Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II

CHAPITRE DEUXIÈME.


DESCRIPTION
DE SYÈNE ET DES CATARACTES,

Par E. JOMARD.

Section première.
De Syène et de ses environs.

§. I. De la position géographique de Syène.


Le voisinage du tropique, et la mesure de la terre attribuée à Ératosthène, ont donné à Syène une telle célébrité, que personne n’ignore le nom ni la position de cette ville. Ceux qui ont le moins de notions sur l’Égypte ont entendu parler du puits de Syène, qui, le jour du solstice d’été, à midi, était éclairé en entier par la lumière du soleil[1]. C’est dans cette ville, dit-on, que Juvénal fut exilé, après avoir insulté le comédien Pâris, cher à Domitien[2]. Pour un homme accoutumé aux délices du climat de l’Italie et au spectacle de la capitale du monde, quel séjour qu’une ville ruinée comme était Syène au temps de Juvénal, un lieu environné de toutes parts de rochers nus et rembrunis, un ciel embrasé, jamais tempéré par une goutte de pluie ! Martial a caractérisé en un seul vers cette aridité et cette couleur sombre du sol :

Scis quoties Phario madeat Jove fusca Syene[3].

Mais ce lieu si âpre, et presque inhabitable aux Européens, était pour les géographes un des points les plus importans du globe : il a servi à Ératosthène, à Hipparque, à Strabon et à Ptolémée, de point de départ pour déterminer la position des lieux de la terre. C’était, dans l’antiquité, la seule ville placée sous cette ligne qui sépare la zone torride de celle que nous habitons, et qui ne traversait sur le globe aucun autre site remarquable que les embouchures de l’Indus et du Gange. De nos jours même, on ne peut citer que Chandernagor et Canton en Asie, et la Havane aux Antilles, qui soient aussi près de cette ligne que Syène l’est aujourd’hui : je ne parle pas d’Yanbo ni des îles Sandwich, ou autres lieux sans importance.

Depuis deux à trois siècles, les critiques ont fait un grand nombre de recherches pour déterminer l’étendue de l’Égypte par la mesure d’Ératosthène, et réciproquement pour apprécier cette mesure de la terre par la longueur de l’Égypte ; mais, comme ils n’ont pas connu la vraie situation géographique de Syène, ils erraient dans un cercle vicieux, et il manquait à leurs recherches la base principale. Le vœu des savans est enfin rempli ; cette position, telle qu’elle vient d’être déterminée par les observations astronomiques de M. Nouet, est de 24° 5′ 23″ pour la latitude, et de 30° 34′ 49″ pour la longitude au méridien de Paris. Les uns (et le célèbre d’Anville est de ce nombre), suivant le sentiment de Ptolémée, supposaient Syène à environ 15′, ou près de sept lieues, plus au sud qu’elle n’est réellement ; ce qui allongeait d’autant l’étendue de l’Égypte : les autres regardaient cette ville comme directement placée sous le tropique, et diminuaient encore plus sa latitude, trompés par la tradition immémoriale du puits de Syène, et ignorant ou contestant la variation de l’écliptique : d’autres enfin ne faisaient pas attention que le phénomène de l’absorption de l’ombre n’est point borné à une ligne mathématique, mais qu’il a lieu pour toute une zone terrestre correspondante au diamètre du soleil, c’est-à-dire, de plus d’un demi-degré de largeur.

Cette dernière circonstance, qui pourtant n’était pas ignorée des anciens[4], est sans doute la cause qui a maintenu l’opinion que Syène était sous le tropique, plus de trois mille ans après que cette ville avait cessé d’y répondre, et même de nos jours. Au deuxième siècle de l’ère vulgaire, le bord septentrional du soleil atteignait encore au zénith de Syène le jour du solstice d’été ; qui suffisait pour que l’ombre y fût nulle, ainsi que le rapporte Arrien, qui écrivait vers l’an 120 de J.-C. En effet, l’obliquité de l’écliptique devait être alors de 23° 49′ 25″ en partant de l’observation d’Hipparque[5] et de la variation calculée approximativement pour cette époque : si l’on y ajoute le demi-diamètre moyen du soleil ou 15′ 57″, on trouve 24° 5′ 22″ ; ce qui est, à 1″ près, la latitude de Syène. À plus forte raison les écrivains antérieurs, tels que Plutarque, Pline, Lucain, Hipparque et Ératosthène, étaient-ils fondés à dire que le style ne donnait point d’ombre à Syène, le jour du solstice[6]. Quant à Ptolémée, Pausanias, et enfin Ammien Marcellin, qui écrivait au quatrième siècle, il est facile de concevoir comment ils ont rapporté le même fait, soit qu’ils s’en fussent tenus à une tradition accréditée, soit même que de leur temps on observât encore le gnomon à Syène ; car un rayon vertical, ne déviant que de 2 à 3 minutes, ne devait produire qu’une ombre absolument insensible à l’œil.

Aujourd’hui le tropique est bien plus rapproché de l’équateur, et sa distance à Syène est de 37′ 23″ au sud, ou de plus de quinze lieues et demie ; le limbe du soleil n’arrive qu’à 21′ 3″ du zénith de cette ville : d’où il résulte qu’au solstice d’été l’ombre y est encore très-peu sensible ; car elle n’équivaut qu’à une quatre-centième partie environ. Un style de vingt mètres de haut ne produirait qu’une ombre de cinq centimètres, ou moindre encore à raison de la pénombre ; mais si l’on pouvait observer à l’ancien puits de Syène, on n’en verrait plus qu’une moitié d’éclairée.

L’observation récente excède donc toutes les hauteurs qu’on avait jusqu’ici attribuées à cette ville. Parmi les anciens, c’est Ptolémée qui en avait le plus réduit la latitude, en la fixant à 23° 51′. Hipparque, qui comptait seize mille huit cents stades de l’équateur à Syène[7], et dans un degré sept cents stades, se rapprochait davantage de la vérité ; car ce compte suppose 24° de latitude à mesure que l’obliquité de l’écliptique diminuait, cette latitude était toujours supposée de plus en plus petite, par le préjugé qui attachait, en quelque sorte, Syène au tropique[8]. La conséquence de ce fait, et de la plus grande latitude de Syène aujourd’hui bien reconnue, c’est que l’origine de cette tradition astronomique remonte à une époque d’autant plus reculée, c’est-à-dire, à plus de trente siècles avant l’ère vulgaire ; c’est la plus ancienne observation du solstice dont le souvenir soit parvenu jusqu’à nous.

Ce n’est pas ici le lieu de rechercher comment, de la position de Syène, Ératosthène a conclu la longueur de l’arc du méridien en Égypte, ni d’apprécier la mesure que ce résultat lui a fournie pour la circonférence du globe : cette recherche demande un travail particulier. Je ne ferai qu’une observation : c’est que l’on a supposé trop légèrement que cet habile homme avait exécuté en effet une mesure de la terre, sans qu’il y ait à cet égard aucune preuve historique[9]. D’une observation de hauteur qu’il aura pu faire à Alexandrie, et d’un calcul tiré de l’arpentage de l’Égypte, arpentage que l’on avait fait bien avant l’époque des Grecs, il y a loin à une mesure actuelle effectuée sur le terrain, et telle qu’une recherche pareille la suppose[10]. On a été jusqu’à lui attribuer le puits de Syène ; mais, s’il fût allé jusqu’à cette ville pour le faire creuser, il aurait sans doute renoncé à son dessein en s’apercevant que le centre du soleil solsticial s’y écartait d’environ un quart de degré, et il serait allé creuser ce puits à six ou sept lieues plus au sud. Mais, indépendamment de ce motif, il faut observer qu’aucun auteur ne rapporte qu’il ait présidé en effet à une mesure de l’arc terrestre, ni qu’il soit allé à Syène, encore moins qu’il ait fait exécuter le puits qui a eu tant de célébrité. Il n’est pas douteux que cet ouvrage appartient à des astronomes plus anciens qu’Ératosthène, et qu’il date du temps où le tropique d’été passait par cette ville extrême de l’Égypte[11].

Comme la distance d’Asouân au tropique est fort considérable, il n’est peut-être pas hors de propos de faire voir ici que ce nom moderne d’Asouân répond très-bien à celui de Syène (Συήνη) ; ce qui confirme l’induction qu’on peut tirer du voisinage d’Éléphantine et des cataractes, et des autres preuves géographiques. Asouân est dans le cas d’Achmim, d’Abousir, et de plusieurs autres noms que je pourrais citer : je pense que les Arabes ont ajouté par euphonie l’élif initial à différens noms égyptiens ou grecs ; de manière que, pour découvrir ces noms anciens, il faudrait lire ainsi les nouveaux : A-Souân, A-Chmim, A-Bousir, etc. Mais ces remarques étymologiques appartiennent aux mémoires sur la géographie comparée.

§. II. De la ville ancienne et de la ville moderne.

L’emplacement de l’antique Syène était au sud-ouest de la ville moderne, borné par le Nil, d’une part, et, de l’autre, par les rochers de granit ; son assiette occupait le penchant de la montagne, contre l’ordinaire des villes égyptiennes. Déjà ruinée à l’époque de la conquête des Arabes, elle perdit beaucoup de son étendue par l’enceinte que ces derniers bâtirent à trois cents mètres[12] en arrière, avec de larges fossés extérieurs et intérieurs. Cette enceinte est double et fortifiée suivant le système d’Alexandrie Arabe : elle a été fondée en général sur le rocher nu, et on l’a assujettie à suiwe les mouvemens de la montagne ; une de ses faces est construite à pic sur le bord du fleuve. La muraille est encore bien conservée ; elle est bâtie toute entière en fragmens de granit, débris provenus des anciennes exploitations. Quand on est au couchant de Syène ou sur la route de l’île de Philæ, on aperçoit avec étonnement cette longue enceinte toute ffanquée de bastions et de tours carrées, et, ce qui est plus curieux, toute composée de pierres de couleur rosé, noire ou rougeâtre, diversement arrangées et présentant dans leurs nuances toutes les variétés du beau granit oriental.

Un autre spectacle encore plus rare en Égypte, est celui des vestiges de bâtimens qui occupent la plus haute partie de la ville auprès du fleuve[13]. Ces grands pans de murailles distribués par étages, ces nombreux palmiers sortant du granit, cet amas de rochers et de ruines dont les couleurs se confondent, enfin cet horizon borné à chaque pas, forment un coup-d’œil que ce pays n’offre nulle part, puisqu’il ne s’y trouve presque jamais d’habitations sur les hauteurs, que les arbres y occupent toujours un sol uni et de niveau, et que l’horizon y est partout découvert. En général, tout ce quartier de l’Égypte a un aspect singulièrement pittoresque, et d’autant plus remarqué par les voyageurs, qu’il diffère plus de l’aspect ordinaire. Les montagnes rembrunies que l’on foule aux pieds ou qui frappent la vue sur tous les points, et les masses de granit qui s’élèvent à la surface du fleuve, ajoutent beaucoup à l’effet du tableau. Si l’on vient à détacher un éclat de ces roches si colorées, on voit avec surprise le ton rose et brillant que la cassure a mis à découvert ; on se demande si c’est à l’action de l’air, ou bien à celle du soleil, que la surface doit sa couleur brune et foncée. Mais que pourrait produire sur une matière aussi dure un air toujours sec ? et quant à la chaleur, on ne saurait lui attribuer cet effet qu’à l’aide d’un temps prodigieux ; car les hiéroglyphes tracés sur ces pierres depuis un si long temps sont encore d’un rose assez vif.

