Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 242-257).


CHAPITRE XXIV

LA FUITE DANS LA LANDE. LA QUERELLE


Alan et moi, nous traversâmes le Loch Errocht à la faveur de la nuit, et nous fûmes débarqués sur sa rive orientale dans une autre retraite cachée près de l’origine du Loch Rannoch, sous la conduite d’un des valets de la Cage.

Cet homme portait tout notre bagage et de plus le grand manteau d’Alan, et néanmoins il marchait tout le temps d’un pas très rapide. Moins de la moitié de ce poids-là eût suffi pour me donner une courbature et il ne lui pesait pas plus qu’une plume ne pèse à un vigoureux poney de la lande, et pourtant c’était un homme que j’aurais brisé sur mon genou, dans une lutte ordinaire.

C’était certes un grand soulagement que de marcher sans aucun fardeau, et peut-être sans cette aide, sans la sensation de liberté et de légèreté qui en résultait, je n’aurais pu faire un pas.

Je me relevais à peine du lit, après avoir été malade, et notre situation ne me laissait rien entrevoir qui fût propre à me donner du cœur et à m’imposer un effort, car nous voyagions à travers les déserts les plus affreux de l’Écosse, sous un ciel nuageux, et en voyageant nous nous sentions séparés de cœur.

Pendant longtemps nous marchâmes en silence, tantôt côte à côte, tantôt l’un derrière l’autre ; chacun de nous avait l’air froid et fermé.

Moi, de mauvaise humeur, avec fierté et tirant mon peu de force de ces deux sentiments violents et coupables, Alan, de mauvaise humeur aussi et honteux ; honteux d’avoir perdu mon argent, honteux de voir que je prenais la chose aussi mal.

L’idée d’une séparation s’enracinait de plus en plus fortement dans mon esprit ; et plus j’y penchais, plus j’avais honte d’y aboutir.

C’eût été vraiment beau, vraiment généreux de la part d’Alan, que de s’adresser franchement à moi et de me dire :

— Allez, c’est moi qui cours le plus grand danger, et ma compagnie ne fait qu’ajouter au vôtre.

Mais m’adresser moi-même à l’ami, qui m’aimait certainement, et lui dire :

— Vous êtes en grand danger, moi je ne cours pas grand risque. Votre amitié m’est à charge. Allez avec vos chances et restez seul à supporter vos fatigues et vos privations.

Non, c’était impossible, et la seule pensée, alors même que je la gardais pour moi, me faisait monter le rouge à la figure.

Et pourtant Alan s’était conduit comme un enfant, et, qui pis est, comme un enfant sournois.

Me cajoler pour avoir mon argent pendant que je gisais presque inconscient, ce n’était guère moins qu’un vol ; et cependant il continuait à cheminer près de moi, sans un penny qui fût à lui, et d’après ce que je voyais, tout disposé à vivre sur l’argent qu’il m’avait mis dans la nécessité de mendier.

Vraiment, j’étais tout prêt à le partager avec lui, mais j’enrageais de voir qu’il comptait sur mon empressement.

C’étaient là les deux choses qui pesaient le plus sur mon esprit, et je ne pouvais parler ni de l’une ni de l’autre sans manquer grossièrement de générosité.

Je fis donc ce qu’il y avait de pire après cela, je ne dis rien, et je ne jetai pas même un regard à mon compagnon, si ce n’est du coin de l’œil.

À la fin, quand nous fûmes sur l’autre rive du Loch Errocht, comme nous traversions un endroit plat et semé de roseaux, où la marche était facile, il ne put y tenir plus longtemps et se rapprocha de moi.

— David, me dit-il, ce n’est pas de cette façon qu’on doit prendre un petit accident, entre amis. J’avais à vous dire que j’en suis fâché, voilà qui est dit. Et maintenant, si vous avez encore quelque chose sur le cœur, vous feriez mieux de le dire.

— Oh ! répondis-je, je n’ai rien.

Alan parut déconcerté, ce qui me causa une certaine joie basse.

— Non, dit-il, avec un certain tremblement dans la voix, mais enfin quand je vous dis que c’était moi qui méritais le blâme.

— Pour cela, oui, naturellement, vous étiez dans votre tort, répliquai-je avec froideur, mais vous reconnaîtrez que je ne vous ai jamais fait de reproche.

