Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXIX

Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 542-547).

XXIX. J’entre dans mon royaume

Durant plusieurs minutes, Alan heurta sur l’huis à tour de bras, sans que ses coups éveillassent d’autres échos que ceux de la maison et du voisinage. À la fin, cependant, je perçus le bruit d’une fenêtre qu’on relevait doucement. À l’obscure clarté du ciel, il devait voir Alan debout comme une ombre noire, sur le perron ; les trois témoins étaient cachés entièrement à ses regards ; de sorte qu’il n’y avait là rien de susceptible d’alarmer un honnête propriétaire. Néanmoins, il scruta d’abord en silence son visiteur, et quand il parla, sa voix eut un accent de menace.

– Qu’est-ce que c’est ? dit-il. Ce n’est pas une heure pour les gens convenables ; et je n’ai rien à faire avec les hiboux de nuit. Que venez-vous faire ? J’ai ici un tromblon.

– Est-ce vous monsieur Balfour ? répliqua Alan, faisant un pas en arrière et regardant au-dessus de lui dans les ténèbres. Prenez garde avec ce tromblon ; c’est dangereux quand ces outils-là explosent.

– Que venez-vous faire ? et qui êtes-vous ? reprit mon oncle, avec colère.

– Je n’ai aucune envie de crier mon nom à tout le voisinage, dit Alan ; mais ce que je viens faire est une autre histoire, car cela vous regarde plus que moi ; et si vous y tenez pour de bon, je vais le mettre en musique et vous le chanter.

– Et de quoi s’agit-il ? demanda mon oncle.

– De David, répondit Alan.

– De quoi, de quoi ? s’écria mon oncle, d’une voix toute changée.

– Faut-il vous dire le reste du nom ?

Il y eut un silence ; puis :

– Je crois qu’il vaut mieux vous faire entrer, dit mon oncle avec une hésitation.

– Je le suppose, dit Alan, mais reste à voir si j’y consentirai. Or, je vais vous dire ce que je pense. Je pense que c’est ici sur le pas de la porte que nous devons conférer de cette affaire ; et ce sera ici ou nulle part ; car je tiens à vous faire comprendre que je suis un gentilhomme aussi roide d’échine que vous, et de meilleure famille.

Ce changement de ton déconcerta Ebenezer ; il resta un moment à le digérer ; puis il dit :

– Bon, bon, il faut ce qu’il faut !

Et il referma la fenêtre.

Mais il mit longtemps à descendre l’escalier, et plus longtemps encore à déverrouiller la porte, envahi de regrets (je suppose) et de nouveaux accès de crainte, toutes les deux marches et à chaque verrou et barre. À la fin, pourtant, les gonds grincèrent, mon oncle se glissa au-dehors, et, comme Alan s’était reculé d’un pas ou deux, s’assit sur la marche supérieure du perron, toujours armé de son tromblon.

– Et souvenez-vous que j’ai ici mon tromblon, et que si vous avancez d’un pas vous êtes mort.

– Voilà un discours bien civil, dit Alan, pas de doute.

– Mais aussi, dit mon oncle, ce n’est pas une façon de faire, et il faut que je me tienne prêt à tout. Et puisque nous nous comprenons tous les deux, vous pouvez dire ce qui vous amène.

