms.

SOCRATE.

Lesquels veux-tu dire ? Ceux qui se l’apportent à l’idée du repos ou ceux qui se rapportent à l’idée du mouvement ? Car, ainsi que nous l’aurons remarqué, ce n’est pas le nombre qui doit décider.

CRATYLE.

Non, cela ne serait pas juste, Socrate.

SOCRATE.

Voilà donc une guerre civile entre les noms, et chaque parti prétendra être seul légitime. Auquel donnerons nous raison et d’après quel principe ? Ce ne pourra pas être en vertu d’autres noms, puiqu’il n’y en: a point. Il devient évident qu’il faut chercher hors des noms quelque autre principe qui, en nous enseignant la vérité des choses, nous fasse connaître, sans le secours des noms ; quels sont les véritables, ceux qui se rattachent à la première de ces doctrines, ou ceux qui se rattachent à la seconde.

CRATYLE.

A la bonne heure.

SOCRATE.

S’il en est ainsi, Cratyle, il est possible d’acquérir sans les noms la connaissante des choses.

CRATYLE.

Soit.

SOCRATE.

Et par quel moyen croîs-tu que l’on puisse arriver à cette connaissance sinon par le. moyen le plus naturel et le plus raisonnable, c’est-à-dire en étudiant les choses dans leurs rapporte, lorsqu’elles sont de la même famille, ou en elles-mêmes ? Ce qui est étranger aux choses ne peut rien nous montrer qui ne leur soit étranger, et non pas les choses mêmes.

CRATYLE.

Cela me paraît vrai.

SOCRATE.

Suis-moi donc, par Jupiter ! N’avons-nous pas souvent reconnu que les noms bien faits sont conformes à ce qu’ils désignent et sont les images des choses ?

CRATYLE.

Oui.

SOCRATE.

Si donc on peut connaître les choses, et par leurs noms et en elles-mêmes, quelle est de ces deux sortes de connaissance la plus belle et la plus sûre ? Est-ce de demander d’abord à l’image si elle est fidèle, et de rechercher ensuite ce qu’est la vérité qu’elle représente, ou bien de demander à la vérité ce qu’elle est en elle-même, et de s’assurer ensuite si l’image y réponde ?

CRATYLE.

C’est, je pense, à la vérité même qu’il faut s’adresser d’abord.

SOCRATE.

Mais de décider par quelle méthode il faut procéder. pour découvrir la nature des êtres, c’est peut-être une entreprise au-dessus de mes forces et des tiennes ; qu’il nous suffise d’avoir reconnu que ce n’est pas dans les noms, mais dans les choses mêmes, qu’il faut étudier les choses.

CRATYLE.

Il paraît, Socrate.

SOCRATE.

Prenons garde encore de nous laisser abuser par ce grand nombre de mots qui se rapportent au même système. Ceux qui ont institué les noms ont beau les avoir formés d’après cette idée que tout est dans un mouvement et un flux perpétuel, car je crois qu’en effet c’était là leur pensée, il se pourrait bien qu’il n’en fût pas ainsi dans la réalité, et que les auteurs mêmes des noms, saisis d’une sorte de vertige, fussent tombés dans un tourbillon où ils nous entraînent avec eux. Voici, par exemple, cher Cratyle, une question qui me revient souvent comme en rêve, devons-nous dire que le beau et le. bon existent par eux-mêmes, et toutes les choses de cette sorte ?

CRATYLE.

Il me le semble, Socrate.

SOCRATE.

Je ne demande pas si un beau visage ou tout autre objet beau, car tout cela est dans un flux perpétuel, mais si le beau lui-même ne subsiste pas toujours tel qu’il est ?

CRATYLE.

Il le faut bien.

SOCRATE.

S’il passait incessamment, serait-il possible de dire qu’il existe, et tel qu’il est ? Tandis que nous parlons, ne serait-il pas déjà autre, et n’aurait-il pas perdu sa première forme ?

CRATYLE.

Nécessairement.

SOCRATE.

Or comment une chose pourrait-elle être qui ne fut jamais de la même matière ? Car si il y a un moment où elle demeure semblable à elle-même, il est clair que dans ce moment-là elle ne passe point. Mais si d’autre part elle subsiste toujours la même et de la même manière, comment, ne sortant en rien de son essence, pourrait-elle changer et se mouvoir ?

