Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Ève


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ÈVE[* 1], femme d’Adam, fut ainsi nommée par son mari à cause qu’elle devait être la mère de tous les vivans[a]. Elle fut formée d’une des côtes d’Adam, et amenée auprès de lui afin qu’elle fût sa femme[b]. Dieu leur donna sa bénédiction, et leur commanda de foisonner, de multiplier, et de remplir la terre[c], et néanmoins Adam ne s’avisa de son devoir conjugal qu’après que lui et sa femme eurent violé la défense que Dieu leur avait faite. Ce fut Ève qui désobéit la première à l’ordre de Dieu. Elle se laissa tromper par les mensonges et par les belles promesses du serpent (A), et puis elle sollicita son mari à la même désobéissance. Les incommodités de la grossesse, les douleurs de l’accouchement et la sujétion à son mari furent les peines à quoi Dieu la condamna. Adam ne la connut qu’après qu’ils eurent été chassés du jardin d’Éden (B). Ce n’est pas une preuve nécessaire que cela fût incompatible avec l’état d’innocence (C). Ils eurent plusieurs enfans, dont Caïn fut le premier, Abel le second : quant à Seth, il ne vint au monde qu’après qu’Abel eût été tué par Caïn. Voilà ce qui est indubitable, puisque la parole de Dieu le dit ; mais comme elle n’en dit pas davantage, on peut faire tel cas qu’on voudra des autres choses qui ont été débitées concernant Ève. Par exemple, qu’elle accouchait tous les ans [d], et chaque fois d’un garçon et d’une fille (D), ou même d’un plus grand nombre d’enfans de chaque sexe : et qu’elle vécut 940 ans [e] (E). Il n’y a rien là qui soit contre la probabilité ; mais ce que je m’en vais dire sent tout-à-fait le roman et la vision monacale, c’est qu’elle ait institué la religion de certaines filles qui doivent demeurer vierges, et garder inextinguible le feu qui était descendu du ciel sur la victime d’Abel, et que lon nomma Vesta ou flamme de Dieu [f]. Voilà l’origine des Vestales, selon ce beau conte. Nous verrons ailleurs qu’on la rapporte à la femme de Noé. C’est encore une fable très-grossière que de dire, comme l’on a fait [g], qu’Ève coupa une branche de l’arbre de science de bien et de mal, et en fit un gros bâton avec quoi elle contraignit son mari de manger du fruit de cet arbre. D’ailleurs, c’est une pensée tout-à-fait profane que de dire comme quelques-uns ont fait [h], qu’Ève était elle-même l’arbre de science de bien et de mal dont le fruit avait été défendu [i]. Quant à ceux qui croient que si elle n’avait point goûté de ce fruit, il n’y aurait jamais eu d’amour entre les deux sexes (F), mais seulement de l’amitié, on ne saurait ni réfuter solidement leur pensée, ni l’appuyer sur de bonnes preuves.

Je rapporterai encore deux ou trois extravagances des rabbins. Quelques-uns d’eux disent qu’Ève fut formée de la queue de son mari. Ils prétendent [j] que Dieu, ayant donné d’abord une queue au corps d’Adam, s’aperçut ensuite qu’elle diminuait la beauté de cet ouvrage, et qu’ainsi il prit la résolution de la couper ; mais il ne laissa pas de s’en servir pour en produire la femme qu’il donna au premier homme [k]. Cette femme, disent-ils, était si belle, que le prince de tous les anges en devint fort amoureux [l] (G), et c’est ce qui le fit déchoir de son état d’innocence. Il n’y eut qu’elle qui put éteindre l’ardeur amoureuse d’Adam : il avait tenté en vain toute voie (H), et c’est ce qui lui fit dire, à cette fois cette-ci est os de mes os, et chair de ma chair [m]. Voilà quelle est leur fureur non-seulement à débiter des pensées abominables, mais aussi à les fonder sur l’Écriture, par une méthode d’interprétation la plus absurde qui se puisse. Les imaginations d’un auteur juif qui a vécu au XVIe. siècle, et qu’on nomme ordinairement Léon Hébreu [n], ne sont guère plus solides. Il prétend [o] que l’homme que Dieu forma au sixième jour était tout ensemble mâle et femelle, et que cet homme, après avoir fait la revue des animaux terrestres et des oiseaux, sans en avoir trouvé aucun dont la compagnie et l’aide lui pussent être agréables et suffisantes, fut plongé dans un profond assoupissement, afin qu’étant divisé en deux il fût tiré de la solitude où Dieu ne trouvait pas bon de le laisser. Après cette division, la femme, qui auparavant n’avait point de nom particulier, fut nommée Ève. L’auteur concilie le mieux qu’il peut son hypothèse avec les androgynes de Platon [p], et s’imagine que homme n’eût jamais péché, si les deux sexes qu’Adam contenait au commencement en unité de personne, n’eussent été séparés (I). Il prétend aussi que dans chaque sexe il y avait une partie masculine, et une partie féminine. Les explications de cet écrivain ne sont guère propres à disculper la providence divine par rapport à la chute d’Adam, et ne s’éloignent pas beaucoup de la pensée de ceux qui prétendent que le premier péché fut un acte d’amour impudique. Voyez la remarque (I). En faisant ainsi le procès à ces docteurs infidèles, n’épargnons pas un bel esprit de la communion de Rome, Français de nation. Il fit un sonnet qui a été imprimé, et qui, pour ne rien dire de pis, est extrêmement profane (K). On aurait beau recourir aux priviléges de la poésie : ce serait une excuse frivole : la juste licence des poëtes ne s’étend pas jusque-là ; et combien y a-t-il de cas, où leurs maximes contre la morale, et contre la foi, peuvent-être légitimement condamnées selon les formes juridiques de l’inquisition ? Voyez la remarque (I) de l’article de Garasse. Un autre bel esprit, Italien de nation, noble Vénitien, le célèbre Lorédano, en un mot ; ce bel esprit, dis-je, a mérité quelque censure pour n’avoir pas assez ménagé les bienséances à la gloire d’Ève ; car il suppose qu’après qu’elle eut été chassée du paradis avec son mari, elle l’exhorta à lui rendre le devoir conjugal en exécution de l’ordre que Dieu lui avait donné de croître et de multiplier [q]. Le decorum exigeait que l’on supposât qu’Adam fût le demandeur. Il y a quelques autres choses à reprendre dans le Lorédano (L). Un écrivain allemand a été infiniment plus favorable à la première de toutes les femmes : il croit que le péché d’Adam est plus grand que celui d’Ève, et que Dieu ne la chassa point du paradis ; qu’il n’y eut qu’Adam qui fut châtié de cette peine. Nous verrons sur quoi il se fonde (M).

  1. * Joly trouve cet article fort long, et dit que Bayle abuse de son temps et de celui de ses lecteurs, en suppléant par des cootes impertinens, et qu’il reconnaît pour tels, à ce que Moïse ne nous a pas appris au sujet de la première femme.
  1. Genèse, chap. III, vs. 20.
  2. Là même, chap. II, vs. 22.
  3. Là même, chap. I, vs. 28.
  4. Voyez la Chronique de Génebrard.
  5. Salianus, Ann., tom. I, pag. 231.
  6. Saint-Romuald, Abrégé du Trésor chronol, à l’ann. du monde 99.
  7. Apud Saldenum, Otia Theolog., pag. 607.
  8. Ibidem.
  9. Voyez la remarq. (B).
  10. Voyez la Bibliothéque rabbinique de Bartolocci, tom. I, pag. 69.
  11. Ibidem, tom. III, pag. 396.
  12. Ibidem, tom. I, pag. 322.
  13. Genèse, chap. II, vs. 23.
  14. Il était fils du rabbin Abrabanel. Voyez tome I, pag. 83, la remarque (I) de l’article Abrabanel.
  15. Léon Hébreu, Philosophie d’Amour, dialogue III, pag. m. 612, 613.
  16. Voyez tome I, pag. 202, la remarq. (F) de l’article Adam.
  17. Voyez la remarq. (L).

