Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Zia


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ZIA ou ZÉA, île de l’Archipel, l’une des Cyclades, s’appelait anciennement Céos ou Céa. Elle est à dix mille pas du promontoire de l’Attique, nommé autrefois Sunium [a], et aujourd’hui cap des Colonnes. Elle avait été autrefois une portion de l’Eubée ; mais la mer l’en détacha, et lui enleva ensuite le quart de sa longueur à peu près. Cette longueur avait compris cinq cents stades, ou soixante deux mille cinq cents pas [b] (A). Au temps de Strabon les quatre villes qui avaient été dans l’île de Céa étaient réduites à deux, dont l’une s’appelait Julis, et l’autre Carthæa [c]. L’une des deux villes ruinées avait porté le nom de Caressus, et l’autre celui de Præessa. Il y avait au voisinage de ces deux dernières villes un temple d’Apollon Sminthien ; et l’on voyait entre les masures de Præessa et ce temple, celui de Minerve Nédusia, que Nestor avait consacré après son retour de Troie [d]. On a vu ailleurs [e] le nom de quelques personnes illustres qui étaient nées dans l’île de Céa, et [f] tout ce qui la concerne par rapport à Aristée, l’inventeur du miel. Il faut ajouter ici qu’une femme de cette île inventa l’art de filer l’ouvrage des vers à soie et d’en faire des étoffes (B) ; et que la coutume des habitans était de s’empoisonner dès qu’ils étaient parvenus à un certain âge (C). Le port de Zia est un des plus assurés de la Méditerranée, outre que les vaisseaux y font de l’eau, du biscuit et du bois [g]. L’île paie au Turc dix-sept cents piastres pour le carach, et deux mille cinq cents de dîmes [h], L’évêque de Thermia y passe la moitié de l’année [i] : elle a une ville assez

ample avec un château ruiné. Consultez le Dictionnaire de Moréri au mot Zéa. C’est à ce mot qu’on aurait dû renvoyer plutôt qu’à celui de Cée, quand on a marqué celui de Zia.
  1. Plinius, lib. IV, cap. XII, pag. m. 453.
  2. Idem, ibid.
  3. Strabo, lib. X, pag. 335. Voyez aussi Pline, ibid.
  4. Strabo, ibid.
  5. Dans l’article Julis, tom. VIII, pag. 472.
  6. Ci-dessus, dans le premier article Aristée, tom. II, pag. 332, 334 et suiv.
  7. Guillet, Athènes ancienne et nouvelle, pag. m. 85.
  8. Spon, Voyage, tom. I, pag. 149, édition de Hollande.
  9. Baudrand, Geogr., tom. I, pag. 251.

(A) Cette longueur avait compris cinq cents stades, ou soixante-deux mille cinq cents pas. ] Pline l’assure : M. Baudrand se trompe donc en affirmant, sur le témoignage de cet auteur, que le circuit de l’île de Céa était autrefois de soixante mille pas [1]. Il y a une grande différence entre le circuit d’une île et sa longueur ; et en tout cas il fallait compter, comme son témoin, sans diminuer ses nombres. Il ajoute que présentement le circuit de cette île-là contient à peine quarante mille pas, la mer en ayant dévoré une partie.

(B) Une femme de cette île inventa l’art de filer l’ouvrage des vers à soie, et d’en faire des étoffes. ] Pline et Solin nous l’apprennent. Ex hâc (insulâ) profectam delicatiorem feminis vestem, auctor est Varro [2]. Ceos quæ ut Varro testis est, subtilioris vestis amicula arte lanificæ scientiæ prima in ornamentum fæminarum, dedit [3]. Ce que je vais rapporter est plus précis. Telas araneorum modo texunt (bombyces) ad veste luxumque feminarum, quæ bombycina appellatur. Prima eas redordiri, rursùsque texere invenit in Ceo mulier Pamphila, Latoï filia, non fraudanda gloriâ excogitatæ rationis, ut denudet feminas vestis [4]. Aristote [5] a fourni ce fait à Pline. M. de Saumaise prétend que les paroles d’Aristote doivent s’entendre de l’île de Cos, et que Pline s’est trompé en les entendant de l’île de Céos [6]. Sa prétention n’est pas tout-à-fait sans fondement, mais elle n’est pas incontestable.

(C) La coutume des habitans était de s’empoisonner dès qu’ils étaient parvenus à un certain âge. ] On prétend qu’il y avait une loi qui les engageait à cela. Strabon cite sur ce sujet deux vers de Ménandre, et il croit que les personnes qui avaient passé soixante ans étaient obligées de se conformer à cette loi, afin qu’il restât assez de vivres pour les autres. Παρὰ τούτοις δὲ δοκεῖ τεθῆναί ποτε νόμος, οὗ μέμνηται καὶ Μένανδρος.

