Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Eugène


◄  Ève
Index alphabétique — E
Euphrate  ►
Index par tome


EUGÈNE IV, créé pape le 3 de mars 1431, était d’une famille roturière de Venise [a], et fils d’Angélo Condelmério, mais non pas neveu du pape Grégoire XII (A), comme on le dit dans le Moréri. Il portait l’habit de célestin [* 1], lorsqu’il fut mené à Rome par le neveu de ce pape [b]. Ce neveu était aussi célestin, et chanoine de la congrégation de Saint-George in Algâ. Le confrère qu’il amena à Rome se rendit bientôt agréable à Grégoire XII, qui le fit son trésorier, et puis évêque de Sienne, et enfin cardinal. Martin V lui donna la légation du Picentin, et puis celle de Bologne. Ce cardinal s’en acquitta avec beaucoup d’habileté et succéda à Martin V [c]. Je ne m’étendrai pas sur le détail de ses actions ; on le peut voir dans M. Moréri : je me contenterai de rapporter certaines choses qu’il a omises, et qui méritaient extrêmement d’avoir place dans son Dictionnaire. Eugène commença son pontificat par une action qui eut de mauvaises suites. Il prêta l’oreille à des délateurs qui lui rapportèrent que Martin V, possédé d’une avarice démesurée, avait amassé de grands trésors. Il fit saisir, suivant le conseil de ces gens-là, Oddo Poccio vice-camérier de Martin ; mais il donna ordre à Étienne Colonna, général de ses troupes, de le lui amener sans bruit, et sans l’exposer à l’ignominie. Cet ordre ne fut pas exécuté. La maison d’Oddo fut pillée par les soldats, et il fut traîné comme un voleur au palais du pape, à la vue de toute la ville. Eugène en fut fort fâché, et fit des menaces à Étienne Colonna, qui l’obligèrent à se retirer auprès du prince de Palestrine, et à lui persuader de chasser le pape ; car à moins que de le faire, toute la maison Colonna, disait-il, est en danger de périr. Le prince ajoutant foi à ces discours, et ayant pitié des amis de Martin V, qui avaient été fort maltraités, résolut de se rendre maître de Rome. Il se saisit de la porte Appia, et s’avança jusques à l’église de Saint-Marc sans commettre nulle violence et sans trouver nulle résistance : mais en cet endroit-là il fallut se battre avec les soldats d’Eugène, secondés par une bonne partie des habitans. Le combat fut rude ; plusieurs y perdirent la vie de part et d’autre. Le prince de Palestrine fut obligé de se retirer ; mais il exerça dans la suite toutes sortes d’hostilités. Le pape en fit autant sur les Colonnes, et sur leurs fauteurs. Il tomba malade ; soit qu’on l’eût empoisonné, soit à cause du chagrin que lui donnait une guerre si embarrassante. C’est pourquoi il ne songea qu’à faire la paix ; et l’ayant conclue par la négociation d’Angélotto Fosco, citoyen romain [d], il recouvra sa santé [e]. Ceci ce passa un peu avant que l’empereur Sigismond fit le voyage d’Italie. Le pape fit un traité avec lui, et le reçut magnifiquement à Rome, et l’y couronna [f]. Quelque temps après il fut exposé à une terrible infortune : ce fut une révolution dans toutes les formes (B) : les Romains se soulevèrent, et il eut bien de la peine à éviter par la fuite les effets de leur fureur ; mais ils ne purent point se maintenir dans l’état de liberté que cette révolution leur donna ; ils essuyèrent de très-rudes châtimens. Eugène mourut le 22 de février 1447, à l’âge de soixante-quatre ans [g]. Son pontificat, à quelques jours près, dura seize années, et fut un vrai train de guerre ; car sans compter les contestations ecclésiastiques, et fort violentes, qui régnèrent entre ce pape et le concile de Bâle, il fut mêlé dans toutes les guerres d’Italie ; il excita le roi de Hongrie à prendre les armes contre les Turcs, et le dauphin à les prendre contre les Suisses [h]. Il fut d’autant plus responsable des effets funestes de la première de ces deux guerres, qu’il avait envoyé en Hongrie un cardinal légat qui poussa le roi à violer un traité de paix solennellement conclu avec la Porte [i]. La réflexion qu’il fit sur sa destinée est considérable (C), et une preuve de la vanité que trouvent dans les plus hautes élévations ceux qui les possèdent. N’oublions pas que pour faire voir qu’il n’était pas uniquement attaché aux occupations belliqueuses, il affecta de faire en personne, et avec beaucoup d’éclat, quelques cérémonies de religion, et de travailler à l’embellissement et à la réforme de quelques églises de Rome (D). Il était bel homme, et d’une mine vénérable, et tenait toujours les yeux baissés quand il se montrait en public [j]. Il ne buvait point de vin, et observait quant à sa personne, les règles de la frugalité, quoiqu’il y eût dans son domestique beaucoup de magnificence [k]. Il n’était point savant, mais il aimait les personnes doctes (E), et leur fit du bien. Ce fut sous son règne qu’il y eut des cardinaux qui commencèrent à entretenir des meutes et de belles écuries, et à donner dans le luxe des ameublemens et des festins (F).

