Documents divers sur Denis Diderot/Pièces relatives à l’arrestation de Diderot en 1749

Documents divers sur Denis Diderot
Documents divers sur Denis Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XX (p. 121-126).


I

PIÈCES RELATIVES À L’ARRESTATION DE DIDEROT EN 1749.


Dans la notice préliminaire des articles de l’Encyclopédie, M. Assézat a déjà fait usage du très curieux et très-rare livre de J. Delort : Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes. Il se proposait de lui emprunter, pour la biographie de Diderot, les pièces relatives à son arrestation même. Nous les donnons ici, telles que Delort les a publiées, car il se contente de dire qu’il les a copiées à la Bibliothèque du Roi sans ajouter aucun indice qui permette de les consulter à nouveau.

Tout d’abord, voici la dénonciation du curé de Saint-Médard, Pierre Hardy. Selon Delort, elle aurait été envoyée en juin 1747 au lieutenant de police :


Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l’île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d’impiété. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. Il en compose un actuellement fort dangereux. Il s’est vanté d’en avoir composé un qui a été condamné au feu, par le Parlement, il y a deux ans. Le sieur Guillotte n’ignore point la conduite et les sentiments de Diderot. Comme il s’est marié à l’insçu de son père, il n’ose retourner à Langres.


En même temps, un exempt adressait au même magistrat ce rapport, dont le style et les sentiments pieux ne le cèdent en rien à la petite note de Pierre Hardy :


Du 20 juin 1717.
Monsieur,

J’ai l’honneur de vous rendre compte qu’il m’a été donné avis que le nommé Diderot est auteur d’un ouvrage que l’on m’a dit avoir pour titre : Lettre ou amusement philosophique, qui fut condamné par le Parlement, il y a deux ans, à être brûlé en même temps qu’un autre ouvrage ayant pour titre : Lettre philosophique sur l’immortalité de l’âme.

Ce misérable Diderot est encore après à finir un ouvrage qu’il y a un an qu’il est après, dans le même goût de ceux dont je viens d’avoir l’honneur de vous parler. C’est un homme très-dangereux, et qui parle des saints mystères de notre religion avec mépris ; qui corrompt les mœurs et qui dit que, lorsqu’il viendra au dernier moment de sa vie, faudra bien qu’il fasse comme les autres, qu’il se confessera et qu’il recevra ce que nous apelons notre Dieu, et sy il le fait, ce ne sera point par devoir, que ce ne sera que par raport à sa famille, de crainte qu’on ne leur reproche qu’il est mort sans religion.

L’on m’a assuré que l’on trouvera chez lui nombre de manuscrits imprimés dans le même genre.

Il demeure rue Mouftard, chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de lisle, à main droite en montant, au premier.

Perrault.


M. Berryer se contenta d’écrire en marge du rapport de Perrault la note suivante :

Je n’ay point de preuve qu’il soit l’autheur de l’ouvrage condamné par le Parlement, que le rapport de Perrault et la lettre du curé de Saint-Médard.


Il est probable néanmoins que Diderot fut dès ce moment surveillé de près, et, deux ans plus tard, M. Berryer procéda lui-même à l’interrogatoire qu’on va lire :


Interrogatoire de l’ordre du Roi, fait par nous, Nicolas-René Berryer, chevalier, conseiller du Roi en ses conseils, maître des requêtes ordinaires de son hôtel, lieutenant-général de police de la ville, prévôté et vicomte de Paris, commissaire du Roi en cette partie.

Au sieur Diderot, prisonnier de l’ordre du Roi au donjon de Vincennes.

Du jeudi, trente-un juillet mil sept cent quarante-neuf de relevée, dans la salle du conseil du donjon de Vincennes, après serment fait par le répondant de dire et répondre vérité.

Interrogé de ses nom, surnoms, âge, qualité, pais, demeure, profession et religion :

A dit se nommer Denis Diderot, natif de Langres, âgé de trente-six ans[1], demeurant à Paris, lorsqu’il a été arrêté, rue Vieille-Estrapade, paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, de la religion catholique, apostolique et romaine[2].

Interrogé s’il n’a pas composé un ouvrage intitulé : Lettres sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient :

A répondu que non.

Interrogé par qui il a fait imprimer le dit ouvrage :

A répondu qu’il n’a point fait imprimer le dit ouvrage.

Interrogé s’il n’en a pas vendu ou donné le manuscrit à quelqu’un :

A répondu que non.

Interrogé s’il sçait le nom de l’auteur du dit ouvrage :

A répondu qu’il n’en sçait rien.

Interrogé s’il n’a pas eu en sa possession le dit ouvrage en manuscrit avant qu’il fût imprimé :

A répondu qu’il n’a point eu ce manuscrit en sa possession avant et après qu’il a été imprimé.

