L’Encyclopédie/1re édition/ART

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 713-719).
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ART, s. m. (Ordre encyclop. Entendement. Mémoire. Histoire de la Nature. Histoire de la nature employée. Art.) terme abstrait & métaphysique. On a commencé par faire des observations sur la nature, le service, l’emploi, les qualités des êtres & de leurs symboles ; puis on a donné le nom de science ou d’art ou de discipline en général, au centre ou point de réunion auquel on a rapporté les observations qu’on avoit faites, pour en former un système ou de regles ou d’instrumens, & de regles tendant à un même but ; car voilà ce que c’est que discipline en général. Exemple. On a réflechi sur l’usage & l’emploi des mots, & l’on a inventé ensuite le mot Grammaire. Grammaire est le nom d’un système d’instrumens & de regles rélatifs à un objet déterminé ; & cet objet est le son articulé, les signes de la parole, l’expression de la pensée, & tout ce qui y a rapport ; il en est de même des autres Sciences ou Arts. Voyez Abstraction.

Origine des Sciences & des Arts. C’est l’industrie de l’homme appliquée aux productions de la Nature ou par ses besoins, ou par son luxe, ou par son amusement, ou par sa curiosité, &c. qui a donné naissance aux Sciences & aux Arts ; & ces points de réunion de nos différentes réflexions ont reçû les dénominations de Science & d’Art, selon la nature de leurs objets formels, comme disent les Logiciens. Voyez Objet. Si l’objet s’exécute, la collection & la disposition technique des regles selon lesquelles il s’exécute, s’appellent Art. Si l’objet est contemplé seulement sous différentes faces, la collection & la disposition technique des observations relatives à cet objet s’appellent Science : ainsi la Métaphysique est une Science, & la Morale est un Art. Il en est de même de la Théologie & de la Pyrotechnie.

Spéculation & pratique d’un Art. Il est évident par ce qui précede, que tout Art a sa spéculation & sa pratique : sa spéculation, qui n’est autre chose que la connoissance inopérative des regles de l’Art : sa pratique, qui n’est que l’usage habituel & non réfléchi des mêmes regles. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de pousser loin la pratique sans la spéculation, & réciproquement de bien posséder la spéculation sans la pratique. Il y a dans tout Art un grand nombre de circonstances relatives à la matiere, aux instrumens, & à la manœuvre que l’usage seul apprend. C’est à la pratique à présenter les difficultés & à donner les phénomenes ; & c’est à la spéculation à expliquer les phénomenes & à lever les difficultés : d’où il s’ensuit qu’il n’y a guere qu’un Artiste sachant raisonner, qui puisse bien parler de son Art.

Distribution des Arts en libéraux & en méchaniques. En examinant les productions des Arts, on s’est apperçû que les unes étoient plus l’ouvrage de l’esprit que de la main, & qu’au contraire d’autres étoient plus l’ouvrage de la main que de l’esprit. Telle est en partie l’origine de la prééminence que l’on a accordée à certains Arts sur d’autres, & de la distribution qu’on a faite des Arts en Arts libéraux & en Arts méchaniques. Cette distinction, quoique bien fondée, a produit un mauvais effet, en avilissant des gens très-estimables & très-utiles, & en fortifiant en nous je ne sai quelle paresse naturelle, qui ne nous portoit déjà que trop à croire, que donner une application constante & suivie à des expériences & à des objets particuliers, sensibles & materiels, c’étoit déroger à la dignité de l’esprit humain ; & que de pratiquer, ou même d’étudier les Arts méchaniques, c’étoit s’abbaisser à des choses dont la recherche est laborieuse, la méditation ignoble, l’exposition difficile, le commerce déshonorant, le nombre inépuisable, & la valeur minutielle. Minui majestatem mentis humanæ, si in experimentis & rebus particularibus, &c. Bac. nov. org. Préjugé qui tendoit à remplir les villes d’orgueilleux raisonneurs, & de contemplateurs inutiles, & les campagnes de petits tyrans ignorans, oisifs & dédaigneux. Ce n’est pas ainsi qu’ont pensé Bacon, un des premiers génies de l’Angleterre ; Colbert, un des plus grands ministres de la France ; enfin les bons esprits & les hommes sages de tous les tems. Bacon regardoit l’histoire des Arts méchaniques comme la branche la plus importante de la vraie Philosophie ; il n’avoit donc garde d’en mépriser la pratique. Colbert regardoit l’industrie des peuples & l’établissement des manufactures, comme la richesse la plus sûre d’un royaume. Au jugement de ceux qui ont aujourd’hui des idées saines de la valeur des choses, celui qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs & d’artistes en tout genre ; qui surprit aux Anglois la machine à faire des bas, les velours aux Génois, les glaces aux Vénitiens, ne fit guere moins pour l’état, que ceux qui battirent ses ennemis, & leur enleverent leurs places fortes ; & aux yeux du philosophe, il y a peut-être plus de mérite réel à avoir fait naître les le Bruns, les le Sueurs & les Audrans ; peindre & graver les batailles d’Alexandre, & exécuter en tapisserie les victoires de nos généraux, qu’il n’y en a à les avoir remportées. Mettez dans un des côtés de la balance les avantages réels des Sciences les plus sublimes, & des Arts les plus honorés, & dans l’autre côté ceux des Arts méchaniques, & vous trouverez que l’estime qu’on a faite des uns, & celle qu’on a faite des autres, n’ont pas été distribuées dans le juste rapport de ces avantages, & qu’on a bien plus loüé les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux, que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Quelle bisarrerie dans nos jugemens ! nous exigeons qu’on s’occupe utilement, & nous méprisons les hommes utiles.