– Eh bien, dit Alan, vous qui êtes si malin, vous n’aurez pas manqué de voir que je suis un gentilhomme des Highlands. Mon nom n’a rien à voir dans l’affaire ; mais le comté de mes amis n’est pas loin de cette île de Mull, dont vous avez ouï parler. Or, un bateau a fait naufrage de ce côté ; et un beau jour qu’un gentilhomme de ma famille était à chercher du bois pour son feu sur les sables, il rencontra un jeune homme à demi noyé. Il le fait revenir à lui ; et, de concert avec d’autres gentilshommes, il le prend et l’enferme dans un vieux château en ruine où, depuis ce jour, il n’a cessé d’être une grande cause de dépense pour mes amis. Mes amis sont un tantinet sauvages, et moins scrupuleux au sujet de la loi que tels que je pourrais nommer ; et découvrant que le jeune homme avait des relations convenables, et qu’il était votre propre neveu, monsieur Balfour, ils m’ont demandé de venir un peu vous voir et conférer avec vous de cette matière. Et je puis vous dire avant toute chose que, si nous ne tombons d’accord sur les conditions, il est peu vraisemblable que vous entendiez plus jamais parler de lui. Car mes amis, ajouta Alan avec simplicité, ne sont pas très versés dans les belles manières.

Mon oncle s’éclaircit la gorge.

– Je m’en soucie fort peu, dit-il. Ce n’était qu’un mauvais garnement, et je ne veux plus rien avoir à démêler avec lui.

– Oui, dit Alan, je vois où vous voulez en venir : vous faites semblant de n’en avoir cure, afin de diminuer sa rançon.

– Non, dit mon oncle, c’est la vérité vraie. Je ne me soucie aucunement du jeune homme, et je ne paierai pas la moindre rançon, et vous pouvez faire de lui des choux ou des raves, pour ce que j’en ai cure.

– Baste, monsieur ! dit Alan. « Le sang est plus épais que de l’eau », nom d’un diable ! Vous ne pouvez décemment abandonner le fils de votre frère ; et si vous le faisiez, et qu’on vînt à le savoir, vous ne seriez pas très populaire dans votre voisinage, ou je me trompe beaucoup.

– Je ne suis déjà pas très populaire, de toute façon, répliqua Ebenezer ; et je ne vois pas comment on viendrait à le savoir. Pas par moi, en tout cas ; non plus que par vous ni vos amis. Ainsi donc, voilà du verbiage inutile, mon bon.

– Ce sera donc David qui racontera tout, dit Alan.

– Comment ça ? dit mon oncle vivement.

– Oh ! c’est tout simple, dit Alan. Mes amis garderaient sans doute votre neveu aussi longtemps qu’il y aurait quelque apparence de tirer de l’argent de lui ; mais faute de cela, je suis bien persuadé qu’ils le laisseront aller où il voudra, et que le diable l’emporte !

– Oui, mais c’est que je ne tiens guère à cela non plus, dit mon oncle. Je ne verrais pas volontiers la chose.

– Je le pensais bien, dit Alan.

– Et pourquoi donc ? demanda Ebenezer.

– Eh bien, M. Ebenezer, à ce qu’il me semble, c’est de deux choses l’une : ou bien vous aimez David et vous payez pour le ravoir ; ou bien vous ne manquez pas de bonnes raisons pour n’avoir pas envie de lui, et vous payez pour que nous le gardions. Le premier cas étant éliminé, reste donc le deuxième, et je serais fort désireux que vous disiez oui, car cela ferait un joli sou dans ma poche et dans celles de mes amis.

– Je ne comprends pas très bien, dit mon oncle.

– Non ? dit Alan. Eh bien, écoutez : vous ne tenez pas à ravoir le jeune homme ; alors, que voulez-vous qu’on fasse de lui, et combien êtes-vous disposé à payer ?

Mon oncle ne fit pas de réponse, mais s’agita désespérément sur son siège.

– Allons, monsieur, s’écria Alan. Je tiens à vous faire savoir que je suis gentilhomme ; je porte un nom royal ; je n’ai pas envie de faire le pied de grue à la porte de votre maison. Ou bien répondez-moi civilement, et cela sur-le-champ ; ou, par le pic de Glencoe ! Je vous passe trois pieds de fer au travers des boyaux !

– Eh, l’ami ! s’écria mon oncle en se redressant, donnez-moi une minute ! Qui vous fâche ainsi ? Je ne suis qu’un homme tout simple, et non un maître à danser ; et je m’efforce d’être civil, autant qu’il est moralement possible. Quant à votre discours farouche, il ne vous fait pas honneur. Des boyaux ! dites-vous ? Que deviendrais-je sans mon tromblon ?

