Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 229-241).


CHAPITRE XXIII

LA CAGE DE CLUNY


Nous arrivâmes enfin au pied d’un bois qui couvrait une pente extrêmement rapide, et grimpait ensuite une hauteur très accidentée. Au delà c’était un précipice aux flancs nus.

— C’est là, dit un des guides.

Et nous nous dirigeâmes vers la hauteur.

Les arbres se cramponnaient à la pente, comme des marins sur la voilure d’un navire.

Leurs troncs formaient comme les barreaux d’une échelle par où nous montâmes.

Tout au sommet, à l’endroit même où la face rocheuse de l’escarpement allait émerger au-dessus du feuillage, nous trouvâmes cette étrange demeure qui a été connue dans le pays sous le nom de cage de Cluny.

Les troncs de plusieurs arbres avaient été ébranchés, les intervalles remplis par des pieux, et, en dedans de cette muraille, le sol avait été relevé avec de la terre de manière à former un plancher.

Un arbre, qui avait poussé dans le flanc de la colline, formait la poutre maîtresse encore toute vivante du toit.

Les murs étaient faits de treillages et couverts de mousse.

L’ensemble de la maison avait une forme ovale ; elle était à moitié suspendue, à moitié supportée dans ce bois épais sur la pente presque verticale de la colline, comme un guêpier dans une haie d’aubépine.

L’intérieur était assez vaste pour que cinq ou six personnes y tinssent à l’aise.

Une partie saillante de l’escarpement avait été adroitement utilisée pour servir de foyer, la fumée montant le long de la surface du rocher, et étant d’une nuance peu différente, échappait aisément à toute observation faite d’en bas.

Ce n’était là qu’une des retraites cachées de Cluny.

Il avait, en outre, des cavernes, des chambres souterraines dans différents endroits de son territoire.

Se conformant aux indications de ses espions, il allait de l’une à l’autre selon que les soldats se rapprochaient ou s’éloignaient.

Grâce à ce genre de vie, grâce à la générosité de son clan, non seulement il avait passé tout ce temps en sécurité, pendant que tant d’autres avaient fui, avaient été pris et exécutés, mais encore il y séjourna quatre ou cinq ans de plus, et ne se rendit en France que sur l’ordre formel de son maître.

Il ne tarda pas à y mourir, et il est singulier qu’on puisse se dire qu’il regretta sa Cage sur le Ben-Alder.

Quand nous arrivâmes à la porte, il était assis à côté de la roche qui lui servait de cheminée, et il surveillait la cuisine que faisait un valet.

Il était vêtu d’une façon plus que simple, coiffé d’un bonnet de tricot enfoncé jusque par-dessus les oreilles et fumait une sale pipe de terre.

Et avec tout cela, il avait des façons royales, et ce fut un vrai spectacle que de le voir quitter sa place pour nous souhaiter la bienvenue.

— Eh bien, monsieur Stewart, donnez-vous la peine d’entrer, dit-il, et faites entrer votre ami dont je ne connais pas le nom.

— Et vous, comment vous portez-vous, Cluny ? demanda Alan ; j’espère que cela va bien ? Et je suis fier de vous voir et de vous présenter mon ami, le laird de Shaws, M. David Balfour.

Alan ne faisait jamais allusion à mon domaine sans une nuance d’ironie quand nous étions en tête-à-tête ; mais devant des étrangers, il appuya sur les mots comme l’eût fait un héraut.

— Entrez tous deux, gentlemen, dit Cluny. Je vous prie d’agréer mon accueil dans ma maison qui n’est pas ordinaire. C’est même un logis assez primitif, d’après certaines gens, mais c’est un logis où j’ai donné l’hospitalité à un personnage royal. Monsieur Stewart, vous connaissez sans aucun doute le personnage auquel je fais allusion.

Nous viderons un verre à notre bonne chance, et aussitôt que mon manchot que voici aura fini de préparer ses grillades, nous dînerons, puis nous nous essaierons aux cartes, ainsi qu’il convient à des gentilshommes.

