Deux poëmes couronnés/01/02

P.-G. Delisle (p. 19-32).


II

LE VIEUX CHEF INDIEN

 C’était l’heure où les bois s’éveillent aux ramages
Des ruisseaux babillards et des oiseaux sauvages ;
Où du soleil levant les radieux reflets
Redonnent leur couleur aux feuilles des forêts ;
Où le pétrel hardi de la plage s’élance
Vers les flots menaçants que l’orage balance.

Sur les bords inconnus où le vaillant Cartier,
À Dieu comme à son roi se vouant tout entier,
Était venu naguère élever la croix sainte,
Un vieillard cheminait jetant au vent sa plainte.
La tristesse ridait son visage cuivré ;
Comme un arbre fleuri, comme un tapis ouvré
Son corps était orné de figures bizarres ;
Et nouant ses cheveux, les plumes les plus rares
S’élevaient sur sa tête en panache éclatant.
Sur les vagues d’azur son œil allait flottant
Comme le frêle jonc, comme l’algue légère.
Et paraissait chercher une rive étrangère.
Et, quand il était las de regarder les flots,
Le vieillard exhalait de lugubres sanglots ;
Et d’aune main tremblante armant son arc de frêne
Vers une haute croix qui dominait la plaine,
Il lançait, furieux, un trait empoisonné.
De son audace alors il semblait étonné,
Et reprenait pensif sa marche solitaire.

 Cet homme au regard sombre, au cœur plein de colère,
l’était l’Indien dont la frémissante voix,
Pour repousser Cartier et renverser la croix,
Avait jadis tâché sur ces mêmes rivages,
D’éveiller les soupçons des peuplades sauvages.
Mais de l’homme des bois l’inutile fureur
Dans l’âme du marin ne mit point la terreur ;
Et Cartier s’éloigna de cette étrange plage
Emmenant du vieillard les deux fils en otage.
Le père infortuné suivit longtemps des yeux
Le vaisseau qui portait ses fils sous d’autres cieux.
Maintenant il revient, au lever de l’aurore,
Promener ses chagrins sur la rive sonore.
La haine et la douleur se peignent sur ses traits ;
Pour lui la solitude a seule des attraits.
Il demande ses fils au soleil qui se lève !
Il les demande aux flots qui roulent sur la grève !
Mais sur le sein des mer, comme une aile d’oiseau,

Il ne voit point s’ouvrir la voile du vaisseau
Qui doit lui ramener les fils de sa tendresse !
— « Vaillant Domagaya, dit-il, dans sa détresse,
« Noble Taiguragny, me serez-vous rendus ?
« Ah ! si mon bras plus fort vous avait défendus
« Contre la cruauté de ces Visages-Pâles,
« Je ne pleurerais point ! Et comme les rafales
« Chassent dans les jours froids les feuillages légers,
« Nous aurions de nos bords chassé les étrangers !
« À ces rochers déserts pendant combien de lunes
« Raconterai-je encor mes tristes infortunes ?
« Quand viendrez-vous reprendre, Ô fils que j’ai perdus,
« Vos carquois pleins de traits et vos arcs détendus ? »

Pendant que sur la rive où déferle la lame
Le vieux chef Indien épanche de son âme
Une haine inutile et des regrets amers,
Un esprit malfaisant envoyé des enfers

A pris d*un vieux jongleur la hideuse figure,
Et la démarche lente, et la haute stature.
Il s’approche aussitôt du chef de la tribu :
Ils sont amis d’enfance ; ils ont ensemble bu,
Au milieu des forets, à la même fontaine ;
Ensemble ils ont fait plus d’une chasse lointaine :
— « Pourquoi te consumer, dit-il, en vains regrets,
« Toi le premier guerrier de nos vastes forêts ?
« Ton corps est décharné comme un arbre qui sèche.
« Le chevreuil ne craint plus la pointe de ta flèche.
« Attends-tu que les Blancs te ramènent tes fils ?
« Ou bien regrettes-tu d’avoir craint leurs défis ?
« Les feuilles jauniront et laisseront les branches,
« La neige bien souvent tendra ses nattes blanches,
« Et les petits oiseaux tisseront plusieurs nids,
« Avant que tes enfants soient ici réunis.
« Te le dirai-je, Ô chef, oui j’ai vu, dans mes rêves,
« Cette fatale croix s’étendre sur nos grèves.

