Description d’un parler irlandais de Kerry/2-1

Deuxième partie. Le nom.
Chapitre I. Substantif et adjectif : genre, nombre et cas.




DEUXIÈME PARTIE



LE NOM










CHAPITRE PREMIER
SUBSTANTIF ET ADJECTIF : GENRE. NOMBRE ET CAS

§ 12. Les deux espèces de noms, substantif et adjectif, sont nettement différenciées, par l’emploi comme par la flexion : le passage d’une catégorie à l’autre est exceptionnel. Le substantif ne s’emploie pas avec valeur adjectivale : un tour comme le français « il est très enfant » se rendra tɑ: ʃe ɑnəlʹαnəbʷi: (tá sé analeanbaidhe), avec l’adjectif dérivé du nom de l’enfant, ou par une tournure comme αnəv kʹαrt iʃα e (leanbh ceart iseadh é) « c’est un vrai enfant », avec la construction en is, propre au substantif (voir § 149 sq.).

L’emploi substantival de l’adjectif est limité à un petit nombre d’expressions consacrées ou de pluriels à valeur collective, désignant une classe sociale, etc. Dans ce cas l’adjectif prend en règle générale la flexion substantive (pluriels palataux, datifs pluriels, dans la mesure où ceux-ci sont conservés dans la flexion substantive) : on dit pourtant nə hueʃlʹə (na huaisle) « les nobles, les messieurs », mais par ailleurs dosnə hueʃlʹəvʹ (dosna huaislibh) « aux nobles », nə boχtʹ (na boicht), ou nə boχtəvʹ (na bochtaibh) « les pauvres », ʃαχt golətɑ:nəgʹ ən tʹlʹé: (seacht gcodlatánaigh an tsléibhe) « les sept dormeurs de la montagne ». On dira d’ailleurs aussi bien nə di:nʹə boχtə (na daoine bochta) « les pauvres gens », même au sens collectif, et ce tour est le seul possible quand il s’agit de désigner un groupe déterminé : is muər ə truə iəd nə di:nʹə boχtə (is mór an truagh iad, na daoine bochta) « ils font pitié, les pauvres gens » et non nə boχtʹ; de même nə di:nʹə bʹrʹo:tʹə (na daoine breóidhte) « les malades ». Au singulier, on dira toujours ə fʹαr bʹrʹo:tʹə (an fear breóidhte) « le malade », ə vʹαn vʹrʹo:tʹə (an bhean bhreóidhte) « la malade », ə dinʹə boχt (an duine bocht) « le pauvre », ə ʃαndinʹə (an seanduine) « le vieux », etc. Par ailleurs le parler possède toute une série de termes et de formations de type expressif, le plus souvent péjoratif, pour désigner les individus caractérisés par une qualité donnée : boχtɑ:n (bochtán) « un miséreux », bʹrʹo:tʹəχɑ:n (breóiteachán) « un être souffreteux », knʹi:pərʹə (cníopaire) « un avare », rɑ:bərʹə (rábaire) « un prodigue », bɑhələχ (bathlach) « un objet, un être, déglingé, un infirme », ɑmədɑ:n (amadán) « un idiot », u:nʹʃαχ (óinseach) « une idiote », etc., etc., tous termes répondant au besoin auquel répond dans d’autres langues l’emploi de l’adjectif substantivé. Ce qui explique assez que le parler n’ait guère recours à cet emploi.

§ 13. Quant à la flexion, le substantif et l’adjectif présentent l’un et l’autre des modifications (alternances, désinences, mutations initiales) caractéristiques du genre, du nombre, et du cas. Encore l’adjectif n’en est-il affecté que dans une partie de ses emplois, quand il est associé au substantif, comme qualificatif ; l’adjectif attribut est invariable (cf. § 97). Même en fonction qualificative, l’adjectif offre une flexion sensiblement simplifiée par opposition à la flexion nominale, ne possédant que deux nombres (au lieu de trois, ou même de quatre, si l’on compte le singulatif du duel, § 18), ne conservant plus trace du datif pluriel, et marquant même, sur plus d’un point, une tendance à pousser plus loin la simplification (cf. § 55).

§ 14. Le genre.

