Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre II/Section II/Paragraphe 1

Section deuxième. Des cataractes.

§. I. Observations générales.

Les cataractes du Nil ont eu chez les anciens une grande célébrité, qu’elles n’ont pas encore entièrement perdue ; mais, faute d’avoir distingué les différentes chutes du fleuve, on est resté dans l’erreur à l’égard de la dernière d’entre elles, depuis un temps très-reculé. En donnant une description exacte et circonstanciée de la chute actuelle auprès de Syène, telle que je l’ai observée, et en réunissant ici les documens les plus authentiques de l’antiquité sur les cataractes du Nil, je me propose d’éclaircir ce point de géographie, qui, jusqu’à présent, est demeuré vague et incertain.

Comme tous les grands fleuves du globe, tels que le Gange, l’Orénoque, le Mississipi, le Nil a plusieurs chutes dans la première partie de son cours. On en connaît huit principales ; la dernière est à un peu plus d’un demi-myriamètre ou d’une lieue de Syène, c’est-à-dire, à cent dix myriamètres ou deux cent vingt lieues de son embouchure principale, et à plus de trois cents myriamètres ou six cents lieues du point présumé où est sa source. Les cataractes du Nil sont donc distribuées sur une étendue de pays qui fait les trois quarts de son cours entier, et c’est le seul fleuve connu dont on puisse le dire.

Soit qu’on ait confondu ces diverses cataractes en attribuant à toutes indistinctement ce qui ne convenait qu’à la plus grande, soit qu’il ait existé une époque où le Nil, à Syène, se précipitait de très-haut, toute l’antiquité s’accorde à parler de la dernière cataracte comme d’une chute prodigieuse, dont le bruit effroyable frappait de surdité les habitans du voisinage. Mais, quand on admettrait cette ancienne époque, il faudrait au moins convenir que la tradition de cet état primitif a survécu d’un grand nombre de siècles à la diminution presque totale de la chute ; car on ne persuadera à personne qu’un précipice tel que celui de Schaffhouse, par exemple, ait pu disparaître entièrement depuis les Romains jusqu’à nous. On ne peut calculer le nombre de siècles qu’eût exigé un si grand changement, qui d’ailleurs n’eût pu se faire que par degrés insensibles ; et l’on ne saurait remonter au principe de cette tradition, comme nous avons remonté à l’origine de celle qui mettait Syène sous le tropique. Il n’est donc pas permis de douter que, même du temps des Romains, les récits qu’on faisait de cette cataracte ne fussent exagérés, et que les écrivains ne nous aient transmis un ancien souvenir comme un fait actuel. D’ailleurs l’existence de la cataracte de Genâdil, qui est beaucoup plus considérable, et qui est distante de moins de vingt-cinq myriamètres ou cinquante lieues, a dû concourir beaucoup à la réputation de la dernière ; et dans un pays qui a toujours été connu imparfaitement, on a facilement confondu l’une avec l’autre.

Mais si l’erreur ou l’exagération a donné une fausse idée de la cataracte de Syène, d’un autre côté l’on ne saurait nier que ce même site ne soit un des plus pittoresques et des plus extraordinaires de toute la vallée que le Nil arrose. Soit qu’on jette les yeux sur ces deux chaînes de granit tout hérissées de mamelons noirs et anguleux, dont la cime, les flancs et les pieds offrent des formes étranges, et qui, traversant le cours du Nil, viennent, pour ainsi dire, se rejoindre au milieu de son lit[1] ; soit qu’on arrête la vue sur ces îles escarpées et innombrables qui précèdent, forment et suivent la cataracte dans un espace de deux lieues ; soit enfin que l’on contemple, en venant de l’Égypte, cette limite brusque et tranchée entre une plaine fertile et des rochers inaccessibles, et le contraste d’un fleuve large et majestueux avec un torrent plein de gouffres, qui bouillonne, écume et se brise entre mille écueils : tout présente aux regards une scène du plus grand effet. C’est le spectacle d’une nature sauvage, que l’œil n’embrasse qu’avec horreur à côté du tableau riant de l’une des plus riches vallées du monde. La navigation trouve ici une barrière presque insurmontable, la culture cesse, la végétation est morte. Aux campagnes et aux jardins d’Éléphantine succèdent un amas de collines groupées en désordre ou de blocs à pic d’une nudité absolue, et des montagnes à perte de vue, dont la teinte rembrunie se détache sur un ciel éclatant ; le Nil ne réfléchit rien que l’azur ou bien les couleurs sombres des rochers qui divisent et déchirent son lit ; enfin, son cours variable et inégal, tantôt lent et tantôt impétueux, ses eaux furieuses et plus loin polies comme une glace, portent l’empreinte du désordre général ; ce n’est qu’après avoir franchi tant d’entraves, qu’il sort triomphant de la lutte, et qu’il prend enfin une marche paisible, un mouvement égal, qui ne seront plus troublés jusqu’à son embouchure. Telle est la barrière que la nature a mise entre l’Égypte et la Nubie, et tel est le tableau qu’offre au voyageur le site imposant de la dernière cataracte.

  1. Voyez pl. 30, fig. 3.