Καλὸν τὸ Κείων νόμιμόν ἐστι Φανία
Ὁ μὴ δυνάμενος ζῆν καλῶς, οὐ ζῇ κακῶς.

Προσέταττε γάρ, ὡς ἔοικεν, ὁ νόμος τοῦς ὑπὲρ ἑξήκοντα ἔτη γεγονότας κονεάξεσθαι, τοῦ διαρκεῖν τοῖς ἄλλοις τὴν τροϕήν. i. e. Apud hos lex posita aliquando videtur, cujus meminit etiam Menander :

Optimum Ciorum institutum est Phania
Qui non potest vivere benè, non vivat malè.

Jubebat enim, ut videtur, lex, eos qui sexaginta annos excessissent, cicutam bibere, ut aliis victus sufficeret [7]. Il assure aussi qu’on disait que les habitans de cette île, étant assiégés par ceux d’Athènes, firent un décret qui condamna à mort tous les vieillards, et que là-dessus les Athéniens se retirèrent. Le terme grec κονεάζεσθαι, qui est dans Strabon, doit être changé en celui de κονειάξεσθαι, qui signifie boire de la ciguë. C’est la conjecture de Casaubon [8] : il l’a confirmée par deux passages, l’un d’Héraclide, l’autre d’Élien. Le premier de ces deux auteurs raconte que l’air de l’île de Céa est si bon, que les hommes et surtout les femmes y peuvent vivre long-temps ; mais qu’on ne se prévaut pas de cette faveur de la nature, et qu’avant que de se laisser atteindre par les infirmités de l’âge caduc, on se fait mourir les uns avec du pavot, les autres avec de la ciguë. Οὔσης δὲ ὑγιεινῆς τῆς νήσου, καὶ ἐυγήρων τῶν ἀνθρώπων, μάλιςα δὲ τῶν γυναικῶν, οὐ περιμένουσι γηραιοὶ τελευτὴν, ἀλλὰ πρὶν ἀσθενῆσαι, ἢ πηρωθῆναί τι, οἱ μὲν μήκωνι οἱ δὲ κωνείῳ ἑαυτοὺς ἐξάγουσι. Quum salubri cælo fruatur hæc insula, et extremam senectam attingere ibi hominibus detur, præsertim feminis, non expectant tamen provectæ ætatis qui sunt, fatum suum, sed illud antevertunt priusquàm vel imbecillitas accedat, vel parte aliquâ manci far, ita ut hi quidem papavere, illi verò cicutâ sibi ipsis vitam eripiant [9]. Quant à Élien, il affirme que ceux qui se sentaient incapables, à cause de leur décrépitude, de rendre quelque service au public, s’assemblaient en un festin, et avalaient de la ciguë. Νόμος ἐςὶ Κείων, οἱ πάνυ παρ᾽ αὐτοῖς γεγηρακότες, ὥσπερ ἐπὶ ξένιᾳ παρακαλουντος ἑαυτοὺς, ἢ επί τινα ἑορταςικὴν θυσίαν ἀνελθόντες, καὶ ςεϕανωσάμενοι, πίνουσι κώνειον, ὅταν ἑαυτοῖς συνειδῶσιν, ὅτι πρὸς τὰ ἔργα τὰ τῇ πατρίδι λυσιτελοῦντα ἄχρηςοί εἰσιν, ὑποληρούσης ἤδη τι αὐτοῖς καὶ τῆς γνώμης διὰ τὸν χρόνον. Consuetudo est apud Ceos, ut ii, qui senio planè confecti sunt, tanquam ad convivium se mutuò invitent, aut ad quoddam solenne sacrificium conveniant, et coronati cicutam bibant : quum sibi ipsis conscii sunt, se ad promovenda commoda patriæ inutiles ampliùs esse, animo jam ob ætatem delirare incipiente [10]. Pinédo [11], Kuhnius [12], et Berkélius [13], approuvent la correction de Casaubon, et il n’y a point lieu de douter qu’elle ne soit bonne. Scaliger [14] citant le passage de Strabon a mis κωνιάζεσθας et non pas κονεάζεσθας. Voici une autre conjecture de Casaubon : il croit qu’Étienne de Bysance [15], qui a rapporté la même chose que Strabon, mais de telle sorte qu’au lieu de dire que les vieillards avalaient de la ciguë il a dit qu’ils se battaient en duel, ἀγωνίζεσθαι in certamine dimicare, se servit d’un exemplaire de Strabon où on lisait κονίεσθαι ou κονίζεσθαι in arenam descendere, et non pas κονίαζεσθαι. Berkélius a rejeté cette conjecture, sous prétexte qu’elle est contraire à la pratique des vieillards de Céos, et au témoignage des historiens [16] ; mais il n’a nullement compris la pensée de Casaubon : il s’est figuré qu’on supposait que ce mot-là pouvait être celui de Strabon, et il fallait croire qu’on supposait que l’exemplaire de Stéphanus Bysantin était corrompu. M. Kuhnius avance une autre conjecture, c’est qu’on avait lu dans Strabon ἀκονίζεσθαι, boire de l’aconit [17]. Le changement de ce mot-là en celui, ἀγωνίζεσθαι a été facile. Pighius avait déjà dit que l’on devait corriger de cette sorte le texte de Stéphanus [18].