– De la poudre et vos vieilles mains ne sont rien que l’escargot vis-à-vis de l’hirondelle, comparé à l’acier brillant aux mains d’Alan, dit l’autre. Avant que votre doigt vacillant ait trouvé la détente, ma garde résonnera sur votre bréchet.

– Eh, l’ami ! qui songe à le nier ? dit mon oncle. Agissez à votre guise, je ne vous contredis pas. Dites-moi seulement combien vous voulez, et vous verrez que nous nous entendrons fort bien.

– Ma foi, monsieur, je ne désire rien qu’un marché honnête. En deux mots voulez-vous que le jeune homme soit tué ou séquestré ?

– Ô Seigneur ! s’écria Ebenezer. Seigneur mon Dieu ! quel langage est-ce là ?

– Tué ou séquestré ? répéta Alan.

– Oh ! séquestré, séquestré, vagit mon oncle. Pas de sang, s’il vous plaît.

– Comme vous voudrez ; mais ce sera plus cher.

– Plus cher ? Irez-vous souiller vos mains d’un crime ?

– Baste ! dit Alan, les deux sont un crime. Et tuer est plus facile, plus bref et plus sûr. Garder le jeune homme est besogne fâcheuse et fastidieuse.

– Je tiens à ce qu’il soit gardé, cependant, répliqua mon oncle. Je n’ai jamais rien eu à faire avec quoi que ce soit de moralement mauvais et je ne vais pas commencer pour faire plaisir à un sauvage Highlander.

– Vous êtes singulièrement scrupuleux, dit-il.

– Je suis un homme de principes, dit Ebenezer, simplement ; et si je dois payer pour cela, je paierai. Et d’ailleurs, ajouta-t-il, vous oubliez que le jeune homme est le fils de mon frère.

– Bon, bon, dit Alan. Causons maintenant du prix. Je ne vois pas très bien comment je le fixerai. J’aimerais d’abord avoir quelques petits détails. J’aimerais savoir, par exemple, ce que vous avez donné à Hoseason la première fois.

– Hoseason ! s’écria mon oncle, ahuri. Pourquoi ?

– Pour enlever David, dit Alan.

– C’est un mensonge ! c’est un mensonge noir ! Il n’a jamais été enlevé ! Il a menti par sa gorge, celui qui vous a raconté cela ! Enlevé ? jamais de la vie !

– Ce n’est pas ma faute, ni la vôtre, dit Alan, ni celle de Hoseason, si l’on ne peut se fier à lui.

– Que voulez-vous dire ? s’écria Ebenezer. Hoseason vous a-t-il raconté ?

– Voyons, sinistre crapule, comment le saurais-je autrement ? s’écria Alan. Hoseason et moi sommes associés ; nous partageons les bénéfices ; aussi vous pouvez voir combien cela vous sert de mentir. Et je vous dirai tout franc que vous avez fait un marché de dupe, en laissant un homme comme le marin pénétrer si avant dans vos affaires privées. Mais il est trop tard pour y remédier ; et il vous faut vous coucher comme vous avez fait votre lit. Et la question présente est celle-ci : combien lui avez-vous donné ?

– Vous l’a-t-il dit ? demanda mon oncle.

– Cela me regarde, dit Alan.

– Eh bien, dit mon oncle, peu m’importe ce qu’il vous a raconté, il en a menti, et la vérité solennelle de Dieu est celle-ci : je lui ai donné vingt livres. Mais je serai tout à fait franc avec vous : à part cela il devait vendre le jeune homme à la Caroline, ce qui lui eût rapporté davantage encore, mais pas de ma poche, voyez-vous.

– Merci, monsieur Thomson, c’est tout à fait suffisant, dit le notaire en s’avançant.