But des Arts en général. L’homme n’est que le ministre ou l’interprete de la nature : il n’entend & ne fait qu’autant qu’il a de connoissance, ou expérimentale ou réfléchie, des êtres qui l’environnent. Sa main nue, quelque robuste, infatigable & souple qu’elle soit, ne peut suffire qu’à un petit nombre d’effets : elle n’acheve de grandes choses qu’à l’aide des instrumens & des regles ; il en faut dire autant de l’entendement. Les instrumens & les regles sont comme des muscles surajoûtés aux bras, & des ressorts accessoires à ceux de l’esprit. Le but de tout Art en général, ou de tout système d’instrumens & de regles conspirant à une même fin, est d’imprimer certaines formes déterminées sur une base donnée par la nature ; & cette base est, ou la matiere, ou l’esprit, ou quelque fonction de l’ame, ou quelque production de la nature. Dans les Arts méchaniques, auxquels je m’attacherai d’autant plus ici, que les Auteurs en ont moins parlé, le pouvoir de l’homme se réduit à rapprocher ou à éloigner les corps naturels. L’homme peut tout ou ne peut rien, selon que ce rapprochement ou cet éloignement est ou n’est pas possible. (V. nov. org.)

Projet d’un traité général des Arts méchaniques. Souvent l’on ignore l’origine d’un Art méchanique, ou l’on n’a que des connoissances vagues sur ses progrès : voilà les suites naturelles du mépris qu’on a eu dans tous les tems & chez toutes les nations savantes & belliqueuses, pour ceux qui s’y sont livrés. Dans ces occasions, il faut recourir à des suppositions philosophiques, partir de quelqu’hypothese vraissemblable, de quelqu’événement premier & fortuit, & s’avancer de-là jusqu’où l’Art a été poussé. Je m’explique par un exemple que j’emprunterai plus volontiers des Arts méchaniques, qui sont moins connus, que des Arts libéraux, qu’on a présentés sous mille formes différentes. Si l’on ignoroit l’origine & les progrès de la Verrerie ou de la Papeterie, que feroit un philosophe qui se proposeroit d’écrire l’histoire de ces Arts ? Il supposeroit qu’un morceau de linge est tombé par hasard dans un vaisseau plein d’eau ; qu’il y a séjourné assez long-tems pour s’y dissoudre ; & qu’au lieu de trouver au fond du vaisseau, quand il a été vuide, un morceau de linge, on n’a plus apperçû qu’une espece de sédiment, dont on auroit eu bien de la peine à reconnoître la nature, sans quelques filamens qui restoient, & qui indiquoient que la matiere premiere de ce sédiment avoit été auparavant sous la forme de linge. Quant à la Verrerie, il supposeroit que les premieres habitations solides que les hommes se soient construites, étoient de terre cuite ou de brique : or il est impossible de faire cuire de la brique à grand feu, qu’il ne s’en vitrifie quelque partie ; c’est sous cette forme que le verre s’est présenté la premiere fois. Mais quelle distance immense de cette écaille sale & verdâtre, jusqu’à la matiere transparente & pure des glaces ? &c. Voilà cependant l’expérience fortuite, ou quelqu’autre semblable, de laquelle le philosophe partira pour arriver jusqu’où l’Art de la Verrerie est maintenant parvenu.

Avantages de cette méthode. En s’y prenant ainsi, les progrès d’un Art seroient exposés d’une maniere plus instructive & plus claire, que par son histoire véritable, quand on la sauroit. Les obstacles qu’on auroit eu à surmonter pour le perfectionner se présenteroient dans un ordre entierement naturel, & l’explication fynthétique des démarches successives de l’Art en faciliteroit l’intelligence aux esprits les plus ordinaires, & mettroit les Artistes sur la voie qu’ils auroient à suivre pour approcher davantage de la perfection.