Les Égyptiens ont couvert de sculptures et d’hiéroglyphes les surfaces lisses des rochers dans tous les environs de Syène, principalement les blocs qui sont à pic et baignés par les eaux ; ces sculptures sont différemment grandes, et creusées plus ou moins profondément. Il y en a qui représentent des figures de dieux au fond d’une espèce de niche ; d’autres, des sacrifices et des offrandes ; mais toutes annoncent, comme à Philæ, le soin et la peine qu’il a fallu prendre pour les exécuter. On a sculpté de la même manière les blocs de l’île d’Éléphantine, qui est en face. Il serait curieux de découvrir le sens des inscriptions, qui peut-être n’ont pas toutes un objet religieux, et qui pourraient bien avoir trait à l’exploitation des grands massifs où on les a tracées. Ces rochers du bord du Nil sont encore plus noirs que les autres ; et le frottement des eaux leur a donné un luisant et une sorte de poli particulier, qu’on ne peut se représenter parfaitement qu’après l’avoir vu sur les lieux.

L’intérieur de l’enceinte de la ville arabe est rempli de décombres accumulés sur les blocs de granit où cette ville était assise : sa longueur est de sept à huit cents mètres. C’est vers le midi qu’est le chemin qui conduit de Syène à l’île de Philæ. Au levant, on y remarque une butte très-haute, sur laquelle l’armée française avait élevé un fort ; au-dessous, un temple égyptien, presque enseveli sous la poussière et les ruines, et plus bas, des colonnes de granit isolées, ouvrage plus récent ; enfin, vers le nord, une construction que l’on croit romaine ; elle est dirigée vers le bord du Nil, où elle finit par un bâtiment carré, analogue à celui qui termine l’aqueduc du Kaire[14]. Du côté du nord, cette ville était bornée par le fleuve, et bâtie sur une pente douce, qui aujourd’hui est toute remplie de dattiers. La plage est couverte de sable et de limon que le Nil y dépose pendant le débordement. On y trouve plusieurs arbustes dignes d’attention[15] : l’un est une grande espèce d’asclépias, qu’on a surnommée gigantea, dont les fruits sont sphériques et vésiculeux et de quatre pouces de grosseur, très-commune dans les sables d’Ombos, dans les déserts du Fayoum et dans tous les lieux très-arides ; l’autre est une espèce d’acacia de la hauteur de cinq à six pieds, remarquable par ses belles fleurs violettes, par ses globes de fruits velus et d’un jaune doré, surtout par la propriété sensitive dont il jouit à un très-haut degré. Dès que l’on en touche une branche, les pinnules des feuilles se rapprochent à l’instant, puis les feuilles s’abaissent, enfin tout le rameau s’incline : il faut plusieurs minutes pour que la branche reprenne son premier état ; elle se relève lentement, ensuite ses feuilles se redressent, et les folioles se rouvrent[16]. Les habitans connaissent très-bien cette propriété singulière ; mais ils l’attribuent à une influence magique. J’ai entendu l’un d’eux qui, en touchant l’arbrisseau, lui adressait ces paroles d’un ton fort grave : Yâ chagar el-habâs, yâ kell mangé, yâ kell fâs (Habâs est le nom de la plante). Tels sont les mots sacrés qui doivent produire le phénomène[17].

Je viens de conduire le lecteur à travers la ville des Arabes, et j’ai dit que la ville antique avait presque entièrement disparu sous les constructions du premier siècle de l’islamisme. Ces dernières, à leur tour, se sont écroulées et n’offrent plus que des débris. Déjà celles des Romains, bâties sur les ruines de la ville égyptienne, avaient elles-mêmes subi un pareil sort. C’est ainsi qu’à Syène, plus que partout ailleurs, on voit se succéder les peuples et les âges divers ; chaque peuple, chaque génération, a laissé des traces de son existence ou de son passage ; et ce mélange confus offre un chaos à l’œil, un aliment à la curiosité, un champ vaste à la méditation.

À la ville arabe a succédé la ville moderne, que l’on croit bâtie du temps de Selym. Son emplacement est plus à l’est et dans un fond ; elle est entourée, au nord-est, d’un bois de dattiers, et de jardins qui s’étendent très-loin sur une plage basse, marécageuse après l’inondation ; au midi est la montagne, escarpée et toute remplie de carrières ; au levant, un grand espace occupé par des maisons rasées jusqu’au sol : la longueur de la ville est d’environ huit cents mètres ou quatre cents toises. C’est en terre que sont généralement bâties les maisons de la ville : on remarque dans beaucoup de maisons des voûtes au lieu de planchers, et ces voûtes n’ont qu’un seul rang de briques ; ce qui n’empêche pas qu’elles ne subsistent très-long-temps.

Le port où s’arrêtent les barques du Kaire est assez vaste, et fermé d’un côté par des écueils. Les habitans font principalement le commerce des dattes ; on envoie ces fruits au Kaire, avec le séné qui vient du pays supérieur, et qu’on transporte en barque jusqu’aux cataractes, puis de là jusqu’à Syène à dos de chameau. Le commerce de dattes est assez considérable pour faire subsister la ville : cependant la misère des habitans y paraît grande ; la plupart marchent presque sans vêtemens, et l’on rencontre à chaque pas des enfans totalement nus. Il est vrai que l’extrême chaleur du climat et la paresse excessive des naturels favorisent beaucoup cette habitude et ce goût de la nudité ; aussi ont-ils tout le corps basané comme le visage, à un point tel que leur teint approche beaucoup de la couleur des nègres, autant que la physionomie des uns diffère de celle des autres. La population paraît avoir été considérable dans cette ville, à en juger par le nombre des tombeaux qui l’environnent.

Je laisse à d’autres à traiter plus en détail de Syène moderne et de son commerce, dont les voyageurs, et Pococke surtout, ont déjà parlé : dans cette description des antiquités, nous ne rapportons, de la situation actuelle des lieux, que ce qui peut fournir des rapprochemens utiles avec l’état ancien.

§. III. Du temple égyptien et des autres antiquités
de Syène.

Le temple égyptien qui subsiste à Syène, est dans l’ancienne ville, sur le penchant de la hauteur dont j’ai déjà parlé, à cent dix mètres à l’est de la dernière maison de la ville moderne, et à une égale distance des liantes eaux du fleuve ; j’en donne la position précise, afin d’aider à le retrouver, s’il vient à disparaître entièrement sous les décombres, comme cela n’est que trop probable. On y entre aujourd’hui, ou plutôt l’on y descend par la plateforme, dont une grande partie est enfoncée, et l’on se trouve sur un sol formé de sable et de poussière : un portique de quatre colonnes et des arrachemens de murailles sont tout ce qu’on en peut reconnaître, tant il est ruiné et encombré[18] ; sa largeur était d’environ treize mètres[19], et ce qui subsiste de sa longueur est de onze mètres[20] ; le couronnement et les chapiteaux des colonnes sont encore à découvert, et il est facile, d’après l’exemple des autres monumens, de se représenter la façade extérieure à peu près telle qu’elle devait être. L’entrée était tournée du côté du fleuve. Au milieu des rochers de granit sur lesquels ce temple est fondé, on est surpris de le trouver bâti en grès ; mais ce fait est bien plus commun et plus remarquable à Philæ. En général, les constructions en granit sont beaucoup plus rares en Égypte qu’on ne le croit communément, si l’on excepte les monumens monolithes.

Deux colonnes de ce petit temple sortent des décombres, les deux autres ne se voient plus ; il y a deux sortes de chapiteaux, qui ont le même galbe, c’est-à-dire, la forme du calice du lotus, et qui diffèrent un peu par les ornemens ; le plus voisin de la porte est de l’espèce la plus commune en Égypte[21]. Les murailles ne sont qu’en partie couvertes de sculptures, et l’on croit que le temple n’a pas été achevé : ce qui reste des bas-reliefs est mal conservé, et l’on n’a pu en recueillir aucun sujet. Il serait donc superflu de rechercher l’objet qu’avait ce temple, et le culte qu’on y rendait aux dieux de l’Égypte.

Mais quand on songe à la haute antiquité de Syène et à la célébrité que cette ville avait acquise, on ne saurait croire qu’un si médiocre édifice fût le seul temple qu’elle possédât. La tradition du puits de Syène suppose un observatoire, c’est-à-dire, un temple un peu étendu ; car les observateurs étaient des prêtres, et les prêtres logeaient dans les temples. J’appuierai cette conjecture par le témoignage d’un auteur arabe qui rapporte que le birbé ou temple d’Asouân était fort célèbre, et l’un des plus considérables de l’Égypte pour la grandeur des pierres et l’antiquité des sculptures[22]. Mais ces édifices, quels qu’ils fussent, ont disparu avec le puits lui-même, sous les décombres amoncelés de la ville égyptienne, de la ville romaine et de la ville arabe.

Parmi les édifices qui appartiennent à l’antiquité, je dois rappeler le fameux nilomètre dont Héliodore donne la description dans ses Éthiopiques, lorsqu’il parle des choses remarquables que l’on fit voir à Hydaspes tandis qu’il était à Syène. Je vais rapporter ici la traduction entière du passage. « On lui montra le puits qui sert à mesurer le Nil, semblable à celui de Memphis, et construit d’une pierre polie[23], sur laquelle on a gravé des lignes distantes d’une coudée. L’eau y arrivant par un canal souterrain, apprend aux naturels quel est l’accroissement ou la diminution du Nil, par le nombre des caractères que cette eau recouvre où laisse à découvert, et qui donnent la mesure du débordement ou de l’abaissement du fleuve. On lui montra aussi les gnomons horaires, qui, à midi, ne fournissent point d’ombre, parce que, le rayon solaire étant vertical à Syène le jour du solstice d’été, la lumière est également répandue de toutes parts, et ne donne lieu à aucune ombre, tellement qu’au fond même des puits la surface de l’eau est éclairée en entier[24]. » Ce nilomètre subsistait encore au quatrième siècle : selon Maqryzy, il aurait été fondé par A’mrou ben el-A’ss ; mais A’mrou ne fit sans doute que le restaurer[25].

Il faudrait peut-être chercher ce nilomètre dans le voisinage de l’ancien bâtiment qui ferme le port de Syène, et dont j’ai déjà parlé ; car la tradition en a conservé le nom et l’on appelle encore ce lieu Meqyâs, c’est-à-dire, nilomètre[26]. Cette construction assez élevée, qui paraît la tête d’un aqueduc destiné à conduire l’eau sur les parties élevées de l’ancienne ville, et que d’autres ont regardée comme des thermes, a pu servir elle-même dans la suite à mesurer les crues du Nil, puisqu’elle est baignée par les eaux du fleuve. Les fenêtres qu’on y voit, les arcades de la muraille qui y aboutit, et le soin apporté dans la construction, annoncent l’ouvrage des Romains. On sait qu’ils entretenaient une cohorte à Syène, ainsi qu’à Éléphantine et à Philæ : c’étaient là les barrières de l’empire romain du côté de l’Éthiopie.

C’est probablement encore un ouvrage romain que ces colonnes en granit rouge qui se trouvent entre le temple égyptien et le Nil. On voit sortir des décombres quatre colonnes et quatre piliers en partie debout ; les deux piliers antérieurs portent une demi-colonne sur deux de leurs faces, de manière à former en plan l’image d’un cœur[27]. On n’a aucune donnée pour connaître à quelle espèce d’édifice elles ont appartenu.

§. IV. Des environs de Syène[28].