(A) Elle se laissa tromper.... par les belles promesses du serpent. ] Je n’aurais jamais fait, si je voulais rapporter toutes les faussetés qui se trouvent dans les livres par rapport à ce serpent. 1o. Les uns ont dit [1] que ce fut l’animal même que nous appelons ainsi qui tenta la femme d’Adam, et ils supposent qu’en ce temps-là le serpent avait des conversations familières avec l’homme, et qu’il ne perdit l’usage de la parole qu’en punition de la malice avec laquelle il avait abusé de la simplicité de cette femme ; mais cette opinion est si absurde, qu’il est étonnant de dire qu’un auteur tel que Josephe n’ait pas eu honte de l’avancer. Je m’étonne moins de cela, que de voir qu’un aussi grand visionnaire que Paracelse ait dit [2] que non-seulement le premier serpent a eu la force, par une permission spéciale de Dieu, d’élever Adam et Ève à un degré sublime de connaissance naturelle, mais qu’encore aujourd’hui toutes sortes de serpens retiennent la connaissance des plus hauts mystères naturels, par une volonté particulière de Dieu. 2o. Quelques rabbins [3] conviennent avec Josephe que le tentateur d’Ève n’était qu’un serpent ; mais au lieu de dire, comme fait cet historien, que le serpent tenta cette bonne femme, poussé d’un esprit d’envie par la considération du bonheur promis à l’homme, en cas qu’il ne désobéît point à Dieu, ils disent que l’esprit d’impudicité l’y poussa. Il aperçut Adam et Ève jouissant l’un de l’autre, comme les lois du mariage le permettent : il les vit tout nus occupés à cet exercice ; cet objet fit naître en lui des passions fort déréglées ; il souhaita d’occuper la place d’Adam, et il espéra que ce bonheur lui arriverait si Ève devenait veuve : or il crut que son embuscade ne serait funeste qu’au mari, parce que ce serait le mari qui mangerait la pomme tout le premier ; il résolut donc de dresser la batterie. Peut-on débiter des impertinences plus mal concertées ? Un tentateur qui aurait eu ces motifs, aurait-il fait manger la pomme à la femme, en l’absence de son mari. 3o. Si nous en croyons Abarbanel [4], le serpent ne fut tentateur que par les mauvaises conséquences qu’on tira de sa conduite. Il n’eut aucun dessein de faire du mal, il ne dit pas un seul mot à Ève ; il eut facilement l’industrie que les autres bêtes n’eurent pas de monter sur l’arbre de science de bien et de mal, et d’en manger du fruit. Ève voyant qu’il ne s’en portait pas moins bien, en conclut qu’il n’y avait rien à craindre de cet arbre, et en mangea sans avoir peur d’en mourir. N’est-ce pas mépriser l’Écriture encore plus qu’Ève n’aurait méprisé la défense, que d’expliquer ainsi un récit où il est parlé si précisément d’un dialogue entre le serpent et la femme ? 4o. Quelques anciens hérétiques ont rêvé que le serpent tentateur fut une vertu [5], que Jaldabaoth produisit sous la forme d’un serpent. Ce Jaldabaoth avait du dépit qu’une divinité plus grande que lui eût fait marcher l’homme, qui auparavant n’était qu’un ver, et qu’elle lui eût donné la connaissance des divinités supérieures ; car Jaldabaoth eût été bien aise de passer seul pour le vrai Dieu. Le dépit donc lui fit produire le serpent du paradis, à la parole duquel Ève ajouta foi, comme à celle du fils de Dieu. Ces hérétiques avaient une grande vénération pour le serpent ; car c’est lui, disaient-ils, qui ayant pris du fruit de l’arbre, a communiqué la science du bien et du mal au genre humain. On les appelait Ophites. 5o. Ils poussaient plus loin leurs furieuses rêveries, si nous en croyons saint Augustin [6] : car ils prétendaient que le serpent tentateur était Jésus-Christ ; et c’est pour cela qu’ils nourrissaient un serpent qui, à la parole de leurs prêtres, se glissait sur leurs autels, et se repliait sur leurs oblations et les léchait, après quoi il se renfermait dans sa caverne : et quant à eux ils croyaient alors que Jésus-Christ était venu sanctifier leurs symboles, et ils faisaient leur communion. Le sentiment le plus véritable, savoir qu’Ève fut séduite par le démon caché sous le corps d’un serpent, a été joint à mille suppositions par la licence que l’esprit humain s’est donnée. 6o. Car il y a des rabbins [7] qui disent que Sammaël, le prince des diables, se mit à cheval sur un serpent de la grandeur d’un chameau, et qu’avec cet équipage il s’approcha d’Ève pour la tenter. 7o. Il y en a qui disent [8] que ce tentateur tira de grands avantages de ce qu’Ève ne rapporta point la défense dans les mêmes termes que Dieu la leur avait faite. Dieu leur avait défendu de manger de l’arbre de science de bien et de mal, mais Ève dit au serpent que Dieu leur avait défendu de manger de cet arbre, et de le toucher. Or comme elle passait près de cet arbre, le serpent la prit et la poussa contre, et lui ayant fait remarquer qu’elle n’en était point morte, il en inféra qu’elle ne serait pas morte non plus si elle en avait mangé. Quelques pères et quelques théologiens modernes [9] condamnent Ève, sur son peu d’exactitude à rapporter ce qu’elle avait ouï de Dieu, et l’on peut dire que c’était un mauvais présage pour la mémoire de l’homme. C’était apparemment la première fois qu’on redisait à un autre ce que l’on avait ouï dire : on y fit bien des changemens, et l’on était encore dans le bienheureux état d’innocence. Se faut-il étonner que tous les jours l’homme pécheur fasse des récits infidèles, et qu’un fait ne puisse passer de bouche en bouche pendant quelques heures sans être défiguré ? Cela soit dit en passant, comme aussi ce que je vais ajouter ; c’est qu’il y a des auteurs qui veulent qu’Ève n’ait su la défense que par le rapport d’Adam, et qu’Adam lui ait fait accroire de son chef qu’il ne leur était pas même permis de toucher à l’arbre ; qu’il lui ait, dis-je, fait accroire afin de la rendre plus circonspecte. Précaution inutile. 8o. Quelques-uns [10] nient que le serpent ait parlé à Ève : il se fit entendre, disent-ils, ou par son sifflement, ou par quelques signes ; car en ce temps-là l’homme entendait la voix de toutes les bêtes. Cajetan [11] n’a point voulu reconnaître dans la tentation d’Ève l’intervention de la voix : il veut que le serpent ne se soit servi que de suggestions intérieures. 9o. Un rabbin, nommé Lanjado, a tellement pointillé [12] sur l’expression vous mourrez de mort, qu’il a cru que le serpent présupposa qu’elle contenait la menace d’une double mort, dont l’une devait dépendre de la qualité du fruit défendu, et l’autre de la défense d’en manger ; ou bien l’une devait être causée par le bois de l’arbre, l’autre par le fruit : là-dessus le serpent, par un vrai tour de sophiste, et comme s’il avait voulu fuir le mensonge à la faveur des équivoques, nia que cette menace dût être suivie de l’effet par rapport au bois de l’arbre ; il persuada donc à Ève de goûter de ce bois ; et comme elle y trouva un goût agréable, elle conclut que le fruit serait encore tout autre chose : ainsi elle en mangea. Distillateurs des saintes lettres, vous seriez moins blâmables, si vous abusiez de votre loisir dans les distillations chimiques, pour la recherche du fantôme de la pierre philosophale. 10o. On a feint que le serpent se donna un visage semblable à celui d’une belle fille, lorsqu’il voulut tenter Ève. Nicolas de Lyra fait mention de cette creuse fantaisie [13], et l’on voit dans les Bibles allemandes, imprimées avant Luther, entre autres figures, celle d’un serpent qui a un visage de fille tout-à-fait joli :

Desinit in piscem mulier formosa supernè [14].


Les sirènes étaient aussi un composé monstrueux, dont la partie supérieure ressemblait à une fille. Leur voix trompeuse et traîtresse peut bien être comparée à celle de ce serpent ; mais plût à Dieu qu’Ève eût fait ce que l’on a dit d’Ulysse ! Elle prêta trop l’oreille aux discours de ce séducteur : ce n’est pas qu’il faille ajouter beaucoup de foi à tous les beaux complimens qu’Alcimus Avitus fait intervenir de part et d’autre [15] ; car, selon le narré de Moïse, cette grande affaire se vida en très-peu de mots. Jamais il n’y eut entreprise de telle importance : il s’agissait de la destinée du genre humain pour tous les siècles à venir : la félicité éternelle, ou la damnation éternelle de tous les hommes en dépendait, sans compter toutes les sottises, et tout le ridicule de la vie présente ; et cependant il n’y eut jamais d’affaire si promptement terminée ; jamais peut-être le démon n’a eu si bon marché de l’homme. Apparemment les pensées criminelles des particuliers, qui ne tirent point à conséquence, lui ont toujours plus coûté que celle qui était décisive pour tout le monde ; et il faut avouer que les deux têtes à qui Dieu avait donné en dépôt le salut du genre humain, le gardèrent si mal que rien plus : ils livrèrent la place à l’ennemi presque sans combat ; et au lieu de se battre pour un si précieux dépôt, autant que l’homme pécheur se bat pour sa religion et pour sa patrie, pro aris et focis, ils ont fait moins de résistance qu’un enfant à qui l’on veut ôter sa poupée. Ils agirent comme s’il n’y fût allé que d’une épingle : sic erat in fatis. Gardons-nous bien toutefois de croire, ou que Moïse a trop abrégé cette narration, ou que, suivant le génie des Orientaux, il cacha sous le voile de quelques fables ce funeste événement. Ce serait trop commettre les intérêts de nos vérités fondamentales ; et après tout, la grande innocence d’Ève, et son inexpérience de toutes choses, doivent diminuer l’admiration de sa courte et de sa faible résistance. Il n’y a rien tel pour s’empêcher d’être trompé, que d’être excessivement méchant et fourbe. Les gens de bien sont ceux qui donnent le plus aisément dans le panneau.

