Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section I/Paragraphe 4

§. IV. Des environs de Syène[1].

Quand on sort de la ville arabe pour aller à Philæ, on trouve parmi les rochers, à gauche de la route, une très-grande quantité de tombeaux, qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui sont au sud-est d’Asouân, et qui sont aussi fort nombreux. Les premiers appartiennent au temps des khalyfes, et remontent même à l’époque de la conquête des Arabes, ainsi que le prouvent les inscriptions en caractères koufiques tracées sur ces tombes, et dont plusieurs indiquent les premières années de l’hégyre ; nous avons rapporté une de ces inscriptions. Parmi ces tombeaux, on en remarque dont la construction est soignée, et la forme d’une assez bonne architecture, quoique bizarre comme celle de tous les monumens arabes. On distingue aussi plusieurs mosquées fort anciennes ; sur la porte de l’une d’elles, on lit une inscription qui porte le nom d’un certain Selym : la tradition attribue à ce dernier d’avoir, au commencement de l’hégyre, expulsé deux fois les Gellâb de la ville ancienne. Cette ville, occupée de nouveau par les Arabes, fut reconquise au temps de Saladin ; enfin, au seizième siècle, elle passa sous le joug des Ottomans avec le reste de l’Égypte, et ils s’emparèrent même de Derry et d’Ibrim, où les Turks entretiennent encore des janissaires.

De pareilles mosquées se trouvent sur des hauteurs, placées entre le Nil et la route de Philæ : par la forme ronde de leurs minarets, elles ont l’air de tourelles. C’est de ce même côté, à partir des bords du fleuve, qu’on commence à voir les carrières de granit où les Égyptiens ont puisé leurs colosses, leurs obélisques et leurs monolithes, immenses vestiges des plus immenses travaux que la main des hommes ait exécutés. On n’aborde pas seulement avec une vive curiosité dans ces vastes laboratoires ; mais on éprouve en quelque sorte un sentiment de respect à la vue des masses énormes enlevées de la montagne, ou non encore entièrement détachées, des traces encore fraîches de l’exploitation, et des marques de ces instrumens que nos arts ne connaissent plus. Ce spectacle nous transporte en quelque façon dans les temps antiques, et au milieu même des architectes et des ouvriers égyptiens : nous les voyons, pour ainsi dire, choisir leurs blocs dans la montagne, les faire éclater au moyen des coins et des ciseaux, les ébaucher sur place, enfin les conduire au Nil et les embarquer sur des radeaux, pour aller servir à l’embellissement des cités de l’Égypte.

Ces carrières occupent un développement de plus de six mille mètres[2] : à l’ouest, au midi et au levant de Syène, presque partout le granit est coupé à pic ; chaque bloc un peu grand est dressé sur quelqu’une de ses faces ; partout l’on voit les traces des outils, ou les trous destinés à placer les coins ; enfin, tout le sol est jonché d’éclats de granit rose, noir, violet et de mille nuances diverses. En voyant sur ces faces, taillées depuis tant de siècles, des couleurs vives et des cassures encore fraîches, tandis que les parties voisines sont d’un ton noirâtre, on juge du laps de temps qu’il a fallu pour que le rocher prît cette couleur brune.

Les coins destinés à faire éclater les blocs de granit se plaçaient dans des trous qui avaient seulement deux à trois pouces de longueur sur autant de profondeur, et distans l’un de l’autre de trois fois autant : en examinant ces marques de près, on voit que les ouvriers choisissaient, pour placer leurs coins, les parties où la séparation des masses était comme indiquée par des fissures et par des accidens de la pierre[3]. Nous avons trouvé beaucoup de fragmens qui étaient prêts à être enlevés, et qui sont restés dans la carrière ; entre autres, une colonne de cinq à six mètres de long, et un dessus de porte dont la forme se reconnaît aisément : on voit là qu’un bloc une fois séparé de la masse était sur-le-champ taillé et dégrossi sur place.