Quand on sort de la ville arabe pour aller à Philæ, on trouve parmi les rochers, à gauche de la route, une très-grande quantité de tombeaux, qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui sont au sud-est d’Asouân, et qui sont aussi fort nombreux. Les premiers appartiennent au temps des khalyfes, et remontent même à l’époque de la conquête des Arabes, ainsi que le prouvent les inscriptions en caractères koufiques tracées sur ces tombes, et dont plusieurs indiquent les premières années de l’hégyre ; nous avons rapporté une de ces inscriptions. Parmi ces tombeaux, on en remarque dont la construction est soignée, et la forme d’une assez bonne architecture, quoique bizarre comme celle de tous les monumens arabes. On distingue aussi plusieurs mosquées fort anciennes ; sur la porte de l’une d’elles, on lit une inscription qui porte le nom d’un certain Selym : la tradition attribue à ce dernier d’avoir, au commencement de l’hégyre, expulsé deux fois les Gellâb de la ville ancienne. Cette ville, occupée de nouveau par les Arabes, fut reconquise au temps de Saladin ; enfin, au seizième siècle, elle passa sous le joug des Ottomans avec le reste de l’Égypte, et ils s’emparèrent même de Derry et d’Ibrim, où les Turks entretiennent encore des janissaires.

De pareilles mosquées se trouvent sur des hauteurs, placées entre le Nil et la route de Philæ : par la forme ronde de leurs minarets, elles ont l’air de tourelles. C’est de ce même côté, à partir des bords du fleuve, qu’on commence à voir les carrières de granit où les Égyptiens ont puisé leurs colosses, leurs obélisques et leurs monolithes, immenses vestiges des plus immenses travaux que la main des hommes ait exécutés. On n’aborde pas seulement avec une vive curiosité dans ces vastes laboratoires ; mais on éprouve en quelque sorte un sentiment de respect à la vue des masses énormes enlevées de la montagne, ou non encore entièrement détachées, des traces encore fraîches de l’exploitation, et des marques de ces instrumens que nos arts ne connaissent plus. Ce spectacle nous transporte en quelque façon dans les temps antiques, et au milieu même des architectes et des ouvriers égyptiens : nous les voyons, pour ainsi dire, choisir leurs blocs dans la montagne, les faire éclater au moyen des coins et des ciseaux, les ébaucher sur place, enfin les conduire au Nil et les embarquer sur des radeaux, pour aller servir à l’embellissement des cités de l’Égypte.

Ces carrières occupent un développement de plus de six mille mètres[29] : à l’ouest, au midi et au levant de Syène, presque partout le granit est coupé à pic ; chaque bloc un peu grand est dressé sur quelqu’une de ses faces ; partout l’on voit les traces des outils, ou les trous destinés à placer les coins ; enfin, tout le sol est jonché d’éclats de granit rose, noir, violet et de mille nuances diverses. En voyant sur ces faces, taillées depuis tant de siècles, des couleurs vives et des cassures encore fraîches, tandis que les parties voisines sont d’un ton noirâtre, on juge du laps de temps qu’il a fallu pour que le rocher prît cette couleur brune.

Les coins destinés à faire éclater les blocs de granit se plaçaient dans des trous qui avaient seulement deux à trois pouces de longueur sur autant de profondeur, et distans l’un de l’autre de trois fois autant : en examinant ces marques de près, on voit que les ouvriers choisissaient, pour placer leurs coins, les parties où la séparation des masses était comme indiquée par des fissures et par des accidens de la pierre[30]. Nous avons trouvé beaucoup de fragmens qui étaient prêts à être enlevés, et qui sont restés dans la carrière ; entre autres, une colonne de cinq à six mètres de long, et un dessus de porte dont la forme se reconnaît aisément : on voit là qu’un bloc une fois séparé de la masse était sur-le-champ taillé et dégrossi sur place.

L’un des restes les plus intéressans des anciennes exploitations, c’est un obélisque ébauché qu’on trouve dans l’une des carrières au sud de Syène, à mille mètres[31] de la ville nouvelle et autant du Nil. Une extrémité de l’aiguille est cachée sous le sable ; ce qui sort de terre a dix-huit mètres[32] de longueur, sans compter la pointe ou le pyramidion qui la termine. Sa plus grande largeur est de trois mètres deux dixièmes ; et la moindre, de deux mètres six dixièmes. Cet obélisque devait approcher de la dimension de ceux qu’on voit à Louqsor.

Mais ce que j’ai découvert de plus curieux parmi ces vestiges des anciens travaux égyptiens, c’est un grand rocher taillé et semblable à une muraille, situé à trois cents mètres environ au sud-est de la ville nouvelle, et faisant face au nord ; le granit en est d’un ton rose mêlé. Il porte une multitude de traces de l’instrument qui a servi à en détacher un bloc, et ce bloc doit être jugé considérable ; car le rocher (seulement hors de terre) a plus de cinq mètres[33] de hauteur et de onze mètres de base[34]. Cette surface de plus de cinq cents pieds carrés est entièrement couverte de traits de ciseau obliques et tous parallèles, longs d’environ huit pouces, et dont les extrémités sont alignées horizontalement ; j’ai compté trois cent quarante-sept traits dans une seule ligne horizontale, et trente lignes horizontales dans la hauteur du rocher. Chaque trait d’une rangée tombe entre deux autres de la rangée inférieure, et cela, sans discontinuité, toujours sous une même inclinaison, à l’exception de plusieurs coups de ciseau qui sont en forme de chevrons[35]. Ce bloc est divisé en trois parties légèrement concaves : les deux extrêmes, qui sont les plus étroites, sont plus arrondies ; celle du milieu est presque plate, et recreusée seulement dans le voisinage des deux autres.

Je n’examinai pas long-temps ce rocher sans le reconnaître pour le reste de l’extraction d’un colosse ; et cette idée m’en fit faire un dessin exact, afin qu’on pût comparer ses dimensions avec celles des plus grandes statues égyptiennes. La partie du milieu me représentait visiblement le dos du colosse ; et les deux autres, les bras. La grandeur extraordinaire de ce bloc, et celle du colosse du Memnonium à Thèbes, qui excède tous ceux de l’Égypte, la conformité de la matière et celle de la couleur, m’ont engagé à rechercher si celui-ci ne provenait pas de celui-là ; et je crois pouvoir avancer comme une chose très-probable, que le fameux colosse d’Osymandyas décrit par Diodore de Sicile, et qui se trouve encore au Memnonium, a été en effet tiré de ce massif. Le résultat des dimensions comparées de ce colosse, résultat dont je ne pourrais exposer ici les preuves sans sortir de mon sujet, donne pour sa proportion entière environ vingt-deux mètres deux dixièmes[36], et pour la grosseur du corps ou la largeur du dos, six mètres et demi[37] : or la largeur du rocher, dans la partie moyenne, est aussi de six mètres et demi. Si l’on m’objectait que ces dimensions pourraient convenir à d’autres statues, je demanderais où l’on connaît un second colosse en granit aussi grand que celui d’Osymandyas, dont le pied seul, suivant Diodore, passait sept coudées[38]. Qu’on se figure une statue monolithe, d’une matière et d’un poli admirables, et dont la tête aurait pu atteindre à l’architrave de la colonnade du Louvre ; est-ce un ouvrage de cette espèce qui aurait pu disparaître entièrement ? Enfin, n’est-ce pas assez d’un travail aussi gigantesque, sans créer, pour ainsi dire, une seconde merveille ?

C’est non loin de ce bloc que j’ai observé, à travers la montagne de granit, une longue bande ou filon semblable à un magnifique ruban de deux couleurs bien tranchées, c’est-à-dire rose sur les deux bords, et blanc au milieu, et partout d’une largeur égale d’un demi-mètre ou dix-huit pouces. Ce large filon se dirige vers le bassin du Nil par une pente rapide. On y voit le feldspath et le quartz qui le composent, se mêler ensemble çà et là ; quelquefois ce dernier est revêtu de mica doré très-éclatant : plus loin ces trois matières se combinent d’une manière intime, et forment enfin le granit ordinaire. Mais il ne m’appartient pas d’en dire davantage sur toutes les circonstances que l’on remarque dans ces roches primitives, et sur ces transitions brusques des variétés du granit, accidens si curieux à étudier pour les naturalistes[39] ; j’ai voulu seulement donner au lecteur une légère idée de tous ces tableaux de la nature et de l’art, tableaux variés qui rendent les montagnes de Syène si intéressantes pour l’observateur, et qui m’ont vivement frappé dans les excursions que j’ai faites au travers des rochers et des carrières, insensible à la fatigue, ainsi qu’à l’ardeur dévorante du soleil. Où pouvais-je trouver un site qui réunisse plus de grands effets, qui excite plus la curiosité, qui réveille plus de souvenirs ? Il faudrait, pour y transporter le lecteur, ou les couleurs d’un peintre habile, ou la plume d’un grand écrivain : mais le voyageur doit se borner au récit des impressions qu’il a reçues ; heureux s’il peut les faire partager[40] !

Je terminerai cette description des environs de Syène en mentionnant une grande vallée située au midi, qui est aujourd’hui ensevelie sous les sables, et que l’on dit avoir été jadis bien cultivée. C’est peut-être de ce local que veut parler Léon l’Africain, quand il rapporte que Syène a un sol fertile en blé ; car on a vu que cette ville est aujourd’hui resserrée par le Nil et par les montagnes, et que son territoire actuel ne possède que des palmiers. El-Edriçy l’appelle une ville petite, mais riche et peuplée[41].

Il faut citer encore une position appelée Gharby Asouân ou Syène occidentale, située sur la rive gauche du Nil, en face d’Éléphantine : ce nom répond très-bien à celui de Contra-Syene connu de l’antiquité. Il n’y a plus aujourd’hui en ce lieu qu’un couvent qobte abandonné, situé dans le rocher à mi-côte, et qui domine le pays. La montagne a été creusée très-anciennement, et il se trouve que l’intérieur de l’édifice renferme une grotte égyptienne. À une demi-lieue dans la montagne, est un autre couvent fort considérable et ruiné ; on y voit des peintures chrétiennes de la plus mauvaise exécution. Ce monastère a été fortifié, et ses murs crénelés à une époque inconnue. Les solitaires paraissent l’avoir occupé à plusieurs reprises : aujourd’hui ses ruines sont entièrement désertes[42].

Section deuxième. Des cataractes.

§. I. Observations générales.

Les cataractes du Nil ont eu chez les anciens une grande célébrité, qu’elles n’ont pas encore entièrement perdue ; mais, faute d’avoir distingué les différentes chutes du fleuve, on est resté dans l’erreur à l’égard de la dernière d’entre elles, depuis un temps très-reculé. En donnant une description exacte et circonstanciée de la chute actuelle auprès de Syène, telle que je l’ai observée, et en réunissant ici les documens les plus authentiques de l’antiquité sur les cataractes du Nil, je me propose d’éclaircir ce point de géographie, qui, jusqu’à présent, est demeuré vague et incertain.

Comme tous les grands fleuves du globe, tels que le Gange, l’Orénoque, le Mississipi, le Nil a plusieurs chutes dans la première partie de son cours. On en connaît huit principales ; la dernière est à un peu plus d’un demi-myriamètre ou d’une lieue de Syène, c’est-à-dire, à cent dix myriamètres ou deux cent vingt lieues de son embouchure principale, et à plus de trois cents myriamètres ou six cents lieues du point présumé où est sa source. Les cataractes du Nil sont donc distribuées sur une étendue de pays qui fait les trois quarts de son cours entier, et c’est le seul fleuve connu dont on puisse le dire.