Interrogé s’il n’a pas donné ou envoyé à différentes personnes des exemplaires du dit ouvrage :

A répondu qu’il n’en a donné ni envoyé à personne.

Interrogé s’il n’a pas composé un ouvrage, qui a paru il y a environ deux ans, intitulé : les Bijoux enchantés[3] :

A dit que non.

Interrogé s’il n’en a pas vendu ou donné le manuscrit à quelqu’un pour l’imprimer ou autre usage :

A répondu que non.

Interrogé s’il n’a pas composé un ouvrage, qui a paru il y a plusieurs années, intitulé : Pensées philosophiques :

A répondu que non.

Interrogé s’il connoît l’auteur du dit ouvrage :

A répondu qu’il ne le connoît pas.

Interrogé s’il n’a pas composé un ouvrage intitulé : Le Sceptique ou l’Allée des idées :

A dit que oui.

Interrogé où est le manuscrit du dit ouvrage :

A dit qu’il n’existe plus et qu’il est brûlé[4].

Interrogé s’il n’a pas composé un ouvrage intitulé : l’Oiseau blanc, conte bleu :

A répondu que non.

Interrogé s’il n’a pas du moins travaillé à corriger le dit ouvrage :

A répondu que non.

Lecture faite au répondant du présent interrogatoire, a dit que les réponses qu’il y a faites contiennent vérité, y a persisté et a signé.

Berryer.
Diderot.


On connaît les requêtes motivées présentées par les libraires de l’Encyclopédie à d’Argenson. Delort nous a également conservé la supplique de Diderot lui-même, apostillée par le gouverneur de Vincennes et par le lieutenant de police :


À Vincennes, le… septembre 1749.

Je joins ici une note, monsieur, que le sieur Diderot me vient d’envoier pour vous faire passer ; j’en profite pour vous assurer que personne n’est plus parfaitement que j’ay l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Marquis Chastellet.


Voici la note :


« Le sieur Diderot, détenu de l’ordre du Roi au château de Vincennes depuis le mois de juillet, demande sa liberté ;

« Observe qu’il est l’éditeur de l’Encyclopédie, ouvrage de longue haleine, qui comporte des détails infinis, auxquels il ne peut vaquer, étant retenu prisonnier ;

« Promet de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. »


Note mise au bas de la feuille par M. Berryer :

« Si M. le comte d’Argenson juge qu’il ait suffisamment fait pénitence de ses intempérances d’esprit, il est supplié de faire expédier l’ordre du Roi pour sa liberté. »


Enfin, voici, à titre de simple curiosité, des vers de Mme de Puisieux, recueillis par Delort, sur le bruit qui s’était répandu de son embastillement à cause d’un libelle intitulé le Pater qu’on lui attribuait et que ne mentionnent ni Barbier ni Quérard. Ils donneront la mesure du talent de Mme  de Puisieux, lorsque ce n’était pas Diderot qui tenait la plume :


Quand tout Paris à la Bastille
Me met avec acharnement,
Je repose, mon cher V.....,
Dans mon lit fort tranquillement.

Jamais d’une coupable audace
À ma muse je n’ai permis
Contre des personnes en place
De décocher des traits hardis.

De l’amour et de la folie
Je fais mon occupation ;
Je mêle la philosophie
À leur douce distraction.

Dans une profonde ignorance
De ce qui concerne l’État,
J’impose aux amis le silence
Sur les querelles du Sénat.

Une affaire si relevée,

. . . . . . . . . . . . . . .

N’est point du tout de mon ressort ;

Je jase au risque d’avoir tort.

J’honore mon Roi, ma patrie,
Je m’en fis toujours un devoir.
Je vis à l’abri de l’envie,
Et sans redouter le pouvoir.

Je n’ai rien reçu de personne.
Et mon sort est indépendant ;
Mais la loi de l’honneur m’ordonne
D’avoir des égards pour le rang.

Dans un ministre respectable,
J’adore un mérite éclatant ;
Et s’il eût été moins aimable
Jamais je n’eusse, un seul instant,


Aux dépens de mon caractère,
Offert à cet homme éminent,
De l’hommage le plus sincère,
Le véritable et pur encens.

Mais rassure-toi, cher V.....,
Je jouirai d’un grand bonheur.
Si, n’habitant pas la Bastille,
Tu me renfermes dans ton cœur.



  1. Moyenne taille et la physionomie assez décente ; garçon plein d’esprit, mais extrêmement dangereux. (Note de la police.)
  2. Il logeait chez un tapissier.
  3. On voulait dire Bijoux indiscrets. (J. Delort.)
  4. Une note qui nous a été communiquée par le savant M. Van Praet, et qu’il tenait de l’exempt de robe courte d’Hémery, porte : « Diderot a fait l’Allée des idées, qu’il a chez lui, en manuscrit, et il a promis de ne point faire imprimer cet ouvrage. » (J. Delort.)