— Jamais, fit-il, mais vous savez bien que vous avez fait pis que cela. Devons-nous nous séparer ? Vous en avez déjà parlé une fois.

Êtes-vous prêt à le redire ?

Il y a des collines et des bruyères en étendue suffisante, d’ici aux deux mers, et je vous avouerai, David, que je ne tiens pas à rester là où on n’a pas besoin de moi.

Ces mots me percèrent comme une épée, et il me sembla qu’ils mettaient à nu ma secrète déloyauté.

— Alan Breck ! m’écriai-je.

Puis je repris :

— Croyez-vous que je suis venu jusqu’ici pour vous tourner le dos quand vous êtes le plus exposé ? Vous n’oseriez pas me soutenir cela en face.

Toute ma conduite jusqu’à présent vous donnerait un démenti.

Il est vrai que je me suis abandonné au sommeil, dans la bruyère, mais je n’en pouvais plus, et vous avez tort de rejeter cela sur moi……

— C’est ce que je n’ai jamais fait, dit Alan.

— Mais à part cela, repris-je, qu’ai-je fait pour que vous me traitiez comme un chien par une telle supposition ? Je n’ai jamais manqué aux devoirs de l’amitié, et je ne commencerai pas par vous.

Il y a entre nous des choses que je ne pourrai jamais oublier, même si vous le pouviez.

— Je vous dirai seulement ceci, David, répondit Alan. C’est que depuis longtemps je vous dois la vie, et que maintenant je vous dois de l’argent.

Vous devriez faire quelque chose pour m’alléger ce fardeau.

Cela devait me toucher, et j’en fus touché, en effet, mais tout autrement qu’il ne le fallait.

Je sentais que je me conduisais mal ; non seulement j’en voulais à Alan, mais encore je m’en voulais à moi-même par-dessus le marché, et cela me rendit encore plus cruel.

— Vous m’avez invité à parler, lui dis-je. Eh bien soit, j’y consens. Vous avouez vous-même que vous m’avez mis dans une fâcheuse passe. Il m’a fallu dévorer un affront ; je ne vous ai fait aucun reproche ; je n’ai fait aucune allusion à la chose, tant que vous ne l’avez pas fait vous-même.

Et maintenant vous me blâmez, m’écriai-je, parce que je ne puis pas arriver à rire et à chanter comme si j’étais content d’avoir reçu un affront ?

Il ne me reste donc plus qu’à me mettre à genoux pour vous en remercier.

Vous devriez faire plus de cas des autres, Alan Breck.

Si vous songiez davantage aux autres, peut-être vous parleriez moins de vous-même, et quand un ami, qui a pour vous une grande affection, a passé sur un tort sans mot dire, vous devriez être heureux que la chose dorme tranquillement, au lieu de vous en faire un bâton que vous lui cassez sur le dos.

D’après la façon dont vous prenez l’affaire, c’était bien vous qui aviez tort, par conséquent, ce n’était pas à vous à chercher querelle.

— C’est bien, dit Alan, n’en dites pas davantage.

Nous retombâmes alors dans notre premier silence.

Nous arrivâmes au terme du voyage ce jour-là. On soupa et on s’étendit pour dormir, toujours sans mot dire.

Le valet nous fit traverser le Loch Rannoch le lendemain avant l’aube et nous donna son avis sur le chemin à suivre.

Selon lui, il fallait gagner tout d’abord les sommets des montagnes, ensuite faire un détour, contourner le fond des Vaux de Lyon, de Lochay et de Dochart, descendre dans les Basses-Terres par Kippen et le cours supérieur du Forth.

Alan ne se souciait guère de traverser un pays habité par ses ennemis, les Campbells de Glenorchy.

Il objecta qu’en allant vers l’Est, nous arriverions bientôt chez les Stewarts d’Athole, qui étaient de son nom et de son clan, bien qu’ils eussent un chef différent, sans compter que la route serait plus commode et plus courte pour nous conduire où nous devions aller.

Mais le valet, qui était le principal des espions de Cluny, répliqua par toute sorte de raisons irréfutables. Il donna le détail des troupes qui occupaient chaque district, et il ajouta (du moins autant que je pus le comprendre) que nulle part nous ne serions moins inquiétés que sur le territoire des Campbells.

Alan céda enfin, mais à contre-cœur.