Incapables de tromper,
Ils ont peine à s’échapper
Des piéges de l’artifice.
Un cœur franc ne saurait soupçonner en autrui
La fourberie et la malice,
Qu’il ne sent point en lui.


C’était donc un triomphe infiniment plus utile que glorieux, que celui que le démon remporta sur la première de toutes les femmes ; et l’on pourrait presque l’apostropher ainsi, lui et le serpent qui lui servit de second :

Egregiam verò laudem et spolia ampla refertis,
Tuquè puerque tuus, magnum et memorabile nomen,
Una dolo divûm si fœmina victa duorum est [16].


Car ce que nous représente un auteur moderne, que les bons anges n’auraient pas laissé la partie si inégale entre un démon tout-à-fait expérimenté dans les affaires, et une femme qui ne venait que d’être produite, et qui n’avait jamais vu ni le lever ni le coucher du soleil, ne mérite point d’autre réponse, si ce n’est qu’une pareille raison prouvant trop ne prouve rien. Quod si hoc totum, dit-il [17], ab inscitiâ et imbecillitate mulieris provenisse dixeris, æquum utique fuisset ignaræ et imbecilli fœminæ succurrisse ex alterâ parte bonos angelos. Æqui spectatores rerum humanarum haud tulissent tam imparem congressum. Quid enim, si dolo mali dæmonis multiscii et in rebus versatissimi victa fuerit imbellis fœmina, quæ solem nondum orientem vel occidentem viderat recens in lucem edita, et rerum omnium inexperta ? Meruit certè tam charum caput quod annexam sibi tenuit humani generis salutem, meruit, inquam, custodiam angelicam.

(B) Adam ne la connut qu’après qu’ils eurent été chassés du jardin d’Eden. ] Il n’y a que des gens plus soumis à leur imagination qu’à l’autorité de l’Écriture, qui puissent nier qu’Adam et Ève ne soient sortis vierges de ce jardin ; et c’est à tort que Cornélius à Lapide [18] accuse les protestans de le nier. 1o. Je renvoie donc au pays des fables ceux qui disent que Caïn a été conçu dans le paradis terrestre, et qu’Ève ne fut pas plus tôt produite, qu’elle fut rendue femme. Adam n’ayant usé d’aucune remise à jouir d’elle tout aussitôt qu’il l’eut vue. L’auteur des vers sibyllins soutient que comme l’exemption de toute honte était un des priviléges de l’innocence, l’homme en cet état exerçait le devoir du mariage à la vue du soleil, et aussi librement que les bêtes [19] ; mais c’est un auteur apocryphe et indigne de toute créance. Les rabbins qui ont eu l’effronterie de débiter [20] que le serpent conçut de l’amour pour Ève, en la voyant sur le fait avec son mari, et qu’à cette vue il forma le noir complot de les séduire, sont beaucoup moins supportables que la prétendue sibylle, et que ces autres rabbins qui ont dit qu’Adam dormait pendant le dialogue d’Ève avec le serpent [21] ; et qu’il s’était endormi pour se délasser de ses corvées conjugales. Ces derniers rabbins ne laissent pas d’être fort extravagans. Nous en verrons d’autres dans la remarque suivante, qui, sans éviter la rêverie, établissent le fait que nous soutenons ici avec un père de l’église [22] ; c’est qu’Adam n’a songé à la célébration de ses noces que lorsqu’il n’a plus été dans le paradis : Nuptice terram replent, virginitas paradisum [23]. 2o. Évitons aussi l’extrémité opposée. Il y a des gens qui ont débité qu’Adam différa quinze ans, ou même trente ans, la consommation de son mariage. D’autres poussent la chose plus loin, et soutiennent qu’Adam et Ève, d’accord de partie, et pour pleurer leur péché, ne rompirent leur continence qu’au bout de cent ans. Les raisons qui réfutent cela sont fort bonnes, soit qu’on les tire du besoin que le monde avait alors d’être peuplé, et de la commission qu’ils avaient reçue de Dieu sur ce sujet ; soit qu’on les tire des dispositions où leur âge, la constitution de leur corps, et les premiers feux de la convoitise les devaient mettre. Probabiliter censet Torniellus in Annal. Caïn genitum esse mox post expulsionem Adæ et Evæ ex Paradiso, scilicet primo anno murdiet Adæ, tùm quia Adam et Eva creati sunt in staturâ perfectâ et habili ad generandum, tùm quia post peccatum mox acres libidinis et copulæ stimulos senserunt, tùm quia ipsi erant soli in mundo, et per eos Deus volebat statim propagari et multiplicari toto orbe genus humanum [24]. 3o. Ceux qui disent qu’Adam n’eut aucune part à cette continence de plusieurs années sont des rêveurs indignes d’être écoutés. Ils [25] supposent qu’il demeura excommunié, cent cinquante ans pour avoir mangé du fruit défendu, et qu’il vécut pendant ce temps-là avec une femme qui comme lui avait été formée de la terre, et qu’ils nomment Lilia. Ils ajoutent qu’il engendra les diables par son commerce avec cette femme, et qu’enfin lorsque son excommunication fut levée, il épousa Ève qui était sortie de sa tête, et engendra des hommes. Ce récit est plus confus que celui qu’on trouve dans d’autres livres [26] ; savoir qu’Adam voulant faire pénitence se tint éloigné d’Ève pendant cent trente ans, et s’attacha à une autre femme nommée Lilitha, de laquelle il n’engendra que des démons. Ce fruit était digne d’une pénitence si déréglée. Mais d’autre côté Épiphane fait mention d’une secte d’hérétiques [27], qui disait que le diable avait eu affaire avec Ève comme un mari avec sa femme, et qu’il en avait eu Caïn et Abel. Voyez ci-dessous la remarque (G). Voilà des compensations ; Adam quitte Ève pour faire des diables avec une autre femme, et le diable va trouver Ève pour faire des hommes avec elle. 4o. Mais ce qu’il faut principalement condamner, c’est l’erreur profane et libertine de ceux qui disent que l’arbre de science de bien et de mal n’était autre chose que le plaisir de l’amour : d’où ils concluent que la chute de nos premiers pères ne fut autre chose de la part de la femme, que l’envie de perdre sa virginité, et de la part de l’homme, que l’accomplissement de ce désir. Corneille Agrippa n’est pas le premier qui a débité cette sottise : les cathares, les manichéens, les priscillianistes, les basilidiens, l’avaient avancée depuis longtemps [28] ; et il paraît par le livre du comte de Gabalis que c’est un des dogmes de la cabale, et que les initiés et les adeptes n’expliquent pas autrement l’histoire de la tentation. Le sage démêle aisément ces chastes figures, dit cet auteur ; quand il voit que le goût et la bouche d’Ève ne sont point punis, et qu’elle accouche avec douleur, il connaît que ce n’est pas le goût qui est criminel : et découvrant quel fut le premier péché par le soin que prirent les premiers pécheurs de cacher avec des feuilles certains endroits de leur corps, il conclut que Dieu ne voulait pas que les hommes fussent multipliés par cette lâche voie. Robert Flud n’avait donc garde de s’écarter de ce sentiment absurde [29]. Graviter erravit Cornelius Agrippa in declamat. De Orig. peccati, et Robertus Flud, sub nomine anagrammalisato Rudolphi Otreb. in tract. theologico-philosophico, de Vitâ, Morte, et Resurrectione, lib. 3, cap. 2 et 3, dum tradunt, primum et originale peccatum aliud nihil fuisse, quàm copulam carnalem viri mulierisque, et nullum alium Dæmonem Evan tentâsse arbitrantur, quàm illum de quo ait Job, cujus virtus est in lumbis et in umbilico potestas. A quâ etiam opinione non planè alienus videtur Philo Judæus de Opific. mund., fol. 26 et seqq. [30]. Quand on accorderait qu’il y a quelque chose de figuré dans le récit de Moïse, on n’en devrait pas être moins certain qu’il le faut prendre à la lettre par rapport à l’ordre du temps. Or, il est incontestable que le premier congrès d’Adam et d’Ève est rapporté dans l’Écriture, comme postérieur à la sentence que Dieu prononça contre leur crime. Reyssénius a solidement réfuté la fable de ces libertins [31]. Voilà quatre faussetés sur un seul chef.

