Documents divers sur Denis Diderot/Pièces relatives à l’Encyclopédie

Documents divers sur Denis Diderot
Documents divers sur Denis Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XX (p. 126-133).


II

PIÈCES RELATIVES À L’ENCYCLOPÉDIE.


I

DIALOGUE ENTRE UN COLPORTEUR ET DIDEROT DANS LA BOUTIQUE D’UN LIBRAIRE SUR LE Dictionnaire de l’Encyclopédie[1].


LE COLPORTEUR.
J’apporte le premier volume
Du dictionnaire nouveau.
Il sort, comme on dit, de l’enclume ;
On l’a fait à coups de marteau.
Son poids m’ôterait le courage
D’en être souvent le porteur.
Malheur à ce coquin d’ouvrage
S’il pèse autant à son lecteur !
Les auteurs ont sué sans doute
Les premiers en le composant.
Comme eux, je sue à grosse goutte :
Suera-t-on moins en le lisant ?

DIDEROT.
Colporteur, il fait beau t’entendre
Railler ainsi mes écrits !


LE COLPORTEUR.
Puisque mon métier est d’en vendre,
N’en puis-je pas marquer le prix ?

LE LIBRAIRE.
Crains d’offenser par ce langage
Un écrivain de grand renom :
Monsieur a eu part à l’ouvrage.

LE COLPORTEUR.
Je le crois donc d’un certain bon.
Je connais monsieur par un livre[2]
Fort utile à lui comme à moi,
Et qui, par bonheur, nous fit vivre
Tous deux longtemps aux frais du Roi.
Je ne blâme ici que la forme
Et, par ma foi, j’en suis fâché.
Cet écrit, sans sa masse énorme,
Pourrait être un écrin caché.
Si sa taille était plus petite,
J’en répandrais incognito,
Car il a, dit-on, le mérite
De ce qu’on vend sous le manteau.
J’y voudrais pourtant une chose,
C’est qu’il eût été défendu.
Pour cela seul, sans autre cause,
Il serait alors bien vendu.
Mais, malgré ma note critique,
Il pourrait être débité.
Dans lui, l’autorité publique
N’est pas l’article respecté[3].

DIDEROT.
L’insolent ! Je perds patience.

LE LIBRAIRE.
Eh ! monsieur, un peu de douceur !
Servez-vous de votre science :
Vous êtes si bon confiseur[4] !


DIDEROT.
Son audace a de quoi surprendre.

LE COLPORTEUR.
Point du tout, mais je suis sans fard
Et jamais je n’ai pu comprendre
Tout ce que vous dites sur l’art[5].

DIDEROT.
Il faut enfin que je l’assomme !

LE COLPORTEUR.
Monsieur, rappelez vos vertus.
Vous vous échauffez là tout comme
S’il s’agissait du prospectus[6].

DIDEROT.
Ne puis-je le rouer à l’aise !

LE COLPORTEUR.
Pour le coup, je ne dis plus mot.
L’âme[7] chez vous est trop mauvaise :
Vous me traiteriez comme Scot[8].


II


Extrait d’un mémoire présenté en 1768 à monsieur le chancelier, par MM***, libraires de Paris, pour obtenir la permission de faire une nouvelle édition de l’Encyclopédie en France[9].


Cet extrait n’est point étranger à la cause que je viens de traiter ; il doit servir à démontrer que le public ne pouvait manquer d’être la dupe de cette entreprise, puisqu’on lui en a toujours donné une idée différente de celle qu’il devait en prendre. En plaçant ici ce morceau, je n’ai pas eu envie de faire la satire ni la critique du Dictionnaire encyclopédique ; j’ai voulu mettre tout le monde à portée de connaître, par le témoignage de M. Diderot, comment et par où l’Encyclopédie méritait en 1768 les éloges qu’il lui a prodigués en 1750. Afin qu’on puisse la comparer à tout instant au jugement que ce grand homme en porte actuellement, j’ai placé en notes les endroits du prospectus de l’Encyclopédie qui ont le plus de rapport avec le mémoire dont il est ici question[10]. J’entre en matière.

Les libraires qui ont présenté ce mémoire à M. le chancelier lui rendent compte des raisons qui doivent le déterminer à permettre qu’on fasse une nouvelle édition de ce dictionnaire en France. Ils répètent ce que le sieur Diderot leur a dit à ce sujet. Il faut se rappeler qu’on lit dans le prospectus que l’Encyclopédie n’était pas un ouvrage à faire :

« Notre dessein a été de la purger de tous les défauts inséparables d’une première tentative… de réparer les bévues, les erreurs, les omissions… Pour cet effet il nous importait de bien connaître les défauts de l’Encyclopédie ; et qui est-ce qui pouvait mieux nous en instruire que celui qui a consumé vingt-cinq ans de sa vie à cet énorme travail ? Nous l’avons vu, nous l’avons interrogé, et voici la réponse de cet homme, encore plus estimé et plus estimable par son amour pour le bien que par aucune de ses qualités personnelles :

« L’imperfection de l’Encyclopédie, nous a-t-il dit, a pris sa source dans un grand nombre de causes diverses.