Soit qu’on ait confondu ces diverses cataractes en attribuant à toutes indistinctement ce qui ne convenait qu’à la plus grande, soit qu’il ait existé une époque où le Nil, à Syène, se précipitait de très-haut, toute l’antiquité s’accorde à parler de la dernière cataracte comme d’une chute prodigieuse, dont le bruit effroyable frappait de surdité les habitans du voisinage. Mais, quand on admettrait cette ancienne époque, il faudrait au moins convenir que la tradition de cet état primitif a survécu d’un grand nombre de siècles à la diminution presque totale de la chute ; car on ne persuadera à personne qu’un précipice tel que celui de Schaffhouse, par exemple, ait pu disparaître entièrement depuis les Romains jusqu’à nous. On ne peut calculer le nombre de siècles qu’eût exigé un si grand changement, qui d’ailleurs n’eût pu se faire que par degrés insensibles ; et l’on ne saurait remonter au principe de cette tradition, comme nous avons remonté à l’origine de celle qui mettait Syène sous le tropique. Il n’est donc pas permis de douter que, même du temps des Romains, les récits qu’on faisait de cette cataracte ne fussent exagérés, et que les écrivains ne nous aient transmis un ancien souvenir comme un fait actuel. D’ailleurs l’existence de la cataracte de Genâdil, qui est beaucoup plus considérable, et qui est distante de moins de vingt-cinq myriamètres ou cinquante lieues, a dû concourir beaucoup à la réputation de la dernière ; et dans un pays qui a toujours été connu imparfaitement, on a facilement confondu l’une avec l’autre.

Mais si l’erreur ou l’exagération a donné une fausse idée de la cataracte de Syène, d’un autre côté l’on ne saurait nier que ce même site ne soit un des plus pittoresques et des plus extraordinaires de toute la vallée que le Nil arrose. Soit qu’on jette les yeux sur ces deux chaînes de granit tout hérissées de mamelons noirs et anguleux, dont la cime, les flancs et les pieds offrent des formes étranges, et qui, traversant le cours du Nil, viennent, pour ainsi dire, se rejoindre au milieu de son lit[43] ; soit qu’on arrête la vue sur ces îles escarpées et innombrables qui précèdent, forment et suivent la cataracte dans un espace de deux lieues ; soit enfin que l’on contemple, en venant de l’Égypte, cette limite brusque et tranchée entre une plaine fertile et des rochers inaccessibles, et le contraste d’un fleuve large et majestueux avec un torrent plein de gouffres, qui bouillonne, écume et se brise entre mille écueils : tout présente aux regards une scène du plus grand effet. C’est le spectacle d’une nature sauvage, que l’œil n’embrasse qu’avec horreur à côté du tableau riant de l’une des plus riches vallées du monde. La navigation trouve ici une barrière presque insurmontable, la culture cesse, la végétation est morte. Aux campagnes et aux jardins d’Éléphantine succèdent un amas de collines groupées en désordre ou de blocs à pic d’une nudité absolue, et des montagnes à perte de vue, dont la teinte rembrunie se détache sur un ciel éclatant ; le Nil ne réfléchit rien que l’azur ou bien les couleurs sombres des rochers qui divisent et déchirent son lit ; enfin, son cours variable et inégal, tantôt lent et tantôt impétueux, ses eaux furieuses et plus loin polies comme une glace, portent l’empreinte du désordre général ; ce n’est qu’après avoir franchi tant d’entraves, qu’il sort triomphant de la lutte, et qu’il prend enfin une marche paisible, un mouvement égal, qui ne seront plus troublés jusqu’à son embouchure. Telle est la barrière que la nature a mise entre l’Égypte et la Nubie, et tel est le tableau qu’offre au voyageur le site imposant de la dernière cataracte.

§. II. Description de la dernière cataracte et du chemin
qui y conduit.

La dernière cataracte est appelée Chellâl en arabe ; c’est aussi le nom d’une île et d’un hameau bâti en face, où habitent une centaine de Barâbras. Elle est située au tiers de l’intervalle de Philæ à Syène, mesuré sur le fleuve, c’est-à-dire, à environ trois mille mètres ou quinze cents toises au-dessous de Philæ. La largeur du fleuve en ce point est de plus de mille mètres ou d’un quart de lieue ; largeur est la même que celle du fameux saut de Niagara, mais ces deux cataractes n’ont que cela de comparable ; on sait que la dernière a plus de cent cinquante pieds de hauteur.

Quoiqu’il n’y ait que deux tiers de lieue de Philæ à Chellâl, cependant l’on met plus d’une heure à parcourir cet espace, à cause de la difficulté du chemin. À l’époque des plus hautes eaux, le 15 septembre 1799, je suis parti du village de Gy’ânych, qui est en face de Philæ, pour faire la reconnaissance de la cataracte et en déterminer la position ; j’ai suivi le bord du Nil, qui fait là un grand coude, et ensuite court directement à l’ouest : le rocher occupe presque toujours la rive elle-même ; çà et là, on voit quelques petits espaces de terrain couverts de limon par le Nil, et qu’on a mis à profit pour la culture. Dans le chemin, j’ai remarqué le granit traversé par de larges filons, dont plusieurs se précipitent vers le Nil, sous un angle de quarante-cinq degrés ; d’autres se croisent en divers sens : il y en a qui sont de trois pieds de largeur, en forme de prisme carré, et dont la couleur est un noir mat presque uni. En arrivant auprès du petit hameau ou plutôt des cabanes de Mesit, qui renferment à peine cinquante habitans, on trouve une bande de terre étroite et cultivée en dourah. J’ai vu, au milieu de ces rochers, de pauvres Barâbras qui pilaient du grain et pétrissaient de la farine dans les cavités naturelles du granit. L’accueil de ces Nubiens est si bon, et leur physionomie si gaie, qu’on ne soupçonnerait pas qu’il leur manque quelque chose : leur teint est presque noir ; leur langage est très-chantant et assez doux, sans aspirations, et presque sans rapport avec l’arabe. La manière dont ils passent le Nil avec leurs effets est fort singulière : ils se mettent sur un tronc de sycomore ou de palmier, la tête enveloppée de leurs habits et chargée de leur bagage, et ils se dirigent en faisant de chaque main une rame, s’y prenant si adroitement qu’à peine ils dérivent ; je ne les ai vus embarrassés que lorsqu’ils ont à traverser des remous un peu considérables. Voilà tout ce qui anime cette scène muette et ce triste lieu, où la végétation se borne à quelques plantes du désert, telles que la coloquinte, et à quelques arbres, tels que des dattiers, des acacias, des napecas, dont le feuillage est brûlé par le soleil[44].

Là, on commence à être frappé du bruit de la cataracte, déjà sensible à Philæ. Pendant l’hiver et le printemps, ce bruit est beaucoup plus fort ; il est comparable à celui de la mer sur une côte de récifs, tel qu’on l’entend à une lieue de distance. Jusqu’à ce point, on ne marche qu’avec peine sur le bord du Nil, toujours sur un sable de granit, et il faut franchir de temps à autre des rocs saillans sur le sol mais, quand on approche de la barre, et au lieu où le Nil reprend son cours vers le nord, c’est-à-dire, près de Chellâl et en face de Tarmesit, on trouve tout-à-coup le rocher devant soi ; il faut le gravir avec les mains pour passer outre. La montagne pénètre, pour ainsi dire, et descend perpendiculairement dans le Nil ; puis elle ressort à sa surface sous la forme d’une foule d’écueils, très-proches les uns des autres, et dont plusieurs sont de grandes îles : j’en ai compté vingt le jour des plus hautes eaux[45]. C’est à cette disposition qu’on reconnaît, dans l’intervalle de Philæ à Syène, la véritable cataracte ; car, dans tout cet intervalle, le cours du Nil est également hérissé de rochers. Ce lieu se distingue encore par un rétrécissement du fleuve, qui n’a que mille à douze cents mètres[46] environ dans cet endroit, tandis qu’ailleurs il est généralement plus large, au point de prendre deux mille mètres[47] : il a même trois mille mètres devant Philæ. Pour se faire une idée d’une étendue aussi considérable, il faut se figurer une largeur qui serait dix-huit à vingt fois plus grande que celle de la Seine auprès des Tuileries, en la mesurant d’un quai à l’autre.

C’est principalement vers la rive droite du fleuve que les îles sont plus rapprochées, plus escarpées, et qu’elles opposent le plus d’entraves à la marche des eaux. J’ai compté dix barres principales dirigées d’une île à l’autre, et dans tous les sens : le Nil, arrêté contre ces obstacles, se refoule, se relève et les franchit, et il forme ainsi une suite de petites cascades dont chacune est haute d’un demi-pied ou moins. Tout cet espace est rempli de tourbillons, de gouffres et d’abîmes ; chaque canal est un torrent dont les eaux ont toute sorte de mouvemens et de directions contraires, suivant qu’elles sont rejetées par les divers écueils où elles se brisent avec violence.

Mais auprès de la rive gauche le cours est plus égal, bien que d’une très-grande rapidité : pendant les hautes eaux, tous les écueils sont recouverts, et il s’y trouve un canal qui est navigable. Dans cette saison, les barques peuvent y passer, même à la voile ; pendant le bas Nil, les barques remontent le courant à la cordelle et en serrant la côte. J’ai vu plusieurs barques remonter à la voile sans presque aucun danger ; mais celles qui descendent sont entraînées avec une vitesse extrême, qui ferait trembler de moins habiles pilotes.

Un Nubien que j’interrogeai, m’apprit qu’en hiver, à l’époque des basses eaux, la hauteur de la chute est celle d’un homme qui a le bras levé ; ce qui fait six à sept pieds. Ce rapport m’a été confirmé par ceux de nos collègues qui ont vu la cataracte pendant le bas Nil : à cette époque, tous les îlots submergés par l’inondation sont à découvert ; le nombre des chutes est plus considérable ; et le Nil, ayant à franchir des écueils plus élevés, retombe aussi de plus haut.

Au-dessous de la cataracte, si l’on veut continuer de suivre le bord du Nil, on est obligé d’y renoncer ; les rochers, toujours à pic, rendent cette route impraticable : pour se rendre à Syène, il faut reprendre la route de l’île de Philæ, qui est déjà décrite ; et l’on y arrive en suivant une vallée qui aboutit au Nil, au-dessus du hameau d’el-Mahâlah ou Marâdah.

Beaucoup de rochers, autour des cataractes, sont couverts d’hiéroglyphes, comme ceux que j’ai décrits à Syène et à Éléphantine ; mais je n’y ai pas vu de carrières. J’ignore s’il y a eu dans ce local une ancienne position : sans doute la nudité de ces montagnes n’a dû jamais varier ; le sol n’a rien pu perdre, comme il est impossible qu’il gagne jamais rien. Les Barâbras m’ont fait voir plusieurs petites statues égyptiennes : peut-être les tirent-ils de Philæ, et non pas de quelque habitation antique du voisinage[48]. Que pouvait toute l’industrie égyptienne contre une nature aussi âpre, aussi intraitable ? C’est aussi là ce qui rend plus merveilleux les riches monumens qu’ils sont allés bâtir dans la petite île de Philæ.

La description que je viens de faire de la cataracte de Syène doit paraître au lecteur bien au-dessous de l’opinion qu’il s’en est formée, s’il ne la connaît que d’après les écrivains anciens, ou bien s’il s’en est fait une idée d’après les effrayantes cataractes de l’Orénoque, de la rivière Bogota, ou du Niagara. On voit que le Nil n’éprouve pas là de chute par un abaissement subit de son lit tout entier, comme il arrive au Rhin à Schaffhouse, ou au Gange à Hurdwar, et comme il en était peut-être autrefois dans ce même lieu. Le fond s’est exhaussé par les dépôts : le courant a usé, miné les roches qui formaient la barre ; ce qui a donné naissance à plusieurs îles entre lesquelles s’écoulent maintenant les rapides. Il n’y a plus de chute aujourd’hui que celle des eaux qui retombent après avoir franchi les écueils ; plus l’écueil a de hauteur et plus le courant a de force pour porter le flot jusqu’au sommet, plus aussi la cascade est forte. Ainsi, dans les basses eaux, les cascades devraient en apparence être moindres, puisque la vitesse est moins grande, et que les mêmes écueils seraient beaucoup trop élevés pour que l’eau pût les franchir ; cependant l’on a vu que la chute, dans le bas Nil, était triple ou quadruple de ce qu’elle est dans le haut Nil. Cela doit porter à croire qu’il existe encore une barre peu élevée dans la plus grande partie du lit ; barre qui, noyée au temps de la crue, n’est mise à découvert qu’à l’abaissement du fleuve, et donne lieu alors à des ressauts plus sensibles.