CRATYLE.

Cela ne serait pas possible.

SOCRATE.

En outre, une pareille chose ne pourrait être connue par personne. Car, tandis qu’on approcherait pour la connaître, elle deviendrait autre ; de sorte qu’il serait impossible de savoir ce qu’elle est et comment elle est. Il ne saurait y avoir de connaissance d’un objet qui n’a pas de manière d’être déterminée.

CRATYLE.

Cela est vrai.

SOCRATE.

On ne peut pas même dire qu’il puisse y avoir une connaissance quelconque, si tout change sans cesse et que rien ne subsiste, Car si cette chose même que nous nommons la connaissance ne cesse pas d’être la connaissance, la connaissance subsiste, et il y a connaissance. Mais si la forme même de la connaissance vient à changer, elle se change en une autre forme qui n’est pas celle de la connaissance, et il n’y a plus connaissance ; et, si elle change toujours, il n’y aura jamais de connaissance. Dès lors plus rien qui connaisse, ni rien qui soit connu. Mais si ce qui connaît subsiste, si ce qui est connu subsiste aussi, si le beau, si le bon subsistent, et ainsi des autres êtres de. cette nature, tout cela ne ressemble guère à cette mobilité et à ce flux universel dont nous parlions tout à l’heure. Est-ce dans cette dernière opinion qu’est la vérité, ou dans celle d’Héraclite et de. beaucoup d’autres avec lui[86], c’est ce qu’il n’est point facile de décider, Il n’est pas d’un homme sage de se soumettre aveuglément, soi et son âme à l’empire des mots, de leur accorder une foi entière, ainsi qu’à leurs auteurs, d’affirmer que ceux-ci possèdent seuls la science parfaite, et de porter sur soi-même et sur les choses ce merveilleux jugement qu’il n’y a rien là de stable, mais que tout change comme l’argile, que les choses sont comme des malades affligés de fluxions ; et que tout est dans un écoulement perpétuel. Peut-être, cher Cratyle, en est-il ainsi ; peut-être n’en est-il rien. Il faut donc regarder la chose en face et d’un œil ferme, et ne rien admettre, trop facilement. N’es-tu pas jeune encore, et dans l’âge de la force ? Puis quand tu auras bien étudié la question, si tu en trouves une bonne solution, il faut venir m’en faire part.

CRATYLE.

Je le veux bien. En attendant tu sauras, Socrate, que j’y ai déjà réfléchi, et que tout bien pesé et considéré je préféré de beaucoup l’opinion d’Héraclite.

SOCRATE.

En ce cas, mon ami, tu voudras bien m’instruire à ton retour. Quant à présent, va à la campagne, puisque tu as fait tes préparatifs pour cela. Voilà Hermogène qui t’accompagnera.

CRATYLE.

Fort bien, Socrate ; mais de ton côté pense encore au sujet qui vient de nous occuper.