« Dominer nos forêts, écraser nos hameaux !
« Et sur ses larges bras se perchaient les oiseaux ;
« Et nos traits aiguisés ne pouvaient les atteindre ;
« Et nos fiers ennemis semblaient ne plus nous craindre !
« Et j’ai vu sur nos bords venir les guerriers blancs :
« Nous étions devant eux stupéfaits et tremblants.
« Je t’ai vu le premier, (qu’au moins nul ne le sache,)
« Porter le calumet, puis enterrer la hache.
« Pour détourner les maux qui nous menacent tous,
« J’ai consulté déjà les puissants manitous.
« Il faut bannir la croix de nos forêts antiques,
« La croix où sont gravés des mots cabalistiques !
« C’est alors seulement que sous nos bois épais,
« Sans craindre d’ennemis, nous chasserons en paix ! »

Ainsi parle au vieux chef le malfaisant génie.
Sa voix a du torrent la sauvage harmonie.

Et dans ses fauves yeux luit la duplicité.
Il s’enfonce aussitôt avec rapidité
Tous les arbres touffus qui bordent le rivage.
L’Indien dans son cœur sent s’éveiller la rage.
Il jette sur la croix un regard courroucé
Et se laisse tomber sur un tronc renversé.
Alors un noir corbeau perché sur un érable
Fit entendre trois fois son cri désagréable,
Et sur l’oiseau sinistre, aussi prompt que l’éclair,
Un épervier cruel fondit du haut de l’air.

Le vieillard plein de trouble entra dans sa cabane ;
Et sur le seuil couvert de feuilles de platane,
Cachant dans ses deux mains son front plein de soucis.
Immobile, il resta tout un long jour assis.

 Quand les ombres du soir noyèrent le feuillage,
Il passa comme un spectre à travers le village,
Ordonnant aux anciens de tenir leur conseil
Avant que de la mer s’élevât le soleil.

Aussitôt les vieillards laissent leurs toits d’écorce.
Sur les pas de leur chef une invisible force
Les pousse tour à tour avec docilité.
Leur sagesse souvent et leur fidélité
Ont gardé la tribu contre un danger probable.
Leurs calumets remplis d’un tabac détectable
Exhalent la fumée en orbes gracieux,
Pendant qu’assis en cercle et tout silencieux,
Ils écoutent le chef dont l’ardente parole,
Plus souple qu’au matin le ramier qui s’envole,
Leur dépeint à grands traits son trouble et sa douleur,
Et son long entretien avec le vieux jongleur.

Après qu’il eut parlé, le vaillant chef sauvage
Ayant poussé trois cris, se cacha le visage.

Le plus vieux du conseil prit la parole alors :
« Je ne sais quel génie a jeté sur nos bords
« Ces hardis guerriers blancs que tu sembles tant craindre.
« Ils t’ont ravi tes fils : ton grand cœur peut se plaindre.
« Cependant je les crois moins cruels que rusés :
« Ils n’ont pas bu leur sang dans leurs crânes brisés.
« Ils auraient pu, sans peur, nous déclarer la guerre,
« Car leurs mains pour tuer s’emparent du tonnerre.
« Et s’ils sont les amis des esprits malfaisants
« Pourquoi nous ont-ils fait de si riches présents ?
« Ils veulent à tes fils enseigner leur langage.
« Et cette croix, ô chef, est peut-être le gage
« I>e leur prochain retour au milieu de nos bois.
« C’est peut-être leur Dieu : tous vinrent à la fois ;

