Deux poëmes couronnés/01/03

P.-G. Delisle (p. 33-40).


III

JACQUES CARTIER

 Pendant que dans les cieux les harpes solennelles
Redisent du Seigneur les gloires éternelles ;
Pendant que sur la terre un Esprit infernal
S’efforce d’assurer le triomphe du mal,
L’ange du Canada qu’un zèle immense embrase
Sort du divin Séjour. Son vol rapide rase
Les astres lumineux dans l’espace semés
Comme au bord de la mer les phares allumés

Pour éclairer, le soir, le navire au flanc sombre.
Bien au-dessous de lui, dans les mondes sans nombre
Qui sont comme les fleurs des champs de l’infini,
Son regard inquiet voit le monde béni
Où le Fils du Très-Haut vint habiter lui-même,
Et son cœur est rempli d’une ivresse suprême.
La moitié de la terre est dans l’obscurité.
Mais il a le flambeau dont la douce clarté
Doit luire pour tout peuple assis dan» les ténèbres.
Il découvre à la fois les lieux les plus célèbres.
C’est toi qu’il voit d’abord, illustre Bethléem !
Déicide cité, sombre Jérusalem,
Il te regarde aussi, mais ses yeux ont des larmes !
Ô Fille de Juda, qu’as-tu fait de tes charmes ?
Au milieu de tes monts, dans tes champs rocailleux.
Il voit étinceler tes dômes merveilleux,
Ô Rome, ville sainte, héritage de Pierre !
Mystérieux foyer d’où part cette lumière

Qui doit briller aux yeux de tout homme ici bas !
Opulente cité, toi qui prends tes ébats
Sur le rivage en fleurs de l’indolente seine,
Comme une jeune fille au bord d’une fontaine,
Il reconnaît aussi ta gloire et tes beautés !
Mais ce n’est pas vers vous, ô superbes cités,
Que l’ange se dirige en sa course rapide !

Sur le bord de la mer, dans une anse limpide
Où le souffle des vents n’agite point les flots,
Il est une humble ville où les gais matelots,
Font entendre, le soir, leurs chansons amusantes.
Cent navires cambrés sur leurs ancres mordantes,
Comme de fiers coursiers qu’une puissante main
S’efforce de tenir sur le bord du chemin,
Mirent avec orgueil leurs superbes mâtures
Dans l’onde où Saint-Malo voit luire ses toitures.

C’est là que tend le vol du divin voyageur.
L’occident resplendit d’une vive rougeur :
Le long des bords riants serpente la gondole ;
Et le soleil revêt d’une immense auréole
Le front pur de la mer qu’il dore en se couchant.
L’angelus du soir sonne ; et d’un accent touchant
Les pieux matelots invoquent tous Marie.

Mais quel est-il là-bas ce marinier qui prie
À genoux sur le pont de son coquet vaisseau,
Quand les autres déjà cherchent le chant nouveau
Qui va faire oublier la sublime prière ?
Son regard est rempli de la vive lumière
Que jette par torrents l’occident enflammé ;
Dans une sainte extase il paraît abîmé.
Balançant dans les airs son aile diaphane,
Au-dessus de son front un moment l’ange plane,

Puis il vient près de lui se jeter à genoux.
Il lui parla tout bas un langage bien doux,
Car le dévot marin, pendant une heure entière,
N’entendit pas chanter la jeune batelière
Dont le fragile esquif se berçait tout auprès ;
Ni murmurer la brise à travers les agrès ;
Ni gazouiller l’oiseau perché dans les cordages ;
Ni rire d’un ris franc les joyeux équipages.
Et pendant qu’il était à genoux sur le pont,
Une auréole d’or enveloppait son front.
Mais nul sur le vaisseau ne vit l’ange descendre ;
Et pendant qu’il parlait aucun ne put l’entendre.

Quand le marin sortit de son recueillement
Les ténèbres du soir montaient au firmament,
Et sur les flots obscurs les carènes coquettes
À peine dessinaient leurs sombres silhouettes,

Sur quelques bâtiments tout semblait en repos ;
Sur d’autres s’éveillaient les caustiques propos,
Ou les accents plaintifs de l’humble cornemuse,
Ou les chansons d’amour qu’une naïve muse
Dictait au jeune mousse assis sur le gaillard.

Deux hommes, cependant, sombres comme un brouillard
Étaient assis ensemble, appuyés au vaigrage,
Et parlaient à voix basse un étrange langage,
Sur le même navire où l’Envoyé divin
Était venu prier à côté du marin :
C’étaient Taiguragny le chasseur intrépide,
Domagaya son frère au pied leste et rapide.
Si le jour eut encore illuminé les cieux
On aurait vu des pleurs s’échapper de leurs yeux :
On aurait vu souvent leurs visages de cuivre
Se tourner vers la mer comme pour y poursuivre

Un fantôme chéri qui s’éloignait toujours.
L’un regrettait son arc et l’autre ses amours.

Cartier, car c’était lui qu’avait visité l’ange,
Éprouvait dans son cœur quelque chose d’étrange.
Éclairé par la foi, par l’espoir soutenu,
Il se sentait alors poussé vers l’inconnu.
invisible à ses yeux, l’ange avait à son âme
Fait entendre longtemps sa parole de flamme.
Un trouble inexprimable agitait ses esprits.
Il voyait s’élever devant ses yeux surpris,
Comme au milieu des mers un magique mirage,
Les bords voluptueux d’un monde encor sauvage.
Dans ce monde nouveau mille peuples obscurs
Venaient devant la croix briser leurs dieux impurs,
Et redire au Seigneur une ardente prière.
Le sommeil bienfaisant fuyait de sa paupière ;

Il marchait à grands pas sur le pont du bateau
Et son pied résonnait comme un coup de marteau.
Il était obsédé par son rêve sublime,
Et sentait que le ciel, dans un langage intime,
Le pressait de chercher ces rivages nouveaux
Qu’il avait entrevus à l’occident des eaux.
Et pendant qu’il marchait comme un homme on délire,
Une légère barque aborda le navire.
Deux marins la guidaient sur les flots ténébreux :
Jalobert, Le Breton, deux amis généreux
Dont les jolis vaisseaux étaient mouillés en rade.
Ils venaient saluer leur noble camarade.
Cartier les accueillit avec empressement ;
Il ne s’efforça point de voiler son tourment.
Il leur dit les secrets de son âme expansive.
Son accent convaincu, sa voix persuasive,
En les intéressant surent les émouvoir,
Et faire dans leur cœur passer son doux espoir.