  1. Hermogène était fils d’Hipponicus, l’un des généraux athéniens dans la guerre du Péloponnèse. Il paraît que son frère Callias avait seul recueilli la riche succession de leur père. Un trait de la vie de Socrate, raconté par Xénophon (Memorab. II, 10), atteste l’état de pauvreté dans lequel vécut Hermogène.
  2. Cratyle était disciple d’Héraclite, l’obscur, et Platon l’avait entendu dans sa jeunesse, selon Aristote (Métaph. I, 6), ou après la mort de Socrate, selon Diogène de Laërte, III, 8.
  3. Prodicus, rhéteur, sophiste et grammairien de l’île de Céos. Ses concitoyens le députèrent plusieurs fois à Athènes, où il se fit une grande réputation et gagna beaucoup d’argent. Il donnait des séances où l’on n’était admis qu’en payant une rétribution, souvent très élevée. Ses démonstrations, parmi lesquelles on citait un éloge d’Hercule, appartenaient surtout à cette éloquence déclamatoire qu’Aristote a classée dans le genre démonstratif. Mais il paraît aussi qu’il rendit des services réels à l’étude de la grammaire, en insistant sur la valeur propre des mots, avec une recherche minutieuse, dont Platon se moque particulièrement dans le Protagoras, t III de la trad. fr.
  4. Hermogène veut dire fils d’Hermès, dieu du gain. Un vrai fils d’Hermès devrait donc devenir riche, et Hermogène était resté pauvre.
  5. Allusion à une subtilité des sophistes, particulièrement de Protagoras, qui soutenaient l’impossibilité de dire comme de faire ce qui n’est pas, d’où ils concluaient que nul discours ne saurait être faux. Cette argutie, célèbre chez les anciens, est développée dans l’Euthydéme, p. 385 de la traduction française, t. IV.
  6. Voyez le Théétète, t. II, p. 63.
  7. Schleiermacher fait remarquer la répétition de cette locution tout-à-fait, qui revient toutes les fois que la discussion a trait à Protagoras. On suppose que c’était une locution familière à ce sophiste.
  8. C’est le sophiste de l’Euthydème. Il ne faut pas le confondre avec deux personnages du même nom, l’un fils de Céphale, et dont il est question dans la République, liv. I ; l’autre, fils de Dioclès, mentionné dans le Banquet, t. VI, p. 341 de la traduction française, comme l’un des jeunes gens amis de Socrate.
  9. Nommer doit ici s’entendre de l’emploi des verbes aussi bien que des noms.
  10. Ὁρθότατη. Ce mot rappelle peut-être la propriété (ὁρθότης) des noms qui est le sujet de l'entretien.
  11. Protagoras avait publié sa doctrine dans un livre intitulé La Vérité. Voyez le Théétète, trad. fr., t. II, p. 92.
  12. Iliad. XX, 74.
  13. Iliad. XIV, 291. On croit que c'est une chouette.
  14. Iliad. ΙΙ, 813.
  15. Iliad. XXII, 507.
  16. Iliad. XXII, 507.
  17. Astyanax, chef de la ville, de ἄστυ, ville, et ἄναξ, chef.
  18. Fils aîné de Pélops, né d'un premier lit ; Hippodamie, sa marâtre, jalouse de la tendresse que Pélops lui portait, le fit assassiner par Atrée et Thyeste, ses deux fils.
  19. De πέλας, près, et ὄψ, vue, œil.
  20. Cocher de Pélops. Ce meurtre était considéré comme l'origine des malheurs des Pélopides (Sophocle, Électre, v. 508). La cause en est diversement racontée. Suivant quelques-uns, Hippodamie, dédaignée par Myrtile, le calomnia auprès de Pélops, qui le précipita du haut de son char dans la mer.
  21. Cette explication suppose l'étymologie τάλας, malheureux, qui est bientôt indiquée expressément.
  22. Nous avons mis ces noms à l'accusatif, comme ils sont dans le texte, parce que les formes régulières du nominatif ne sont point usitées.
  23. Cronos, en langage familier, signifie à peu près vieux radoteur. Aristophane, Nuées, v. 926.
  24. Cet Euthyphron est le théologien superstitieux du dialogue qui porte son nom. Prospalte, dème de l'Attique, appartenant à la tribu Acamantide.
  25. Hésiode, les Trav. et les Jours, v. 120-1-2.