Le critère constant qui permet de déceler le genre d’un substantif sont les alternances initiales qu’il présente lorsqu’il est précédé de l’article, ou qu’il fait subir à l’adjectif ou au génitif déterminatif qui le suit (§§ 99 et 136): αr (fear) « homme », n’est pas caractérisé comme masculin, par opposition à αn (bean) « femme » : mais ə fʹαr mαh (an fear maith) « le bon homme » est caractérisé comme masculin par opposition ə vʹαn vαh (an bhean mhaith) « la bonne femme ».

Dans la majorité des cas, par ailleurs, le genre du substantif est de plus caractérisé soit par la formation, soit par la flexion.

C’est ainsi que bon nombre de suffixes de dérivation ont leur genre propre (voir § 65 sq.), si bien qu’un mot du type iəsgərʹə (iascaire) « pécheur » ne peut être que masculin, un mot du type bʹəˈnɑχt (beannacht) « bénédiction », ne peut être que féminin.

Par ailleurs certains types de flexions (parmi les plus répandus) ne comprennent (ou tendent à ne comprendre) que des mots de même genre ; le type I ne comprend que des masculins, tandis que le type VIII ne comprend que des féminins, en sorte que le couple de forme ɑirk (adharc) « corne » gén. ɑirʹkʹə (adhairce) est caractérisé comme féminin par opposition à rɑirk (radharc) « vue », gén. rɑirʹkʹ (radhairc); pour ce dernier mot passé à la flexion féminine, voir § 34.

§ 15. Le genre grammatical et le sexe.

Le genre des substantifs désignant des êtres animés est indépendant du sexe de ces êtres. Un substantif masculin peut s’employer pour désigner une femme : ko:kərʹə mαh, ri:ŋʹkʹo:rʹ mαh iʃα i: (cócaire maith, rinnceóir maith iseadh í) « elle est bon cuisinier, bon danseur ». L’opposition de la femelle et du mâle peut cependant être exprimée par différents procédés :

1º Par l’opposition de noms de racines différentes. C’est le cas de substantifs désignant des individus de différents âges, des degrés de parenté, des animaux intéressant la ferme : le genre grammatical coïncide ici normalement avec le sexe. Une importante exception est constituée par les diminutifs en i:nʹ (‑ín) qui sont masculins, même lorsqu’ils désignent des femelles. On a ainsi les masculins : fαr (fear) « homme », buəχəlʹ (buachaill) « garçon », dʹrʹəhɑ:rʹ (dearbhráthair) « frère », kɑpəl (capall) « cheval », kəˈlʹαχ (coileach) « coq », gɑundəl (ganndal) « jars », etc., en face des féminins αn (bean) « femme », dʹrʹəˈfu:r (deirbhshiúr) « sœur », lɑ:rʹ (láir) « jument », αrk (cearc) « poule », gʹe: (gé) « oie ». Mais kαˈlʹi:nʹ (cailín) « jeune fille », kʹirʹkʹi:nʹ (circín) « petite poule», sont du masculin.

Le couple ri: (rí) « roi », bɑunri:n (banrioghan) « reine », rentre, pour le sentiment actuel de la langue, dans ce type.

§ 16. 2º A défaut d’un soffixe qui permette de former automatiquement sur un substantif masculin désignant un homme un substantif féminin pour désigner une femme, il existe divers procédés de composition ou de construction, inégalement vivants et inégalement développés dans l’usage parlé.

La composition avec le premier élément bɑn (ban‑) « femme », ne se rencontre guère que dans quelques mots où elle est aujourd’hui méconnaissable : bɑnərtlə (banaltra) « nurse », bɑunri:n, cité plus haut, bɑnlαh (banfhlaith) « princesse »; encore ce dernier terme, ainsi peut-être que quelques autres de même formation, paraît-il appartenir à la langue des récits traditionnels.

En face des nombreuses expressions formées avec αr (fear) suivi d’un génitif déterminatif on forme un féminin avec αn (bean) suivi du même génitif : αn ʃu:lʹ (bean siubhail) litt. « une femme de marche », « une mendiante » en face de αr ʃu:lʹ (fear siubhail) « mendiant », αn χʷi:nʹtʹə (bean chaointe) « une pleureuse », αn ǥʷi:lʹ (bean ghaoil) « une parente », en face de αr gʷi:lʹ (fear gaoil) « un parent », etc. On opposera de même kαlʹi:nʹ ɑimʹʃərʹə (cailín aimsire) « une domestique » à buəχəlʹ ɑimʹʃərʹə (buachaill aimsire) « un domestique ».

