De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication/Tome I/03

De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. Ip. 69-109).

CHAPITRE III.

PORCS. — BÊTES BOVINES. — MOUTONS. — CHÈVRES.


PORCS. Appartiennent à deux types distincts, Sus scrofa et indicus. — Porc des tourbières. — Porc du Japon. — Fertilité des porcs croisés. — Modification du crâne dans les espèces fortement améliorées. — Convergence des caractères. — Gestation. — Porcs à sabot. — Appendices bizarres aux mâchoires. — Décroissance des crocs. — Raies longitudinales chez les jeunes. — Porcs marrons. — Races croisées.
BÊTES BOVINES. — Le zébu est une espèce distincte. — Descendance probable du bétail européen de trois espèces sauvages. — Races actuellement toutes fertiles entre elles. — Bétail anglais parqué. — Couleur des espèces primitives. — Différences constitutionnelles. — Races de l’Afrique du Sud. — Races de l’Amérique du Sud. — Bétail niata. — Origine des diverses races du bétail.
MOUTONS. — Races remarquables. — Variations du sexe mâle. — Adaptations à diverses conditions. — Gestation. — Modifications de la laine. — Races semi-monstrueuses.
CHÈVRES. — Variations remarquables


L’étude des races du porc a été récemment poussée plus loin que celle d’aucun autre animal domestique, grâce aux travaux remarquables de Hermann von Nathusius, principalement dans son dernier ouvrage sur les crânes des différentes races, et de Rütimeyer dans sa faune des anciennes habitations lacustres de la Suisse[1]. Nathusius nous montre que toutes les races connues appartiennent à deux grands groupes, dont l’un descend sans aucun doute du sanglier ordinaire, auquel il ressemble par tous ses points importants, et qu’on peut désigner sous le nom de groupe du Sus scrofa. L’autre diffère du premier par plusieurs caractères ostéologiques essentiels et constants, et sa forme primitive sauvage est inconnue. Nathusius, conformément aux règles de priorité, lui a donné le nom de Sus Indicus de Pallas, nom que nous conserverons, bien qu’il ne soit pas très-heureux, car la forme sauvage primitive n’habite pas l’Inde, et les races domestiques les mieux connues ont été importées de Siam et de la Chine.

Voyons d’abord les races dérivées du Sus scrofa, soit celles qui ressemblent au sanglier sauvage. D’après Nathusius (Schweineschädel, p. 75), ces races existent encore dans différentes régions du centre et du nord de l’Europe ; autrefois chaque pays[2], et presque chaque province d’Angleterre avait sa race propre, mais actuellement elles tendent partout à disparaître pour être remplacées par des races améliorées dues au croisement avec la forme Sus indicus. Le crâne des races du type Sus scrofa ressemble par ses points importants à celui du sanglier européen, mais il est devenu, relativement à sa longueur, plus haut et plus large, et plus droit dans sa partie postérieure (Schweineschädel, p. 63–68). Ces différences varient néanmoins quant au degré, et bien que ressemblant au Sus scrofa par les caractères essentiels du crâne, les races dérivées diffèrent notablement entre elles sous d’autres rapports, tels que la longueur des oreilles et des jambes, la courbure des côtes, la couleur, le développement du poil, la taille et les proportions du corps.

Le Sus scrofa sauvage offre une distribution très-étendue qui, d’après les déterminations ostéologiques de Rütimeyer, comprend l’Europe et l’Afrique du Nord, et encore l’Hindoustan, d’après Nathusius. Mais les sangliers de ces divers pays diffèrent tellement les uns des autres par leurs caractères extérieurs que plusieurs naturalistes les ont considérés comme étant spécifiquement distincts. D’après M. Blyth, ces animaux, même dans l’Hindoustan, forment dans les divers districts des races très-reconnaissables ; dans les provinces du nord-ouest, M. le révérend R. Everest m’apprend que le sanglier ne dépasse jamais une hauteur de 36 pouces ; tandis qu’au Bengale, il en a observé un qui mesurait 44 pouces. On sait qu’en Europe, en Afrique et dans l’Hindoustan, il y a eu des croisements de porcs domestiques avec les sangliers indigènes[3], et sir W. Elliot[4], un excellent observateur de l’Hindoustan, après avoir signalé les différences entre les sangliers sauvages de l’Inde et ceux de l’Allemagne, fait la remarque « qu’on peut apprécier dans les deux pays les mêmes différences dans les individus domestiques. » Nous pouvons donc conclure que les races du type Sus scrofa ont eu pour origine, ou ont été modifiées par croisement avec elles, des formes qu’on peut regarder comme des races géographiques, mais que quelques naturalistes considèrent comme étant des espèces distinctes.