  26. À cause de l'emploi de la lettre ε au lieu de l'η dans l'ancien dialecte attique.
  27. Voyez le Gorgias, trad. franc., t. III, p. 316.
  28. De σαόω qui fait à l'aoriste ἐσώθην. Car σώζω donnerait σῶσμα et non pas σῶμα. Heindorf.
  29. Vesta.
  30. C'est-à-dire à l'Attique.
  31. Plut, de El ap. Delph., 18.
  32. Rhéa, de ῥέω, couler. Quant à Cronos, Socrate oublie l'’étymologie qu'il en a donnée plus haut, et paraît le faire venir ici de κροῦνος, fontaine.
  33. Iliade, liv. XIV, v. 102.
  34. Théogonie, ν. 337. Maîs cette idée n'est nulle part énoncée dans Hésiode, aussi expressément.que Socrate paraît le croire. Dans le passage que nous indiquons, Hésiode ne fait naître de l'Océan et de Thétys que les fleuves et les Océanides, et non pas tous les dieux.
  35. Hermann, Orphica, p. 473.
  36. Jupiter.
  37. Neptune.
  38. On sait que les tremblemens de terre étaient attribués à Neptune.
  39. Les liens de Cronos, dont Jupiter l’avait enchaîné : expression devenue proverbiale. Voyez Lucien, Saturnales, X.
  40. Cérès.
  41. Junon.
  42. Minerve.
  43. Vulcain.
  44. Mars.
  45. Proserpine.
  46. Φερσιφόνη, qui apporte le meurtre.
  47. Apollon, d’ἀπόλλυμι, perdre, détruire.
  48. Ἀκολουθος équivaut à ensemble-sentier ; ἄκοιτις à ensemble-lit.
  49. Les pythagoriciens.
  50. Apolôn, détruisant.
  51. Latone.
  52. Du verbe dorien λῶ, λῇς, λῇ.
  53. Diane.
  54. Bacchus.
  55. Vénus.
  56. Minerve.
  57. Vulcain.
  58. Mars.
  59. Le dialecte dorien.
  60. Parodie d'un vers d'Homère. Iliade, liv. V, v. 221.
  61. Mercure.
  62. Le sens propre de αἰπόλος est gardeur de chèvres.
  63. Plut., de plac. philos., II, 25.
  64. Euripide, Phœn., v. 178. Aristophane, Nub., v. 614,.
  65. Les peuples de la côte de l'Asie-Mineure.
  66. Od. IX, 118 ; XIII, 160.
  67. Socrate prononce Sous, à la manière attique. Mais les Lacédémomens disaient Soos, peut-être même Sofos, à cause de l'aspiration éolique, ce qui se rapproche beaucoup de Sophos, sage, Ce Soos fut un roi de Sparte.
  68. Cette explication ajoute implicitement à ἀγαστόν, admirable, le mot θεόν, rapide, comme un second élément étymologique de ἀγαθόν. Voyez plus Bas, p. 107.
  69. Ces différentes opinions, qui identifient le juste avec le soleil, le feu et la chaleur, paraissent avoir appartenu à l'école d'Héraclite. Voyez Schleiermacher, sur Héraclite, dans le Museum der Alterhums Wissenschaft t I, 453.
  70. Voyez le Phédon, traduction française, t.1, p. 276.
  71. De ἀ privatif, et διαιών, pénétrant.
  72. En effet, la racine est évidemment ὄπτομαι, voir.
  73. Φϊξ est la forme béotienne du nom de Sphinx, que les Athéniens prononçaient Σφίγξ.
  74. Homère, Iliade, VI, 265. Paroles d'Hector, refusant le vin que sa mère lui présente.
  75. C'est-à-dire le changement de οὗ en ό, de καλοῦν en καλόν.
  76. Iliade, liv. III, v. 62 ; liν.XV, v. 385 ; liv. XVI, v. 631.
  77. C'était un chant que l'on croit avoir été composé à l'imitation des sifflements des serpents qui couvraient la tête de la Gorgone expirante.
  78. Cîc. de Orat. III, 12. Equidem cum audio socrum meam Læliam - facilius enim mulieres incorruptam antiquitatem conseruant, quod multorum sermonis expertes ea tenent semper, quæ prima didicerunt - sed eam sic audio, ut Plautum mihi aut Næuium uidear audire.
  79. Socrate dérive sans doute ατάσις de ἀίεσις, en ajoutant στ, et en retranchant l'ι et l'ε.
  80. Hésiode, Trav. et Jours, v. 359.
  81. C'est ainsi qu'on désignait alors l'ambassade auprès d'Achille, dans l’Iliade, liν. IX, v. 644.
  82. Iliade, liv. I, v. 343 ; liv. III, v. 109.
  83. Voyez plus haut, p. 5.
  84. Voyez p. 81.
  85. Les étymologies auxquelles Socrate fait allusion paraissent être, pour ἁραρτία, ὁμαρτεῖν, aller de compagnie, ou ἁμάρροια, flux simultané ; et pour συμφόρα, συν φέρεσθαι, être porté avec.
  86. Voyez le Théétète.