(C)..... Ce n’est pas une preuve.... que cela fût incompatible avec l’état d’innocence. ] Plusieurs des anciens pères, trop prévenus des prééminences de la virginité, ont prétendu [32] que si l’homme eût persévéré dans l’innocence, il ne fût point entré dans le commerce du mariage, et que la multiplication du genre humain se serait faite tout autrement ; mais saint Augustin a soutenu le contraire par de puissantes raisons [33] : car enfin, la bénédiction de Dieu, l’ordre de multiplier, et la différence des sexes sont des choses qui ont précédé le péché ; et il serait absurde de dire que le péché a été absolument nécessaire, afin que les générations humaines fournissent à Dieu le nombre de ses prédestinés [34]. Il est vrai que saint Augustin accorde que dans l’état d’innocence la génération se fût faite sans aucun mélange de passion, et sans la perte de la virginité, et que les parties naturelles auraient été pleinement soumises à la raison ; de sorte que, selon lui, la révolte de ces parties fut la suite la plus prochaine et la plus immédiate de la désobéissance de nos premiers pères, comme il y parut à la honte dont ils se trouvèrent saisis sur-le-champ, et qui les obligea à se faire des ceintures. Voluntati membra illa (in Paradiso) ut cœtera cuncta servirent. Ita genitale arvum vas in hoc opus creatum seminaret, ut nunc terram manus [35]. Seminaret igitur prolem vir, susciperet fœmina genitalibus membris, quando id opus esset, et quantum opus esset, voluntate motis, non libidine concitatis [36]. Ita tunc potuisse utero conjugis salvâ integritate fœminei genitalis virile semen immitti, sicut nunc potest eâdem integritate salvâ ex utero virginis fluxus menstrui cruoris emitti [37]. Il semble que certains rabbins aient attribué cela à une qualité naturelle du fruit défendu : les principes mécaniques de la nouvelle philosophie leur fourniraient de quoi défendre cette pensée. Ces docteurs ajoutent [38] que la science que le tentateur promettait à nos premiers pères, par le moyen de ce fruit, était qu’ils auraient envie de s’accoupler, la seule chose qui manquait à leurs connaissances [39]. Voilà comment cet arbre leur devait ouvrir les yeux : Adam devait s’apercevoir de la beauté de sa femme, à laquelle il ne faisait point d’attention, trop occupé qu’il était aux choses intellectuelles ; et ils devaient considérer l’un et l’autre les parties destinées aux fonctions du mariage. En conséquence de quoi ils devaient produire d’autres hommes, et devenir semblables à Dieu dans la puissance de faire de nouveaux êtres. Se peut-il voir une impiété plus hardie que celle qu’on trouve dans Abarbanel [40] ; c’est que Dieu, par jalousie contre l’homme, et pour être le seul qui produisit, lui fit défense de manger de l’arbre qui donnait la force d’engendrer ? Les rabbins appliquent à cela le proverbe Figulus figulo invidet, faber fabro, et il y en a qui soutiennent [41] qu’Adam fit fort bien de manger du fruit défendu, parce que sans cela l’homme aurait été comme une bête, ne discernant point le bien et le mal, et qu’il n’aurait eu que la parole pardessus la bête. Le savant Maimonide a réfuté cette extravagance. Il semble que ces gens-là aient cru que la machine d’Adam et d’Ève était tellement construite, qu’elle avait besoin que les parties spiritueuses du fruit défendu y débouchassent quelques obstructions, faute de quoi ils auraient été toujours insensibles et impuissans, comme ceux dont le titre de frigidis et maleficiatis fait mention.

(D) On a débité qu’elle accouchait.….… chaque fois d’un garçon et d’une fille. ] Il y a des gens qui ont cru que Caïn et Abel étaient frères jumeaux ; mais on peut aisément prouver le contraire par la narration de Moïse. Aussi n’est-ce point le sentiment le plus commun. On aime mieux supposer qu’il naissait un fils et une fille à chaque accouchement, et puis on suppose que celle qui était née avec Caïn épousa Abel, et que celle qui était née avec Abel épousa Caïn, et ainsi des autres [42]. On prétend affaiblir par-là l’inceste autant qu’il se pouvait affaiblir. Mais il n’était pas nécessaire pour cela, ni pour aucune autre raison, que les jumeaux fussent de différent sexe ; car si Ève avait accouché la première fois de deux garçons, et la seconde fois de deux filles, les mariages auraient pu se faire aussitôt, et sans un plus grand inceste que dans l’autre supposition. Quoi qu’il en soit, le sentiment le plus ordinaire porte qu’il naissait un fils avec une fille : et l’on s’est même mêlé de nous apprendre comment s’appelaient les filles. La sœur jumelle de Caïn s’appelait Calmana [43], ou Caimana [44], ou Débora [45], ou Azrum [46] : celle d’Abel s’appelait Delbora [47], ou Awina [48]. Saint Épiphane, dans l’hérésie XXXIX, fait mention d’Azura et de Sava comme de deux filles d’Adam [49], et il dit que Sava fut femme de Caïn. Cédrénus et quelques autres donnent le nom d’Asua à la fille aînée d’Adam, et la font femme de Caïn. Selon Tostat, il était bien vrai que les rabbins donnaient à Caïn sa sœur jumelle pour femme, mais elle s’appelait Calmana. Voyez la remarque (F) de l’article d’Abel. Ceux qui ont osé affirmer ces sortes de particularités méritaient, pour le châtiment de leur crédulité téméraire, de tomber dans des variations encore plus grandes que celles que nous remarquons en eux. La confusion des langues doit être le sort des entreprises trop audacieuses ; or quelle hardiesse n’est-ce pas que de vouloir pénétrer au delà du déluge, et jusqu’à la première origine des choses, sans l’aide de l’unique historien qui nous soit resté ? On bâtirait plutôt la tour de Babel, qu’on ne trouverait de si loin le nom des filles d’Adam. Il fallait quant à cela, et quant à plusieurs autres choses, s’en tenir au seul texte de Moïse. Il ne fallait chercher que ce qu’on pouvait apprendre des écrivains inspirés. Eux seuls savaient les choses ; le reste n’était que des contes. Il fallait leur dire ce que les anciens poëtes disaient aux muses, c’est à vous qui savez ces choses à nous les apprendre :

Et meministis enim divæ, et memorare potestis,
Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura [50].


Nous réfutons, dans l’article de Caïn, ceux qui disent qu’Ève n’avait eu encore que deux enfans lorsqu’Abel fut massacré.

(E).... et qu’elle vécut 940 ans. ] Si vous demandez des témoins, on vous en donnera trois, Marianus Victor, Génebrard, et Feuardent [51] : mais cent mille comme ceux-là seraient incapables de diminuer l’incertitude d’un tel fait. Au reste, je vois des auteurs [52] qui trouvent digne de remarque qu’Ève ait vécu dix ans plus qu’Adam, malgré tant de grossesses et tant d’accouchemens, malgré la domination perpétuelle de son mari, la mort d’Abel, le schisme des Caïnites, et le regret continuel de sa faute. Ils ont tort de fourrer dans cette liste l’autorité d’Adam sur sa femme ; car à moins que de le prendre pour un mauvais mari, on ne peut pas regarder cette autorité comme une chose qui ait été capable d’abréger la vie d’Ève. Quoi qu’il en soit, ils doivent donner à cette première femme le meilleur tempérament du monde ; car ils prétendent que puisque son mari a pu vivre 930 ans, et communiquer à ses fils pour plusieurs générations les principes d’un si long âge (cela ne convient pas moins à Ève qu’à lui), il faut qu’il ait été d’une très-vigoureuse complexion. Sa longue pénitence, disent-ils, et le chagrin d’avoir perdu tant de biens, et pour lui, et pour toute sa postérité, affaiblirent peut-être son tempérament ; mais on ne sait pas qu’il ait jamais été malade. Tournez la chose comme vous voudrez, ce sera toujours un argument du plus au moins, qui montrera que le corps d’Ève était mieux constitué que celui de son mari. Quantum porrò fuerit Adami robur, quæ firmitas laterum, quis nervorum vigor, quis contextus musculorum docet nongentorum et triginta annorum ætas, nullo quod sciatur languore debilitata, eademque in multorum sæculorum posteros propagata, etsi fortassis illam totius corporis firmitatem nonnihil tam diuturna pœnitentia, tam multiplex tristitia, de tot tantisque bonis sibi suisque amissis, afflixerit [53].