— C’est, dit-il, une des contrées les plus dangereuses de l’Écosse, je ne sache pas qu’on y trouve autre chose que de la bruyère, des corbeaux et des Campbells.

Mais je vois que vous ne manquez pas de pénétration.

Nous ferons donc comme il vous plaît.

On suivit donc cet itinéraire.

Pendant plus de trois nuits, nous voyageâmes sur les sommets fantastiques des montagnes et à travers les sources de torrents sauvages.

Souvent nous étions enveloppés par le brouillard, presque continuellement battus par le vent ; trempés par la pluie, et jamais le soleil ne vint nous encourager de ses rayons.

Pendant le jour, nous restions étendus et nous dormions sur la bruyère mouillée.

Nous passions la nuit à grimper des collines ou à contourner des rocs en risquant de nous casser le cou.

Souvent nous nous perdions. Parfois nous étions entourés d’un brouillard si épais que nous devions attendre dans l’immobilité qu’il se dissipât.

Il ne fallait pas songer à faire du feu.

Notre seule nourriture était le drammach et un morceau de viande froide que nous avions emporté de la Cage.

Quant à la boisson, Dieu sait si l’eau nous manquait.

Ce fut une époque terrible, et rendue plus terrible encore par l’aspect sombre de la saison et du pays.

Je n’avais jamais chaud. Mes dents claquaient. Je souffrais beaucoup d’une inflammation de la gorge, analogue à celle que j’avais eue dans l’île.

Je sentais dans le côté un point douloureux qui ne me quittait jamais, et quand je dormais sur ma couche humide, sous une pluie battante qui balayait la boue liquide au-dessous de moi, c’était pour revivre en imagination les plus fâcheux accidents de mes aventures, pour voir la tour de Shaws illuminée par l’éclair, Rançon descendu au gaillard d’avant sur le dos des hommes, Shuan râlant sur le plancher de la dunette, ou Colin Campbell saisissant à pleine main le devant de son habit.

De ces sommeils entrecoupés, je me réveillais en pleine nuit pour m’asseoir dans la même flaque où j’avais dormi, pour faire un repas de drammach froid.

La pluie me cinglait âprement la figure, ou me coulait dans le dos en filets glacés. Le brouillard nous enfermait comme dans une chambre obscure, et parfois dissipé par une rafale, s’entr’ouvrait soudain pour nous montrer à quelques pas de nous le gouffre d’une ténébreuse vallée, où les cours d’eau faisaient entendre leurs appels.

Le bruit d’un nombre infini de rivières m’arrivait de tous côtés. Dans cette pluie incessante, les sources des montagnes avaient débordé ; chaque vallon se remplissait d’eau comme une citerne ; chaque ruisseau devenait torrent, se gonflait et débordait.

Pendant nos marches de nuit, c’était un bruit solennel que celui de toutes ces voix montant des vallées, et tantôt grondant comme le tonnerre, tantôt aigu comme un cri de colère.

Je compris alors fort bien l’histoire du Kelpie des eaux, ce démon aquatique qui ne cesse de gémir et de hurler jusqu’à ce qu’un infortuné voyageur se présente.

Alan vit que j’y croyais, ou du moins que j’étais disposé à y croire ; et quand le cri de la rivière devenait plus aigu qu’à l’ordinaire, je fus peu surpris, quoique naturellement scandalisé, de le voir se signer à la façon des catholiques.

Pendant cette affreuse période de nos pérégrinations, nous n’avions plus aucune familiarité, pas même celle du langage. La vérité, qui sera ma meilleure excuse, c’est que je soupirais après la tombe.

Mais en outre, la nature m’avait fait naître peu enclin à l’oubli, lent à m’offenser, plus lent à oublier une offense, et maintenant j’étais furieux à la fois contre mon compagnon et contre moi.

Pendant près de deux jours il fut d’une bonté infatigable. Il gardait le silence, à la vérité, mais m’aidait. Il espérait toujours, comme je le voyais bien, que mon mécontentement finirait par se dissiper.

Pendant le même temps, je restai renfermé en moi-même, entretenant ma mauvaise humeur, refusant ses services avec brusquerie, et ne le regardant pas autrement que s’il eût été un buisson ou une pierre.

La seconde nuit, ou plutôt la première lueur du troisième jour, nous trouva sur une hauteur tout à fait découverte, si bien que nous ne pûmes nous conformer à notre usage quotidien qui consistait à manger et à dormir aussitôt.