Les substantifs désignant un homme en tant qu’il exerce une profession donnée peuvent se faire précéder du premier élément de composition αn (bean‑) « femme » (et non bɑn‑), lorsqu’il s’agit de désigner une femme : αndoχtu:r (beandochtúir) « une femme-docteur » ; le procédé de beaucoup le plus usuel dans le parler consiste cependant à faire suivre le nom masculin du génitif mnɑ: (mná) « de femme » (cf. § 139, 2º) doχtu:rʹ mnɑ: (dochtúir mná), litt. « un docteur de femme » « un docteur qui est une femme ». C’est le même procédé que l’on emploie avec les nombreux masculins en ‑ərʹə (‑ire, ‑aire), et avec ces termes désignant des types d’individus qui fourmillent dans le parler (cf. § 68), strɑpərʹə mnɑ: (strapaire mná) « une femme grande et robuste » en face de strɑpərʹə ou de strɑpərʹə fʹirʹ ; stɑlkərʹə mnɑ: (stalcaire mná) « une femme susceptible, de mauvaise volonté » en face de stɑlkərʹə ou stɑlkərʹə fʹirʹ (on dira d’ailleurs de même stɑlkərʹə kɑpəlʹ, stɑlkərʹə lʹinʹəvʹ, pour désigner un cheval, un enfant, etc. qui présentent ces même traits de caractère).

§ 17. 3º Les noms d’animaux désignant l’espèce sans acception de sexe peuvent être du masculin ou du féminin : ku: (cú) « lévrier », muk (muc) « porc », luχ (luch) « souris », etc., ainsi que les diminutifs en ‑o:g (‑óg), comme fʹiʃo:g (fuiseog) « alouette », sont du féminin. A côté de ces noms d’espèce, il arrive qu’il existe des substantifs désignant l’un ou l’autre sexe : ainsi krɑ:nʹ (cráin) « truie ». A leur défaut on emploie les adjectifs fʹirʹən (fireann) « mâle », bʷinʹən (baineann) « femelle » : mɑdrə bʷinʹən (madra baineann) « un chien femelle ».

§ 18. Le nombre.

Deux nombres, le singulier et le pluriel, sont communs au substantif et à l’adjectif. Le substantif possède de plus un duel et un singulatif du duel.

Le duel n’est employé qu’après le nom de nombre deux : ǥɑ: çαun (dhá cheann) « deux unités », en face de tʹrʹi: kʹi:nʹ (trí cinn) « trois unités ». L’emploi en est rigoureux avec les substantifs désignant des objets allant par paires (organes pairs du corps humain, etc.) : ə ǥɑ: vro:gʹ (a dhá bhróig) « ses deux souliers », mo ǥɑ: χœʃ (mo dhá chois) « mes pieds », litt. « mes deux pieds », de même mo ǥɑ: χlueʃ (mo dhá chluais) « mes oreilles », etc. ; mais, avec le pluriel, mo χosə (mo chosa) « mes pieds », mo χluəsə (mo chluasa) « mes oreilles». En dehors de ce cas le duel est encore régulièrement employé chez les anciennes générations, mais est en régression chez les sujets jeunes : ǥɑ: χɑpəl (dhá chapall) « deux chevaux », mais aussi éventuellement ǥɑ: χɑpəlʹ (dhá chapaill).

Le duel est senti comme un cas particulier du pluriel, et c’est le pluriel de l’adjectif qu’on a après un substantif au duel : ǥɑ: χɑpəl vʹogə (dhá chapall bheaga) « deux petits chevaux » ; Peig, p. 23 : an dá gharsún mhóra « les deux grands garçons ».