Et puis, avec beaucoup de politesse :

– Bonsoir, monsieur Balfour, dit-il.

Et : – Bonsoir, oncle Ebenezer, dis-je.

Et : – Charmante nuit, monsieur Balfour, ajouta Torrance.

Mon oncle ne prononça pas une parole, d’un sens ni de l’autre ; mais il resta assis à sa place sur la marche supérieure du perron à nous regarder comme un homme changé en statue. Alan lui retira son tromblon ; et le notaire, le prenant par le bras, le fit lever du seuil, l’emmena dans la cuisine, où nous le suivîmes tous, et l’assit sur une chaise devant l’âtre où le feu s’éteignait parmi les tisons à demi consumés.

Une fois là, nous restâmes tous à le considérer un moment, fort réjouis de notre succès, mais éprouvant néanmoins une sorte de commisération devant la honte de cet homme.

– Allons, allons, monsieur Ebenezer, dit le notaire, il ne faut pas vous laisser abattre, car je vous garantis que nous ne vous ferons pas des conditions trop dures. En attendant, donnez-nous les clefs de la cave, et Torrance ira nous chercher une bouteille de vin de votre père, à l’occasion de cet événement.

Puis, se tournant vers moi et me serrant la main :

– Monsieur David, dit-il, je vous souhaite toute la prospérité possible dans votre nouvelle fortune, que je crois méritée.

Et puis, à Alan, avec une malice piquante :

– Monsieur Thomson, je vous fais mon compliment ; vous avez conduit les choses avec une parfaite maestria ; mais en un point vous avez tant soit peu dépassé les limites de ma compréhension. Dois-je entendre que votre nom est James ? ou Charles ? à moins que ce ne soit George, peut-être ?

– Et pourquoi serait-ce un de ces trois noms-là, monsieur ? riposta Alan, se redressant comme s’il eût flairé une offense.

– C’est, monsieur, que vous parliez d’un nom de roi, reprit Rankeillor, et comme il n’y eut jamais de roi Thomson, ou que, du moins, sa renommée n’est pas venue jusqu’à moi je me figurais que vous faisiez allusion à votre nom de baptême.

C’était là probablement le coup qu’Alan devait ressentir le plus vivement, et je dois avouer qu’il le prit très mal. Il ne répondit rien, mais se retira dans le fond de la cuisine, où il s’assit, boudant. Mais je m’en allai le retrouver, lui pris la main, et le remerciai d’avoir été l’instrument principal de mon succès ; et alors il retrouva peu à peu son sourire, et se laissa enfin persuader de se joindre à la société.

Cependant, on avait rallumé le feu et débouché une bouteille de vin ; on tira du panier un bon souper, auquel Torrance et moi fîmes honneur, ainsi qu’Alan. Le notaire et mon oncle passèrent dans la pièce voisine pour délibérer. Ils restèrent enfermés une heure ; durant ce laps de temps, un accord fut conclu, et mon oncle et moi scellâmes le contrat d’une cérémonieuse poignée de main. Aux termes de cet acte, mon oncle s’engageait à solder les honoraires de M. Rankeillor et à me payer les deux tiers nets du revenu annuel de Shaws.

Ainsi le mendiant de la ballade était de retour chez lui ; et quand je me couchai cette nuit-là sur les coffres de la cuisine, j’étais un homme riche et portant un nom dans le pays. Alan, Torrance et Rankeillor dormirent et ronflèrent sur leurs dures couches ; mais pour moi qui avais passé sous le ciel et sur la terre et les cailloux tant de jours et de nuits, et souvent l’estomac vide et dans la crainte de la mort, cet heureux changement dans ma situation me démoralisa plus que nulle autre des néfastes vicissitudes qui l’avaient précédé ; et je restai jusqu’à l’aube à regarder les reflets du feu au plafond et à faire des plans d’avenir.