Avant que nous fussions arrivés à un endroit abrité, le gris du ciel s’était fortement éclairci ; sans doute il pleuvait encore, mais les nuages étaient moins bas, et Alan me regardant bien en face, d’un air quelque peu inquiet :

— Vous feriez mieux de me donner votre paquet, me dit-il pour la neuvième fois depuis que nous avions quitté l’espion, après le passage du Rannoch.

— Je vais très bien, je vous remercie, lui répondis-je du ton le plus glacial.

Alan devint pourpre.

— Je ne vous l’offrirai plus, dit-il, je ne suis pas un homme patient, David.

— Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, répondis-je, ce qui était tout à fait le langage d’un méchant garnement de dix ans.

Alan ne me répondit pas alors, mais ses façons répondirent pour lui.

À partir de ce moment, on peut bien croire qu’il s’accorda un pardon complet pour l’affaire de chez Cluny, car il mit son chapeau de travers, prit en marchant un air vainqueur, siffla des airs, me regarda de côté avec un sourire provocant.

La troisième nuit, nous devions traverser l’extrémité ouest du pays de Balquidder.

Le temps devint clair et froid, avec je ne sais quoi dans l’air qui nous glaçait. Il souffla un vent du nord qui balaya les nuages et fit briller les étoiles.

Ses torrents étaient gonflés naturellement, et continuaient à mener grand bruit dans les montagnes, mais je remarquai qu’Alan ne pensait plus au Kelpie et qu’il était dans d’excellentes dispositions.

Pour moi, le changement de temps survenait trop tard : j’avais passé tant d’heures dans la boue que mes habits mêmes, selon l’expression de l’Écriture, avaient horreur de moi.

J’étais mortellement las, gravement atteint.

J’éprouvais partout des douleurs et des frissons, le froid glacial du vent me traversait et son gémissement bourdonnait dans mes oreilles.

Dans cet état misérable, j’avais à souffrir de mon compagnon une véritable persécution.

Il parlait beaucoup, et jamais sans une pointe d’ironie.

Whig était le nom le plus flatteur qu’il m’appliquait.

— Ah ! me disait-il, mon petit Whig, voilà un saut à faire, je sais que vous êtes un bon sauteur.

Et ainsi de suite, et toujours avec une raillerie dans la voix et la physionomie.

Je savais que c’était ma faute et non celle d’autrui, mais j’étais trop malheureux pour me repentir.

Je sentais que je ne pourrais guère me traîner plus loin.

Il me faudrait me coucher et mourir sur ces montagnes noyées de pluie, comme un mouton ou un renard. Il faudrait que mes os blanchissent là comme ceux d’une bête.

On dira peut-être que je m’en accommodais aisément, mais je commençai à me plaire à cette perspective.

Je commençai à m’enorgueillir à l’idée de mourir ainsi seul dans le désert, pendant que les aigles sauvages tourmenteraient mes derniers instants.

— Alors Alan se repentirait, pensais-je ; il se souviendrait, dès que je serais mort, de tout ce qu’il me devait et ce souvenir lui serait une torture.

J’allais donc, avec l’air d’un écolier mal portant, rétif, au cœur mauvais, en nourrissant ma colère contre un de mes semblables, alors que j’eusse mieux fait de tomber à genoux et d’implorer la miséricorde de Dieu,

Et à chaque raillerie d’Alan, je haussais les épaules.

— Ah ! me disais-je en moi-même, j’ai là toute prête une raillerie d’une autre sorte ; quand je me coucherai pour mourir, vous recevrez comme un coup en pleine figure. Ah ! quelle revanche ! Ah ! combien vous regretterez votre ingratitude et votre cruauté !

Je continuais à m’affaiblir, j’allais de mal en pis.

Une fois j’étais même tombé, tout simplement parce que mes jambes avaient ployé sous moi, et cela avait frappé Alan sur le moment, mais je m’étais ensuite relevé de façon si alerte, et je m’étais remis en marche d’un air si naturel, qu’il ne songea bientôt plus à l’incident.

Il me venait parfois des bouffées de chaleur suivies de frissons convulsifs.

La douleur aiguë, que j’avais au côté, était à peine supportable.

Enfin je commençai à reconnaître qu’il m’était impossible de me traîner plus loin, et avec cette certitude me vint aussitôt le désir d’en finir avec Alan, de donner libre cours à ma colère, ce qui pourrait mettre fin à ma vie d’une façon plus rapide.