Ordre qu’il faudroit suivre dans un pareil traité. Quant à l’ordre qu’il faudroit suivre dans un pareil traité, je crois que le plus avantageux seroit de rappeller les Arts aux productions de la nature. Une énumération exacte de ces productions donneroit naissance à bien des Arts inconnus. Un grand nombre d’autres naîtroient d’un examen circonstancié des différentes faces sous lesquelles la même production peut être considérée. La premiere de ces conditions demande une connoissance très-étendue de l’histoire de la nature ; & la seconde, une très-grande dialectique. Un traité des Arts, tel que je le conçois, n’est donc pas l’ouvrage d’un homme ordinaire. Qu’on n’aille pas s’imaginer que ce sont ici des idées vaines que je propose, & que je promets aux hommes des découvertes chimériques. Après avoir remarqué avec un philosophe que je ne me lasse point de loüer, parce que je ne me suis jamais lassé de le lire, que l’histoire de la nature est incomplete sans celle des Arts : & après avoir invité les naturalistes à couronner leur travail sur les regnes des végétaux, des minéraux, des animaux, &c. par les expériences des Arts méchaniques, dont la connoissance importe beaucoup plus à la vraie Philosophie ; j’oserai ajoûter à son exemple : Ergo rem quam ago, non opinionem, sed opus esse ; eamque non sectæ alicujus, aut placiti, sed utilitatis esse & amplitudinis immensæ fundamenta. Ce n’est point ici un système : ce ne sont point les fantaisies d’un homme ; ce sont les décisions de l’expérience & de la raison, & les fondemens d’un édifice immense ; & quiconque pensera différemment, cherchera à rétrécir la sphere de nos connoissances, & à décourager les esprits. Nous devons au hasard un grand nombre de connoissances ; il nous en a présenté de fort importantes que nous ne cherchions pas : est-il à présumer que nous ne trouverons rien, quand nous ajoûterons nos efforts à son caprice, & que nous mettrons de l’ordre & de la méthode dans nos recherches ? Si nous possédons à présent des secrets qu’on n’espéroit point auparavant ; & s’il nous est permis de tirer des conjectures du passé, pourquoi l’avenir ne nous réserveroit-il pas des richesses sur lesquelles nous ne comptons guere aujourd’hui ? Si l’on eût dit, il y a quelques siecles, à ces gens qui mesurent la possibilité des choses sur la portée de leur génie, & qui n’imaginent rien au-delà de ce qu’ils connoissent, qu’il est une poussiere qui brise les rochers, qui renverse les murailles les plus épaisses à des distances étonnantes, qui renfermée au poids de quelques livres dans les entrailles profondes de la terre, les secoüe, se fait jour à travers les masses énormes qui la couvrent, & peut ouvrir un gouffre dans lequel une ville entiere disparoîtroit ; ils n’auroient pas manqué de comparer ces effets à l’action des roues, des poulies, des leviers, des contrepoids, & des autres machines connues, & de prononcer qu’une pareille poussiere est chimérique ; & qu’il n’y a que la foudre ou la cause qui produit les tremblemens de terre, & dont le méchanisme est inimitable, qui soit capable de ces prodiges effrayans. C’est ainsi que le grand philosophe parloit à son siecle, & à tous les siecles à venir. Combien (ajoûterons-nous à son exemple) le projet de la machine à élever l’eau par le feu, telle qu’on l’exécuta la premiere fois à Londres, n’auroit-il pas occasionné de mauvais raisonnemens, sur-tout si l’auteur de la machine avoit eu la modestie de se donner pour un homme peu versé dans les méchaniques ? S’il n’y avoit au monde que de pareils estimateurs des inventions, il ne se feroit ni grandes ni petites choses. Que ceux donc qui se hâtent de prononcer sur des ouvrages qui n’impliquent aucune contradiction, qui ne sont quelquefois que des additions très-légeres à des machines connues, & qui ne demandent tout au plus qu’un habile ouvrier ; que ceux, dis-je, qui sont assez bornés pour juger que ces ouvrages sont impossibles, sachent qu’eux-mêmes ne sont pas assez instruits pour faire des souhaits convenables. C’est le chancelier Bacon qui le leur dit : qui sumptâ, ou ce qui est encore moins pardonnable, qui neglectâ ex his quæ præsto sunt conjecturâ, ea aut impossibilia, aut minus verisimilia, putet ; eum scire debere se non satis doctum, ne ad optandum quidem commode & apposite esse.

Autre motif de recherche. Mais ce qui doit encore nous encourager dans nos recherches, & nous déterminer à regarder avec attention autour de nous, ce sont les siecles qui se sont écoulés sans que les hommes se soient apperçûs des choses importantes qu’ils avoient, pour ainsi dire, sous les yeux. Tel est l’Art d’imprimer, celui de graver. Que la condition de l’esprit humain est bisarre ! S’agit-il de découvrir, il se défie de sa force, il s’embarrasse dans les difficultés qu’il se fait ; les choses lui paroissent impossibles à trouver : sont-elles trouvées ? il ne conçoit plus comment il a fallu les chercher si long-tems, & il a pitié de lui-même.

Différence singuliere entre les machines. Après avoir proposé mes idées sur un traité philosophique des Arts en général, je vais passer à quelques observations utiles sur la maniere de traiter certains Arts méchaniques en particulier. On employe quelquefois une machine très-composée pour produire un effet assez simple en apparence ; & d’autres fois une machine très-simple en effet suffit pour produire une action fort composée : dans le premier cas, l’effet à produire étant conçu facilement, & la connoissance qu’on en aura n’embarrassant point l’esprit, & ne chargeant point la mémoire, on commencera par l’annoncer, & l’on passera ensuite à la description de la machine : dans le second cas au contraire, il est plus à propos de descendre de la description de la machine à la connoissance de l’effet. L’effet d’une horloge est de diviser le tems en parties égales, à l’aide d’une aiguille qui se meut uniformément & très-lentement sur un plan ponctué. Si donc je montre une horloge à quelqu’un à qui cette machine étoit inconnue, je l’instruirai d’abord de son effet, & j’en viendrai ensuite au méchanisme. Je me garderai bien de suivre la même voie avec celui qui me demandera ce que c’est qu’une maille de bas, ce que c’est que du drap, du droguet, du velours, du satin. Je commencerai ici par le détail de métiers qui servent à ces ouvrages. Le développement de la machine, quand il est clair, en fait sentir l’effet tout-d’un-coup ; ce qui seroit peut-être impossible sans ce préliminaire. Pour se convaincre de la vérité de ces observations, qu’on tâche de définir exactement ce que c’est que de la gaze, sans supposer aucune notion de la machine du Gazier.

