Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section I/Paragraphe 3

§. III. Du temple égyptien et des autres antiquités
de Syène.

Le temple égyptien qui subsiste à Syène, est dans l’ancienne ville, sur le penchant de la hauteur dont j’ai déjà parlé, à cent dix mètres à l’est de la dernière maison de la ville moderne, et à une égale distance des liantes eaux du fleuve ; j’en donne la position précise, afin d’aider à le retrouver, s’il vient à disparaître entièrement sous les décombres, comme cela n’est que trop probable. On y entre aujourd’hui, ou plutôt l’on y descend par la plateforme, dont une grande partie est enfoncée, et l’on se trouve sur un sol formé de sable et de poussière : un portique de quatre colonnes et des arrachemens de murailles sont tout ce qu’on en peut reconnaître, tant il est ruiné et encombré[1] ; sa largeur était d’environ treize mètres[2], et ce qui subsiste de sa longueur est de onze mètres[3] ; le couronnement et les chapiteaux des colonnes sont encore à découvert, et il est facile, d’après l’exemple des autres monumens, de se représenter la façade extérieure à peu près telle qu’elle devait être. L’entrée était tournée du côté du fleuve. Au milieu des rochers de granit sur lesquels ce temple est fondé, on est surpris de le trouver bâti en grès ; mais ce fait est bien plus commun et plus remarquable à Philæ. En général, les constructions en granit sont beaucoup plus rares en Égypte qu’on ne le croit communément, si l’on excepte les monumens monolithes.

Deux colonnes de ce petit temple sortent des décombres, les deux autres ne se voient plus ; il y a deux sortes de chapiteaux, qui ont le même galbe, c’est-à-dire, la forme du calice du lotus, et qui diffèrent un peu par les ornemens ; le plus voisin de la porte est de l’espèce la plus commune en Égypte[4]. Les murailles ne sont qu’en partie couvertes de sculptures, et l’on croit que le temple n’a pas été achevé : ce qui reste des bas-reliefs est mal conservé, et l’on n’a pu en recueillir aucun sujet. Il serait donc superflu de rechercher l’objet qu’avait ce temple, et le culte qu’on y rendait aux dieux de l’Égypte.

Mais quand on songe à la haute antiquité de Syène et à la célébrité que cette ville avait acquise, on ne saurait croire qu’un si médiocre édifice fût le seul temple qu’elle possédât. La tradition du puits de Syène suppose un observatoire, c’est-à-dire, un temple un peu étendu ; car les observateurs étaient des prêtres, et les prêtres logeaient dans les temples. J’appuierai cette conjecture par le témoignage d’un auteur arabe qui rapporte que le birbé ou temple d’Asouân était fort célèbre, et l’un des plus considérables de l’Égypte pour la grandeur des pierres et l’antiquité des sculptures[5]. Mais ces édifices, quels qu’ils fussent, ont disparu avec le puits lui-même, sous les décombres amoncelés de la ville égyptienne, de la ville romaine et de la ville arabe.

Parmi les édifices qui appartiennent à l’antiquité, je dois rappeler le fameux nilomètre dont Héliodore donne la description dans ses Éthiopiques, lorsqu’il parle des choses remarquables que l’on fit voir à Hydaspes tandis qu’il était à Syène. Je vais rapporter ici la traduction entière du passage. « On lui montra le puits qui sert à mesurer le Nil, semblable à celui de Memphis, et construit d’une pierre polie[6], sur laquelle on a gravé des lignes distantes d’une coudée. L’eau y arrivant par un canal souterrain, apprend aux naturels quel est l’accroissement ou la diminution du Nil, par le nombre des caractères que cette eau recouvre où laisse à découvert, et qui donnent la mesure du débordement ou de l’abaissement du fleuve. On lui montra aussi les gnomons horaires, qui, à midi, ne fournissent point d’ombre, parce que, le rayon solaire étant vertical à Syène le jour du solstice d’été, la lumière est également répandue de toutes parts, et ne donne lieu à aucune ombre, tellement qu’au fond même des puits la surface de l’eau est éclairée en entier[7]. » Ce nilomètre subsistait encore au quatrième siècle : selon Maqryzy, il aurait été fondé par A’mrou ben el-A’ss ; mais A’mrou ne fit sans doute que le restaurer[8].

Il faudrait peut-être chercher ce nilomètre dans le voisinage de l’ancien bâtiment qui ferme le port de Syène, et dont j’ai déjà parlé ; car la tradition en a conservé le nom et l’on appelle encore ce lieu Meqyâs, c’est-à-dire, nilomètre[9]. Cette construction assez élevée, qui paraît la tête d’un aqueduc destiné à conduire l’eau sur les parties élevées de l’ancienne ville, et que d’autres ont regardée comme des thermes, a pu servir elle-même dans la suite à mesurer les crues du Nil, puisqu’elle est baignée par les eaux du fleuve. Les fenêtres qu’on y voit, les arcades de la muraille qui y aboutit, et le soin apporté dans la construction, annoncent l’ouvrage des Romains. On sait qu’ils entretenaient une cohorte à Syène, ainsi qu’à Éléphantine et à Philæ : c’étaient là les barrières de l’empire romain du côté de l’Éthiopie.

C’est probablement encore un ouvrage romain que ces colonnes en granit rouge qui se trouvent entre le temple égyptien et le Nil. On voit sortir des décombres quatre colonnes et quatre piliers en partie debout ; les deux piliers antérieurs portent une demi-colonne sur deux de leurs faces, de manière à former en plan l’image d’un cœur[10]. On n’a aucune donnée pour connaître à quelle espèce d’édifice elles ont appartenu.

  1. Voyez pl. 38, fig. 5.
  2. Quarante pieds.
  3. Trente-quatre pieds.
  4. Voyez pl. 35, fig. 8.
  5. Kircher, Œdipus Ægyptiacus, t. 1, p. 39.
  6. Je n’essaie pas de traduire συννόμῳ λίθῳ, dont le sens est très-difficile à déterminer ; sens qui, suivant Casaubon, est le même que celui de quadratum saxum chez les Latins, c’est-à-dire pierre de taille : mais il est douteux qu’après avoir pris la peine de creuser un puits dans le granit, on l’ait revêtu de pierres de taille, soit de grès, soit d’une autre matière.
  7. Æthiopic. lib. IX.
  8. Je n’examine pas ici la question de savoir s’il faut regarder comme un seul et même nilomètre celui d’Héliodore et celui que Strabon (l. XVII de sa Géographie) place à Éléphantine.
  9. Voyez pl. 31, et pl. 32, fig. 2.
  10. Voyez pl. 38, fig 9.