« On n’eut pas le temps d’être scrupuleux sur le choix des travailleurs. Parmi quelques hommes excellents, il y en eut de faibles, de médiocres et de tout à fait mauvais. De là cette bigarrure dans l’ouvrage où l’on trouve une ébauche d’écolier à côté d’un morceau de main de maître ; une sottise voisine d’une chose sublime, une page écrite avec force, pureté, chaleur, jugement, raison, élégance, au verso d’une page pauvre, mesquine, plate et misérable.

« Les uns, travaillant sans honoraires, par pur attachement pour les éditeurs et par goût pour l’ouvrage, perdirent bientôt leur première ferveur ; d’autres, mal récompensés, nous en donnèrent, comme on dit, pour notre argent… ; il y en eut qui remirent toute leur besogne à des espèces de Tartares, qui s’en chargèrent pour la moitié du prix qu’ils en avaient reçu.

« Les articles communs à différentes matières ne furent point faits, précisément parce qu’ils devaient l’être par plusieurs ; on se les renvoyait l’un à l’autre. Il y eut une race détestable de travailleurs qui, ne sachant rien, et qui se piquant de savoir tout, brouillèrent tout, gâtèrent tout, mettant leur énorme faucille dans la moisson des autres.

« L’Encyclopédie fut un gouffre, où ces espèces de chiffonniers jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et toujours incohérentes et disparates.

« L’art de faire des renvois suppose un jugement bien précis… L’on négligea de remplir les renvois qui appartenaient à la partie même dont on était chargé… On trouve souvent une réfutation à l’endroit où l’on allait chercher une preuve… Il n’y eut aucune correspondance rigoureuse entre le discours et les figures… Pour parer à ce défaut, on se jeta dans ces longues explications qui précèdent les arts dans nos volumes de planches. Combien de machines inintelligibles, faute de lettres qui en désignent les parties ! La modicité des honoraires jeta les éditeurs et les travailleurs dans le découragement.

« Voilà, continua l’éditeur, les causes d’imperfections que vous avez à prévenir et les défauts que vous avez à corriger. » C’est avec cette sincérité qu’il s’est expliqué avec nous ; voici les conseils qu’il nous a donnés :

« Choisissez les meilleurs esprits… fixez un temps à chaque travailleur… Si leur écriture est très-mauvaise, qu’ils fassent, eux ou vous-mêmes, la dépense d’une copie ; votre édition en deviendra infiniment moins fautive, et l’on n’y trouvera pas, comme dans la précédente, des noms estropiés et des phrases tronquées qui manquent de sens.

« N’ayez qu’un éditeur, cela est essentiel… Quoique je sois peut-être, entre tant d’hommes de lettres, le meilleur éditeur que vous puissiez prendre, prenez-en un autre, parce que je suis suspect, parce que j’ai des ennemis, parce que je ne me résoudrai jamais à être ni faux ni plat, parce qu’entre la platitude et la hardiesse il y a une ligne très-étroite, sur laquelle je n’ai pas la certitude de marcher sans broncher, etc., etc. »

Après nous avoir entretenu des causes générales des défauts de l’Encyclopédie, il parcourut rapidement chaque partie et nous en marqua les défauts.

« Les mathématiques… ne pouvaient guère tomber en de meilleures mains qu’en celles de M. ***[11] Cependant, j’ai souvent entendu accuser sa physique d’être un peu maigre. Ajoutez qu’il s’en est reposé pour la géométrie élémentaire et l’arithmétique sur ***[12], qui s’est débarrassé de cette tâche un peu lestement. L’histoire naturelle : il y a beaucoup à ajouter au règne végétal ; la partie physique de ce règne a été fort négligée… Minéralogie et métallurgie, ces deux branches sont tout à fait défectueuses… elles demandent d’être soigneusement retouchées : M. ***[13] a fait comme tous les autres auxiliaires, il a travaillé sans plan ; d’ailleurs, sans cesse occupé à réparer les âneries de notre mauvais chimiste ***[14], il a été forcé à tout moment de déplacer les matières qui ne se trouvent pas où elles doivent être. La chimie est détestable… La médecine, la matière médicale et la pharmacie…, est pauvre… L’anatomie et la physiologie[15], je ne dis pas à refaire, mais à faire… La logique, la métaphysique et la morale[16], ne sont qu’un plagiat continuel de… La théologie n’est ni bien bonne, ni bien mauvaise ; elle est de ***[17]. L’histoire et la mythologie… il y a quelques généralités sur l’histoire ; je ne sais ni par qui ni comment elles sont faites.