De la Géométrie des Arts. On m’accordera sans peine qu’il y a peu d’Artistes, à qui les élémens des Mathématiques ne soient nécessaires : mais un paradoxe dont la vérité ne se présentera pas d’abord, c’est que ces élémens leur seroient nuisibles en plusieurs occasions, si une multitude de connoissances physiques n’en corrigeoient les préceptes dans la pratique ; connoissances des lieux, des positions, des figures irrégulieres, des matieres, de leurs qualités, de l’élasticité, de la roideur, des frottemens, de la consistance, de la durée, des effets de l’air, de l’eau, du froid, de la chaleur, de la secheresse, &c. il est évident que les élémens de la Géométrie de l’Académie, ne sont que les plus simples & les moins composés d’entre ceux de la Géométrie des boutiques. Il n’y a pas un levier dans la nature, tel que celui que Varignon suppose dans ses propositions ; il n’y a pas un levier dans la nature dont toutes les conditions puissent entrer en calcul. Entre ces conditions il y en a, & en grand nombre, & de très-essentielles dans l’usage, qu’on ne peut même soûmettre à cette partie du calcul qui s’étend jusqu’aux différences les plus insensibles des quantités, quand elles sont apprétiables ; d’où il arrive que celui qui n’a que la Géométrie intellectuelle, est ordinairement un homme assez mal adroit ; & qu’un Artiste qui n’a que la Géométrie expérimentale, est un ouvrier très-borné. Mais il est, ce me semble, d’expérience qu’un Artiste se passe plus facilement de la Géométrie intellectuelle, qu’un homme, quel qu’il soit, d’une certaine Géométrie expérimentale. Toute la matiere des frottemens est restée malgré les calculs, une affaire de Mathématique expérimentale & manouvriere. Cependant jusqu’où cette connoissance seule ne s’étend-elle pas ? Combien de mauvaises machines, ne nous sont-elles pas proposées tous les jours par des gens qui se sont imaginés que les leviers, les roues, les poulies, les cables, agissent dans une machine comme sur un papier ; & qui, faute d’avoir mis la main à l’œuvre, n’ont jamais sû la différence des effets d’une machine même, ou de son profil ? Une seconde observation que nous ajoûterons ici, puisqu’elle est amenée par le sujet, c’est qu’il y a des machines qui réussissent en petit, & qui ne réussissent point en grand ; & réciproquement d’autres qui réussissent en grand, & qui ne réussiroient pas en petit. Il faut, je crois, mettre du nombre de ces dernieres toutes celles dont l’effet dépend principalement d’une pesanteur considérable des parties mêmes qui les composent, ou de la violence de la réaction d’un fluide, ou de quelque volume considérable de matiere élastique à laquelle ces machines doivent être appliquées : exécutez-les en petit, le poids des parties se réduit à rien ; la réaction du fluide n’a presque plus de lieu ; les puissances sur lesquelles on avoit compté disparoissent ; & la machine manque son effet. Mais s’il y a, relativement aux dimensions des machines, un point, s’il est permis de parler ainsi, un terme où elle ne produit plus d’effet, il y en a un autre en-delà ou en-deçà duquel elle ne produit pas le plus grand effet dont son méchanisme étoit capable. Toute machine a, selon la maniere de dire des Géometres, un maximum de dimensions ; de même que dans sa construction, chaque partie considérée par rapport au plus parfait méchanisme de cette partie, est d’une dimension déterminée par les autres parties ; la matiere entiere est d’une dimension déterminée, relativement à son méchanisme le plus parfait, par la matiere dont elle est composée, l’usage qu’on en veut tirer, & une infinité d’autres causes. Mais quel est, demandera-t-on, ce terme dans les dimensions d’une machine, au-delà ou en-deçà duquel elle est ou trop grande ou trop petite ? Quelle est la dimension véritable & absolue d’une montre excellente, d’un moulin parfait, du vaisseau construit le mieux qu’il est possible ? C’est à la Géométrie expérimentale & manouvriere de plusieurs siecles, aidée de la Géométrie intellectuelle la plus déliée, à donner une solution approchée de ces problèmes ; & je suis convaincu qu’il est impossible d’obtenir quelque chose de satisfaisant là-dessus de ces Géométries séparées, & très-difficile, de ces Géométries réunies.

