Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Dallage

DALLAGE, s. m. De tout temps et dans tous les pays on a employé, pour revêtir les aires des rez-de-chaussées, soit dans les édifices publics, soit dans les habitations particulières, des pierres plates, dures, polies, jointives, sans ordre ou avec symétrie. La plupart des carrières de pierres calcaires possèdent des bancs supérieurs minces, d’une contexture compacte, propres à ce genre de pavage. Les Romains avaient employé comme dallages des matières précieuses telles que le marbre, le porphyre, le granit, le jaspe même, et cela avec une prodigalité singulière. Il existe encore quelques-uns de ces dallages qui se font remarquer par la grande et simple ordonnance du dessin et la beauté des matières employées : tels sont les dallages du Panthéon de Rome, de la basilique du Forum de Trajan. Les architectes du moyen âge ne possédaient pas, comme les Romains, ces matières précieuses, et les eussent-ils possédées, qu’ils n’avaient plus les facilités pour les tailler en grands morceaux et les polir. Lorsqu’ils voulurent décorer les aires des édifices, ils adoptèrent donc des moyens plus simples et surtout moins dispendieux. Dès l’époque byzantine les Grecs avaient essayé de décorer les surfaces planes, verticales ou horizontales de leurs monuments au moyen d’incrustations de marbres de couleur ou de mastics colorés dans des plaques de marbre blanc ou de pierre calcaire. On obtenait ainsi des dessins d’une grande richesse, très-variés et très-fins, avec des matières faciles à se procurer ; ce n’était plus qu’une affaire de main-d’œuvre. Ces procédés furent employés en France dès le XIIe siècle, et peut-être même avant cette époque, bien que les exemples nous manquent absolument. Grégoire de Tours parle de pavages d’églises d’une grande magnificence ; mais il est à croire que ces dallages étaient faits conformément aux procédés antiques, peut-être même avec des débris de monuments romains, ou se composaient de grossières mosaïques comme on en trouve encore un si grand nombre sur la surface de la France (voyez Mosaïque).

Pendant le moyen âge, en France, la mosaïque ne fut employée que très-rarement, et ces sortes de pavages, composés de petits morceaux de pierres dures formant des entrelacs, connus sous le nom d'opus Alexandrinum, si communs en Italie et en Sicile, ne se rencontrent qu’exceptionnellement ; encore sont-ils évidemment importés d’Italie. On voit de ces pavages dans le sanctuaire de l’église abbatiale de Westminster, à Londres, et dans celui de l’église de Saint-Benoît-sur-Loire. Cette importation ne fut point imitée par nos architectes clercs ou laïques. Ceux-ci adoptèrent de préférence les dallages en pierre calcaire dure ; et lorsqu’ils voulurent les décorer, ils gravèrent des dessins sur leur surface, qu’ils remplirent de plomb, ou de mastics colorés en noir, en vert, en rouge, en brun, en bleu clair ou sombre. Deux causes contribuèrent à détruire ces dallages : d’abord le passage fréquent des fidèles qui usaient leur surface avec leurs chaussures, puis l’usage admis généralement, à dater du XIIIe siècle, d’enterrer les clercs et même les laïques sous le pavé des églises. Ainsi beaucoup de dallages anciens furent enlevés pour faire place à des pierres tombales qui, à leur tour, composaient une riche décoration obtenue par les mêmes procédés de gravures et d’incrustations (voy. Tombes).

Les plus anciens fragments de dallages gravés que nous possédions proviennent de l’église de Saint-Menoux, près Moulins. Ces fragments (1 et 1 bis) datent du XIIe siècle ; ils sont en pierre blanche incrustée d’un mastic résineux noir. Le morceau de dallage (fig.1) formait le fond ; celui (fig. 1 bis), la bordure.