C’est sous la forme de la race chinoise que les porcs du type Sus indicus nous sont le plus connus. Le crâne du Sus indicus, décrit par Nathusius, diffère par quelques points de moindre importance de celui du Sus scrofa, ainsi par sa plus grande largeur et par quelques détails dans sa dentition, mais principalement par la brièveté des os lacrymaux, la largeur plus grande de la partie antérieure des os palatins et la divergence des dents molaires antérieures. Il faut noter que les races domestiques du Sus scrofa n’ont en aucune façon acquis ces caractères. Après avoir lu les descriptions et les observations de Nathusius, il me semble que c’est jouer sur les mots que de mettre en doute la distinction spécifique du Sus indicus, car les différences qui viennent d’être signalées sont plus fortement accusées qu’aucune de celles qu’on pourrait signaler par exemple entre le loup et le renard, ou entre l’âne et le cheval. Nous avons déjà dit qu’on ne connaît pas le Sus indicus à l’état sauvage ; mais, d’après Nathusius, ses formes domestiques se rapprochent du Sus vittatus de Java et de quelques espèces voisines. Un porc trouvé sauvage dans les îles Aru (Schweineschädel, p. 169) paraît être identique au Sus indicus, mais il n’est pas certain que cet animal soit réellement indigène. Les races domestiques de la Chine, de la Cochinchine et de Siam appartiennent à ce type. La race romaine ou napolitaine, les races andalouses, hongroises, les porcs dits « Krause » de Nathusius, habitant les parties sud-est de l’Europe et la Turquie, dont le poil est fin et frisé, enfin la petite race suisse de Rütimeyer, dite « Bündtnerschwein, » ont toutes les caractères crâniens essentiels du Sus indicus, et ont dû vraisemblablement avoir été largement croisées avec cette forme. Des porcs du même type ont existé pendant une longue période sur les bords de la Méditerranée, car on a trouvé dans les fouilles faites à Herculanum une figure très-semblable au porc napolitain actuel (Schweineschädel, p. 142.)

Une découverte remarquable, due à Rütimeyer, est celle de l’existence contemporaine, pendant la dernière période de pierre ou néolithique, de deux formes domestiques du porc, le Sus scrofa et le Sus scrofa palustris, ou porc des tourbières (Torfschwein). Rütimeyer a constaté que ce dernier se rapproche des races orientales, et, d’après Nathusius, il appartient très-certainement au groupe du Sus indicus ; cependant Rütimeyer a ultérieurement montré qu’il en diffère par quelques caractères bien accusés. Cet auteur avait cru d’abord que le porc des tourbières existait à l’état sauvage pendant la première partie de l’âge de pierre et n’avait été domestiqué que vers la fin de la même période[5]. Tout en admettant le fait curieux observé en premier par Rütimeyer, de la possibilité de distinguer par la différence de leur aspect les os des animaux sauvages de ceux qui étaient domestiqués, Nathusius n’est pas convaincu de la certitude de la conclusion, en raison de quelques difficultés spéciales que présentent les ossements des porcs (Schweineschädel, p. 147), et Rütimeyer lui-même paraît maintenant avoir quelque doute sur ce point. Le porc des tourbières ayant été domestiqué à une époque aussi reculée, les restes appartenant à différentes périodes historiques ou préhistoriques[6], qu’on en retrouve dans diverses parties de l’Europe, enfin l’existence actuelle de formes voisines en Hongrie et sur les bords de la Méditerranée, nous devons croire que le Sus indicus sauvage s’est autrefois étendu d’Europe en Chine, comme le Sus scrofa s’étend actuellement d’Europe en Hindoustan. À moins que, comme le pense Rütimeyer, il ne puisse y avoir anciennement existé en Europe et dans l’Asie orientale une troisième espèce voisine.

On peut grouper sous le type Sus indicus plusieurs races différant par les proportions du corps, la longueur des oreilles, la nature du poil, la couleur, etc., ce qui n’a rien d’étonnant vu l’extrême antiquité de la domestication de cette forme soit en Europe, soit en Chine. D’après un savant sinologue[7], elle remonterait, dans ce dernier pays, au moins à 4,900 ans en arrière. Le même auteur signale l’existence en Chine d’une foule de variétés locales du porc auxquelles les Chinois donnent des soins minutieux, ne leur permettant pas même de changer de place[8]. Aussi, comme le fait remarquer Nathusius[9], la race chinoise possédant au plus haut degré les caractères d’une race artificielle très-perfectionnée, doit à cette circonstance sa grande valeur pour l’amélioration de nos races européennes. Cet auteur (Schweineschädel, p. 138) constate que l’introduction dans une race du type Sus scrofa, de 1/32e ou même seulement de 1/64e de sang Sus indicus, suffit pour modifier le crâne de la première. Ce fait singulier peut s’expliquer peut-être par ce que les principaux caractères qui distinguent le Sus indicus, tels que le raccourcissement des os lacrymaux, etc., sont communs à plusieurs des espèces du genre, et on sait que dans les croisements les caractères qui existent dans plusieurs espèces tendent à devenir prépondérants sur ceux qui n’appartiennent qu’à un petit nombre.