De la langue des Arts. J’ai trouvé la langue des Arts très-imparfaite par deux causes ; la disette des mots propres, & l’abondance des synonymes. Il y a des outils qui ont plusieurs noms différens ; d’autres n’ont au contraire que le nom générique, engin, machine, sans aucune addition qui les spécifie : quelquefois la moindre petite différence suffit aux Artistes pour abandonner le nom générique & inventer des noms particuliers ; d’autres fois, un outil singulier par sa forme & son usage, ou n’a point de nom, ou porte le nom d’un autre outil avec lequel il n’a rien de commun. Il seroit à souhaiter qu’on eût plus d’égard à l’analogie des formes & des usages. Les Géometres n’ont pas autant de noms qu’ils ont de figures : mais dans la langue des Arts, un marteau, une tenaille, une auge, une pelle, &c. ont presque autant de dénominations qu’il y a d’Arts. La langue change en grande partie d’une manufacture à une autre. Cependant je suis convaincu que les manœuvres les plus singulieres, & les machines les plus composées, s’expliqueroient avec un assez petit nombre de termes familiers & connus, si on prenoit le parti de n’employer des termes d’Art, que quand ils offriroient des idées particulieres. Ne doit-on pas être convaincu de ce que j’avance, quand on considere que les machines composées ne sont que des combinaisons des machines simples ; que les machines simples sont en petit nombre ; & que dans l’exposition d’une manœuvre quelconque, tous les mouvemens sont réductibles, sans aucune erreur considérable, au mouvement rectiligne & au mouvement circulaire ? Il seroit donc à souhaiter qu’un bon Logicien à qui les Arts seroient familiers, entreprît des élémens de la grammaire des Arts. Le premier pas qu’il auroit à faire, ce seroit de fixer la valeur des correlatifs, grand, gros, moyen, mince, épais, foible, petit, léger, pesant, &c. Pour cet effet il faudroit chercher une mesure constante dans la nature, ou évaluer la grandeur, la grosseur & la force moyenne de l’homme, & y rapporter toutes les expressions indéterminées de quantité, ou du moins former des tables auxquelles on inviteroit les Artistes à conformer leurs langues. Le second pas, ce seroit de déterminer sur la différence & sur la ressemblance des formes & des usages d’un instrument & d’un autre instrument, d’une manœuvre & d’une autre manœuvre, quand il faudroit leur laisser un même nom & leur donner des noms différens. Je ne doute point que celui qui entreprendra cet ouvrage, ne trouve moins de termes nouveaux à introduire, que de synonymes à bannir ; & plus de difficulté à bien définir des choses communes, telles que grace en Peinture, nœud en Passementerie, creux en plusieurs Arts, qu’à expliquer les machines les plus compliquées. C’est le défaut de définitions exactes, & la multitude, & non la diversité des mouvemens dans les manœuvres, qui rendent les choses des Arts difficiles à dire clairement. Il n’y a de remede au second inconvénient, que de se familiariser avec les objets : ils en valent bien la peine, soit qu’on les considere par les avantages qu’on en tire, ou par l’honneur qu’ils font à l’esprit humain. Dans quel système de Physique ou de Métaphysique remarque-t-on plus d’intelligence, de sagacité, de conséquence, que dans les machines à filer l’or, faire des bas, & dans les métiers de Passementiers, de Gaziers, de Drapiers ou d’ouvriers en soie ? Quelle démonstration de Mathématique est plus compliquée que le méchanisme de certaines horloges, ou que les différentes opérations par lesquelles on fait passer ou l’écorce du chanvre, ou la coque du ver, avant que d’en obtenir un fil qu’on puisse employer à l’ouvrage ? Quelle projection plus belle, plus délicate & plus singuliere que celle d’un dessein sur les cordes d’un sample, & des cordes du sample sur les fils d’une chaîne ? qu’a-t-on imaginé en quelque genre que ce soit, qui montre plus de subtilité que le chiner des velours ? Je n’aurois jamais fait si je m’imposois la tâche de parcourir toutes les merveilles qui frapperont dans les manufactures ceux qui n’y porteront pas des yeux prevenus, ou des yeux stupides.

Je m’arrêterai avec le philosophe Anglois à trois inventions, dont les anciens n’ont point eu connoissance, & dont à la honte de l’histoire & de la poësie modernes, les noms des inventeurs sont presque ignorés : je veux parler de l’Art d’imprimer, de la découverte de la poudre à canon, & de la propriété de l’aiguille aimantée. Quelle révolution ces découvertes n’ont-elles pas occasionnée dans la république des Lettres, dans l’Art militaire, & dans la Marine ? L’aiguille aimantée a conduit nos vaisseaux jusqu’aux régions les plus ignorées ; les caracteres typographiques ont établi une correspondance de lumieres entre les savans de tous les lieux & de tous les tems à venir ; & la poudre à canon a fait naître tous ces chefs-d’œuvres d’architecture qui défendent nos frontieres & celles de nos ennemis : ces trois Arts ont presque changé la face de la terre.

Rendons enfin aux Artistes la justice qui leur est dûe. Les Arts libéraux se sont assez chantés eux-mêmes ; ils pourroient employer maintenant ce qu’ils ont de voix à célébrer les Arts méchaniques. C’est aux Arts libéraux à tirer les Arts méchaniques de l’avilissement où le préjugé les a tenus si long-tems ; c’est à la protection des rois à les garantir d’une indigence où ils languissent encore. Les Artisans se sont crus méprisables, parce qu’on les a méprisés ; apprenons-leur à mieux penser d’eux-mêmes : c’est le seul moyen d’en obtenir des productions plus parfaites. Qu’il sorte du sein des Académies quelqu’homme qui descende dans les atteliers, qui y recueille les phénomenes des Arts, & qui nous les expose dans un ouvrage qui détermine les Artistes à lire, les Philosophes à penser utilement, & les Grands à faire enfin un usage utile de leur autorité & de leurs récompenses.