(F) Quelques-uns croient que si elle n’avait point goûté du fruit défendu, il n’y aurai jamais eu d’amour entre les deux sexes. ] J’ai rapporté [54] les paroles de saint Augustin, qui témoignent clairement que selon lui les pères auraient produit des enfans avec toute la tranquillité que sentent nos laboureurs lorsqu’ils sèment une terre. On pouvait lui objecter que les bêtes sont demeurées dans l’état de leur création, et que néanmoins elles se portent à multiplier leur espèce avec une ardeur incroyable [55]. Ce que l’on nomme libido, et tout ce que l’on peut concevoir de plus impur et de plus fougueux sous ce terme, se voit manifestement parmi les bêtes quand le feu d’amour les anime : elles n’ont pourtant rien fait qui les ait tirées de leur état naturel. Il semble donc que ces mouvemens impétueux et accompagnés de volupté, soumis néanmoins à la raison, n’aient rien d’incompatible avec l’état d’innocence. Saint Augustin n’aurait pas manqué de se retrancher sur les différences qui se rencontrent essentiellement entre une créature raisonnable, et faite à l’image de Dieu, et les bêtes brutes ; et il serait très-malaisé de le forcer dans de tels retranchemens. Laissons-l’y donc en repos, et nous contentons de dire que puisqu’il fallait que l’homme, depuis son péché, fût dans l’impuissance d’obéir exactement aux lumières de la raison, il n’y avait rien de plus nécessaire que d’introduire l’amour dans le monde ; car on ne comprend pas que sans cela le genre humain eût pu subsister. Les passions, par rapport au bien naturel des sociétés, sont la même chose que la repentance, par rapport aux biens célestes, une planche après le naufrage ; et puisque la raison devait devenir si faible, on ne devait pas recourir à un meilleur pis-aller que l’est celui des passions, entre lesquelles l’amour est sans contredit la principale, et en quelque manière l’âme du monde. Voyez ce qu’en dit Lucrèce, à la suite de ce que j’ai mis en note :

............... Ita capta lepore
...................................
Te sequitur cupidè, quò quamque inducere pergis.
Denique per maria, ac montes, fluviosque rapaces,
Frondiferasque domos avium, camposque virentes,
Omnibus incutiens blandum per pectora amorem
Efficis, ut cupidè generatim sæcla propagent.
Quæ quoniam rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quidquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, neque amabile quidquam ;
Te sociam studeo scribundis versibus esse,
Quos ego de rerum naturâ pangere conor [56].


Voyez ce qui a été dit sur l’utilité des passions et des préjugés par le critique de Maimbourg, dans le IIe. tome de ses nouvelles Lettres, depuis la page 499 jusqu’à la page 572. Voyez aussi les Nouvelles de la république des lettres, au mois de septembre 1686, article Ier., page 989.

(G) Les rabbins disent... que le prince de tous les anges en devint fort amoureux. ] Ils le nomment Samaël, et ils le font père de Caïn, qui, selon leurs rêveries, n’était que frère utérin d’Abel ; et ils reconnaissent là ce que les médecins nomment superfétation. Lisez ce latin : Ingreditur ad Evam (nempe Samaël) equitans super serpentem, et gravidavit eam Caïno ; deindè ascendit Adam, et fœcundavit eam Abele [57]. Le père Bartolocci ajoute qu’ils supposent que tous les peuples de la terre, excepté les Juifs, doivent rapporter leur origine à de semblables adultères de la femme d’Adam. Non Samaël solùm cognovit Evam, sed et serpens ipse antiquus cum Evâ coïvit, ex cujus semine omnes mundi nationes (Judæis exceptis) provenire dicunt [58]. Ils la font aussi la mère de plusieurs démons. Adamum intra spatium centum triginta annorum dæmones procreâsse ex Lilith........ Evan autem dæmonum concubitum per idem tempus appetiisse, ex quâ dæmones nati sunt, volunt [59]. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ils appuient toutes ces chimères sur des paroles de l’Écriture, qu’ils tordent et qu’ils sophistiquent misérablement.

(H) Il n’y eut qu’elle qui pût éteindre l’ardeur amoureuse d’Adam : il avait tenté en vain toute autre voie. ] Employons ici les termes d’un religieux italien [60]. Qui mirum si hæc dicant (savoir, 1o. qu’Adam connut Ève le même jour qu’il fut créé ; 2o. qu’elle conçut quatre enfans : Caïn, Abel et deux filles ; 3o. qu’ils se hâtèrent de consommer leur mariage, parce que leur conduite à cet égard-là devait être une leçon et un exemple à toutes les bêtes, pour travailler à la multiplication des individus ; 4o. qu’aucune créature ne précéda l’homme dans cette fonction [61] :) quæ minora æstimantur, cùm de protoparente Adamo ita sinistrè sentiant, ut etiam ipsum nefariæ incontinentiæ, quod referre pudet, insimulent ? In Ialkut, tom. l. n. 24, ante Evæ formationem omnia jumenta, ferasque campi carnaliter cognovisse aiunt his verbis..... dixit R. Eleazar, quid sibi vult, hâc vice ? (Vulg. hoc nunc) Gen. 2, 23, ad docendum, quòd ingressus fuerat Adam super omne jumentum et feram, neque refrigerata est illius concupiscentia, quousque copulata est ei Eva. Le père Bartolocci remarque qu’il y a quelques rabbins modernes qui disent qu’il faut entendre cela dans un sens métaphorique ; mais il soutient le contraire, vu que les dernières paroles, quousque copulata est ei Eva se doivent prendre au sens littéral, et que la pensée du rabbin est si claire qu’on doit s’étonner que certains auteurs chrétiens aient voulu la traîner à un sens allégorique. Salomon Iarchi [62], continue-t-il, l’a entendue littéralement.

(D) Léon Hébreu... s’imagine que l’homme n’eût jamais péché si les deux sexes... n’eussent été séparés. ] Léon Hébreu suppose que le serpent ne pouvait tromper la femme pendant qu’elle était jointe avec l’homme, ni tromper l’homme et la femme conjointement [63]. Ainsi la puissance de pécher fut une suite de la division des deux sexes ; division que Dieu avait faite pour de bonnes fins : savoir, afin que chacun des deux sexes servit d’aide à l’autre dans l’œuvre de la génération. Disons quelque chose des allégories que cet écrivain ajoute à cela. Il prétend [64] que chaque homme et chaque femme sont composés de partie masculine et de partie féminine. L’entendement est la partie masculine, la matière ou le corps est la partie féminine. Ces deux parties étaient de fort bonne intelligence au commencement : La corporité sensuelle féminine estoit obeyssante et servante à l’intellect et raison masculine : en sorte qu’il n’y avoit aucune diversité en l’homme, et la vie du tout estoit intellectuelle [65]. La défense de manger de l’arbre de science de bien et de mal signifiait qu’il ne fallait point qu’Adam détournât son intellect vers les actes de sensualité [66], ni vers l’acquisition des choses utiles ; car les objets sensuels, corporels et corruptibles, font que l’intellect qui y est trop adonné devient matériel et corruptible, c’est-à-dire subjet à peine et condamnation [67]. Toutefois, ajoute ce docteur juif, la divinité ne permit pas que l’obéissance de la partie corporelle féminine à l’intellectuelle masculine fût constante. Dieu prévit que l’union de ces deux parties ferait de plus en plus immortelle et parfaite l’essence de l’homme, mais que d’autre côté elle serait très-préjudiciable à la partie corporelle et féminine, tant à l’égard de l’individu qu’à l’égard de la propagation de l’espèce humaine ; car 1o. quand l’intellect s’enflamme en la cognition et amour des choses éternelles et divines, il abandonne le soin du corps, et le laisse mourir devant le temps. 2o. Ceux qui sont ardens aux contemplations intellectuelles, desprisent les amours corporels, et fuyent le lascif acte de la génération : tellement que ceste intellectuelle perfection causeroit la perdition de l’espèce humaine. C’est pourquoi Dieu délibéra de mettre quelque division tempérée entre la partie féminine sensuelle et entre la partie masculine intellectuelle, afin que [68] la sensualité tirât l’intellect à aucuns désirs et actes corporels, nécessaires pour la sustentation corporelle individuale, et pour la succession de l’espèce. Et c’est ce que signifie le texte, quand il dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul, faisons-lui aide au-devant ou vis-à-vis de luy, c’est-à-dire que la partie sensuelle féminine ne fust pas tellement suyvante l’intellectuelle que elle ne luy feist quelque résistance, l’attirant aucunement aux choses corporelles, pour l’ayde de l’estre individual, et de l’espece. Pour ce qui regarde le sommeil où Adam tomba, et pendant lequel Dieu lui ôta une côte, pour en former Ève, notre auteur prétend que cela veut dire [69] que la veille intellectuelle première et l’ardente contemplation d’Adam fut interrompue, et que l’intellect commença à s’encliner à la partie corporelle, comme un mary à sa femme, et avoir soin tempéré de la sustentation d’icelle, comme de sa partie propre, et de la succession d’un semblable, pour sustentation de l’espèce : tellement que la division d’entre la moytié masculine et féminine fut faite pour bonne et nécessaire fin : et depuis survint la résistance de la matière féminine, et l’inclination de l’intellect masculin vers icelle, avec intempéré pourchas de la nécessité corporelle : et ne fut plus modérée par raison, comme il estoit juste qu’elle le fust, et comme c’estoit l’intention du créateur : ainçois cedant et obéyssant l’intellect à la matière par se trop plonger en la sensualité, le péché humain s’en ensuyvit. Et c’est ce que dénote l’histoire, quand elle dit que le serpent trompa la femme, lui disant qu’elle mangeast de l’arbre deffendu de cognoistre bien et mal : pource que, quand ils en mangeroyent, leurs yeux s’ouvriroyent, et seroyent comme dieux qui cognoissent bien et mal. Quoy voyant la femme, et que l’arbre estoit bon à manger, et beau et delectable, et de cognoissance desirable ; mangea du fruit, et en feit manger à son mary avec elle, et lors s’ouvrirent leurs yeux, et cogneurent qu’ils estoient nuds : et cousurent ensemble des feuilles de figuier, et en feirent des ceintures. Le serpent est l’appétition charnelle, qui incite et trompe premierement la partie corporelle féminine, quand il la trouve aucunement divisée de l’intellect son mary, et resistante aux estroites loix d’iceluy, afin qu’elle s’embourbe aux delectations charnelles, et qu’elle s’offusque par l’acquisition des superfluës richesses (qui est l’arbre de cognoistre bien et mal, par les deux raisons que je vous ai dites), lui monstrant que par cela leurs yeux s’ouvriront, c’est-à-dire que ils cognoistront plusieurs choses de telle nature que sont celles qu’il leur monstre en cest arbre de bien et de mal : et que paravant ils ne cognoissoyent point : assavoir plusieurs astuces, et cognitions appartenantes à lascivie et à avarice : à quoy paravant ils ne s’amusoyent point. Et dit qu’ils seroyent semblables aux dieux en cela : c’est-à-dire, en l’opulente génération : car ainsi comme Dieu est intelligent, et que les cieux sont causes productives des créatures à eux inférieures, ainsi l’homme, moyennant les méditations charnelles continuelles, viendroit à engendrer grande lignée. En ce cas la partie corporelle féminine non-seulement ne se laissa pas regler, comme il estoit juste par son intellectuel mary : ainçois l’attira au bourbier des choses corporelles, mangeant avec luy du fruict de l’arbre deffendu : et incontinent s’ouvrirent leurs yeux : non pas les intellectuels, car ceux-là se fermèrent plustost, mais ceux de la fantaisie corporelle environ les actes charnels lascifs : et pourtant se cogneurent estre nuds : c’est-à-dire qu’ils cogneurent l’inobédience des actes charnels à l’intellect : et pour ce procurerent couvrir leurs instrumens génitaux, comme vergongneux et rebelles à raison et sapience.