Il venait justement de me traiter de Whig.

Je m’arrêtai.

— Monsieur Stewart, lui dis-je d’une voix qui tremblait comme une corde de violon, vous êtes plus âgé que moi, et vous devriez connaître les bonnes manières. Croyez-vous qu’il soit bien sage, ou même bien spirituel, de me jeter mes opinions politiques à la figure ? Je croyais que quand les gens n’étaient pas d’accord, des gentilshommes devaient au moins être polis dans ce désaccord, et si je ne l’étais pas, je pourrais vous lancer quelque moquerie bien meilleure que certaines des vôtres.

Alan s’arrêta devant moi, son chapeau de côté, les mains dans les poches de sa culotte, la tête un peu de côté.

Il écouta, avec un mauvais sourire, autant que je pus voir à la lueur des étoiles, et quand je me tus, il se mit à siffler un air jacobite.

C’était la chanson composée pour se moquer de la défaite éprouvée par le général Cape à Preston-Pans.


Hé ! Jeannot Cape, êtes-vous encore en marche ?
Et vos tambours battent-ils encore ?


Il me vint à l’esprit qu’Alan, lors de cette bataille, faisait partie de l’armée royale.

— Pourquoi choisissez-vous cet air-là, monsieur Stewart ? Est-ce pour me rappeler que vous avez été battu des deux côtés ?

L’air s’arrêta sur les lèvres d’Alan.

— David ! dit-il.

— Mais il est temps que ces manières-là cessent, repris-je, et j’entends qu’à partir d’aujourd’hui vous parliez poliment de mon roi et de mes bons amis, les Campbells.

— Je suis un Stewart… commença Alan.

— Oh ! dis-je, vous portez un nom de roi, mais vous devez vous rappeler que j’ai vu un grand nombre de gens qui portent ce nom-là, depuis que j’ai été dans les Hautes-Terres, et que tout le bien qu’on peut en dire, c’est qu’ils gagneraient beaucoup à être débarbouillés.

— Savez-vous que vous m’insultez ? dit Alan d’un ton très bas.

— J’en suis fâché, dis-je, car je n’ai pas tout dit, et si vous ne goûtez pas le premier sermon, je crois bien que le second ne vous plaira pas davantage. Vous avez été mis en fuite en bataille rangée par les hommes faits de mon pays, et ce me semble un misérable jeu que de tenir tête à un enfant. Vous avez été battu à la fois par les Campbells et par les Whigs. Vous avez couru devant eux comme un lièvre. Il convient donc que vous parliez d’eux comme de gens qui valent mieux que vous.

Alan se tint parfaitement immobile, les longues basques de son habit battant derrière lui au souffle du vent.

— C’est malheureux ! dit-il enfin. Il y a des choses qu’on ne peut laisser passer.

— Je ne vous ai jamais demandé de les oublier ; je suis prêt à vous en rendre compte.

— Prêt ! s’écria-t-il !

— Oui, prêt, répétai-je. Je ne suis pas un vantard, un bravache, comme certaines gens que je pourrais nommer. Allons !

Et tirant mon épée, je me mis en garde comme Alan lui-même m’avait appris à le faire.

— David, s’écria-t-il, êtes-vous fou ? Je ne peux pas dégainer contre vous : ce serait un véritable assassinat.

— C’était bien votre but, quand vous m’insultiez, dis-je.

— C’est pourtant vrai, s’écria Alan, qui resta un instant immobile, tourmentant sa bouche de sa main, comme un homme cruellement embarrassé.

C’est la pure vérité, reprit-il en tirant son épée.

Mais avant que je puisse toucher celle-ci de ma lame, il l’avait jetée à terre, et s’était lui-même jeté sur le sol.

— Non ! non ! répétait-il, je ne peux pas, je ne peux pas.

À cette vue, ce qui me restait de colère s’écoula jusqu’à la dernière goutte, et il ne me resta plus que mon malaise, mon repentir, ma stupeur devant ce que j’avais fait.

J’aurais donné le monde entier pour reprendre ce que j’avais dit. Mais quand un mot a été prononcé, qui pourrait le ressaisir ?

Je me souvins de tout ce qu’Alan avait montré de bonté et de courage dans le passé ; combien il m’avait aidé, encouragé, soutenu dans les mauvais jours.