Un avis que nous oserons donner aux savans, c’est de pratiquer ce qu’ils nous enseignent eux-mêmes, qu’on ne doit pas juger des choses avec trop de précipitation, ni proscrire une invention comme inutile, parce qu’elle n’aura pas dans son origine tous les avantages qu’on pourroit en exiger. Montagne, cet homme d’ailleurs si philosophe, ne rougiroit-il pas s’il revenoit parmi nous, d’avoir écrit, que les armes à feu sont de si peu d’effet, sauf l’étonnement des oreilles, à quoi chacun est désormais apprivoisé, qu’il espere qu’on en quittera l’usage. N’auroit-il pas montré plus de sagesse à encourager les arquebusiers de son tems à substituer à la meche & au roüet quelque machine qui répondît à l’activité de la poudre, & plus de sagacité à prédire que cette machine s’inventeroit un jour ? Mettez Bacon à la place de Montagne, & vous verrez ce premier considérer en philosophe la nature de l’agent, & prophétiser, s’il m’est permis de le dire, les grenades, les mines, les canons, les bombes, & tout l’appareil de la Pyrothecnie militaire. Mais Montagne n’est pas le seul philosophe qui ait porté sur la possibilité ou l’impossibilité des machines, un jugement précipité. Descartes, ce génie extraordinaire né pour égarer & pour conduire, & d’autres qui valoient bien l’auteur des Essais, n’ont-ils pas prononcé que le miroir d’Archimede étoit une fable ? cependant ce miroir est exposé à la vûe de tous les savans au Jardin du Roi, & les effets qu’il y opere entre les mains de M. de Buffon qui l’a retrouvé, ne nous permettent plus de douter de ceux qu’il opéroit sur les murs de Syracuse entre les mains d’Archimede. De si grands exemples suffisent pour nous rendre circonspects.

Nous invitons les Artistes à prendre de leur côté conseil des savans, & à ne pas laisser périr avec eux les découvertes qu’ils feront. Qu’ils sachent que c’est se rendre coupable d’un larcin envers la société, que de renfermer un secret utile ; & qu’il n’est pas moins vil de préférer en ces occasions l’intérêt d’un seul à l’intérêt de tous, qu’en cent autres où ils ne balanceroient pas eux-mêmes à prononcer. S’ils se rendent communicatifs, on les débarrassera de plusieurs préjugés, & sur-tout de celui où ils sont presque tous, que leur Art a acquis le dernier degré de perfection. Leur peu de lumieres les expose souvent à rejetter sur la nature des choses, un défaut qui n’est qu’en eux-mêmes. Les obstacles leur paroissent invincibles dès qu’ils ignorent les moyens de les vaincre. Qu’ils fassent des expériences ; que dans ces expériences chacun y mette du fien ; que l’Artiste y soit pour la main-d’œuvre ; l’Académicien pour les lumieres & les conseils, & l’homme opulent pour le prix des matieres, des peines & du tems ; & bientôt nos Arts & nos manufactures auront sur celles des étrangers toute la supériorité que nous desirons.

De la supériorité d’une manufacture sur une autre. Mais ce qui donnera la supériorité à une manufacture sur une autre, ce sera sur-tout la bonté des matieres qu’on y employera, jointe à la célérité du travail & à la perfection de l’ouvrage. Quant à la bonté des matieres, c’est une affaire d’inspection. Pour la célérité du travail & la perfection de l’ouvrage, elles dépendent entierement de la multitude des ouvriers rassemblés. Lorsqu’une manufacture est nombreuse, chaque opération occupe un homme différent. Tel ouvrier ne fait & ne fera de sa vie qu’une seule & unique chose ; tel autre, une autre chose : d’où il arrive que chacune s’exécute bien & promptement, & que l’ouvrage le mieux fait est encore celui qu’on a à meilleur marché. D’ailleurs le goût & la façon se perfectionnent nécessairement entre un grand nombre d’ouvriers, parce qu’il est difficile qu’il ne s’en rencontre quelques-uns capables de réfléchir, de combiner, & de trouver enfin le seul moyen qui puisse les mettre au-dessus de leurs semblables ; le moyen ou d’épargner la matiere, ou d’allonger le tems, ou de surfaire l’industrie, soit par une machine nouvelle, soit par une manœuvre plus commode. Si les manufactures étrangeres ne l’emportent pas sur nos manufactures de Lyon, ce n’est pas qu’on ignore ailleurs comment on travaille-là, on a par-tout les mêmes métiers, les mêmes soies, & à peu près les mêmes pratiques : mais ce n’est qu’à Lyon qu’il y a 30000 ouvriers rassemblés & s’occupant tous de l’emploi de la même matiere. Nous pourrions encore allonger cet article : mais ce que nous venons de dire, joint à ce qu’on trouvera dans notre Discours préliminaire, suffira pour ceux qui savent penser, & nous n’en aurions jamais assez dit pour les autres. On y rencontrera peut-être des endroits d’une métaphysique un peu forte : mais il étoit impossible que cela fût autrement. Nous avions à parler de ce qui concerne l’Art en général ; nos propositions devoient donc être générales : mais le bon sens dit, qu’une proposition est d’autant plus abstraite, qu’elle est plus générale, l’abstraction consistant à étendre une vérité en écartant de son énonciation les termes qui la particularisent. Si nous avions pû épargner ces épines au lecteur, nous nous serions épargné bien du travail à nous-mêmes.