On peut censurer deux choses dans cette doctrine de Léon Hébreu. La première est qu’il dit assez clairement que le premier péché d’Ève fut un acte d’incontinence ; d’où il résulte que le fruit de l’arbre qu’elle fit manger à son mari ne fut autre chose que de l’exciter à jouir d’elle. En second lieu, cet auteur fait tenir à Dieu une conduite très-indigne de la souveraine perfection. Il suppose que la jonction des deux sexes dans le premier homme, était un état d’immortalité et de vie intellectuelle qui excluait la malheureuse capacité de pécher ; et que néanmoins Dieu renversa bientôt cet état, afin de remédier à deux inconvéniens : c’est que l’homme négligerait trop son corps, et s’abstiendrait des actes charnels d’où découlent les générations. Dieu prévit ces deux désordres, c’est pourquoi il sépara ce qu’il avait joint. N’eût-il pas bien mieux valu, dira-t-on à ce faux docteur, former à part ces deux sexes, que de les unir, et peu après les désunir ? Fallait-il faire un ouvrage où il y aurait des défauts qui obligeraient bientôt à le défaire ? Et si Dieu prévit ces deux suites de la jonction, ne prévit-il pas aussi les suites de la désunion ? Ne prévit-il pas que les deux sexes devenant sujets à la sensualité seraient entraînés au déréglement par la force du plaisir ? Ces inconvéniens-là n’étaient-ils pas plus mauvais que les deux autres, et ne demandaient-ils pas pour le moins autant de remède ? Il me semble voir dans cette conduite celle de ces juges qui, ne voulant pas mettre en liberté formellement un prisonnier, ni le tenir en prison, le gratifient du bénéfice du laxior custodia, ou avertissent même sous main le geôlier de lui fournir les occasions de s’enfuir. La partie féminine, pendant la jonction à la masculine, était sous une si bonne garde, qu’elle ne pouvait pas s’écarter de son devoir ; on la détache, et on la met en état de se servir et d’abuser de la liberté. Que penserions-nous d’un médecin qui emploierait les incisions, l’ure, seca, pour guérir ceux qui ne seraient pas assez adonnés au plaisir des sens, et qui ne guérirait pas ceux qui y seraient trop adonnés ; qui chasserait le mépris du vin, et laisserait en repos l’ivrognerie [70] ? Il faut donc rejeter comme abominables les hypothèses de cet auteur juif.

(K) Un bel esprit... fit un sonnet...... profane. ] On voit bien que je désigne le fameux sonnet de Sarrasin, Quand Adam vit cette jeune beauté. La conclusion est non-seulement trop satirique contre le sexe, mais aussi d’un libertinage qui va jusqu’à l’impiété.

Cher Charleval, alors en vérité,
Je crois qu’il fut une femme fidèle ;
Mais comme quoi ne l’aurait-elle été ?
Elle n’avait qu’un seul homme avec elle.
Or en cela nous nous trompons tous deux,
Car, bien qu’Adam fût jeune et vigoureux,
Bien fait de corps, et d’esprit agréable ;
Elle aima mieux, pour s’en faire conter,
Prêter l’oreille aux fleurettes du Diable,
Que d’être femme et ne pas coqueter [71].


On dirait que Sarrasin écrivit cela pendant l’accès d’une furieuse jalousie, et ayant appris tout fraîchement que sa maîtresse avait eu beaucoup de civilité pour quelques jeunes blondins qui l’avaient louée ; car voilà l’un des caprices de l’amour. Un homme n’est jamais plus disposé à pester contre les femmes en général que lorsqu’il sait que celle qui l’aime, et qu’il aime, écoute agréablement les douceurs que d’autres lui disent ; qu’elle s’engage volontiers à un tête-à-tête ; qu’elle se divertit fort bien où il n’est pas, etc. Il voudrait que dès qu’une femme a lié avec lui une intrigue d’amour, elle regardât de haut en bas tous les autres hommes et rejetât dédaigneusement toutes leurs cajoleries, et devînt à leur égard chagrine, incivile, farouche, brutale ; et quand il voit tout le contraire, comme cela lui arrive assez souvent, il se dépite, et il s’emporte avec si peu d’équité, qu’il faut que tout le beau sexe en pâtisse. Il se déchaîne contre toutes les femmes ; il les accuse toutes d’être coquettes essentiellement : et s’il faisait alors une logique, et qu’il en fût au traité des universaux, il donnerait la coquetterie pour le proprium quarto modo du sexe féminin, pour cette propriété quæ convenit omni, soli, et semper subjecto, et cum eo reciprocatur. Il serait fort éloigné de cette injustice s’il n’était pas amoureux ; car il ne verrait rien de condamnable dans le plaisir qu’elles trouvent à être flattées et cajolées, et dans la manière honnête et civile dont elles répondent à un compliment. Il ne donne pas même dans cette injustice lorsqu’il est fort amoureux, et qu’on n’est coquet que pour lui ; c’est donc la jalousie qui le fait tant déclamer ; c’est elle qui le porte à répandre ses médisances non-seulement sur la maîtresse infidèle, ou prétendue infidèle, mais aussi sur toutes les femmes en général, comme si la coquetterie en était inséparable. Peut-on voir un caprice plus bourru et plus aveugle que celui de ces galans jaloux ? Ils ne peuvent pas même endurer que leurs maîtresses témoignent à leurs maris une complaisance caressante. Voici l’une de leurs complaintes à ce sujet-là.

Je penserais n’être pas malheureux,
Si la beauté dont je suis amoureux
Pouvait enfin se tenir satisfaite
De mille amans avec un favori :
Mais j’enrage que la coquette
Aime encor jusqu’à son mari [72].