Il suit encore de cette description, que la forme du lit est extrêmement inégale, et par conséquent aussi la pente et la vitesse ; d’oit il résulte qu’il n’y a pas un niveau unique établi dans toute la largeur du fleuve, mais, au contraire, des rapides nombreux, et des remous tels que plusieurs canaux ont un courant opposé à celui du fleuve. La plus grande vitesse du cours est sur la rive gauche, c’est-à-dire, dans le canal navigable, où la barre n’est pas apparente ; la profondeur y est sans doute considérable.

Ce n’est qu’assez loin au-dessous de Chellâl que l’équilibre et le niveau sont rétablis dans toute la largeur du cours. Il y a bien encore des remous et des refoulemens jusqu’à Éléphantine, et de l’autre côté jusqu’à Philæ : mais ces remous sont accidentels ; le fleuve ne fait que baigner toutes ces îles dont son cours est rempli, sans offrir rien de semblable à une chaîne qui le traverse, ainsi que cela paraît avoir lieu à Chellâl. C’est là ce qui caractérise le local de la cataracte, lequel n’occupe pas, comme l’ont pensé quelques-uns, tout le bassin compris entre Syène et Philæ. C’est là aussi ce qui fait reconnaître le vrai site des anciennes catadupes. Enfin, c’est dans toutes ces circonstances réunies que l’on va retrouver les principaux traits des descriptions des anciens : quelques méprises que l’on reproche aux auteurs de l’antiquité, il est rare de ne pas rencontrer dans leurs récits la vérité à côté de l’erreur.

§. III. Relations des auteurs sur la dernière cataracte.

Je vais citer les passages des auteurs, en suivant l’ordre des temps, et je les rapprocherai de l’état actuel des lieux ; mais auparavant je ferai remarquer que le nom moderne de Chellâl répond aux noms anciens de catadupe et de cataracte. Catadupe, formé de deux mots grecs, signifie proprement chute bruyante ; cataracte, un lieu escarpé d’où l’eau se précipite. En arabe, Chellâl doit s’entendre d’un précipice d’où l’eau s’écoule avec impétuosité.

« Le pays au-dessus d’Éléphantine, dit Hérodote, est roide et escarpé. En remontant le fleuve, on attache de chaque côté du bateau une corde, comme on en attache aux bœufs, et on le tire de la sorte. Si le câble se casse, le bateau est emporté par la force du courant[49]. »

On reconnaît aisément dans ce passage le lieu que je viens de décrire, et l’usage qui subsiste encore pour la navigation. Il faut de même reconnaître la cataracte dans le chapitre qui précède, et où l’historien parle d’après un prêtre de Saïs. Ce prêtre lui dit « qu’entre Syène et Éléphantine il y avait deux montagnes dont les sommets se terminaient en pointe ; que l’une de ces montagnes s’appelait Crophi, et l’autre Mophi les sources du Nil, qui sont de profonds abîmes, sortaient, disait-il, du milieu de ces montagnes ; la moitié de leurs eaux coulait en Égypte vers le nord, et l’autre moitié en Éthiopie vers le sud. » Hérodote ajoute que Psammitichus ayant fait jeter dans ces abîmes un câble d’une très-grande longueur, la sonde n’avait pu aller jusqu’au fond.

Hérodote avait raison de douter qu’on lui parlât sérieusement de deux montagnes situées entre Syène et Éléphantine, puisque tout l’intervalle qui sépare ces deux villes est occupé par les eaux du fleuve, et surtout qu’on lui citât ces deux montagnes comme les sources du Nil. Strabon et Aristide, qui, à ce propos, censurent vivement Hérodote[50], n’ont pas considéré qu’il qualifiait lui-même ce récit de badinage ; et, d’un autre côté, ils n’ont pas réfléchi sur la cause probable d’une erreur aussi grossière. Quand on sait que les prêtres égyptiens étaient particulièrement versés dans la chorographie du Nil[51], est-il croyable qu’un d’entre eux pût se persuader que ce fleuve prend naissance auprès de Syène ? Il doit y avoir eu quelque méprise dans l’emploi qu’on aura fait du mot πηγάς qui veut dire sources, pour traduire l’expression dont ce prêtre aura fait usage : or, il suffit que l’on conçoive la possibilité de cette équivoque, pour retrouver dans le passage un sens admissible. En effet, aux temps de Strabon et d’Aristide, le nom d’Éléphantine appartenait exclusivement à l’île qui est en face de Syène ; mais je pense qu’il n’en était pas de même au temps d’Hérodote, et il me paraît que c’était un nom générique et commun à plusieurs îles, notamment à l’île de Philæ[52]. Que, dans le récit du prêtre de Saïs, on substitue le nom de Philæ à celui d’Éléphantine, on retrouvera les deux montagnes libyque et arabique, qui, entre Philæ et Syène, se rapprochent en effet l’une de l’autre ; un lieu plein d’abîmes ; des courans qui se portent les uns vers le nord, les autres vers le sud ; des eaux d’une très-grande profondeur ; en un mot, tout ce qui caractérise la chute du Nil à Chellâl, aujourd’hui même que ces effets sont beaucoup diminués[53]. Au reste, l’explication que je hasarde ici d’un des passages les plus difficiles d’Hérodote, est singulièrement appuyée par le raisonnement que fait l’historien lui-même. « Si le récit de ce prêtre est vrai, dit-il, je pense qu’à cet endroit les eaux venant à se porter et à se briser avec violence contre les montagnes, refluent avec rapidité et excitent des tournans qui empêchent la sonde d’aller jusqu’au fond. »

J’ai dit qu’il pouvait y avoir eu de l’équivoque dans le mot de sources dont Hérodote a fait usage ; voici un passage du même auteur qui tend aussi à le faire croire : « Le Nil, qui commence aux catadupes, coupe l’Égypte par le milieu, et se jette dans la mer[54]. » On voit qu’il est question du point où le Nil commence à entrer en Égypte, et non pas de l’origine de son cours ; il faut entendre la même chose des prétendues sources d’Éléphantine.

Diodore de Sicile croyait que la principale cataracte est celle des confins de l’Égypte et de l’Éthiopie. Après avoir décrit l’entrée du Nil en Égypte, il parle ainsi des cataractes : « C’est un endroit qui a environ dix stades de longueur, et qui n’est qu’une continuité de fond penchant et rompu, de précipices d’une hauteur prodigieuse et perpendiculaire, et d’ouvertures étroites et embarrassées de rochers ou de pierres qui leur ressemblent par leur grosseur. Les eaux qui passent par ces lieux effroyables, les couvrent d’écume, et font des chutes et des rejaillissemens dont le bruit seul porte la terreur dans l’âme des voyageurs, d’aussi loin qu’ils commencent à l’entendre ; et l’eau y acquiert une vitesse pareille à celle d’une flèche qui part de l’arbalète, etc.[55] »

Diodore ajoute que, pendant l’inondation, les rochers sont recouverts par les eaux ; qu’alors les vaisseaux descendent sur la cataracte, soutenus du vent contraire ; mais que personne ne saurait la remonter, à cause de l’impétuosité du fleuve, qui surpasse toutes les forces dont l’homme puisse s’aider. Il finit en disant qu’il y a plusieurs cataractes, mais que la plus grande est aux limites de l’Éthiopie et de l’Égypte. Après avoir lu cette description, l’on est peu disposé à l’appliquer à la cataracte de Syène, malgré que Diodore s’en explique formellement. On verra plus loin que plusieurs de ces circonstances conviennent mieux aux cataractes supérieures.

Dans le Songe de Scipion, Cicéron nous a laissé un passage sur les catadupes du Nil qui semblerait par conséquent relatif à la cataracte de Syène. Voulant expliquer comment l’oreille humaine est devenue insensible au prétendu son que rendent les sphères célestes dans leur révolution rapide, il se sert de la comparaison des hommes qui habitent auprès des catadupes, et qui deviennent sourds par la grandeur du bruit que fait le Nil en se précipitant du haut de montagnes très-élevées, de même, dit-il, qu’on perdrait la vue en fixant l’oeil sur le soleil[56]. Macrobe, qui a commenté le Songe de Scipion, suppose que les habitans ne sont pas sensibles au bruit des catadupes, par la raison qu’il est trop considérable : Quoi d’étonnant, ajoute-t-il, si le son produit par les cieux dans leur mouvement perpétuel n’est pas perceptible à nos sens bornés[57] ? Je ne veux pas discuter ces passages, mais seulement faire remarquer que le bruit de la cataracte était généralement réputé capable d’ôter l’ouïe aux habitans des environs, et que c’est à celle de Syène qu’on attribuait un tel effet ; mais, en admettant qu’il s’agisse de cette dernière, l’expression de très-hautes montagnes, dont se sert Cicéron, ne serait pas moins exagérée que la grandeur du bruit.

Strabon donne sur la cataracte de Syène un détail qui est plus précis ; il en parle dans son dix-septième livre, en deux passages[58], dont voici le plus intéressant : « Un peu au-dessus d’Éléphantine, est la petite cataracte, où l’on voit des gens montés sur des esquifs donner une sorte de spectacle aux principaux du pays. La cataracte est une éminence du rocher au milieu du Nil, unie dans la partie supérieure et recouverte par les eaux du fleuve ; elle finit par un précipice, d’où l’eau s’élance avec impétuosité : de part et d’autre, vers la côte, il y a un lit navigable ; les pilotes se laissent entraîner vers la cataracte, puis se précipitent avec leur esquif, sans qu’il leur arrive aucun mal. » Strabon ajoute ensuite qu’au-dessus de la petite cataracte est l’île de Philæ ; il ne laisse donc pas douter que cette cataracte ne soit celle de Chellâl. Comme il parle ici en témoin oculaire, il faut reconnaître que l’état des choses a un peu changé depuis son temps ; car il n’y a aujourd’hui de canal navigable que d’un seul côté, et la chute est aussi beaucoup moins sensible : remarquons en passant que l’auteur se sert du nom de petite cataracte.

Pomponius Mela, dans son style rapide et élégant, décrit en ce peu de mots le cours impétueux du Nil depuis Tachempso jusqu’à Éléphantine : Usque ad Elephantidem urbem ægyptiam atrox adhuc fervensque decurrit. Tum demum placidior, et jam penè navigabilis, etc. Mais le tableau le plus frappant de la cataracte est celui qu’a tracé Sénèque. On va voir dans le passage suivant, que j’ai essayé de traduire, qu’il voulait parler de la cataracte de Syène : « Aux environs de Philæ, dit-il, le fleuve commence à rassembler ses eaux vagabondes. Philæ est une île escarpée, entourée de deux branches dont la réunion forme le Nil : c’est en cet endroit que le fleuve prend son nom… Il arrive ensuite aux cataractes, lieu renommé par un spectacle extraordinaire : là il devient méconnaissable ; ses eaux, jusqu’alors tranquilles, s’élancent avec fureur et impétuosité, à travers des issues difficiles ; enfin il triomphe des obstacles, et tout-à-coup, abandonné par son lit, il tombe dans un vaste précipice, avec un fracas qui fait retentir les environs. La colonie établie en ce lieu par les Perses, n’a pu supporter ce bruit continu, et a transporté sa demeure dans un endroit plus calme. Entre autres merveilles qu’on voit sur le fleuve, j’ai entendu parler de l’incroyable audace des habitans : deux hommes s’embarquent sur une nacelle ; un d’eux la gouverne, et l’autre la vide à mesure qu’elle s’emplit. Long-temps ballottés par les rapides, les remous et les courans contraires, ils se dirigent dans les canaux les plus étroits, évitant les défilés des écueils ; puis ils se précipitent avec le fleuve tout entier, la tête en avant, guidant la nacelle dans sa chute, aux yeux des spectateurs épouvantés ; et pendant que vous pleurez leur sort et que vous les croyez engloutis sous une si grande masse d’eau, vous voyez naviguer l’esquif très-loin du lieu où il est tombé, comme si on l’eût lancé jusque-là par une machine de guerre[59] » Dans une de ses épîtres, Sénèque dit encore que les gens d’une certaine peuplade, ne pouvant soutenir le bruit de la chute du Nil, transportèrent leur ville dans un autre lieu[60].

