Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXX
XXX. Au revoir
En ce qui me concernait personnellement, j’étais arrivé au port, mais j’avais toujours Alan sur les bras, Alan à qui j’étais si redevable, et je voyais sous un jour tout nouveau le meurtre, et James des Glens. Sur ces deux chapitres, je m’ouvris à Rankeillor, le lendemain matin vers six heures, en nous promenant de long en large devant le château de Shaws, d’où l’on découvrait à perte de vue les champs et les bois qui avaient appartenu à mes ancêtres et qui m’appartenaient aujourd’hui. Tout en discutant ces graves questions, mes yeux parcouraient ce paysage avec délices et mon cœur bondissait d’orgueil.
Sur l’évidence de mon devoir à l’égard de mon ami, le notaire n’avait aucun doute ; je devais à tout prix l’aider à quitter le pays. Au sujet de James, néanmoins, il était d’un avis différent.
– M. Thomson, dit-il, est une chose, et le parent de M. Thomson en est une tout autre. Je connais mal les faits, mais je présume qu’un haut seigneur (que nous appellerons, si vous voulez bien, le duc d’A. [49]) a quelque chose à voir, et doit même éprouver quelque animosité contre lui. Sans doute, le duc d’A. est un parfait gentilhomme ; mais, monsieur David, timeo qui nocuere deos[50]. Si vous cherchez à lui ravir sa vengeance, souvenez-vous qu’il y a un moyen de supprimer votre témoignage : c’est de vous mettre sur la sellette. Vous y seriez à la même sauce que le parent de M. Thomson. Vous me répondrez que vous êtes innocent ; mais ne l’est-il pas aussi, lui ? Et pour vous, un procès capital devant un jury highlander, concernant une querelle highlander, et avec un juge highlander comme président, vous conduirait tout droit à la potence.
Or, j’avais déjà fait toutes ces réflexions et je ne leur trouvais pas de réponse satisfaisante ; ce fut donc en toute sincérité que je répondis :
– En ce cas, monsieur, je n’ai d’autre perspective que la corde, n’est-ce pas ?
– Mon cher garçon, s’écria-t-il, allez au nom de Dieu, et faites ce que vous croyez juste. Il serait triste à mon âge d’aller vous conseiller de choisir la sécurité avec la honte. Je retire ce que j’ai dit, et m’en excuse. Allez et faites votre devoir, et soyez pendu, s’il le faut, comme un gentilhomme. Il y a de pires choses au monde que d’être pendu.
– Guère, monsieur, dis-je en souriant.
– Si fait, monsieur ! s’écria-t-il, beaucoup. Et il vaudrait mieux pour votre oncle (sans chercher plus loin) qu’il fût à gigoter honorablement au bout d’une corde.
Puis il rentra dans la maison (toujours fort animé, et visiblement très content de moi) pour m’écrire deux lettres, qu’il commentait à mesure.
– Celle-ci, me dit-il, est pour mes banquiers, la Société des Lins Britanniques, et elle ouvre un crédit à votre nom. Consultez M. Thomson, il trouvera des moyens ; et ce crédit vous permettra de les réaliser. Vous serez, j’en suis persuadé, bon ménager de vos finances ; mais en faveur d’un ami comme M. Thomson, je ne reculerais pas devant la prodigalité. Du reste, pour son parent, voici le meilleur moyen ; vous allez trouver l’avocat général pour lui raconter votre histoire et lui offrir votre témoignage ; qu’il l’accepte ou non, c’est une tout autre affaire, qui dépend du duc d’A., afin que vous arriviez bien recommandé chez le Lord Avocat, je vous donne ici une lettre pour un homonyme à vous, le lettré M. Balfour de Pilrig, un homme que j’estime. Cela fera meilleur effet que vous soyez présenté par une personne de votre nom ; et le laird de Pilrig est très considéré dans le monde judiciaire et se trouve en bons termes avec le Lord Avocat Grant. À votre place, je ne le harcèlerais pas de détails ; et même (ne l’oubliez pas) je juge inutile que vous parliez de M. Thomson. Prenez exemple sur le laird : c’est un bon modèle ; avec l’Avocat général, soyez discret ; et, en toutes ces matières, puisse le Seigneur vous guider, monsieur David !