Ma vie est un peu monotone, reprit-il, en versant l’eau-de-vie. Je vois peu de monde, et je reste là à tourner mes pouces et à rêver d’un grand jour qui est passé, à attendre avec impatience un autre grand jour qui se prépare selon toutes nos espérances, et je bois à la Restauration.

Alors on choqua les verres et on but.

Je n’en voulais assurément pas au roi George, et s’il eût été là en personne, il est probable qu’il eût fait comme moi.

À peine eus-je avalé cette gorgée, que je sentis un bien-être infini. Je pus regarder et écouter, toujours à travers un léger voile, mais sans ressentir cette même épouvante mal fondée et cet abattement d’esprit qui m’avaient accablé.

C’était certainement un étrange endroit que celui-là, et un singulier hôte que le nôtre.

Dans sa longue retraite, Cluny s’était créé peu à peu nombre d’habitudes minutieuses, comme celles d’une vieille fille.

Il avait pour s’asseoir un endroit particulier, où personne autre ne devait se mettre.

La Cage était arrangée d’une certaine façon ; personne ne devait la modifier.

La cuisine était la principale de ses occupations, et tout en nous invitant à entrer, il surveillait de l’œil la préparation des grillades.

À ce qu’il paraît, il rendait ou recevait quelquefois des visites, de sa femme, d’un ou deux de ses meilleurs amis, à la faveur de la nuit ; mais presque tout son temps, il le passait dans une solitude complète, n’ayant de communication qu’avec ses sentinelles et les valets qui le servaient dans sa Cage.

Pour commencer sa journée, l’un d’eux, qui était barbier, venait le raser et lui donnait des nouvelles du pays, dont il se montrait curieux à l’excès.

Il faisait des questions à n’en plus finir ; il les posait avec un sérieux enfantin.

À quelques-unes des réponses, il se livrait à des éclats de rire immodérés, et se reprenait à rire de la même façon plusieurs heures après le départ du barbier.

Sans aucun doute, ses questions avaient un but, car malgré sa séquestration, malgré la confiscation de tous ses pouvoirs d’après le dernier Acte du Parlement, qui l’avait atteint comme les autres gentilshommes écossais possesseurs de domaines, il continuait à exercer dans son clan une justice patriarcale.

On venait dans son trou soumettre des disputes à son arbitrage, et les hommes de son territoire, qui eussent fait claquer leurs doigts si on leur avait parlé de la cour de session, renonçaient à leur vengeance et consentaient à payer sur la seule décision de cet outlaw dont les biens étaient confisqués et la tête mise à prix.

Quand il était en colère, ce qui n’était pas rare, il donnait ses ordres et faisait des menaces, tout comme s’il eût été un roi. Ses valets, tout tremblants, se courbaient et se retiraient comme des enfants devant un père qui a la tape facile.

Quand il entrait, il serrait cérémonieusement la main à chacun d’eux. Tout le monde, lui comme eux, portait en même temps la main au bonnet, d’une façon militaire.

Du reste j’avais la chance d’observer tous les détails intérieurs d’un clan highlander, et cela en compagnie d’un chef proscrit et fugitif, dont le territoire était occupé par le vainqueur, alors que la cavalerie battait le pays en tous sens pour le prendre et se trouvait parfois à moins d’un mille de l’endroit où il se trouvait, alors que le dernier de ces gens en guenilles, qu’il bousculait et menaçait, eût gagné une fortune en le trahissant.

Le premier jour, dès que les grillades furent à point, Cluny les arrosa du jus d’un citron qu’il pressa dans sa main, car il avait même le superflu, et nous invita à nous mettre à table.

— Ces grillades, dit-il, en les montrant, sont tout à fait pareilles à celles que j’offris à Son Altesse Royale dans cette même maison, sauf le jus de citron, car en ce temps-là, nous étions contents d’avoir à manger, et nous ne faisions pas les difficiles sur la cuisine. Et à vrai dire, il y avait plus de dragons que de citrons dans le pays en l’an quarante-six.

Je ne sais si les grillades étaient vraiment aussi bonnes que cela, mais mon cœur se révolta à leur seule vue et je pus à peine y goûter.