Il n’est pas douteux que le théâtre de cette description ne soit à Chellâl ; mais Sénèque, pour la rendre plus frappante, n’a-t-il pas réuni des traits appartenant à différentes chutes du Nil ? Que les hommes du pays donnassent un spectacle en traversant la dernière cataracte, c’est ce qui est très-croyable, et c’est ce que racontent Strabon et Aristide, qui ont voyagé sur les lieux ; mais le bruit intolérable et la hauteur immense de la chute s’appliquent beaucoup mieux aux autres cataractes.

La description que fait Pline du cours du Nil à sa sortie de l’Éthiopie, s’applique également à la cataracte de Syène. « Le fleuve est embarrassé dans des îles qui, semblables à autant d’aiguillons, irritent sa violence ; ensuite, renfermé entre des montagnes, il roule comme un torrent, et se porte, avec une rapidité toujours croissante, vers un lieu d’Éthiopie appelé Catadupes, où se trouve la dernière cataracte ; et là, entre les rochers qui l’arrêtent, il se précipite plutôt qu’il ne coule, avec un immense fracas[61]. » Je ne parle point ici de Solin, qui a copié Pline presque textuellement[62] : il en est à peu près de même d’Ammien Marcellin[63], qui semble avoir abrégé Pline et Sénèque.

Tous les commentateurs ont admis, d’après ces divers auteurs, que le bruit de la dernière cataracte rendait sourds ceux qui habitaient dans le voisinage. On ne concevrait pas une pareille exagération, si elle ne provenait d’une méprise ; ce sont les cataractes supérieures, ainsi qu’on le verra plus loin, qui produisent en effet un bruit effroyable.

Ptolémée a déterminé avec assez d’exactitude, par rapport à Syène, la position de la dernière cataracte, qu’il appelle la petite ; il lui donne cinq minutes de moins de latitude qu’à cette ville[64]. On voit que le géographe, un peu mieux instruit que les historiens, distinguait deux cataractes : Strabon avait fait aussi cette distinction.

Au huitième livre de ses Éthiopiques, Héliodore place aussi les petites cataractes un peu au-dessous de Philæ : dans ce passage, qui est assez curieux, on voit que les Éthiopiens disputaient aux Égyptiens la ville de Philæ, par la raison que les cataractes du Nil faisaient, selon eux, la limite de l’Éthiopie. Héliodore désigne ces cataractes sous le nom de catadupes, et fait mention de prêtres qui séjournaient dans ce lieu.

Aristide est l’auteur qui s’est le plus étendu sur la cataracte : comme témoin oculaire, son récit ne manque pas d’intérêt, ainsi qu’on en va juger. Il raconte que, revenu de Philæ à Syène par terre, et désirant vivement connaître les cataractes ou catadupes, il demanda avec instance au commandant de la garnison de lui fournir un pilote et quelques soldats pour forcer les habitans de l’île des cataractes à lui faire voir tout ce que cet endroit renfermait de curieux. Le gouverneur, étonné de sa hardiesse, lui représenta les difficultés d’une entreprise que lui-même n’avait jamais osé tenter ; mais, vaincu à la fin, il satisfit à sa prière. Aristide, du haut de l’île placée au milieu du fleuve, et d’où l’on embrasse, dit-il, les cataractes situées à l’est, aperçut des hommes du pays qui naviguaient au-dessus des rochers et se laissaient entraîner par le courant : lui-même ensuite monta sur une barque et se transporta partout, pénétrant dans tous les endroits où les bateliers avaient passé ; enfin il suivit, sur l’autre côté de l’île, un bras navigable, et il arriva heureusement jusqu’à Éléphantine, placée à la fin des cataractes.

Plusieurs traits de ce récit conviennent parfaitement au local actuel, notamment cette île des cataractes, dont le nom est précisément conservé dans celui de Gezyret Chellâl ; la situation des cataractes vers la rive de l’est et la branche navigable de la rive opposée, sont encore deux choses que l’on a pu remarquer dans le paragraphe précédent[65].

C’est après avoir exposé toutes ces circonstances, qu’Aristide reprend Hérodote pour avoir débité, sur la foi d’un prêtre, qu’entre Éléphantine et Syène étaient situées les sources du Nil, et qu’une partie des eaux coulait vers l’Éthiopie, l’autre vers l’Égypte. « Si Hérodote, dit-il, était jamais venu à Éléphantine, comme il le prétend, il n’eût rien vu que le fleuve entre ces deux villes, toutes deux situées sur ses bords ; il n’y a aucune montagne entre Éléphantine et Syène, mais plutôt ces villes sont situées entre les deux montagnes. » Comment se fait-il que le rhéteur, après cette sortie, rapporte qu’il y a en effet, dans ce même lieu, deux sources enfermées dans deux grands rochers qui sortent du milieu du lit, mais que ces sources sont récentes et ne fournissent qu’à la partie inférieure du cours du Nil ? On lui assura que leur profondeur ne pouvait se mesurer ; ce qui le détourna, dit-il, d’en prendre la mesure. Que penser de sa critique, en le voyant attribuer à ces prétendues sources la largeur et la profondeur plus grandes que prend le Nil au-dessous d’Éléphantine ? Plus loin, il dit que le fleuve, auprès de cette île, fait un bruit immense, et n’a pas moins de trente coudées de profondeur.

Lucain fait allusion à ces mêmes sources du Nil, en décrivant la cataracte de Philæ, et il fait mention comme Sénèque[66], d’un rocher ou d’une île inaccessible, appelée Abaton par l’antiquité. Ce morceau n’est pas exempt d’exagération ; mais le poëte est plus excusable que les prosateurs qui sont tombés dans le même défaut[67].

Un vers de Denys le Périégète, dans le poëme grec de la Description de l’univers, a encore trait à cette même cataracte ; c’est celui où il peint l’Égypte s’étendant du côté de l’est, jusqu’à Syène, où sont des précipices nombreux et profonds[68]. Eustathe, qui a commenté ce poëte, regarde aussi ces précipices comme les cataractes. Le même Eustathe, dans le commentaire d’un autre vers, où il est question des montagnes des Blemmyens, nation que je considère comme les ancêtres des Barâbras, pense que ces montagnes sont les cataractes ou catadupes[69]. Ce qui est singulier, c’est que ce critique compte parmi les sept villes de l’Heptapolis ou Heptanomide, la grande et la petite cataracte[70]. Je citerai encore ici l’Histoire ecclésiastique de Nicéphore Calliste, qui dit que le Nil, à son arrivée en Égypte, se précipite à travers des rochers très-élevés, avec un bruit immense[71].

Voilà tout ce que j’ai trouvé dans les auteurs anciens

.............Quis te tam lenè fluentem
Moturum tantas violenti gurgitis iras,
Nile, putet ? Sed cùnt lapsus abrupta viarum
Accepere tuos, et præcipites cataractæ,
Ac nusquam vetitis ullas obsistere cautes
Indignaris aquis, spumâ tunc astra lacessis ;
Cuncta fremunt undis ; ac multo murmure montis
Spumeus invictis canescit fluctibus amnis.
Hinc, Abaton quam nostra vocat venerunda vetustas,
Terra potens, primos sensit percussa tumultus,
Et scopuli, placuit fluvii quos dicere venas,
Quòd manifesta novi primùm dant signa tumoris.

Pharsal., l. X.
qui se rapportât sans équivoque à la dernière cataracte :

je vais parcourir succinctement les descriptions des modernes.

Parmi les auteurs arabes, el-Edriçy décrit la chute de Genâdil, plutôt que celle de Syène ; Abou-l-fedâ en parle aussi, mais sans qu’on puisse assurer s’il avait en vue l’une ou l’autre. On trouve dans el-Maqryzy plusieurs détails sur les cataractes ; mais ils ne sont pas connus. Il est à regretter qu’on n’ait pas une traduction complète de cet auteur.

Le P. Sicard est le premier des voyageurs modernes qui ait donné une idée exacte de la chute du Nil aux limites de la Nubie, chute formée, dit-il, de plusieurs cataractes, dont chacune est un amas de rochers au travers desquels le Nil coule en forme de cascade. Il ajoute qu’il serait téméraire d’y passer en barque[72] ; mais on peut douter s’il parle en témoin oculaire.

Il est étonnant que Norden, qui a fait une carte détaillée du cours du Nil de Philæ à Syène, n’y ait pas joint une description de la cataracte, et qu’il se borne à dire qu’elle forme différentes chutes d’eau. Il suppose quatre pieds de chute pendant l’hiver, et dit qu’il y a deux passages près de Morâdah, le havre de la cataracte[73]. R. Pococke décrit assez bien le local environnant ; mais il compte trois chutes dans la largeur du fleuve, dont la moindre n’a pas plus de trois pieds. Je n’oserais assurer qu’il ait vu le site même de Chellâl[74]. Bruce fut étonné, comme l’avait été Pococke et comme je l’ai été moi-même, en voyant dans cet endroit des barques remonter le Nil. Sa description est assez fidèle, mais incomplète ; il compte six milles anglais de distance entre la cataracte et Syène, et cette distance est trop grande de près de moitié : il relève d’ailleurs avec raison ce qu’on avait dit du bruit excessif de la chute[75].

§. IV. Des cataractes supérieures.

L’opinion qui a prévalu si long-temps sur la dernière cataracte, provenant de ce qu’on a confondu celle-ci avec les cataractes supérieures, j’ai cru qu’il était utile de faire ici le rapprochement des unes et des autres, pour mieux connaître la source de l’erreur. Je ferai d’abord, d’après Bruce, voyageur trop vanté et trop rabaissé peut-être, l’énumération des chutes qui précèdent celle de Syène. Celle qu’il appelle cataracte de Goutto, la première depuis la source du Nil, ou plutôt de Bahr el-azraq[76], est située près de Kerr, vers le onzième degré et demi de latitude, avant le lac de Tzana ou Dembea : la chute est d’environ seize pieds[77]. Après cette chute, on trouve plusieurs cascades que ce voyageur ne compte pas pour des cataractes.

La seconde est celle d’el-Assar, placée, comme la première, avant le lac de Tzana. Elle prend son nom d’une rivière qui se jette dans le fleuve un peu au-dessous ; sa hauteur est estimée à vingt pieds : la nappe d’eau est très-large, et présente un coup d’œil magnifique[78].

La troisième est celle d’Alata, située au sortir du lac, la plus grande et la plus imposante que Bruce ait observée ; elle a quarante pieds de hauteur : le P. Lobo avait estimé celle-ci à cinquante pieds. C’est à un demi-mille au-dessous qu’on voit un pont sur le Nil, ayant une seule arche.