Il existe, pour les objets allant par paires, un singulatif du duel, formé par composition avec le premier élément αh (leath&#8209 ;) « moitié », qui exprime l’unité, non en tant qu’elle s’oppose à la pluralité (c’est là le rôle du singulier simple), mais en tant qu’elle s’oppose à la dualité : αvro :g (leathbhróg) « un soulier (sur deux) », litt. « un demi-soulier », ainsi er lʹαvro :gʹ (ar leathbhróig) « un pied chaussé (et l’autre nu) » ; αlɑ :v (leathlámh) « une main, un bras », er lʹαlɑ :vʹ (ar leathláimh) « manchot d’un bras » ; er lʹαǥlu :n’ (ar leathghlúin) « un genou en terre », αhu :lʹ (leathshúil) « un œil », d’où l’adjectif αhu :lʹəχ (leathshúileach) « borgne ». Dans les cas de ce genre, le composé désigne la totalité de l’objet exprimé par le deuxième terme. On voit la différence avec les cas où αh- a son sens propre, et où le composé désigne la moitié dé l’objet exprimé par le deuxième terme (voir § 63).

Divers préfixes permettent par ailleurs d’exprimer des nuances concrètes, et plus ou moins subjectives, de la notion de nombre. Ces cas, qui relèvent de la lexicographie plus que de la grammaire, seront mentionnés à propos de la composition nominale (cf. § 63).

Pour les différentes valeurs que permettent parfois d’exprimer diverses formations concurrentes de pluriel, voir § 49. Pour l’opposition d’un pluriel et d’un collectif dans les noms de profession ou de condition, voir § 140.

§ 19. Le cas.

Le nom distingue quatre cas : cas direct (nominatif-accusatif), génitif, datif, vocatif. La distinction du cas sujet et du cas régime, que connaît le pronom personnel (§ 74), est étrangère au nom. Les cas sont distingués par les mutations initiales qu’ils subissent et qu’ils entraînent, d’une part, par des désinences et alternances internes et finales, d’autre part.

Ces cas sont des cas grammaticaux, non des cas concrets. Ils se définissent donc par leur emploi, non par leur sens.

Le cas direct est le cas du nom qui ne dépend ni d’un autre nom ni d’une préposition. Pour des traces des cas directs après préposition, voir §§ 106 et 125. C’est le cas direct que l’on a quand le nom dépend directement d’un verbe, et quand il n’est pas construit (nominatif en apposition), sauf dans l’emploi vocatif.

Seront donc au cas direct : le sujet d’une phrase verbale : dʹeirʹəgʹ a ǥʷè:h (d’eirigh an ghaoth) « le vent se leva » ;

les deux termes (sujet et prédicat) d’une phrase nominale : kʷidʹ dən ǥlo:rʹə ə glɑnəχər (cuid do’n ghlóire an glanachar) « la propreté est part du luxe, il n’y a pas de luxe sans propreté (prov.) » ;

l’apposition à un nom, quel que soit le cas de ce nom : vʹi: tru əgɑm donə vɑ:hərʹ a vʹαn voχt (bhí truagh agam dona mháthair an bhean bhocht) « j’avais pitié de sa mère, la pauvre femme ».

les compléments circonstanciels non régis par une préposition, quel qu’en soit le sens (temporel, local, etc.) : mαdʹən dɑunəgʹ vʹi ən aimʹʃər go hu:ntəχ (maidean Domhnaigh, bhí an aimsir go hiongantach) « Dimanche matin il faisait un temps splendide » (chez les sujets qui font la distinction entre le cas direct mαdʹən et le datif mαdʹənʹ, voir § 114).

Du complément direct d’un verbe, personnel ou impersonnel ; le sujet n’est distingué du complément que par la place, le sujet venant immédiatement après le verbe : vuelʹ ə buəχəlʹ ə kαlʹi:nʹ (bhuail an buachaill an cailín) « le garçon frappa la fille », mais avec l’ordre inverse vuelʹ ə kαlʹi:nʹ ə buəχəlʹ signifie « la fille frappa le garçon ».

§ 20. Le génitif est le cas du nom qui dépend directement d’un autre nom (voir § 138) ; on le trouve par conséquent aussi après les prépositions composées comprenant une forme nominale, non suivie elle-même de préposition (voir § 133); on l’a aussi après la préposition χun (chun) « vers » (§ 131).

§ 21. Le datif est le cas prépositionnel; certaines prépositions prennent d’autres cas que le datif (§ 125 sq.) ; en revanche, le datif ne se présente pas isolé.

Le vocatif est le cas de la personne à laquelle on s’adresse : ə irʹ uəsəlʹ (a fhir uasail) « Monsieur ».