Art des Esprits, ou Art Angélique, moyen superstitieux pour acquérir la connoissance de tout ce qu’on veut savoir avec le secours de son ange gardien, ou de quelqu’autre bon ange. On distingue deux sortes d’art angélique ; l’un obscur, qui s’exerce par la voie d’élévation ou d’extase ; l’autre clair & distinct, lequel se pratique par le ministere des anges qui apparoissent aux hommes sous des formes corporelles, & qui s’entretiennent avec eux. Ce fut peut-être cet art dont se servit le pere du célebre Cardan, lorsqu’il disputa contre les trois esprits qui soûtenoient la doctrine d’Averroès, recevant des lumieres d’un génie qu’il eut avec lui pendant trente-trois ans. Quoi qu’il en soit, il est certain que cet art est superstitieux, puisqu’il n’est autorisé ni de Dieu ni de l’Eglise ; & que les anges, par le ministere desquels on suppose qu’il s’exerce, ne sont autres que des esprits de ténebres, & des anges de satan. D’ailleurs, les cérémonies dont on se sert ne sont que des conjurations par lesquelles on oblige les démons, en vertu de quelque pacte, de dire ce qu’ils savent, & rendre les services qu’on espere d’eux. Voyez Art. Cardan, lib. XVI. de rer. variet. Thiers, Traité des superstitions. (G)

Art notoire, moyen superstitieux par lequel on promet l’acquisition des sciences, par infusion & sans peine, en pratiquant quelques jeûnes, & en faisant certaines cérémonies inventées à ce dessein. Ceux qui font profession de cet art, assûrent que Salomon en est l’auteur, & que ce fut par ce moyen qu’il acquit en une nuit cette grande sagesse qui l’a rendu si célebre dans le monde. Ils ajoûtent qu’il a renfermé les préceptes & la méthode dans un petit livre qu’ils prennent pour modele. Voici la maniere par laquelle ils prétendent acquérir les sciences, selon le témoignage du pere Delrio : ils ordonnent à leurs aspirans de fréquenter les sacremens, de jeûner tous les Vendredis au pain & à l’eau, & de faire plusieurs prieres pendant sept semaines ; ensuite ils leur prescrivent d’autres prieres, & leur font adorer certaines images, les sept premiers jours de la nouvelle lune, au lever du soleil, durant trois mois : ils leur font encore choisir un jour où ils se sentent plus pieux qu’à l’ordinaire, & plus disposés à recevoir les inspirations divines ; ces jours-là ils les font mettre à genoux, dans une église ou oratoire, ou en pleine campagne, & leur font dire trois fois le premier verset de l’hymne Veni creator Spiritus, &c. les assûrant qu’ils seront après cela remplis de science comme Salomon, les Prophetes & les Apôtres. Saint Thomas d’Aquin montre la vanité de cet art. S. Antonin, archevêque de Florence, Denys le chartreux, Gerson, & le cardinal Cajetan, prouvent que c’est une curiosité criminelle par laquelle on tente Dieu, & un pacte tacite avec le démon : aussi cet art fut-il condamné comme superstitieux par la faculté de Théologie de Paris, l’an 1320. Delrio, disq. Magic. part. II. Thiers, Traité des superstitions. (G)

Art de S. Anselme, moyen de guérir les plaies les plus dangereuses, en touchant seulement aux linges qui ont été appliqués sur les blessures. Quelques soldats Italiens, qui font encore ce métier, en attribuent l’invention à S. Anselme : mais Delrio assûre que c’est une superstition inventée par Anselme de Parme, fameux magicien ; & remarque que ceux qui sont ainsi guéris, si toutefois ils en guérissent, retombent ensuite dans de plus grands maux, & finissent malheureusement leur vie. Delrio, Disquis. magic. lib. I. (G)

Art de S. Paul, sorte d’art notoire que quelques superstitieux disent avoir été enseigné par S. Paul, après qu’il eut été ravi jusqu’au troisieme ciel : on ne sait pas bien les cérémonies que pratiquent ceux qui prétendent acquérir les sciences par ce moyen, sans aucune étude, & par inspiration : mais on ne peut douter que cet art ne soit illicite ; & il est constant que S. Paul n’a jamais révélé ce qu’il oüit dans son ravissement, puisqu’il dit lui-même qu’il entendit des paroles ineffables, qu’il n’est pas permis à un homme de raconter. Voyez Art notoire. Thiers, Traité des superstitions. (G)