En traversant la grande chaîne de montagnes qui suit le parallèle du onzième degré, et qui borne au nord le pays des Gongas, chaîne excessivement élevée, le Bahr el-azraq a trois autres chutes considérables[79] et voisines l’une de l’autre ; mais il est impossible d’ajouter foi à la hauteur qu’on rapporte pour la première de ces cataractes, c’est-à-dire deux cent quatre-vingts pieds. On sait que le saut du Niagara, qui, du côté des États-Unis, a cent soixante pieds environ, et d’où il sort un nuage continuel qui s’aperçoit à une grande distance, présente un phénomène qui est unique sur le globe. D’ailleurs, à la manière dont Bruce décrit ces trois cataractes, il est aisé de deviner qu’il ne les a pas vues de ses propres yeux.

Il en est de même de la cataracte suivante, qui est beaucoup plus connue, et qui fait la septième, suivant ce voyageur ; elle est située au-dessus d’Ibrim, et on l’appelle Gianadel, nom que plusieurs écrivent ' Jan-Adel, mais sans fondement : on croit qu’elle est due à une chaîne de montagnes qui va de l’est à l’ouest, vers le 22° 15′ de latitude. Enfin la dernière est celle que j’ai décrite.

El-Edriçy rapporte que les barques de Nubie sont forcées de s’arrêter à la montagne de Gianadel, et que de là les marchandises sont transportées à dos de chameau jusqu’à Syène, qui en est éloignée de douze stations. « En cet endroit, dit-il, le côté qui regarde l’Égypte est escarpé, et le Nil se précipite à travers des rochers aigus avec une impétuosité et une violence épouvantables[80]. » Une station représente une journée de marche de chameau ; la valeur moyenne des stations, dans la Géographie d’el-Edriçy, est de vingt-cinq mille pas : mais il paraît que la difficulté des chemins doit faire réduire cet espace de plus de moitié ; car il n’y a guère que cent à cent vingt mille pas de Gianadel à Syène.

Selon Abou-l-fedâ, « les deux chaînes de montagnes qui enferment la haute Égypte partent de Genâdil : au-dessus d’Asouân, il y a une montagne d’où le Nil coule et forme une cataracte à travers des rochers aigus et élevés, où les barques ne peuvent passer ; c’est là la limite de la navigation des Nubiens, du côté du nord, et des Égyptiens, du côté du midi[81]. » Michaëlis pense que Genâdil[82] est un nom propre également donné à la chute de Syène et à celle qui est au-dessus : j’ignore sur quoi il appuie son opinion ; mais, si elle était fondée, elle contribuerait à expliquer comment l’on a confondu l’une et l’autre cataracte[83]

Les géographes Strabon et Ptolémée, ainsi qu’Héliodore, Eustathe et d’autres anciens, distinguaient seulement deux cataractes, la grande et la petite, quoiqu’ils sussent vaguement qu’il y en avait davantage ; et leurs descriptions s’appliquent toujours à celles de Genâdil et de Syène. Pomponius Mela cite un lac immense d’où le Nil se précipite avec impétuosité ; mais il ne le nomme qu’après avoir parlé de l’île de Meroé, et de la jonction de l’Astapus avec l’Astaboras[84] : aujourd’hui l’on ne connaît aucun lac dans un lieu semblable. Il est bien à présumer que la description de Mela est renversée, c’est-à-dire que ce lac serait celui de Dembea, et que la chute devrait s’entendre de la grande cataracte d’Alata.

Ptolémée place la grande cataracte près de Pselcis, à 22° 30′ de latitude ; ce qui est, à quinze minutes près, la même que celle de Genâdil : ainsi, il n’y a presque pas de doute sur cette position, vu l’éloignement bien plus grand des autres cataractes. Mais Strabon est celui qui donne l’indication la plus précise, en comptant douze cents stades entre la grande et la petite[85] ; car ces douze cents stades font quarante-trois lieues sur le pied de sept cents au degré, évaluation ordinaire de Strabon.

Aristide rapporte qu’en conversant avec un Éthiopien, à l’aide d’un interprète, il apprit qu’il y avait quatre ou même six mois de navigation depuis Syène jusqu’à Meroé, à cause de la grande quantité des cataractes, dont le nombre s’élevait à environ trente-six au-dessus de Pselcis. Quelqu’exagéré que soit le récit d’Aristide, on y trouve une circonstance dont la vérité est frappante : c’est qu’au-delà de Meroé le cours du fleuve est double ; qu’une des deux branches a ses eaux couleur de terre, et l’autre, couleur du ciel[86] : or, c’est précisément ce qui caractérise le Bahr el-abyad et le Bahr el-azraq d’aujourd’hui, autrement la rivière Blanche et la rivière Bleue ; c’est aussi ce qui a fait reconnaître le véritable Nil dans ces derniers temps, et l’on voit que les noms actuels du pays se trouvent conformes à cette distinction.

Je n’ai pas encore parlé de Philostrate, auteur qui nous a transmis des détails intéressans sur l’Éthiopie et sur le Nil, dans sa Vie du fameux Apollonius de Tyane ; j’y ai trouvé une description des cataractes supérieures, que je vais rapporter en peu de mots. Il représente Apollonius voyageant avec ses compagnons, tantôt par terre, tantôt sur le fleuve, et visitant tous les lieux avec la plus grande curiosité. Après avoir quitté le pays des gymnosophistes, Apollonius et les siens se dirigèrent vers les montagnes ou catadupes, en remontant le Nil du côté gauche. « Les catadupes, dit Philostrate, sont des montagnes escarpées d’où le Nil descend, en arrachant la terre qui forme le limon d’Égypte : le bruit du Nil, dans sa chute, est épouvantable ; aussi plusieurs ont perdu l’ouïe pour s’être avancés trop près. En approchant, ils commencèrent à entendre un bruit semblable à celui du tonnerre qui gronde ; alors Timasion leur dit : Nous voici près de la cataracte qui est la dernière pour ceux qui descendent le Nil, et la première pour ceux qui le remontent[87]. Après avoir marché dix stades, ils virent le fleuve tombant de la montagne, ayant la grandeur du Marsyas et du Méandre à leur jonction. À quinze stades de là, ils entendirent le bruit d’une cataracte deux fois plus considérable et plus haute, et insupportable à l’ouïe, tellement que les compagnons d’Apollonius ne voulurent pas avancer plus loin ; mais celui-ci, accompagné d’un gymnosophiste et de Timasion, se rendit à la cataracte. De retour, il raconta aux siens que c’était là. qu’étaient les sources du Nil, paraissant suspendues à une hauteur prodigieuse[88], que la rive était comme une carrière immense où l’eau se précipitait toute blanche d’écume avec un fracas effroyable, et qu’enfin le chemin de ces sources était excessivement roide et escarpé, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer[89]. »

Il paraît évident, par cette description, qu’Apollonius voyageait sur la rivière Bleue, et non sur la rivière Blanche, et qu’il était arrivé aux plus hautes montagnes que le Nil traverse sous le parallèle du onzième degré : c’est là que nous avons vu qu’il y avait trois cataractes plus considérables que toutes celles du fleuve. Parmi les modernes, aucun Européen n’est encore parvenu dans ces lieux impraticables, et l’on sait que les anciens ont beaucoup mieux connu que nous l’intérieur de l’Afrique. Je passe sous silence la description des peuples qui habitent ce pays, et je ferai seulement remarquer dans ce passage, que Philostrate paraîtrait favorable à ceux qui ont regardé la rivière Bleue comme le Nil des anciens. On pourrait en dire autant du passage de Pomponius Mela que j’ai rapporté plus haut, et aussi d’un autre passage d’Æthicus : ce dernier, dans sa Cosmographie, dit que le Nil, à sa source, forme un grand lac de 154 milles de tour, et qu’en sortant de ce lac il arrive aux anciennes cataractes (ad cataractas veteriores), après avoir parcouru 454 milles[90], c’est-à-dire 300 milles depuis le lac. Or le lac de Dembea est en effet de cette grandeur, et le cours du fleuve a aussi 300 milles depuis le lac jusqu’aux cataractes situées sous le onzième degré ; mais cela ne prouverait pas que la branche principale du Nil fût celle-là, comme l’ont imaginé les jésuites portugais, et Bruce après eux. Je n’ajouterai plus qu’une remarque, c’est qu’il paraît que Bruce, qui ne pouvait parcourir pied à pied une aussi grande étendue de pays que celle qu’il a décrite, avait du moins recueilli des renseignemens assez exacts, et qu’il ne s’en est pas tenu à copier uniquement les relations des jésuites portugais, comme on l’en a accusé un peu injustement.

La description qu’il fait de la cataracte d’Alata donne l’idée d’un spectacle si magnifique et d’un effet si grand, qu’il ne saurait, dit-il, s’effacer de la mémoire. Le bruit de la chute est tel, qu’il plonge dans un état de stupeur et de vertige, et que le spectateur n’a plus ses facultés pour observerle phénomène avec attention. La nappe d’eau qui se précipite a un pied d’épaisseur, et plus d’un demi-mille de large ; elle s’élance d’environ quarante pieds dans un vaste bassin, d’où le fleuve rejaillit avec fureur, et répand en diverses directions des flots tout bouillonnans et pleins d’écume[91]. L’eau en tombant forme un arc, sous lequel, suivant Bruce, il est impossible qu’on se place (quoi qu’en ait dit le P. Lobo), parce que l’épouvantable fracas de la chute mettrait en danger de perdre l’ouïe ; un brouillard épais, ajoute-t-il, s’élève continuellement au-dessus de la cataracte. Ce tableau paraîtrait convenir en quelques points à la description de Philostrate ; mais, dans cette dernière, il n’est pas question du lac au sortir duquel se trouve la chute d’Alata, et l’on voit, au contraire, des circonstances qui se rapportent bien aux cataractes de la grande chaîne de Fazuclo ou du onzième degré.

La seule conséquence que je tirerai de ces relations anciennes et modernes, c’est qu’il y avait et qu’il y a encore cinq ou six cataractes où la chute est très-haute et le bruit considérable ; savoir, celle d’el-Assar, celle d’Alata, celles de Fazuclo, et celle de Genâdil, et que, si l’on a prétendu que le bruit de la dernière cataracte frappait de surdité les habitans du voisinage, il ne faut pas moins l’attribuer à l’existence des cataractes supérieures avec lesquelles on l’a confondue, qu’à un ancien état du lit du fleuve, supposé très-différent de ce qu’il est aujourd’hui.

  1. Traduit in Syene oppido….. solstitii die medio, nullam umbram jack, puteumque ejus, experimenti gratia factum, totum illuminari (Pl., Hist. nat., l. 11, c73). Voyez aussi Strabon, Héliodore, etc.
  2. Plusieurs prétendent qu’il fut relégué dans l’Oasis, et qu'il y mourut. On cite aussi parmi les Romains un certain Maurus Terentianus, auteur d'un poème sur les mètres de la poésie latine, lequel vécut à Syène et en fut gouverneur.
  3. Martial, Épigramm. lib. IX, epigr. 36.
  4. Selon Cléomède, l’espace où les ombres sont nulles quand le soleil est au zénith, a trois cents stades d’étendue ; ce qui fait 30 minutes, en prenant le stade de 600 au degré (Meteor. lib. 1).
  5. Cette observation est de 23° 51′ 20″.
  6. M. de la Nauze est, je crois, le premier et le seul qui ait donné une explication analogue ; mais il se trompait sur la diminution séculaire de l’obliquité, qu’il estimait à plus de 66″, tandis qu’aujourd’hui elle n’est que de 50″, bien que supérieure à celle d’autrefois. Il s’est également trompé sur la latitude de Syène, qu’il ne fait que de 23° 59′ 20″, erreur qui compense à peu près l’autre (voy. les Mémoires de l’Académie des inscript. et belles-lettres, t. XLIII, in-12)
  7. Strab., Geogr. Paris, 1620 ; lib. 11, pag. 114.
  8. De tous les modernes, c’est Bruce qui a le moins mal fixé cette position, en lui donnant 24° 0′ 45″.
  9. Pline se sert de l’expression de prodidit (a publié), en parlant de cette mesure d’Ératosthène (l. ii, c. 108).
  10. Voyez la Description d’Ombos, chap. iv, §. iii.
  11. Les expressions de Strabon font voir que ce puits avait été creusé pour connaître le jour du solstice : Ἐν δὲ τῇ Συήνῃ, ϰαὶ τὸ Φρέαρ ἐστὶ τὸ διασημαῖνον τὰς θερινὰς τροπὰςGeograph. Paris, 1620 ; lib. xvii, p. 817. Les bornes de cette description ne permettent pas d’entrer dans de plus grands développemens ; je les réserve pour un autre écrit consacré au système métrique des anciens Égyptiens, écrit qui fait l’une des bases de mon travail sur la géographie comparée de l’Égypte. Dans cet écrit, je cherche à établir les points suivans :

    1o. Il a été fait à une époque très-reculée une mesure du degré terrestre en Égypte et de la circonférence du globe.