« Se jeter devant elle à genoux sur la terre.
« Si nous la renversons redoutons leur colère.
« Mais pourquoi le jongleur n’est-il donc pas ici ?
« Lui qui se plaît, ô chef, à nourrir ton souci,
« Il n’ose pas venir nous raconter de songe.
« Craindrait-il d’être enfin convaincu de mensonge ?
« Tapi comme un renard au fond de son terrier,
« II ne redoute pas la flèche du guerrier.
« Pourquoi les hommes blancs nous tendraient-ils des pièges ?
« Tu reverras tes fils avant que plusieurs neiges
« Aient aux bois suspendu leurs éclatants flocons,
« Car le grand Manitou sait consoler les bons.
« J’ai dit. « Et le vieillard vint s’asseoir en silence.
Il était le plus sage, et sa mâle éloquence
Savait faire toujours prévaloir son conseil.
Quand il eut pris sa place un murmure pareil
Au grondement lointain d’une haute cascade,
Fit trembler l’humble toit du chef de la bourgade.

Tous ne se rendaient pas à ses sages avis,
La vengeance était douce à des cœurs asservis,
Des cœurs pliés au joug des passions brutales.

Pendant qu’ils accusaient tous les Visages-Pâles
D’être venus troubler la paix de leurs vieux jours,
Et que le chef pleurait sur ses fils, ses amours,
La cabane s’ouvrit. Haletante, effarée
Comme le cerf atteint d’une flèche acérée,
Une jeune Indienne entra soudainement.
Son œil noir scintillait comme le diamant ;
Son corps svelte, élancé, pliait comme le frêne ;
Sur ses flancs demi-nus ses longs cheveux d’ébène
Étendaient mollement un voile de pudeur ;
De l’arc ses noirs sourcils égalaient la rondeur ;
Du feuillage d’hiver son front mélancolique
Avait en ce moment la teinte métallique.

Cette femme c’était la douce Naïa,
Naïa fiancée au fier Domagaya.
Elle vient vers le chef : — « Je ne sais pas, dit-elle,
« Si tu daigneras croire à ce récit fidèle
« Que va faire à la hâte une naïve enfant.
« N’attaque pas la croix, un Esprit la défend !
« J’ai vu tout près assise une femme plus blanche
« Que l’écume des flots où la lune se penche !
« Plus belle que la fleur éclose le matin !
« Son langage plus doux qu’un chant d’oiseau lointain
« Faisait au loin vibrer le verdoyant feuillage !
« Ses vêtements de neige et son divin visage
« Brillaient comme un foyer allumé sous les bois !
« Ses bras avec amour enveloppaient la croix.
« Écoute, me dit-elle, ô ma pauvre Indienne,
« Écoute les conseils de la Vierge chrétienne.
« J’ai porté dans mon sein le Fils du Grand-Esprit.
« Le Grand-Esprit peut tout. Heureux ceux qu’il chérit ;

« Car il ne permet pas que le mal leur arrive.
« Il aime les tribus qui peuplent cette rive,
« Et c’est pour leur apprendre à saintement prier
« Que vers elles, un jour, vint un pieux guerrier.
« Les Blancs sont ses amis. Ils sont cléments et braves :
« Ils n’apporteront pas de cruelles entraves
« Au poignet vigoureux de l’homme des forêts,
« Mais d’un bonheur plus grand vous diront les secrets.
« Si vous osiez pourtant briser cette croix sainte,
« Le Grand-Esprit du ciel écouterait la plainte
« Des guerriers d’orient qui vont bientôt venir,
« Et vous ferait alors cruellement punir. »
« Ainsi parla la Vierge : et sa bouche adorable
« Répandait autour d’elle un parfum agréable.
« Puis elle disparut dans les ombres du soir.
« Je la cherchai partout mais ne pus la revoir. »

La voix de Naïa, son accent de franchise,
Son visage agité d’une extrême surprise,
L’amour pour la vertu qu’on lui connut toujours,
Tout fait croire aux vieillards ses étranges discours.
Et le chef consolé, se berçant d’espérances,
Dit aux Vieux de son peuple : Oublions nos vengeances ;
« Puisque les guerriers blancs n’outragent pas nos droits.
« Laissons dormir la hache et respectons la croix ! »