Les nombreux fragments de dallages gravés et incrustés que l’on voit encore dans l’ancienne cathédrale de Saint-Omer, et qui ont été publiés par M. E. Wallet[1], nous présentent le spécimen le plus complet de ces sortes d’ouvrages qui, autrefois, décoraient l’aire des chœurs et des chapelles absidales des principales églises de France. Ces fragments appartiennent évidemment à diverses époques[2] ; déplacés aujourd’hui, ils faisaient originairement partie des dallages du chœur et de plusieurs chapelles, et ne furent pas tous exécutés à la fois. Conformément à la méthode employée dans la sculpture du moyen âge, chaque dalle, sauf quelques exceptions, inscrit un dessin complet, et l’ensemble de la composition était obtenu au moyen de la juxtaposition de ces dalles. Ainsi le dallage était travaillé et terminé à l’atelier avant la pose. Les dessins sont très-variés ; plusieurs de ces dalles, qui appartiennent à la fin de la première moitié du XIIIe siècle, représentent des guerriers à cheval, couverts seulement de l’écu et tenant un pennon à leurs armes. Quelques inscriptions se lisent encore autour des figures et indiquent que ce pavage a été fait au moyen de dons, chaque dalle ayant été donnée par le personnage représenté.

Voici (2) l’une de ces pierres gravées, autour de laquelle on lit cette inscription :

+ egidius filius fulconis de sancta aldegunde dedit istum lapidem
in honore beati audomari.

Les fonds sont bruns ainsi que l’inscription, et les traits de la figure et du cheval sont rouges. D’autres plaques de pierre provenant de la même décoration composée d’une réunion de carrés représentent des figures grotesques, des ornements, des personnages assis sur un trône. Une suite de dalles d’une dimension plus petite, et qui paraissent appartenir au commencement du XIIIe siècle, représentent les Arts libéraux, un zodiaque avec les travaux de l’année[3]. Une troisième série nombreuse de petits carreaux de pierre renferme un nombre considérable d’animaux fantastiques et d’ornements d’un beau caractère dont le dessin remonte à la fin du XIIe siècle ou au commencement du XIIIe. M. E. Wallet[4] a essayé de reconstituer les compositions d’ensemble de ces dalles, et il les sépare au moyen de bandes formées de petits carreaux de marbre noir. Nous ne pensons pas que cette restauration puisse être admise, d’abord parce que, dans les dallages gravés dont nous possédons des ensembles encore existants, comme ceux de Saint-Nicaise de Reims, de Saint-Denis et de Canterbury, on ne trouve rien qui justifie cette hypothèse ; puis, parce qu’en exécution le contraste de ces bandes pleines avec ces dessins déliés produit le plus fâcheux effet, ainsi que nous avons été à même de le reconnaître. Les bandes pleines, noires ou rouge sombre, se marient parfaitement avec les carrelages en terres cuites émaillées (voy. Carrelage) dont les tons sont vifs et brillants et qui sont de même matière que ces bandes ; mais cette harmonie ne peut exister entre des pierres dont les fines gravures sont remplies de mastics colorés et des carreaux de marbre noir dont l’aspect est toujours dur et froid. Les bandes de carreaux noirs détruisent absolument l’effet des gravures. À défaut d’un grand nombre de monuments existants, nous possédons les dessins de feu Percier sur l’église abbatiale de Saint-Denis ; ces dessins nous donnent une quantité de dallages composés de pierres gravées, et aucun de ces dallages ne présente de ces bordures ou encadrements de pierres de couleur ; il est certain, au contraire, que les architectes ont voulu obtenir dans leurs dallages cette harmonie tranquille des tapis qui convient si bien à une surface horizontale faite pour marcher. Il est déplaisant de poser les pieds sur un pavé dont les tons violents font croire à des saillies et des creux ; les artistes des XIIe et XIIIe siècles avaient assez l’instinct des effets de coloration dans les édifices, pour éviter ces défauts avec soin.

Les dallages gravés qui décoraient l’aire de plusieurs des chapelles absidales de l’église abbatiale de Saint-Denis en France étaient fort beaux. Ils existent encore en partie, ont été rétablis à leur ancienne place, ou sont reproduits dans l’Album de feu Percier.