Il reste à examiner si cette pratique des vieillards de Céa était fondée sur une ordonnance de l’état, ou simplement sur une de ces coutumes qui, étant une fois liées à des notions de grandeur d’âme, s’observent presque aussi exactement que les ordonnances. Nous avons vu que Strabon s’est imaginé qu’il y avait un édit selon lequel il fallait que l’on se donnât la mort dès que l’on avait plus de soixante ans. Il y a beaucoup d’apparence qu’il se trompe ; car puisque l’air de cette île était fort sain, et que les gens y vivaient beaucoup [19], on se fût privé de plusieurs sujets robustes, et capables de servir encore la patrie, si l’on eût contraint, par l’autorité des lois, à s’empoisonner tous ceux qui avaient soixante et un ans. Et prenez garde que les termes d’Héraclide insinuent beaucoup plutôt une coutume volontaire qu’une loi qui obligeât. Prenez garde aussi que les termes d’Élien désignent très-clairement les personnes décrépites, et non pas tous ceux qui avaient atteint l’année soixante-unième. Tout cela est propre à bien réfuter l’opinion de Strabon. Que si elle était véritable, nous pourrions du moins prouver que cet édit de l’île de Céa ne subsistait plus au temps de Tibère. La preuve que Valère Maxime nous en donne est fort capable de nous découvrir le vrai état de la chose. C’est pourquoi il sera bon de considérer ici les circonstances du narré de cet écrivain : elles nous feront connaître que l’autorité publique ne se mêlait là-dedans qu’afin de permettre de s’empoisonner à qui était las de vivre, mais non pas afin de le commander à ceux qui avaient passé un certain âge. Valère Maxime, avant que de raconter ce qu’il avait vu dans l’île de Céa, rapporte que l’on gardait publiquement à Marseille un breuvage empoisonné, et qu’on le donnait à ceux qui exposaient au sénat, et qui lui faisaient approuver les causes pour lesquelles ils souhaitaient de s’ôter la vie. Le sénat examinait leurs raisons avec un certain tempérament, qui n’était ni favorable à une passion téméraire de mourir, ni contraire à un désir légitime de la mort, soit qu’on voulût se délivrer des persécutions de la mauvaise fortune, soit qu’on ne voulût pas courir le risque d’être abandonné de son bonheur. Voilà quelle était la règle de ce sénat : il ne contraignait personne à s’empoisonner, mais il en donnait la permission quand il le trouvait à propos : on ne pouvait donc se faire mourir dans les formes et canonicamente, sans s’être fait autoriser par le souverain. Venenum cicutâ temperatum in eâ civitate publicè custoditur, quod datur ei, qui causas sexcentis (id enim senatûs ejus nomen est) exhibuit, propter quas mors sit illi expetenda : cognitione virili benevolentiâ temperatâ, quæ nec egredi vitâ temerè patitur, et sapienter excedere cupienti celerem fati viam præbet ; ut vel adversâ, vel prosperâ nimis usis fortunâ (utraque enim finiendi spiritûs, illa ne perseveret, hæc ne destituat, rationem præbet) comprobato exitu terminetur [20]. L’auteur ajoute qu’à son avis cette pratique des Marseillais avait été empruntée de la Grèce [21] ; car j’ai remarqué, dit-il, qu’elle est aussi en usage dans l’île de Céa. Là-dessus il raconte qu’allant en Asie avec Sextus Pompée, et passant par la ville de Julis, il assista aux dernières heures d’une dame qui avait plus de quatre-vingt-dix ans. Elle avait déclaré à ses supérieurs les raisons qui la portaient à renoncer à la vie, et après cela elle se tint prête à avaler du poison ; et comme elle crut que la présence de Pompée donnerait un grand éclat à cette cérémonie, elle le fit supplier très-humblement d’y assister. Il lui accorda cette faveur, et l’exhorta éloquemment et avec beaucoup d’instances à vouloir vivre ; mais ce fut inutilement. Elle le remercia de ses bontés, et chargea de sa reconnaissance, non pas tant les dieux qu’elle allait joindre, que ceux qu’elle allait quitter [22]. Elle déclara qu’ayant été toujours favorisée de la fortune elle ne voulait point s’exposer à ses revers. Ceterùm ipsa hilarem fortunæ vultum semper experta, ne aviditate lucis tristem intueri cogar ; reliquias spiritûs mei prospero fine, duas filias et septem nepotum gregem superstitem relictura, permuto [23]. Elle laissait deux filles et sept petits-fils, et les ayant exhortés à la concorde, etc., elle prit avec beaucoup de courage le verre qui contenait le poison ; et, après s’être recommandée à Mercure pour l’heureux succès de son passage, elle but avidement cette mortelle liqueur. Cohortata deindè ad concordiam suos, distributo eis patrimonio, et cultu suo sacrisque domesticis majori filiæ traditis ; poculum, in quo venenum temperatum erat, constanti dextrâ arripuit. Tùm defusis Mercurio delibamentis, et invocato numine ejus, ut se placido itinere in meliorem sedis infernæ deduceret partem, cupido haustu mortiferam traxit potionem [24]. Je laisse la suite du récit : je n’en aurais pas même tant rapporté, s’il n’était fort rare de trouver dans les écrivains païens la manière dont on se recommandait aux dieux à l’article de la mort. Il ne me souvient pas d’avoir remarqué qu’on leur demandât le pardon de ses péchés. Nous ne voyons pas que cette dame de l’île de Céa le leur demande.