(L) Il y a quelques autres choses à reprendre dans le Lorédano. ] Je ne considère ici que son ouvrage de la Vie d’Adam : c’est un livre qui a été traduit d’italien en français : cette traduction, faite sur une huitième édition, imprimée à Venise, par Valvasense [73], fut publiée à Paris l’an 1695, et contrefaite bientôt après à Amsterdam. On a vu, dans le Mercure Galant du mois de décembre de la même année, une fort bonne critique de cet écrit [74]. M. Basnage de Beauval le critique finement dans son mois de mars 1696 [75]. On ne saurait dire trop de mal d’un pareil livre, ni pardonner à l’auteur la licence qu’il s’est donnée de mêler à un sujet comme celui-là tant d’inventions romanesques, et si éloignées de la gravité, et si propres à une histoire comique. Arrêtons-nous seulement à quelques pensées qui ont du rapport à Ève. L’auteur assure [76] que ce fut un effet de la bonté de Dieu envers Adam, de vouloir qu’il dormît alors [77] sachant bien qu’en peu de temps il perdrait le repos dans la compagnie de sa femme... Adam étant doué de l’esprit de prophétie, continue-t-il, pouvait prévoir les maux que la naissance d’Ève devait causer à tout le genre humain ; ainsi Dieu l’excite peut-être à dormir, de peur qu’il ne s’opposât à la création de sa femme... Ne semblait-il pas que Dieu, en créant une seule femme pour Adam, faisait entendre aux hommes qu’ils devaient se contenter d’un seul mariage ? mais peut-être le faisait-il pour une autre raison : c’est qu’il ne voulait pas multiplier ses peines, en lui donnant plusieurs femmes, n’y ayant rien d’ordinaire qui soit plus capable d’exercer la patience de l’homme, et de troubler son repos, que les soins du mariage [78]. Il suppose [79] qu’Ève était si belle, qu’Adam fut sur le point de l’adorer comme une divinité [80]. Il n’y a point de roman où l’on fasse une déclaration d’amour plus passionnée que celle qu’Adam fait ici [81]. L’auteur ne trouve point d’incident plus vraisemblable pour prévenir la suite des emportemens avec lesquels le premier homme exprimait la tendresse de son cœur, que de feindre que Dieu vint lui-même interrompre la conversation [82]. Adam avertit sa femme de ne point toucher à ce fruit fatal qui devait apporter la mort au monde [83]. « Cette défense rendit Ève curieuse ; car c’est réveiller la curiosité d’une femme, que de lui défendre quelque chose. La défense excite et enflamme ses désirs, qui sont pour l’ordinaire ardens pour les choses permises, mais insatiables pour les défendues. Emportée donc par cette impatience, qui creusait le tombeau de leur félicité, elle quitte Adam, pour jouir sans témoin et sans reproche de la vue d’un fruit qu’elle estimait le plus exquis de tous, parce qu’il était défendu [84]. » Cela ne marche point sans une moralité, qui apprend aux femmes à se tenir sous les yeux de leurs maris. « Plus une femme s’éloigne de son mari, plus elle s’approche de sa perte : tant qu’elle en est séparée, elle est en danger de se perdre : parce qu’elle fait naître l’occasion, et donne la hardiesse à tout le monde de lui tendre des piéges. Une femme étant toute seule est exposée à la tentation même d’un serpent. La lune s’éclipse, lorsqu’elle est trop proche du soleil ; mais la femme au contraire souffre des éclipses funestes dans sa pudicité, lorsqu’elle est éloignée de son mari [85]. » Laissons les complimens que l’auteur suppose que le serpent déguisé en jeune fille fit à Ève ; mais remarquons qu’il prétend qu’il inséra une menterie dans sa réponse [86], et qu’elle eut recours aux soupirs, aux larmes, aux caresses et aux baisers passionnés [87], afin de porter Adam à manger la pomme qu’elle lui offrait. Devineriez-vous jamais l’occupation que Lorédano donne à Dieu ? Cependant, dit-il [88], Dieu se promenait dans le jardin, et prenait le frais que les zéphyrs donnent, lorsque sur le déclin du jour ils soufflent avec un peu plus de force. Cette action de la divine majesté marquait l’inquiétude que lui causait le péché de l’homme ; puisque, pour modérer l’ardeur de sa juste colère, il semblait mendier le secours de ces vents toujours tempérés. Un poëte païen ne serait pas excusable d’avoir dit une telle chose de Jupiter : nous laissons cela, puisque nous n’avons promis que ce qui regarde la femme d’Adam.

L’auteur suppose [89] qu’elle tâcha d’adoucir les maux de son époux, qui cherchait de temps en temps quelque consolation entre les bras de sa femme, et qu’elle le fit souvenir que Dieu leur avait commandé de multiplier, et l’avertit de bien prendre garde de ne pas transgresser ce commandement. Tâchons, lui disait-elle [90], de recouvrer, par le moyen d’une postérité féconde, ce que nous avons perdu. Faible et légère consolation pour de si grands maux, mais néanmoins nécessaire, puisque Dieu l’a ainsi ordonné. Gardons-nous de désobéir une seconde fois : notre désobéissance serait sans excuse ; elle rebuterait la miséricorde divine, et nous serions pour jamais les objets de sa trop juste indignation. Suivons la volonté du ciel, en procurant la propagation de tout le genre humain. C’est le moyen de vaincre la mort qui doit triompher un jour de notre chair, puisque nous vivrons malgré elle en la personne de nos enfans, et de nos neveux, et dans la mémoire de notre postérité. Je ne dis pas que nous devions pour cela tarir entièrement nos larmes. Le regret d’avoir offensé mon Dieu ne finira qu’avec ma vie ; et mon cœur, qui doit l’abandonner le dernier, ne vivra pas plus long-temps que ma douleur. Mais nous devons prendre garde de ne pas irriter par une nouvelle offense, ce Dieu qui nous a traités si favorablement : il n’y aurait pas moins d’impiété que de péril pour nous. Adam lui répondit, en souriant : je ne craindrai plus désormais que votre compagnie me soit fatale, puisque vous ne me sollicitez qu’au bien... Il est juste de donner quelque relâche à nos maux, de soulager un peu nos sens accablés sous de poids de notre affliction, et de peupler la nature en obéissant à notre Dieu. Joignant alors les caresses aux paroles, il abandonna son âme au plaisir, et oublia pour quelque temps, entre les bras de sa femme, le funeste sujet de sa douleur. Si après la mort d’Abel le père et la mère s’engagèrent à la continence, ce fut Adam qui s’engagea le premier, et avec serment, et sans avoir consulté sa femme [91]. C’est traiter les choses comme dans les vieux romans, où les héroïnes faisaient les avances [92] ; mais il eût mieux valu se conformer aux romans modernes, et à l’esprit de la nation judaïque, qui exigeait une grande retenue de la part des femmes, dans la demande du devoir conjugal ; car si quelqu’une le demandait à haute voix, en sorte que les voisines pussent entendre que la conversation roulait sur ces matières, elle pouvait être répudiée [93].

(M) Vous verrons sur quoi il se fonde. ] Tant s’en faut qu’il suppose, comme fait Lorédano, qu’Ève fut excitée par la défense à souhaiter le fruit défendu, qu’il suppose [94] au contraire que le serpent la tenta avant qu’elle songeât à l’arbre de science de bien et de mal. Il ajoute ; 1o. qu’elle se laissa persuader qu’elle n’avait pas bien entendu la pensée de son mari, ou que son mari avait été trompé par quelque faux bruit ; 2o. qu’ayant cru qu’il n’était point vrai que Dieu eût fait cette défense, elle mangea de ce fruit, et que sa faute consista en ce que, dans une affaire de si grande conséquence, elle prit son parti précipitamment, et sans consulter son époux ; 3o. qu’ayant péché par ignorance [95], quoique ce ne fût pas par une ignorance invincible, elle commit une faute moins atroce que celle d’Adam : car celle-ci fut volontaire, et contre la conscience ; 4o. qu’Ève n’encourut point nécessairement la peine de la mort éternelle ; car le décret de Dieu portait seulement que l’homme mourrait, s’il péchait contre sa conscience, si sciens prudens peccâsset [96] ; 5o. qu’encore que sans injustice Dieu eût pu faire mourir Ève, il résolut néanmoins, tant il est miséricordieux envers ses ouvrages, de la laisser vivre, attendu qu’elle n’avait point péché malicieusement ; 6o. qu’ayant été exempte de la peine enfermée dans le décret de Dieu, elle pouvait retenir toutes les prérogatives de sa première condition [97], à la réserve de celles qui ne pouvaient compatir avec les infirmités à quoi Dieu les condamna ; 7o. qu’elle retint nommément la prérogative d’engendrer des enfans qui avaient droit à la béatitude éternelle, sous la condition d’obéir au nouvel Adam ; 8o. que comme le genre humain devait sortir d’Adam et d’Ève, Adam ne fut conservé en vie que parce que sa conservation était nécessaire pour la génération des enfans ; 9o. que ce fut donc par accident que l’arrêt de mort ne fut point exécuté contre lui [98] ; mais que d’ailleurs il fut châtié plus sévèrement que sa femme ; 10o. qu’elle [99] ne fut point chassée du paradis comme lui : qu’elle fut seulement obligée d’en sortir pour aller trouver Adam dans les cas de nécessité, et que c’était avec un plein privilège d’y retourner. 11o. Que les enfans d’Adam et d’Ève furent sujets à la mort éternelle, non en tant qu’ils venaient d’Ève, mais en tant qu’ils venaient d’Adam [100]. Ce sont à peu près les choses qui concernent Ève directement dans cet ouvrage. Ceux qui voudront voir les preuves et le but de cet auteur, et les conséquences qu’il tire de ces nouvelles pensées, feront bien de recourir à son livre.