Pendant tout ce temps, Cluny nous conta des anecdotes sur le séjour du prince Charlie dans la Cage, en nous citant les expressions mêmes dont on s’était servi, et en se levant pour nous montrer l’endroit où l’on s’était assis.

De tout cela, je conclus que le Prince était un grand garçon gracieux, plein d’entrain, digne descendant d’une race de rois polis, mais qu’il n’avait pas la sagesse de Salomon.

J’appris aussi que pendant son séjour dans la Cage, il s’était souvent enivré, de sorte que le défaut qui finit par faire de lui une épave, s’était manifesté dès lors.

À peine le repas était-il terminé, que Cluny apporta un paquet de vieilles cartes graisseuses, poissées par les doigts, comme on eût pu en trouver dans une mauvaise auberge, et ses yeux brillèrent quand il nous proposa de jouer.

Le jeu, c’était une des choses qu’on m’avait élevé à regarder comme un grand défaut : mon père estimait qu’il ne convenait ni à un chrétien, ni même à un gentilhomme d’exposer son nécessaire et d’essayer de pêcher celui d’autrui, au hasard de quelques morceaux de carton colorié.

Assurément, j’aurais pu alléguer ma fatigue et c’était une excuse suffisante, mais je crus convenable de faire une profession de foi.

Je dus rougir jusqu’aux oreilles, mais je m’exprimai avec fermeté, et je leur dis que je n’avais point à juger la conduite d’autrui, mais que pour ma part, je regardais cette distraction comme un peu suspecte.

Cluny suspendit le battage de ses cartes.

— Que diable signifie cela ? dit-il. Qu’est-ce que ce whiggisme, ce jargon, dans la maison de Cluny-Macpherson ?

— Je mettrais ma main au feu pour M. Balfour, dit Alan. C’est un brave gentilhomme et un homme intelligent, et je voudrais vous rappeler que celui qui vous le dit n’est pas le premier venu.

Je porte un nom de roi, reprit-il en mettant son chapeau de travers, et moi et quiconque est avec moi, nous sommes une compagnie convenable pour les plus grands personnages.

Mais le gentilhomme est fatigué, et il voudrait dormir ; s’il n’a aucune idée de jouer aux cartes, cela ne nous empêchera pas, vous et moi, d’y jouer.

Je suis là, je ne demande pas mieux, monsieur, que de jouer à n’importe quel jeu qu’il vous plaira de choisir.

— Monsieur, dit Cluny, vous devez savoir que dans ma pauvre maison que voici, tout gentilhomme peut agir à sa guise.

Si votre ami veut marcher la tête en bas, il est libre de le faire.

Et si quelqu’un n’est pas tout à fait content, lui, ou vous, ou tous autres, je serai fier de sortir avec lui.

— Monsieur, lui dis-je, je suis très fatigué, comme le dit Alan, et ce qu’il y a de plus essentiel, puisque vous êtes, selon toute probabilité, un père de famille, je vous dirai que c’est une promesse que j’ai faite à mon père.

— Pas un mot de plus, monsieur, pas un mot de plus, dit Cluny, en me montrant un lit de bruyère dans un coin de la Cage.

Malgré tout, il était assez mécontent, il me regardait de travers, et grognait en même temps.

Et vraiment, il faut avouer que mes scrupules et le langage dont je m’étais servi pour les exprimer, sentaient fortement le Covenantaire et étaient quelque peu déplacés parmi de rudes Highlanders jacobites.

J’ajouterai que l’eau-de-vie, la venaison m’avaient produit une étrange sensation de lourdeur.

À peine étais-je étendu sur le lit que je tombai dans une sorte d’hallucination, qui me dura pendant tout notre séjour dans la Cage.

Parfois j’étais tout à fait réveillé et je comprenais tout ce qui se passait ; parfois j’entendais des voix ou des ronflements analogues au chant d’une rivière agitée.

Les plaids déployés contre les murs se rapetissaient, comme les ombres jetées sur le toit par la flamme du foyer.

J’ai dû parfois crier ou parler, car je me souviens d’avoir été stupéfait d’entendre qu’on me répondait.

Cependant je n’étais point le jouet d’un cauchemar défini. Je ressentais seulement une épouvante générale, sombre, insurmontable, une horreur de l’endroit où je me trouvais, du lit où j’étais couché, des plaids suspendus au mur, et des voix, et du feu, et de moi-même.