Observons en passant qu’on admirait moins ceux qui se faisaient mourir dans leur mauvaise fortune, que ceux qui renonçaient à la vie dans un temps de prospérité, et par la seule raison de se dérober à l’inconstance du sort. Était-on une fois prévenu des maximes des stoïques, on regardait comme des lâches ceux qui aimaient la vie pendant les infirmités du corps ou les infortunes flétrissantes. On prétendait qu’en de tels cas il ne fallait point recourir à d’autre remède qu’à la mort, sans murmurer et sans se plaindre, et que c’était le propre de ceux qui aimaient la vie d’accuser les dieux et les hommes. Othon allégua cette maxime en mourant. Plura de extremis loqui, pars ignaviæ est : præcipuum destinationis meæ documentum habete, quod de nemine queror ; nam incusare deos vel homines, ejus est, qui vivere velit [25].

  1. Baudrand. Geograph., tome I, page 251.
  2. Plinius, lib. IV, cap. XII, page m. 453.
  3. Solin, cap. VII, page m. 33.
  4. Plinius, lib. XI, cap. XXII, page 515.
  5. Aristot., Hist. Animal., lib. V, cap. IX, page m. 649.
  6. Salmas., in Solin., page 144.
  7. Strabo, lib. X, page 335.
  8. Casaub., Comment. in hunc locum Strabonis, page m. 165.
  9. {{ancre|ancrage_Zia-(9)Heraclides, de Politiis, page m. 20. Notez que Berkélius, in Stephanum Byzantinum, page 421, a supposé faussement qu’Héraclides dit que femmes étaient principalement obligées à exécuter la loi.
  10. Ælian., Var. Histor., lib. III, c. XXXVII.
  11. In Steph. Byzant., page 332.
  12. In Ælian., lib. III, cap. XXXVII.
  13. In Steph. Byzant., page 421.
  14. Scaliger, in Varronem. de Ling. lat., lib. VI, page m. 118.
  15. Steph. Byzantin., voce Ἰουλις
  16. Hæc quangnam speciosa videntur, minimè approbanda judico, cum antiquo ritui et historiæ planè sint contraria. Berkelius, in Stephan. Byzant., page 421.
  17. Kuhnius, in Ælian., lib. III, c. XXXVII, pag. 233.
  18. Pighius, in Valerium Maximum, lib. II, cap. VI.
  19. Voyez la citation d’Héraclide, ci-dessus, num. (9).
  20. Valer. Maximus, lib. II, cap. VI, num. 7, in Ext., page m. 180.
  21. E Græciâ tralatam indè estimo, quòd illam etiam in insulâ Ceâ servari animadverti. Idem, ibidem, num. 8.
  22. Tibi quidem, inquit, Sex. Pompei dii magis, quos relinquo, quàm quos peto, gratias referant : quia nec hortator vitæ meæ, nec mortis spectator esse fastidisti. Valer. Maximus, lib. II, cap. VI, num. 7, in Ext., page 181.
  23. Idem, ibid.
  24. Idem, ibid.
  25. Tacit. Histor., lib. II, cap. XLVII.

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