« Quant à l’histoire ancienne et moderne de la philosophie, dont je me suis chargé, ce n’est pas la partie honteuse de l’Encyclopédie ; elle est à revoir, à rectifier : petit travail… Les belles-lettres, la poésie, l’art oratoire et la critique : ces parties sont de M. ***[18] qui les a faites faiblement… La peinture, la sculpture, la gravure[19] à refaire… L’architecture[20], mauvaise et à refaire en entier… La danse[21] et tout ce qui tient au théâtre lyrique, à revoir et à compléter… La musique de ***[22] à revoir et à compléter… La géographie[23], mauvaise dans les deux premiers volumes, d’une étendue effroyable dans tous les volumes suivants, à corriger et à resserrer… Le blason[24], pauvre science, pauvrement faite ; elle est aussi maigre dans le discours que bouffie dans les planches.

« La marine de M. ***[25] : les planches en sont assez bonnes, le discours en est mesquin. Les arts mécaniques, à perfectionner et à compléter, surtout à rapporter le discours aux planches, ce qui n’a pas presque été fait, et à faire rentrer dans le discours les explications qui sont à la tête des planches. C’est moi qui m’en suis chargé, et je sais bien ce qui reste à y faire, ce qui n’est pas petite besogne.

« Le jardinage et l’hydraulique, de feu M. ***[26] à revoir avec soin, sinon à refaire… L’horlogerie et les instruments astronomiques[27], à revoir en entier… Coupe des pierres, mesquine et de discours et de figures… quoique faite par notre dessinateur ***[28]. Voilà ce que je pense des parties principales de l’Encyclopédie, et ma critique est faite sine irâ et studio quorum causas procul habeo. J’oubliais de dire qu’il y a en tout genre au moins quatre volumes in-folio du ***[29] dont il y a très-peu de choses à conserver. Il n’en peut rester que la nomenclature… Les pêches de terre n’ont presque point été faites… » — Voilà ce que M. Diderot nous a dit.



  1. Extrait des Pièces historiques et satiriques recueillies par le marquis de Paulmy, vol. CXXXIII bis, p. 94 (Bibl. de l’Arsenal). — M. Assezat avait cité, d’après Clément, les huit premiers vers de cette pièce, dont M. Ch. Vatel nous a, depuis, signalé le texte intégral dans l’immense fatras des stromates de Paulmy.
  2. Lettre d’un aveugle qui fit mettre Diderot à Vincennes, en 1749. (Note du temps.)
  3. L’article Autorité a pensé faire supprimer le dictionnaire. (Note du temps.)
  4. Il faut voir l’article Abricot du dictionnaire, très-déplacé. (Note du temps.)
  5. L’article Art, dont l’auteur a fait parade, est presque partout inintelligible, de plus traduit mot pour mot du chancelier Bacon dans ce qu’il y a de mieux. S’il eût donné la traduction pure et simple de cet auteur, il eût été bien supérieur (Note du temps.)
  6. Diderot eut une querelle avec le P. Berthier ; il y mit beaucoup d’aigreur, et ajouta à sa mauvaise cause la honte d’être reconnu plagiaire. (Note du temps.)
  7. L’article Âme, qui devait être de ceux auxquels il devait le plus s’attacher, est très-mal fait. (Note du temps.)
  8. À l’article d’Aristote, il a fort maltraité Jean Duns, surnommé Scot, et ne lui a pas rendu justice. (Note du temps.)
  9. Les factums de Luneau de Boisjermain nous ont déjà fourni trois lettres qui y étaient enfouies. Nous en extrayons encore la conversation que voici, et celle que Luneau eut avec le philosophie lors des premiers bienfaits de Catherine. Il va sans dire que nous ne nous portons point garant de l’exactitude absolue des réflexions et jugements qu’il lui impute. Les opinions de Diderot sur son œuvre et sur ses collaborateurs sont au moins fort vraisemblables, car il se dissimulait moins que personne les imperfections d’une telle entreprise. Quant à son entretien avec Luneau dans la rue, c’est un croquis amusant qui pourrait prendre place à côté de celui de Garat.
  10. Nous les supprimons.
  11. D’Alembert.
  12. L’abbé de La Chapelle.
  13. Malouin.
  14. Venel.
  15. Par le docteur Tarin.
  16. Par l’abbé Yvon.
  17. L’abbé Mallet.
  18. Marmontel.
  19. Landois.
  20. Blondel.
  21. Par Cahusac.
  22. J.-J. Rousseau.
  23. Par Bellin, Desmarest et Vaugondy.
  24. Par Eidous.
  25. Bellin.
  26. D’Argenville.
  27. Par J.-B. Le Roy.
  28. Goussier.
  29. Sans doute l’Encyclopédie de Chambers.