Nous donnons ici (3) une portion du dallage de la chapelle Sainte-Osmane. La marche de l’autel, dont notre planche laisse voir une portion en A, représente les quatre Vertus, avec un encadrement d’ornements très-délicats composés de quatrefeuilles contenant des animaux fantastiques. Autour de cette marche, relevée de 0,14 c. au-dessus du pavé de la chapelle, se développent des sujets dans des médaillons circulaires représentant les travaux et plaisirs des douze mois de l’année (voy. Zodiaque ). Cet encadrement, relevé par des fonds noirs, se détache sur un fond plus simple composé de grands quatrefeuilles avec rosettes, entre lesquels sont gravés des animaux symboliques, des chasses entremêlées de feuillages. Une fine bordure B encadre l’ensemble de cette composition. On remarquera combien l’aspect décoratif de ce riche dallage est délicat, sans être confus ; l’artiste a eu le soin de faire les ornements de la marche de l’autel sur une échelle beaucoup plus petite que ceux du fond du dallage, afin de donner à cette marche relevée quelque chose de particulièrement précieux. À distance, le dessin général se comprend, et de près il attire les yeux par la combinaison gracieuse des gravures, qui sont toutes remplies de mastic noir. Quelquefois, comme dans la chapelle de Saint-Pérégrin de la même église, le dallage se compose d’un dessin uniforme entouré d’une bordure ou d’une inscription (4). Ce dallage, dont nous donnons ci-contre un fragment au quart de l’exécution, est de même en liais. Le fond des fleurs de lis est noir, le fond des rosaces vert olive, les rosettes rouges ainsi que l’inscription ; de petits cubes de verre dorés incrustés en A égayent l’ensemble de la coloration un peu sombre[5].

Les dessins des dallages de Saint-Denis sont d’une grande pureté ; les figures sont tracées de main de maître et d’un style très-remarquable. Tous ces dallages appartiennent aux restaurations commandées par saint Louis dans l’ancienne abbatiale ; c’est dire qu’ils datent du milieu du XIIIe siècle. Les gravures sont faites dans du liais (cliquart) fort dur, intaillées de cinq millimètres environ et remplies de mastics noir, rouge, vert sombre, bleu glauque et brun. Par places sont incrustées des plaques de verre coloré ou blanc verdâtre, peint et doré par-dessous en manière de fixés, ou encore de ces petits cubes de pâte dorée comme dans la figure précédente. Quelques-uns de ces beaux dallages ont été réparés et remis en place ; leur effet est celui produit par un tapis d’un ton très-doux et harmonieux.

Il existe encore, dans l’église de Saint-Remy de Reims, une portion du dallage qui autrefois couvrait l’aire du chœur de l’église de Saint-Nicaise de la même ville. Ce dallage date des premières années du XIVe siècle et représente des scènes de l’Ancien Testament, inscrites dans des compartiments carrés (5).


Chaque dalle porte un sujet, et celui que nous avons choisi figure Moïse, Aaron et Hur, pendant la bataille livrée par Israël contre Amalech[6]. Là les traits gravés sont remplis de plomb sans autre coloration. Il n’est pas besoin de dire que ces sortes de dallages coûtaient fort cher, et qu’on ne pouvait les placer que dans des églises riches, dans les sanctuaires et quelques chapelles privilégiées. Souvent on se contentait de dallages unis ou composés de carreaux noirs et blancs. Alors les dessins sont variés, les carreaux à l’échelle du monument et généralement de petite dimension.

La cathédrale d’Amiens conserve encore presque tout son dallage du XIIIe siècle, qui ne consiste qu’en petites dalles carrées de 0,32 c. (un pied) de côté, noires et blanches, formant à chaque travée un dessin différent.