  1. * Leclerc observe qu’il ne fut jamais célestin, mais qu’il était de la congrégation des chanoines de Saint-Georges in Algâ.
  1. Platina, in Vitâ Eugenii IV.
  2. Platina, in Vitâ Eugenii IV.
  3. Ex eodem, ibidem.
  4. Ex eodem Platinâ, ibidem.
  5. Nauclerus, generat. XLVIII, fol. m. 934.
  6. L’an 1433.
  7. Platina, in Vitâ Eugenii IV ; Volaterr., lib. XXII, pag. m. 815, ne lui donne que soixante-trois ans.
  8. Platina, ibid.
  9. Voyez la lettre LXXXI d’Énée Silvius.
  10. Vir aspectu insignis et veneratione dignus. Platina, in Vitâ Eugenii IV. Vultu alioqui decoro, ac venerabili, oculos in publico nunquàm attollebat, ut à parente meo qui eum sequebatur accepi. Volaterr., lib. XXII, pag. 815.
  11. Splendidus in victu familiæ, parcus in suo, et à vino ita alienus ut abstemius meritò vocaretur. Platina, in Vitâ Eugenii IV.

(A) Il n’était point neveu du pape Grégoire XII [* 1].] M. de la Rochepozai, dans son Nomenclator Cardinalium [1], M. de Sponde, dans ses Annales de l’Église [2], et une infinité d’autres écrivains assurent qu’Eugène IV était fils de la sœur de Grégoire XII. Je crois qu’ils se trompent : ma raison est que Platine, ni Volaterran ne lui donnent point cette qualité, et qu’ils ne l’auraient point ignorée si elle eût été véritable, et que le silence de Platine est tellement conditionné, qu’il vaut une preuve positive. Cet auteur raconte qu’Antoine Corario, neveu de Grégoire XII, amena à Rome Gabriel Condelmério, de la même religion que lui [3], et avec lequel il avait vécu familièrement depuis sa jeunesse : Romam iturus Gabrielem Condelmerium, c’est le même qu’Eugène IV, qui ejusmodi professionis erat, quicum ab ineunte ætate familiariter vixerat, secum aliquandiù recusantem duxit [4]. Sont-ce des circonstances où il soit possible à un auteur de ne dire pas qu’un tel est neveu d’un tel ? Et notez que Platine, mêlant ensemble les avancemens de la fortune de ces deux hommes, donne toujours à Antoine Corario la qualité de neveu du pape, sans la donner jamais à l’autre. Quelque lecteur peu attentif et bien distrait aura trouvé là un piége, et n’aura point démêlé ce qui concerne Corario d’avec ce qui appartient à Condelmério ; il aura donc pris celui-ci pour le neveu de Grégoire XII, après quoi les historiens se seront suivis les uns les autres, sans s’informer plus amplement de la chose.