On ne peut pas lui objecter comme au Lorédano, d’avoir contrevenu au decorum, en supposant qu’Ève allait trouver son mari, car c’était par une pure nécessité, puisqu’il n’était pas possible qu’Adam rentrât dans le paradis terrestre. Et d’ailleurs il y a beaucoup d’apparence que si l’on demandait à cet écrivain, la femme d’Adam se servait-elle du droit qui lui avait été conservé de séjourner dans le jardin d’Eden ? il répondrait que non. Qu’aurait-elle fait là toute seule ? Elle s’y serait bientôt ennuyée : les paysages les plus charmans, les jardins les plus délicieux, n’accommodent pas une femme qui n’y trouve aucune société, aucune sorte de compagnie. La solitude dans le plus beau lieu du monde est un grand fardeau, à moins qu’on ne soit philosophe, et homme contemplatif et méditatif. On doit donc croire que tant à cause de son intérêt personnel, qu’à cause que la raison l’exigeait, Ève eût préféré au séjour du paradis terrestre la cabane de son mari exilé. Le jardin d’Eden était pour elle partout où Adam établissait ses tabernacles [101]. C’était là où elle devait se fixer afin de lui être une aide selon le but de sa création, et afin de partager avec lui tous les soins de sa famille. Voyez la note [102].

  1. Joseph., Antiquit., lib. I, cap. II ; Aben Ezra ad Genes. III.
  2. Paracels., de Myster. Vermium, apud Rivinum, Serpent. seduct., pag. 24.
  3. Salom. Jarchi, apud Rivinum, ibidem, pag. 27.
  4. Apud Rivinum, ibid., pag. 95 et seq.
  5. Tertullianus, de Præscript. adv. Hæret., cap. XLVII, Epiphan., Hæres. XXXVII,
  6. August., de Hæres, cap. XVII.
  7. Vide Rivinum, pag. 5, 43, 44.
  8. Apud Rivinum, pag. 73.
  9. Ambrosius, de Paradiso, cap. II. Rupertus de Trinit., lib. III. Cajetanus, Pererius, Calvinus, Œcolampadius, Lutherus, Gerhardus, apud Rivinum, pag. 73, 74.
  10. Apud Rivinum, pag. 103.
  11. Ibidem, pag. 104.
  12. Ibidem, pag. 122.
  13. Voyez Rivinus, pag. ult.
  14. Horat., de Arte poët., vs. 4.
  15. Voyez les Nouvelles de la République des Lettres, juillet 1686, pag. 764. On y a relevé quelques fautes de Garasse.
  16. Virgil., Æn., lib. IV, vs. 93.
  17. Burnet., Archæol., pag. 441, edit. Amstelod., 1694.
  18. In Genes., cap. IV, vs. 1. Voyez Heidegg., Histor. Patriarchar., tom. I, pag. 168.
  19. Καὶ ώς θῆρες δὴ βίνεσκον ἀπὸ σκοπιῆσι. Luce palam vulgo coëuntes more ferarum., lib. I, pag. 45, edit. Gallæi.
  20. Apud Rivinum, Serp. Seduct., pag. 27.
  21. Apud eumdem, pag. 77, 78.
  22. Hieronymus, lib. I in Jovin.
  23. Voyez la remarque suivante.
  24. Corn. à Lapide, in Genes., cap. IV, vs. 1.
  25. Apud Saint-Romuald, Abrégé du Trésor chronologique, tom. I, pag. m. 35.
  26. Voyez Heidegger, Histor. Patriarchar., tom. I, pag. 168.
  27. Epiph., Hæres. XL.
  28. Vide Hadrian. Beverlaud, de Peccato Origin., pag. 44, 45.
  29. Jacobus Mollerus, in Tractatu de Hermaphroditis, cap. VI, pag. 176.
  30. Voyez dans la remarque (I) ce qui sera cité de Léon Hébreu.
  31. In justâ Detestatione scelerati libelli Adr. Beverlandi. Voyez aussi Polygam. triumphat., pag. 233 et sequent. Saldeni Otia theol., pag. 595 et seq.
  32. Vide Salianum, tom. I, pag. 174.
  33. August., de Civit. Dei, lib. XIV, cap. XXI et seqq.
  34. August., ibidem, cap. XXIII.
  35. Idem, ibidem.
  36. Idem, ibidem, cap. XXIV.
  37. Idem, ibidem, cap. XXVI.
  38. Apud Rivinum, pag. 127 et seqq.
  39. Unicam rem ignoravit, coïtum nempè. Aben Esra, apud Rivin., pag. 127.
  40. Apud Rivinum, pag. 129.
  41. Apud eumdem, pag. 126.
  42. Voyez Heidegg., Histor. Patriarchar., tom. I, pag. 169, 198.
  43. Corn. à Lapide, in Genesim, pag. 95.
  44. Comestor, apud Salian., pag. 178.
  45. Methodius, apud Raderum. Not. in Chron. Alexandr. citante Saliano, pag. 175.
  46. Saidus Patricides, apud Heidegg., tom. I, pag. 169.
  47. A Lapide, in Genesim, pag. 95.
  48. Saidus Patricides, apud Heidegg., tom. I, pag. 169.
  49. Vide Heidegg., ibidem, et Salian., pag. 183.
  50. Virgil., Æneid., lib. VII, vs. 645, à l’imitation de cet endroit d’Homère, Iliad., lib. II, vs. 485.

    Υ̓μεῖς γὰρ θεαὶ ἐςε παρεςέ τε ἴςέ τε πάντα,
    Ἡμεῖς δὲ κλέος οἶον ἀκούομεν οὐδέ τι ἴδμεν.

    Vos enim deæ estis, adestisque scitisque omnia,
    Nos autem famam solùm audimus neque quicquam scimus.

  51. Salian., tom. I, pag. 231.
  52. Idem, ibidem.
  53. Idem, ibidem, pag. 109.
  54. Dans la remarque (C), citation (35). Voyez le Maître des Sentences in 19 distinct. secund., et d’autres auteurs, apud Casp., à Reies Elys. Jucund. Quæst. Campo, quæst. XLII, num. 2.
  55. Indè feræ pecudes persultant pabula læta
    Et rapidos tranant amnes..........
    Lucret., lib. I, vs. 14.

  56. Lucret., ibidem, vs. 15 et seqq.
  57. Bartolocci, Bibl. Rabbin., tom. I, pag. 291, traduisant un passage du Ialkut, sect. Berescith, pag. 26.
  58. Idem, ibidem.
  59. Idem, ibid., pag. 222.
  60. Idem, ibid., pag. 75, 76.
  61. Non coïvit aliqua creaturarum ante primum hominem. Bartolocci, Biblioth. Rabbin., tom. I, pag. 75.
  62. In Postillâ Genes., ad hunc locum.
  63. Léon Hébreu, Philosophie d’amour, dial. III, pag. m. 616.
  64. Là même, pag. 618.
  65. Là même, pag. 619.
  66. Là même, pag. 620.
  67. Là même, pag. 621.
  68. Là même, pag. 622.
  69. Là même, pag. 623.
  70. C’est-à-dire, qu’il ne la combattrait que par des remèdes palliatifs, et dont il connaîtrait et prévoirait l’inutilité.
  71. Sarrasin, Poësies, pag. 61, édition de Paris, 1658, in-12.
  72. Bussi Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules.
  73. Préface de la traduction française.
  74. Voyez la remarque (A) de l’article Valérius, tome XIV.
  75. Article IV, pag. 327 et suiv.
  76. Lorédano, Vie d’Adam, pag. 37, 38, édition d’Amsterdam, 1696.
  77. C’est-à-dire, quand Ève fut faite.
  78. Loréd., Vie d’Adam, pag. 41.
  79. Là même, pag. 42.
  80. Là même, pag. 44.
  81. Là même, pag. 45.
  82. Là même, pag. 47.
  83. Là même, pag. 49.
  84. Là même, pag. 50.
  85. Là même, pag. 51.
  86. Là même, pag. 58.
  87. Là même, pag. 71.
  88. Là même, pag. 77.
  89. Là même, pag. 109.
  90. Là même, pag. 110.
  91. Là même, pag. 141.
  92. Voyez la remarque (C) de l’art. Longus.
  93. Eadem Maim., c. 24, § 12, et Ammud Golah, seu liber præceptorum parvus, ubi in glosse additur : si fuerit exigens debitum conjugale à marito suo voce clarâ, ita ut ejus vicinæ audire potuerint eam loquentem de re istâ. Polygam. triumphatrix, pag. 56, col. 1.
  94. Voyez le livre intitulé Cogitationes novæ de primo et secundo Adamo examini eruditorum compendiosè propositæ, imprimé à Amsterdam apud Eleutherium Aspidium, anno Domini 1700, in-8o., à la page 8.
  95. Ibidem, pag. 10, 12.
  96. Ibidem, pag. 15.
  97. Cogitationes novæ de primo et secundo Adamo examini, etc., pag. 16.
  98. Ibidem, pag. 18.
  99. Ibidem, pag. 19, 20.
  100. Ibid., pag. 23. Voyez aussi pag. 60, 65, 140 et seq.
  101. Appliquez à cela ce qu’on a dit de Camille,

    ..........Tarpeia sede perustâ
    Gallorum facibus, Veiosque habitante Camillo,
    Illic Roma fuit................
    Lucan., Pharsal., lib. V, vs. 217.

  102. Notez que l’auteur suppose qu’Adam demeurait fort proche du Paradis terrestre et cela par l’ordre de Dieu.

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