Voici (6) une de ces combinaisons. Pour juger de l’effet de ce dallage, fort détérioré aujourd’hui, il faut monter dans les galeries et le regarder de haut et à distance ; les compartiments sont très-heureusement combinés ; dans la nef, ils étaient interrompus par un grand labyrinthe également formé de carreaux noirs et blancs (voy. Labyrinthe). Ces dallages, d’une date ancienne, sont assez peu communs. On en trouve des débris d’une époque plus récente dans beaucoup de petites églises trop pauvres pour avoir pu remplacer ces anciens pavés.

centrér


L’église d’Orbais (Marne) possède un dallage du XVe siècle (7), composé de petits carreaux de marbre noir de 0,14 c. de côté et de dalles barlongues blanches posées de façon à figurer une sorte de natte d’un bon effet. Ces dessins, si simples qu’ils soient, ne sont jamais vulgaires. Les dallages étaient employés non-seulement dans les édifices publics, mais aussi dans les habitations privées. La plupart des grand’salles des châteaux, des évêchés, des hôtels de ville étaient pavées en grandes dalles de pierre dure. Souvent même, dans les châteaux, ces dallages étaient décorés d’incrustations de pierres de couleur ou de mastics, ou encore les dalles alternaient avec les stucs peints. Dans un compte de la construction du château de Bellver, dans l’île Mayorque[7], il est question des pavages de cette habitation seigneuriale, « faits de stucs composés de chaux vive, de plâtre et de grandes pierres mélangées de couleur ; le tout si bien poli qu’on eût pu croire ces aires composées de marbre et de porphyre. » Les anciens avaient compris l’importance des pavages comme moyen de décorer les intérieurs des édifices, et le moyen âge ne fit que suivre et perpétuer cette tradition. En effet, il faut avoir perdu le sens décoratif, dirons-nous, pour souffrir, dans un intérieur décoré de sculptures, de peintures et de vitraux colorés, des dallages gris, uniformes de ton, qui, par la surface étendue qu’ils occupent, prennent une valeur telle que toute ornementation des parements, si riche qu’elle soit, est détruite, ou tout au moins refroidie. Les dallages colorés sont une des plus splendides et plaisantes décorations qu’on puisse imaginer. En France comme en Italie, le moyen âge ne manqua jamais d’employer cette sorte de décoration trop rarement appliquée aujourd’hui[8].

  1. Descript. du pavé de l’ancienne cathéd. de Saint-Omer. 1847.
  2. M. Vitet, dans un rapport au ministre de l’intérieur (1830), regarde ces dalles comme appartenant à la fin du XIIe siècle. M. Hermand ne les croit pas antérieures à 1260. Le fait est qu’elles n’appartiennent pas toutes à la même époque ; quelques-unes de ces dalles ont tous les caractères du dessin du commencement du XIIIe siècle ; d’autres sont plus récentes.
  3. Dans la cathédrale de Canterbury, on voit encore un zodiaque ainsi gravé sur les dalles du chœur, qui date du XIIIe siècle.
  4. Pl. VIII.
  5. Ces cubes de verre sont fabriqués comme ceux que l’on trouve dans toutes les mosaïques italiennes du XIIIe siècle (dites byzantines), c’est-à-dire que la feuille d’or posée sur une pâte est garantie par une couverte très-mince en verre.
  6. Voy. Saint-Remy de Reims, dalles du XIIIe siècle, pub. par M. P. Tarbé. Reims, 1847.
  7. Ce compte commence au 1er avril 1309 et se termine à la fin de décembre de la même année. (Voy. les Mélanges géog. et hist. de Jovellanos ; édit. de 1845. Madrid, t. III.)
  8. Ce n’est que depuis le dernier siècle que l’on a cessé d’employer les dallages colorés dans les édifices, et, sous Louis XIV encore, de magnifiques pavages ont été exécutés ; nous citerons entre autres ceux de la grande chapelle de Fontainebleau et du chœur de la cathédrale de Paris : ce dernier est un chef-d’œuvre. Il est restauré et replacé.