(B) Il fut exposé a une terrible infortune : ce fut une révolution dans toutes les formes. ] Philippe, duc de Milan, animé contre le pape, fit une irruption sur le territoire de Rome. La cavalerie qu’il y envoya était commandée par Nicolas Fortébrachio, guerrier fameux, et qui s’était retiré fort mécontent du service de ce pape ; car ayant demandé qu’on lui payât ses appointemens, Eugène lui fit réponse qu’il se devait tenir pour suffisamment payé par le gain qu’il avait fait au pillage de quelques places. Indigné de cette réponse, il chercha un autre maître, et se voyant employé par le duc Philippe contre ce pape, il fit des ravages extraordinaires proche de Rome. La consternation fut grande dans la ville ; le pape même fut quelque temps incertain où il irait. On allait en foule se plaindre à lui des pertes qu’on avait souffertes ; et comme il n’avait alors que peu de santé, et qu’il ne savait de quel côté se tourner, il renvoyait les gens au cardinal son neveu et son camérier, homme fainéant et voluptueux, qui ne répondait autre chose à ceux qui lui allaient dire qu’ils avaient perdu leurs bestiaux, que ceci : Vous aviez trop de confiance en vos bestiaux, les Vénitiens mènent une vie beaucoup plus honnête sans tout cela [5]. On fut si indigné de cette réponse, que l’on se mit à crier aux armes et à la liberté. On destitua tous les magistrats d’Eugène ; on en mit d’autres à leur place, et l’on se saisit de la personne du cardinal son neveu. Le pape se voyant réduit à de si grandes extrémités, se déguisa en moine, et se mit sur une barque pour se sauver à Ostie. Il y arriva heureusement, malgré les pierres et les flèches qu’on tira sur lui, et puis il se fit conduire à Florence [6]. Quelques écrivains disent [7] qu’on l’avait mis en prison dans l’église de Sainte-Marie, au delà du Tibre ; mais qu’ayant trompé les gardes, il se mit sur un bateau de pêcheur, et descendit la rivière jusqu’à Ostie, poursuivi à coups de flèches par les Romains. Volaterran [8] ajoute que ceux-ci se rendirent maîtres du Capitole et du château Saint-Ange : je crois qu’il en dit trop ; car Platine, suivi en cela par un grand nombre d’écrivains, assure que le château Saint-Ange ne fut point pris. Quoi qu’il en soit, cette liberté de Rome ne dura guère : l’autorité du pape y fut rétablie en son absence, par Jean Vitelleschi, patriarche d’Alexandrie, qui usa d’une extrême sévérité envers les mutins. La révolution dont je parle arriva au mois de juin 1434 Elle est si remarquable, et tant d’auteurs [9] en ont parlé, que je m’étonne que M. Moréri l’ait omise. Il l’aurait pu prendre dans les Annales de M. Sponde [10]. Ambroise de Camaldoli en fit mention dans son Hodœpericon ; et lorsque M. l’abbé de la Roque donna l’extrait de cet ouvrage, il n’oublia pas cet endroit-là [11].

(C) La réflexion qu’il fit sur sa destinée est considérable. ] Étant sur le point de mourir, il se tourna vers les religieux qui l’environnaient, et, d’une voix entrecoupée de soupirs, il déclara qu’il eût beaucoup mieux valu, pour le salut de son âme, qu’il n’eût jamais été élevé au cardinalat et au papat. Hic (Eugenius) cùm esset morti proximus, apud Reynaldum anno m.ccccxlvii aliquid dixisse memoriæ proditur, quod nisi pœnitentiam ostendat, certè mihi terrorem injicit : Verba sunt : Cùmque à religiosis viris cinctus esset, interpunctâ suspiriis voce, versoque ad eos vultu dixisse fertur : O Gabriel, quantò magis conduxisset animæ tuæ saluti, ut nunquàm cardinalatum, nec pontificatum obtinuisses, sed in tuo monasterio religiosam disciplinam coluisses ! Hæc ex Vitæ Eugenii auctore, qui tunc claruit, et à Raynaldo laudatur [12].