L’un des restes les plus intéressans des anciennes exploitations, c’est un obélisque ébauché qu’on trouve dans l’une des carrières au sud de Syène, à mille mètres[4] de la ville nouvelle et autant du Nil. Une extrémité de l’aiguille est cachée sous le sable ; ce qui sort de terre a dix-huit mètres[5] de longueur, sans compter la pointe ou le pyramidion qui la termine. Sa plus grande largeur est de trois mètres deux dixièmes ; et la moindre, de deux mètres six dixièmes. Cet obélisque devait approcher de la dimension de ceux qu’on voit à Louqsor.

Mais ce que j’ai découvert de plus curieux parmi ces vestiges des anciens travaux égyptiens, c’est un grand rocher taillé et semblable à une muraille, situé à trois cents mètres environ au sud-est de la ville nouvelle, et faisant face au nord ; le granit en est d’un ton rose mêlé. Il porte une multitude de traces de l’instrument qui a servi à en détacher un bloc, et ce bloc doit être jugé considérable ; car le rocher (seulement hors de terre) a plus de cinq mètres[6] de hauteur et de onze mètres de base[7]. Cette surface de plus de cinq cents pieds carrés est entièrement couverte de traits de ciseau obliques et tous parallèles, longs d’environ huit pouces, et dont les extrémités sont alignées horizontalement ; j’ai compté trois cent quarante-sept traits dans une seule ligne horizontale, et trente lignes horizontales dans la hauteur du rocher. Chaque trait d’une rangée tombe entre deux autres de la rangée inférieure, et cela, sans discontinuité, toujours sous une même inclinaison, à l’exception de plusieurs coups de ciseau qui sont en forme de chevrons[8]. Ce bloc est divisé en trois parties légèrement concaves : les deux extrêmes, qui sont les plus étroites, sont plus arrondies ; celle du milieu est presque plate, et recreusée seulement dans le voisinage des deux autres.

Je n’examinai pas long-temps ce rocher sans le reconnaître pour le reste de l’extraction d’un colosse ; et cette idée m’en fit faire un dessin exact, afin qu’on pût comparer ses dimensions avec celles des plus grandes statues égyptiennes. La partie du milieu me représentait visiblement le dos du colosse ; et les deux autres, les bras. La grandeur extraordinaire de ce bloc, et celle du colosse du Memnonium à Thèbes, qui excède tous ceux de l’Égypte, la conformité de la matière et celle de la couleur, m’ont engagé à rechercher si celui-ci ne provenait pas de celui-là ; et je crois pouvoir avancer comme une chose très-probable, que le fameux colosse d’Osymandyas décrit par Diodore de Sicile, et qui se trouve encore au Memnonium, a été en effet tiré de ce massif. Le résultat des dimensions comparées de ce colosse, résultat dont je ne pourrais exposer ici les preuves sans sortir de mon sujet, donne pour sa proportion entière environ vingt-deux mètres deux dixièmes[9], et pour la grosseur du corps ou la largeur du dos, six mètres et demi[10] : or la largeur du rocher, dans la partie moyenne, est aussi de six mètres et demi. Si l’on m’objectait que ces dimensions pourraient convenir à d’autres statues, je demanderais où l’on connaît un second colosse en granit aussi grand que celui d’Osymandyas, dont le pied seul, suivant Diodore, passait sept coudées[11]. Qu’on se figure une statue monolithe, d’une matière et d’un poli admirables, et dont la tête aurait pu atteindre à l’architrave de la colonnade du Louvre ; est-ce un ouvrage de cette espèce qui aurait pu disparaître entièrement ? Enfin, n’est-ce pas assez d’un travail aussi gigantesque, sans créer, pour ainsi dire, une seconde merveille ?