Le valet barbier, qui était aussi un médecin, fut mandé pour me traiter ; mais comme il s’exprimait en gaélique, je ne compris pas un mot à son opinion, et j’étais trop faible pour demander même qu’on me la traduisît.

Je savais du reste que j’étais malade, et c’était la seule chose qui m’intéressât.

Je fis fort peu d’attention aux choses tant que je fus dans cet état piteux.

Mais Alan et Cluny passaient presque tout le temps à jouer aux cartes, et je suis sûr qu’Alan gagna d’abord.

Je me rappelle que je m’assis dans mon lit, que je les regardai attentivement, et que je vis briller sur la table une pile de guinées, il y en avait cinquante ou soixante.

Il était assez singulier de trouver une telle somme dans un nid ainsi perché en haut d’un rocher presque à pic, et fabriqué avec des troncs d’arbres tout vivants.

Et même alors il me sembla que c’était une forte partie que jouait Alan, lui qui n’avait pour tout cheval de bataille qu’une bourse verte et environ cinq livres.

Le second jour, la chance me parut tourner.

Vers midi, on me réveilla comme à l’ordinaire pour le dîner, et comme à l’ordinaire je ne voulus pas manger ; l’on me fit prendre une gorgée d’eau-de-vie avec une infusion amère que le barbier avait prescrite.

Le soleil brillait à la porte ouverte de la Cage : cette lumière m’éblouissait et me tourmentait.

Cluny était à table et mordillait le paquet de cartes.

Alan s’était penché sur le lit, et sa figure était tout près de mes yeux, qui, troublés comme ils l’étaient par la fièvre, voyaient cette figure d’une grosseur choquante.

Il me demanda de lui prêter mon argent.

— Pourquoi faire ? demandai-je.

— Oh ! ce n’est qu’un emprunt, dit-il.

— Mais pourquoi ? répétai-je, je ne vois pas.

— Oh ! David, dit Alan, vous ne voudriez pas me chicaner pour un prêt.

Je l’aurais fait, certes, si j’avais eu mon sang-froid. La seule chose que je demandai, c’était qu’il retirât sa figure de devant mes yeux, et je lui tendis mon argent.

Le matin du troisième jour, alors que nous étions dans la Cage depuis quarante-huit heures, je me réveillai, éprouvant un mieux très sensible. Il me restait certainement de la faiblesse, de l’accablement, mais je voyais les choses avec leur grandeur naturelle, et sous leur aspect rassurant et familier.

De plus, je me sentais un peu d’appétit.

Aussitôt que nous eûmes déjeuné, je me dirigeai vers l’entrée de la Cage, et je m’assis au dehors à la lisière supérieure du bois.

C’était une journée grise. L’air était d’une douce fraîcheur, et je ne fis que rêver tout le matin, sans autre dérangement que les allées et venues des espions et des serviteurs de Cluny, qui revenaient avec des provisions et des nouvelles.

En effet, comme à ce moment-là, la côte n’était pas surveillée, on pouvait presque dire qu’il tenait cour plénière.

Quand je rentrai, Cluny et Alan avaient laissé leurs cartes de côté. Ils interrogeaient un valet.

Le chef, se tournant vers moi, m’adressa une question en langue gaélique.

— Je ne sais pas le gaélique, lui répondis-je.

Or, depuis l’affaire des cartes, tout ce que je disais, tout ce que je faisais avait le don de déplaire à Cluny.

— Votre nom a plus de bon sens que vous, dit-il avec humeur, car il est en bon gaélique ; mais voici de quoi il s’agit. Mon espion m’apprend que tout est tranquille dans le Sud, et je vous demandais si vous étiez assez fort pour marcher.

Je vis des cartes, mais point d’or sur la table ; il n’y avait qu’un tas de petits papiers écrits, et tous du côté de Cluny.

En outre, Alan faisait une singulière figure.

On eût dit qu’il n’était pas très content ; et je commençai à entrevoir un fort guignon.