Art Mnemonique. On appelle art mnemonique la science des moyens qui peuvent servir pour perfectionner la mémoire. On admet ordinairement quatre de ces sortes de moyens : car on peut y employer ou des remedes physiques, que l’on croit propres à fortifier la masse du cerveau ; ou de certaines figures & schématismes, qui font qu’une chose se grave mieux dans la mémoire ; ou des mots techniques, qui rappellent facilement ce qu’on a appris ; ou enfin un certain arrangement logique des idées, en les plaçant chacune de façon qu’elles se suivent dans un ordre naturel. Pour ce qui regarde les remedes physiques, il est indubitable qu’un régime de vie bien observé peut contribuer beaucoup à la conservation de la mémoire ; de même que les excès dans le vin, dans la nourriture, dans les plaisirs, l’affoiblissent. Mais il n’en est pas de même des autres remedes que certains auteurs ont recommandés, des poudres, du tabac, des cataplasmes qu’il faut appliquer aux tempes, des boissons, des purgations, des huiles, des bains, des odeurs fortes qu’on peut voir dans l’art mnemonique de Marius d’Assigni, auteur Anglois. Tous ces remedes sont très-sujets à caution. On a trouvé par l’expérience que leur usage étoit plus souvent funeste que salutaire, comme cela est arrivé à Daniel Heinsius & à d’autres, qui loin de tirer quelqu’avantage de ces remedes, trouvoient à la fin leur mémoire si affoiblie, qu’il ne pouvoient plus se rappeller ni leurs noms, ni ceux de leurs domestiques. D’autres ont eu recours aux schématismes. On sait que nous retenons une chose plus facilement quand elle fait sur notre esprit, par le moyen des sens extérieurs, une impression vive. C’est par cette raison qu’on a tâché de soulager la mémoire dans ses fonctions, en représentant les idées sous de certaines figures qui les expriment en quelque façon. C’est de cette maniere qu’on apprend aux enfans, non-seulement à connoître les lettres, mais encore à se rendre familiers les principaux évenemens de l’histoire sainte & profane. Il y a même des auteurs, qui par une prédilection singuliere pour les figures, ont appliqué ces schématismes à des sciences philosophiques. C’est ainsi qu’un certain Allemand, nommé Winckelmann, a donné toute la logique d’Aristote en figures. Voici le titre de son livre : Logica memorativa, cujus beneficio compendium logicæ peripateticæ brevissimi temporis spatio memoriæ mandari potest. Voici aussi comme il définit la Logique. Aristote est représenté assis, dans une profonde méditation ; ce qui doit signifier que la Logique est un talent de l’esprit, & non pas du corps : dans la main droite il tient une clé ; c’est-à-dire, que la Logique n’est pas une science, mais une clé pour les sciences : dans la main gauche il tient un marteau ; cela veut dire que la Logique est une habitude instrumentale ; & enfin devant lui est un étau sur lequel se trouve un morceau d’or fin, & un morceau d’or faux, pour indiquer que la fin de la Logique est de distinguer le vrai d’avec le faux.

Puisqu’il est certain que notre imagination est d’un grand secours pour la mémoire, on ne peut pas absolument rejetter la méthode des schématismes, pourvû que les images n’ayent rien d’extravagant ni de puérile, & qu’on ne les applique pas à des choses qui n’en sont point du tout susceptibles. Mais c’est en cela qu’on a manqué en plusieurs façons : car les uns ont voulu désigner par des figures toutes sortes de choses morales & métaphysiques ; ce qui est absurde, parce que ces choses ont besoin de tant d’explications, que le travail de la mémoire en est doublé. Les autres ont donné des images si absurdes & si ridicules, que loin de rendre la science agréable, elles l’ont rendu dégoûtante. Les personnes qui commencent à se servir de leur raison, doivent s’abstenir de cette méthode, & tâcher d’aider la mémoire par le moyen du jugement. Il faut dire la même chose de la mémoire qu’on appelle technique. Quelques-uns ont proposé de s’imaginer une maison ou bien une ville, & de s’y représenter différens endroits dans lesquels on placeroit les choses ou les idées qu’on voudroit se rappeller. D’autres, au lieu d’une maison ou d’une ville, ont choisi certains animaux dont les lettres initiales font un alphabet Latin. Ils partagent chaque membre de chacune de ces bêtes en cinq parties, sur lesquelles ils affichent des idées ; ce qui leur fournit 150 places bien marquées, pour autant d’idées qu’ils s’y imaginent affichées. Il y en a d’autres qui ont eu recours à certains mots, vers, & autres choses semblables : par exemple, pour retenir les mots d’Alexandre, Romulus, Mercure, Orphée, ils prennent les lettres initiales qui forment le mot armo, mot qui doit leur servir à se rappeller les quatre autres. Tout ce que nous pouvons dire là-dessus, c’est que tous ces mots & ces vers techniques paroissent plus difficiles à retenir, que les choses mêmes dont ils doivent faciliter l’étude.

Les moyens les plus sûrs pour perfectionner la mémoire, sont ceux que nous fournit la Logique. Plus l’idée que nous avons d’une chose est claire & distincte, plus nous aurons de facilité à la retenir & à la rappeller quand nous en aurons besoin. S’il y a plusieurs idées, on les arrange dans leur ordre naturel, de sorte que l’idée principale soit suivie des idées accessoires, comme d’autant de conséquences ; avec cela on peut pratiquer certains artifices qui ne sont pas sans utilité : par exemple, si l’on compose quelque chose, pour l’apprendre ensuite par cœur, on doit avoir soin d’écrire distinctement, de marquer les différentes parties par de certaines séparations, de se servir des lettres initiales au commencement d’un sens ; c’est ce qu’on appelle la mémoire locale. Pour apprendre par cœur, on recommande ensuite de se retirer dans un endroit tranquille ; il y a des gens qui choisissent la nuit, & même se mettent au lit. Voyez là-dessus la Pratique de la mémoire artificielle, par le pere Buffier.

Les anciens Grecs & Romains parlent en plusieurs endroits de l’art mnemonique. Cicéron dit, dans le liv. II. de Orat. c. lxxxvj. que Simonide l’a inventé. Ce philosophe étant en Thessalie, fut invité par un nommé Scopas : lorsqu’il fut à table, deux jeunes gens le firent appeller pour lui parler dans la cour. A peine Simonide fut-il sorti, que la chambre où les autres étoient restés tomba, & les écrasa tous. Lorsqu’on voulut les enterrer, on ne put les reconnoître, tant ils étoient défigurés. Alors Simonide se rappellant la place où chacun avoit été assis, les nomma l’un après l’autre ; ce qui fit connoître, dit Cicéron, que l’ordre étoit la principale chose pour aider la mémoire. (X)

Art Poetique. Voyez Poesie & Poetique.

Art Militaire. Voyez Militaire.