Je me rappelai mes propres insultes, et je vis que j’avais perdu à jamais ce rude ami.

En même temps, la faiblesse qui me tenait parut redoubler ; la douleur que j’éprouvais dans le côté me paraissait un coup d’épée, tant elle était aiguë, et je crois que je me serais évanoui à l’endroit même où je me trouvais.

Cela même me suggéra une pensée.

Aucune excuse ne pouvait effacer ce que j’avais dit. Il était inutile d’en chercher une. Je n’en trouverais point qui fût équivalente à l’offense ; mais alors même qu’une excuse serait vaine, il me suffisait d’appeler au secours pour rappeler Alan près de moi.

Je mis de côté tout amour-propre.

— Alan, dis-je, si vous ne pouvez me secourir, il faut que je meure ici.

Il était assis. Il se leva d’un bond et me regarda.

— C’est vrai, dis-je, j’en suis là. Oh ! que je puisse arriver à l’abri d’une maison, j’y mourrais bien plus résigné.

Je n’avais nul besoin de faire de la pose. Que je le voulusse ou non, il y avait des larmes dans ma voix qui aurait attendri un cœur de pierre.

— Pouvez-vous marcher ? demanda Alan.

— Non, dis-je, sans aide, je ne le puis. Voilà une heure que mes jambes ne me portent plus. J’ai un point douloureux comme un fer rouge dans le côté. Je ne respire qu’à peine. Si je meurs, me pardonnerez-vous, Alan ? Au fond du cœur, je vous aimais bien, même quand j’étais le plus en colère.

— Chut ! chut ! fit Alan, ne parlez pas ainsi, David, mon ami, vous savez.......

Un sanglot lui coupa la parole.

— Je vais vous soutenir de mon bras, reprit-il, c’est le vrai moyen. Maintenant laissez-vous aller sur moi. Dieu sait où nous trouverons une maison. Nous sommes dans Balquidder. Aussi les maisons ne doivent pas manquer, ni même les maisons amies. Pouvez-vous marcher plus facilement comme cela, David ?

— Oui, dis-je, je puis avancer de cette façon.

Et je lui pressai le bras de ma main.

Il faillit encore éclater en sanglots.

— David, dit-il, je ne suis pas un honnête homme. Je n’ai ni bon sens, ni bonté. Je ne pouvais me faire à l’idée que vous êtes encore un enfant. Je ne pouvais pas m’apercevoir que vous mouriez debout. David, il faudra tâcher de me pardonner.

— Ah ! mon ami, n’en parlons plus, dis-je. Aucun de nous n’a de leçons à donner à l’autre, voilà la vérité. Nous devons être patients et tolérants, mon cher Alan. Mais que ce point de côté me fait souffrir ! Est-ce qu’il n’y a pas de maison !

— Je vous en trouverai une, David, dit-il d’un ton ferme ; nous allons descendre le cours du ruisseau ; c’est dans cette direction que nous devons en rencontrer. Mon pauvre ami, ne seriez-vous pas mieux sur mon dos ?

— Oh ! Alan, dis-je, moi qui ai bien douze pouces de plus que vous ?

— Il s’en faut de quelque peu, s’écria Alan en sursautant. Vous pouvez avoir une supériorité, une petite affaire d’un pouce ou deux. Je ne veux pas prétendre que je suis ce que vous appelleriez un homme de haute taille, et j’ose dire (et ici sa voix prit une expression aiguë qui avait quelque chose de risible), mais quand j’y pense, je finis par trouver que vous devez avoir raison. Oui, cela doit faire un pied ou environ, peut-être même davantage.

C’était charmant et risible de voir la peine que se donnait Alan pour rattraper ses paroles, et ne pas faire surgir une nouvelle querelle.

J’en aurais ri, si mon point de côté ne m’avait pas fait sentir sa cruelle piqûre.

Mais, si j’avais ri, je crois que j’aurais aussi pleuré.

— Alan, m’écriai-je, qui est-ce qui vous rend aussi bon pour moi ? Qui est-ce qui vous intéresse en un garçon aussi peu reconnaissant ?

— Par ma foi, je n’en sais rien, dit Alan. Justement, je pensais à ce qui m’avait plu en vous, c’était que vous ne cherchiez jamais de querelles, et maintenant, je vous aime encore davantage.