C’est non loin de ce bloc que j’ai observé, à travers la montagne de granit, une longue bande ou filon semblable à un magnifique ruban de deux couleurs bien tranchées, c’est-à-dire rose sur les deux bords, et blanc au milieu, et partout d’une largeur égale d’un demi-mètre ou dix-huit pouces. Ce large filon se dirige vers le bassin du Nil par une pente rapide. On y voit le feldspath et le quartz qui le composent, se mêler ensemble çà et là ; quelquefois ce dernier est revêtu de mica doré très-éclatant : plus loin ces trois matières se combinent d’une manière intime, et forment enfin le granit ordinaire. Mais il ne m’appartient pas d’en dire davantage sur toutes les circonstances que l’on remarque dans ces roches primitives, et sur ces transitions brusques des variétés du granit, accidens si curieux à étudier pour les naturalistes[12] ; j’ai voulu seulement donner au lecteur une légère idée de tous ces tableaux de la nature et de l’art, tableaux variés qui rendent les montagnes de Syène si intéressantes pour l’observateur, et qui m’ont vivement frappé dans les excursions que j’ai faites au travers des rochers et des carrières, insensible à la fatigue, ainsi qu’à l’ardeur dévorante du soleil. Où pouvais-je trouver un site qui réunisse plus de grands effets, qui excite plus la curiosité, qui réveille plus de souvenirs ? Il faudrait, pour y transporter le lecteur, ou les couleurs d’un peintre habile, ou la plume d’un grand écrivain : mais le voyageur doit se borner au récit des impressions qu’il a reçues ; heureux s’il peut les faire partager[13] !

Je terminerai cette description des environs de Syène en mentionnant une grande vallée située au midi, qui est aujourd’hui ensevelie sous les sables, et que l’on dit avoir été jadis bien cultivée. C’est peut-être de ce local que veut parler Léon l’Africain, quand il rapporte que Syène a un sol fertile en blé ; car on a vu que cette ville est aujourd’hui resserrée par le Nil et par les montagnes, et que son territoire actuel ne possède que des palmiers. El-Edriçy l’appelle une ville petite, mais riche et peuplée[14].

Il faut citer encore une position appelée Gharby Asouân ou Syène occidentale, située sur la rive gauche du Nil, en face d’Éléphantine : ce nom répond très-bien à celui de Contra-Syene connu de l’antiquité. Il n’y a plus aujourd’hui en ce lieu qu’un couvent qobte abandonné, situé dans le rocher à mi-côte, et qui domine le pays. La montagne a été creusée très-anciennement, et il se trouve que l’intérieur de l’édifice renferme une grotte égyptienne. À une demi-lieue dans la montagne, est un autre couvent fort considérable et ruiné ; on y voit des peintures chrétiennes de la plus mauvaise exécution. Ce monastère a été fortifié, et ses murs crénelés à une époque inconnue. Les solitaires paraissent l’avoir occupé à plusieurs reprises : aujourd’hui ses ruines sont entièrement désertes[15].

  1. L’île d’Éléphantine est décrite à part dans le chapitre III.
  2. Une lieue et un tiers.
  3. Voyez le Mémoire de M. Rozière sur les carrières anciennes, où l’auteur traite d’une manière spéciale de la méthode d’exploitation pratiquée chez les Égyptiens.
  4. Cinq cents toises.
  5. Cinquante-cinq pieds et demi.
  6. Seize pieds.
  7. Trente-quatre pieds (voyez pl. 38, fig. 3).
  8. Voyez la gravure.
  9. Soixante-huit pieds envir. Consultez mon Mémoire sur le système métrique des anciens Égyptiens.
  10. Dix-neuf à vingt pieds.
  11. Trois mètres et un quart, ou dix pieds (voyez le mémoire cité plus haut).
  12. Voyez la Description minéralogique de l’Égypte, par M. Rozière.
  13. L’ingénieux auteur du Voyage dans la haute et la basse Égypte a pu donner à ses tableaux tout l’intérêt d’un voyage pittoresque et le charme d’un style vif et animé, que ne comportent pas les descriptions suivies de cet ouvrage.
  14. Geogr. Nub. Paris, 1619, p. 17.
  15. Pour avoir une idée complète des environs de Syène et d’Éléphantine, le lecteur doit étudier la pl. 31, où M. Legentil a exprimé tous les détails topographiques de ce site intéressant. L’auteur de cette carte réunira dans un mémoire les nombreuses observations qu’il a recueillies sur la situation actuelle des lieux. Dans cette description, je me suis proposé pour objet principal de faire connaître les antiquités du pays.