Là-dessus, il prit congé de nous et se mit en route avec Torrance pour le Ferry, cependant qu’Alan et moi nous dirigions vers la ville d’Édimbourg. Tout en marchant au long du sentier, et encore quand nous fûmes arrivés à hauteur des piliers et de la loge inachevés, nous regardâmes une dernière fois le château de mes pères. Il se dressait dans sa nudité vaste, sans une fumée, tel un lieu inhabité ; mais à l’une des fenêtres du haut, la mèche d’un bonnet de nuit frétillait de haut en bas et d’avant en arrière, tel un lapin au bord de son terrier. Je n’avais reçu guère de bienvenue lors de mon arrivée, et moins encore d’amabilités durant mon séjour ; mais mon départ fut suivi longuement des yeux.
Nous cheminions, Alan et moi, avec lenteur ; nous avions peu de goût pour causer, voire pour parler. La même idée nous obsédait l’un et l’autre, savoir : que l’heure de notre séparation était proche ; et le souvenir de tous les jours passés m’accablait de mélancolie. Nous parlâmes néanmoins de ce qu’il convenait de faire ; et il fut résolu qu’Alan resterait dans le comté, tantôt par ci, tantôt par là, mais venant une fois par jour à un endroit désigné où je serais à même de communiquer avec lui, soit en personne, soit par messager. Entre-temps, j’irais trouver ce notaire Appin Stewart, homme par conséquent digne de toute confiance, à qui je m’en remettrais pour nous dénicher un bateau et ménager à Alan un embarquement sûr. Le tout ne fut pas plus tôt réglé que la parole sembla nous faire défaut ; et mes tentatives de badinage avec Alan sur son nom de M. Thomson, et les siennes avec moi, sur mes nouveaux habits et mon domaine, laissaient trop voir que nous étions plus près des larmes que du rire.
Nous arrivâmes sur la colline de Corstorphine, et quand nous fûmes près du lieu dit le Repos-bien-gagné, d’où l’on découvre les étangs de Corstorphine et au loin la ville avec son château sur la hauteur, nous fîmes halte, car nous comprîmes tacitement que c’était là où nos chemins divergeaient. Il me répéta encore une fois ce qui avait été convenu entre nous : l’adresse du notaire, l’heure à laquelle je pourrais trouver Alan chaque jour, et la façon dont devrait s’annoncer quiconque s’en viendrait vers lui. Je lui donnai ensuite tout l’argent que j’avais (deux ou trois guinées reçues de Rankeillor) afin qu’il ne mourût pas de faim dans l’intervalle, et nous restâmes un moment à regarder Édimbourg en silence.
– Allons, au revoir, dit Alan, qui me tendit sa main gauche.
– Au revoir, dis-je.
Et je donnai à sa main une légère pression, puis redescendis la côte.
Aucun de nous ne regarda l’autre en face, et aussi longtemps qu’il resta en vue je ne jetai pas un seul regard sur l’ami que je laissais derrière moi. Mais en me dirigeant vers la ville, je me sentis infiniment perdu et esseulé et dus résister à la tentation de m’asseoir au bord du fossé et de pleurer comme un enfant.
Il était près de midi lorsque je passai devant l’église de l’Ouest et le Marché-aux-Herbes pour pénétrer dans les rues de la capitale. La hauteur démesurée des bâtiments, élevés de dix à quinze étages, les étroites voûtes d’entrées qui vomissaient à chaque instant du monde, les marchandises aux étalages des boutiques, la circulation et la rumeur incessantes, les mauvaises odeurs et les beaux habits, et cent autres détails trop infimes pour les mentionner, me frappaient d’une sorte d’hébétude, au point que je laissais la foule m’emporter de çà de là ; mais tout le temps je ne cessais de penser à Alan, resté là-bas au Repos-bien-gagné, et tout le temps (bien qu’on dût me croire plutôt enchanté de ces belles choses et de leur nouveauté), le remords, eût-on dit, comme d’une mauvaise action me rongeait le cœur, telle une dent de glace.
La main de la Providence conduisit ma dérive, et je me trouvai aux portes de la Société des Lins Britanniques.