— Je ne sais pas si je suis aussi fort qu’il le faudrait, dis-je, en regardant Alan ; mais le peu d’argent que nous avons doit nous mener bien loin.

Alan se mordit la lèvre inférieure et baissa les yeux.

— David, dit-il enfin, je l’ai perdu, voilà la vérité toute nue.

— Mon argent aussi ? demandai-je.

— Votre argent aussi, répondit-il en grommelant. Vous n’auriez pas dû me le donner : je suis fou quand j’ai les cartes en main.

— Ta ! ta ! ta ! dit Cluny, tout cela c’était pour rire, cela ne signifie rien. Naturellement vous reprendrez votre argent, et le double encore, si vous voulez bien me le permettre. Ce serait une étrange chose pour moi, si je le gardais. Vous n’allez pas supposer que je me mettrai en travers de gentilshommes dans votre situation. Ce serait là une chose bien étrange, s’écria-t-il en tirant l’or de sa poche, la figure très rouge.

Alan ne répondit rien, il avait toujours les yeux baissés.

— Voulez-vous faire un pas ou deux dehors avec moi, monsieur ? dis-je.

Cluny répondit qu’il en serait enchanté, et il me suivit assez promptement, mais il était toujours allumé et hors de lui.

— Et maintenant, monsieur, dis-je, je dois rendre hommage à votre générosité.

— C’est de l’absurdité, s’écria Cluny ; où y a-t-il de la générosité ? C’est une malheureuse affaire, sans doute, mais que voudriez-vous que je fasse, enfermé comme je le suis dans cette boîte de Cage, grande comme une ruche, si ce n’est d’inviter à faire une partie de cartes les amis que je puis recevoir ? Et s’ils perdent, naturellement, il ne faut pas supposer…

Arrivé là, il s’arrêta :

— Oui, dis-je, s’ils perdent, vous leur rendez leur argent ; mais quand ils gagnent, ils emportent le vôtre dans leur poche. Je vous ai déjà dit que j’apprécie votre générosité, mais pour mon compte, monsieur, il est dur de se trouver dans une pareille situation.

Il y eut un court silence pendant lequel il semblait que Cluny fût toujours sur le point de parler, mais il ne parlait pas.

À la fin, il rougit et cette rougeur s’étendit bientôt sur toute sa figure.

— Je suis un jeune homme, lui dis-je, et je vous demande votre avis : donnez-moi le conseil que vous donneriez à votre fils. Mon ami a bel et bien perdu tout son argent, après vous avoir gagné une somme bien plus forte : puis-je reprendre cet argent ? Serait-ce de ma part un acte correct ? Quoi que je fasse, vous pouvez voir vous-même que cela doit être dur pour un homme qui a quelque fierté.

— C’est assez dur pour moi aussi, monsieur Balfour, dit Cluny, et vous me mettez tout à fait dans le rôle d’un homme qui a pris au piège de pauvres gens pour leur nuire. Je ne voudrais pas voir entrer chez moi ici ou ailleurs des amis et qu’ils me fassent un affront, non, reprit-il dans une bouffée soudaine de colère, et pas davantage pour le leur faire.

— Vous voyez donc bien, monsieur, dis-je, qu’il y a quelque chose à plaider de mon côté, et que ce jeu de hasard est une pitoyable distraction pour des gentilshommes. Mais, j’attends toujours votre avis.

Je suis certain que si jamais Cluny détesta quelqu’un, ce fut David Balfour. Il me regarda tout le temps de l’air d’un homme prêt à partir en guerre, et je vis le défi sur ses lèvres.

Mais, soit ma jeunesse, soit peut-être son propre instinct de justice le désarmèrent.

Sans aucun doute, c’était une situation humiliante pour tous ceux qui y étaient engagés, et pour Cluny comme pour les autres, et il méritait d’autant plus d’éloges pour le parti qu’il prit.

— Monsieur Balfour, dit-il, je trouve que je vais être trop pointilleux, trop covenantaire, mais vous n’en avez pas moins les instincts d’un vrai, d’un bon gentilhomme. Sur ma parole d’honnête homme, vous pouvez prendre cet argent ; c’est ce que je conseillerais à mon fils, et voici ma main en même temps.