(D) Il affecta de faire en personne, et avec beaucoup d’éclat, quelques cérémonies de religion, et de travailler à l’embellissement.... de quelques églises de Rome. ] Cela parut lorsque Nicolas Tolentin fut canonisé, et que la mitre de saint Silvestre fut portée d’Avignon à Rome. Lisez ces paroles de Platine : vous y trouverez aussi qu’il chassa les chanoines séculiers de l’église de Saint Jean de Latran, et qu’il y établit des chanoines réguliers. Intereà verò Eugenius, ne rem bellicam solùm curare videretur, Nicolaum Tollentinatem ordinis sancti Augustini miraculis clarum in sanctos referens, à Sancto-Petro cum omni Clero supplicando ad Sanctum-Augustinum profectus solennia ipse celebrat, astante populo romano cardinaliumque omnium cœtu : prætereà verò pulsis omninò è Sancto-Joanne Laterano canonicis secularibus, admissisque tantummodò regularibus, et porticum illam extrurit quæ ab ecclesiâ ad sancta sanctorum, et claustrum ubi sacerdotes habitarent restituit : auxit et picturam templi à Martino anteà inchoatam. Pretereà verò sancti Sylvestri mitram Romam Avenione delatam ipsemet è Vaticano ad Lateranum detulit, magnâ cum veneratione et litaniâ sacerdotum omnium populique Romani [13].

(E) Il n’était point savant, mais il aima les personnes doctes. ] Selon Platine, il parlait avec plus de gravité que d’éloquence ; il n’avait que peu de littérature ; il savait bien l’histoire [14] ; il fut libéral envers tout le monde, et surtout envers les savans ; il se plut à leur familiarité, car il eut pour secrétaires Léonard Aretin, Charles Aretin, Poggio, Aurispa, Blondus, et George de Trébizonde. On le fait auteur de plusieurs livres ; mais la liste qu’on en donne [15] contient tant d’écrits qui venaient de la plume de ses secrétaires, qu’on doit juger la même chose de tous les autres. La remarque que j’ai faite contre le Ghilini [16] peut avoir lieu en cet endroit-ci.

(F) Ce fut sous son règne qu’il y eut des cardinaux qui commencèrent…. à donner dans le luxe... des festins. ] Et c’est une chose notable que le cardinal qui commença cette innovation avait été médecin. Lisez ces paroles de Volaterran : Ludovicum patriarcham Aquileiensem, cum exercitu Florentinis auxilio misit (Eugenius IV) qui tunc ad Anglare oppidum à Vicinino duce copiarum Philippi vicecomitis oppugnabantur ; ex quo victoriâ potiti sunt. Hic Ludovicus patriâ Paduanus, arte medicus, ob sua merita pugnæ, in senatum ascitus, tantos sibi spiritus adsumpserat, immemor generis ; ut primus sit ausus cardinalium, canes equosque alere : conviviorum, lautitiæque, ac supellectilis plus quàm illi ordini par erat, splendorem introducere [17].

  1. * Leclerc pense comme Bayle ; mais il ajoute que Philippe de Bergame est, à sa connaissance, l’auteur le plus ancien qui ait dit qu’Eugène IV était neveu de Grégoire XII.
  1. À la page 73.
  2. Ad ann. 1408, num. 6 ; et ad annum 1431, num. 4.
  3. C’est-à-dire, célestin.
  4. Platina, in Eugenio IV, folio m. 307.
  5. Eos nimiam spem in pecoribus collocâsse : Venetos quidem sine gregibus et jumentis longè urbaniorem vitam ducere. Platina, in Vitâ Eugenii IV, folio 310.
  6. Ex Platinâ, in Eugenio IV, folio 310.
  7. Volat., lib. XXII, pag. 814.
  8. Ibidem.
  9. Blondus, saint Antonin, Platine, Volaterran, Nauclérus.
  10. Ad ann. 1434, num. 4.
  11. Voyez le Journal des Savans, du 2 mars 1682, pag. 79, édition de Hollande.
  12. Launoius, epist. ultima, I part., pag. 82, edit. Cantabrig.
  13. Platina, in Vitâ Eugenii IV, folio 320 verso.
  14. Gravis in dicendo potiùs quàm eloquens, modicæ litteraturæ : multæ cognitionis historiæ præsertim. Idem, ibid., fol. 321.
  15. Voyez le Nomenclator Cardinalium, pag. 74, et la Bibliotheca pontificia du père Jacob, pag. 65 et seq.
  16. Dans l’article Charles-Quint, remarque (C) tome V, pag. 66.
  17. Volaterr., lib. XXII, pag. 815.

◄  Ève
Euphrate  ►