    2o. Une partie aliquote de cette circonférence a été choisie pour former l’unité des mesures nationales, et l’on a établi sur cette base un système complet de mesures linéaires et agraires.

    3o. On a conservé, dans l’institution du système métrique, la division duodécimale et sexagésimale, qui est propre aux mesures naturelles du corps humain, mesures qui avaient cours antérieurement à l’institution.

    4o. Les Égyptiens ont consacré leur système de mesures dans de grands monumens, qui ont servi à le transmettre à la postérité.

    5o. Enfin les Grecs, les Hébreux et les Arabes ont emprunté à l’Égypte ancienne une partie de ses mesures géographiques et civiles.

    À ce mémoire sont joints douze tableaux des mesures comparées tirées des auteurs originaux, avec leur valeur en mètres, et enfin des recherches étymologiques sur les dénominations des mesures.

    Pour donner une idée de l’ordre établi dans cette division métrique, je rapporterai seulement ici les principaux termes de l’échelle.

    Le sexagésime, grande mesure géographique, fait 6 degrés, 60 schœnes égyptiens, etc.

    Le degré fait 10 schœnes, 60 milles, etc.

    Le schœne fait 6 milles, 60 stades, etc.

    Le mille fait 10 stades, 60 plèthres, etc.

    Le stade fait 6 plèthres, 60 cannes, etc.

    Le plèthre fait 10 cannes, etc., etc.

    Par conséquent les valeurs successives de ces mesures sont de six degrés, un degré ; six minutes, une minute ; six secondes, une seconde ; six tierces, etc.

  12. Cent cinquante-quatre toises.
  13. Voyez pl. 30, fig 4.
  14. Voyez pl. 31, et pl. 32, fig. 2.
  15. Voyez pl. 30, fig. 4.
  16. C’est la même plante que Bruce appelle Ergett el-Krone, et qu’il a trouvée en Abyssinie (voyez la pl. 7 de l’atlas du Voyage de Bruce).
  17. J’ai communiqué cette phrase arabe à M. Raige, qui a bien voulu m’en donner l’orthographe. Les premiers mots veulent dire, Ô arbre abyssinien ; ce qui est une expression juste : le reste n’a pas un sens relatif à la propriété de l’arbrisseau.
  18. Voyez pl. 38, fig. 5.
  19. Quarante pieds.
  20. Trente-quatre pieds.
  21. Voyez pl. 35, fig. 8.
  22. Kircher, Œdipus Ægyptiacus, t. 1, p. 39.
  23. Je n’essaie pas de traduire συννόμῳ λίθῳ, dont le sens est très-difficile à déterminer ; sens qui, suivant Casaubon, est le même que celui de quadratum saxum chez les Latins, c’est-à-dire pierre de taille : mais il est douteux qu’après avoir pris la peine de creuser un puits dans le granit, on l’ait revêtu de pierres de taille, soit de grès, soit d’une autre matière.
  24. Æthiopic. lib. IX.
  25. Je n’examine pas ici la question de savoir s’il faut regarder comme un seul et même nilomètre celui d’Héliodore et celui que Strabon (l. XVII de sa Géographie) place à Éléphantine.
  26. Voyez pl. 31, et pl. 32, fig. 2.
  27. Voyez pl. 38, fig 9.
  28. L’île d’Éléphantine est décrite à part dans le chapitre III.
  29. Une lieue et un tiers.
  30. Voyez le Mémoire de M. Rozière sur les carrières anciennes, où l’auteur traite d’une manière spéciale de la méthode d’exploitation pratiquée chez les Égyptiens.
  31. Cinq cents toises.
  32. Cinquante-cinq pieds et demi.
  33. Seize pieds.
  34. Trente-quatre pieds (voyez pl. 38, fig. 3).
  35. Voyez la gravure.
  36. Soixante-huit pieds envir. Consultez mon Mémoire sur le système métrique des anciens Égyptiens.
  37. Dix-neuf à vingt pieds.
  38. Trois mètres et un quart, ou dix pieds (voyez le mémoire cité plus haut).
  39. Voyez la Description minéralogique de l’Égypte, par M. Rozière.
  40. L’ingénieux auteur du Voyage dans la haute et la basse Égypte a pu donner à ses tableaux tout l’intérêt d’un voyage pittoresque et le charme d’un style vif et animé, que ne comportent pas les descriptions suivies de cet ouvrage.
  41. Geogr. Nub. Paris, 1619, p. 17.
  42. Pour avoir une idée complète des environs de Syène et d’Éléphantine, le lecteur doit étudier la pl. 31, où M. Legentil a exprimé tous les détails topographiques de ce site intéressant. L’auteur de cette carte réunira dans un mémoire les nombreuses observations qu’il a recueillies sur la situation actuelle des lieux. Dans cette description, je me suis proposé pour objet principal de faire connaître les antiquités du pays.
  43. Voyez pl. 30, fig. 3.
  44. On y voit la jusquiame surnommée datora par Forskal, et quatre espèces de rutacées.
  45. Voyez pl. 30, fig. 2.
  46. Cinq à six cents toises.
  47. Environ mille toises.
  48. Pendant que je dessinais le site des cataractes, un de ces Nubiens m’apporta une figure en pâte, représentant Nephthys avec une tête d’animal, et dont le travail est du fini le plus précieux, bien qu’elle n’ait que trois centimètres on environ un pouce de haut (voyez la pl. 87, A., vol. V, fig. 2-4).
  49. Hérodot., l. ii, c. 29, trad. de M. Larcher.
  50. Strabon. lib. XVII, pag. 819 ; Aristid. in Ægyptio, t. II, p. 343 et suiv.
  51. Voyez la Description d’Ombos, chap. IV, §. III.
  52. Voyez la Description d’Éléphantine, chap. III, §. VI, On appliquait aussi le nom de Philæ à l’île d’Eléphantine, témoin ce passage de Pline, qui est positif : après avoir nommé Syène, il dit, et ex adverso insula IV Philæ ; c’est-à-dire, « en face de Syène est une île de quatre milles de circuit, et que l’on nomme Philæ ; » ce qui est vrai d’Éléphantine (voyez Pline, Hist. nat., l. V, c.9).
  53. Voyez ci-dessus, p.151 et suiv.
  54. Ὁ γὰρ δὴ Νείλος, ἀρξάμενος ἀπὸ τῶν ϰαταδούπων, ῥέει μέσην Αἴγυπτον, σχίζων ἐς θάλασσαν. Lib. II, c. 17.
  55. Diod., l. I, traduct. de l’abbé Terrasson. Il faut être prévenu que cette traduction n’est pas très-fidèle.
  56. Hoc sonitu oppletæ aures hominum obsurduerunt ; nec est ullus hebetior sensus in vobis : sicut ubi Nilus ad illa quæ catadupa nominantur, præcipitat ex altissimis montibus, ea gens quæ illum locum accolit, propter magnitudinem sonitûs, sensu audiendi caret, etc. Somn. Scip.
  57. Macr. in Somn. Scip., lib. II, cap. 4.
  58. Strab. Geograph., lib. XVII, pag. 787 et 817.
  59. Senec. Natural. Quæst. l. IV, c. 2.
  60. Senec. epist. 56.
  61. Plin. Hist. nat. l. V, c. 9.
  62. Solin. Polyhistor. cap. 35.
  63. Amm. Marcell. lib. XXII.
  64. Ptolem. Geogr. lib. IV, c. 5, p. 108, etc. ; 7, p. 112
  65. Voyez ci-dessus, pag. 151.
  66. Natural. Quæst. lib. IV, cap. 2. Les prêtres seuls pouvaient y mettre les pieds, selon Sénèque.
  67. Rursus multifidas revocat piger alveus undas,
    Quà dirimunt Arabum populis Ægyptia rura
    Regni claustra Philæ.

  68. Ἑλϰόμενον ϰαὶ μέχρι βαθυϰρήμνοιο Συήνης(Διονύσ. Οἰϰουμέν. Περιήγησ., v. 244. Geogr. veter. script. Græc. minor., t. IV. Oxon., 1697).
  69. Voyez ibid., vers 220.
  70. Voyez ibid., vers 251.
  71. Tom. I, l. IX, p. 724. Paris, 1630.
  72. Mémoires des missions du Levant, tom. VII, pag. 121
  73. Voyage de Norden, tom. III, pag. 27 ; Paris, 1795.
  74. Description of the East, t. I, p. 121.
  75. Voyage de Bruce, t. I, p. 169 ; Paris, 1790.
  76. L’opinion la plus récente est que le Bahr el-azraq, ou rivière Bleue, n’est pas le Nil, mais bien le Bahr el-abyad, ou rivière Blanche, que l’on croit prendre sa source dans le pays de Donga, au huitième degré de latitude nord, et douze degrés plus à l’ouest que les sources de la rivière Bleue. Bruce, comme on sait, en décrivant ces prétendues sources du Nil, n’a fait que répéter la description donnée par les missionnaires portugais un siècle et demi auparavant.
  77. Voyage de Bruce, t. III, p. 654
  78. Voyage de Bruce, t. III, p. 642 et suiv.
  79. Ibid., p. 481 et suiv.
  80. Geogr. Nub., pag. 17 ; Paris, 1619.
  81. Abulf. Descript. Ægypt., p. I ; Gotting., 1776.
  82. Ce mot est écrit ainsi dans Abou-l-fedâ.
  83. Il résulte des recherches que en arabe, M. Raige a bien voulu faire à ma prière sur ce nom que l’on ne peut s’en tenir au sens de Genâdil, pluriel de gendal, qui signifie pierre suivant Golius ; et dont la racine veut dire renverser : il préfère le sens de Genâdil, dont le premier mot signifie en arabe, élevé*, et à la racine, tomber, se précipiter ; le second mot est persan, et désigne métaphoriquement une qualité excessive.
  84. Pomp. Mela, de situ orbis, p. 27 ; Lugd. Batav., 1646.
  85. Strab. Geogr. l. XVII, p. 786.

    * Littéralement, gibbosum.

  86. Æl. Arist. in Ægyptio, edente S. Jebb, p. 346 ; Oxon., 1722.
  87. Il paraît que Philostrate ne compte pas ici les cataractes de Genâdil et de Syène.
  88. Il y a dans le texte huit stades.
  89. Philostr. Oper., p. 299 et seq. ; Paris, 1608
  90. Æthic. Cosmogr., pag. 491 ; Lugd. Batav., 1646
  91. La hauteur de cette chute surpasse de dix à douze pieds celle de l’Orénoque à Maypurès, mesurée par M. de Humboldt.