Le porc du Japon (Sus pliciceps, de Gray), qui a été récemment exposé dans le Jardin zoologique, offre, par sa tête très-courte, son front et son groin très-larges, ses grandes oreilles charnues et les profonds sillons de sa peau, un aspect très-extraordinaire. La figure que nous en donnons est copiée de celle donnée par M. Bartlett[10]. Non-seulement la face est profondément sillonnée, mais d’épais replis d’une peau, plus dure que celle des autres parties du corps, pendent autour des épaules et de la croupe, comme les plaques du rhinocéros indien. Il est noir avec les pieds blancs et reproduit fidèlement son type. Il n’y a aucun doute que sa domestication ne soit fort ancienne, on aurait pu l’inférer du fait que les jeunes ne sont pas longitudinalement rayés, caractère qui est commun à toutes les espèces du genre Sus et genres voisins, à l’état sauvage[11]. Le docteur Gray[12] a décrit le crâne de cet animal, qu’il regarde non-seulement comme une espèce distincte, mais qu’il place même dans une section spéciale du genre. Néanmoins, après une étude très-approfondie du groupe entier, Nathusius a constaté d’une manière positive (Schweineschädel, p. 153–158) que par tous ses caractères essentiels son crâne ressemble tout à fait à celui de la race chinoise à courtes oreilles du type du Sus indicus, et considère le porc du Japon comme n’étant qu’une variété domestique de ce dernier. S’il en est réellement ainsi, il y a là un exemple remarquable de l’étendue des changements que la domestication peut effectuer.


Fig. 2. — Tête du porc du Japon, ou porc masqué.

Il a existé autrefois dans les îles centrales du Pacifique une race singulière de porcs. Décrite par le révérend D. Tyertman et G. Bennett[13], cette race est petite, bossue, à tête disproportionnellement longue, à oreilles courtes, tournées en arrière ; elle porte une queue touffue, longue de deux pouces, qui par son mode d’insertion semble sortir du dos. D’après les mêmes auteurs, cinquante ans après l’introduction dans ces îles de porcs européens et chinois, la race indigène a disparu complètement à la suite de croisements répétés avec les formes importées. Les îles écartées, comme on pouvait s’y attendre, paraissent favorables à la production et à la conservation de races spéciales : ainsi dans les îles Orkney les porcs ont été décrits comme très-petits, à oreilles droites et pointues, et fort différents par leur apparence des porcs provenant du sud[14].

En voyant combien les porcs chinois appartenant au type du Sus indicus diffèrent par leurs caractères ostéologiques et leur aspect extérieur des porcs du type Sus scrofa, au point qu’on peut les regarder comme spécifiquement distincts, il est digne de remarque que les porcs chinois et européens qui ont été croisés continuellement et de diverses manières n’ont pas cessé d’être complètement fertiles entre eux. Un grand éleveur qui s’est beaucoup servi de porcs chinois de pure race, m’apprend que la fécondité des métis croisés entre eux, et celle des produits du recroisement de leur progéniture n’avait fait qu’augmenter, et c’est une opinion générale chez les agriculteurs. Le porc du Japon ou Sus pliciceps de Gray, est si différent en apparence de tous les porcs ordinaires, qu’il semble impossible d’admettre que ce ne soit qu’une variété domestique, et cependant cette race est tout à fait fertile avec la race du Berkshire, et M. Eyton m’informe qu’ayant appareillé ensemble deux métis frère et sœur, il les a trouvés parfaitement fertiles ensemble.

Dans les races les plus fortement cultivées, les modifications du crâne sont étonnantes. Il faut, pour apprécier l’étendue des changements produits, étudier l’ouvrage et les excellentes figures de Nathusius. L’extérieur du crâne entier a été altéré dans toutes ses parties. La face postérieure, au lieu de s’incliner en arrière est dirigée en avant, ce qui entraîne beaucoup de changements dans d’autres parties. Le devant de la tête est fortement concave ; les orbites ont une forme différente, le méat auditif une direction et un aspect autres, les incisives opposées des mâchoires supérieure et inférieure ne se rencontrent pas, et restent dans l’une et l’autre mâchoire, au-dessus du plan des molaires ; les canines de la mâchoire supérieure sont en face de celles de l’inférieure, anomalie remarquable ; les faces articulaires des condyles occipitaux sont si fortement modifiées quant à leur forme, qu’ainsi que le remarque Nathusius (p. 133), aucun naturaliste voyant cette partie essentielle du crâne séparée du reste, ne pourrait supposer qu’elle ait appartenu au genre Sus. Ces modifications, ainsi que quelques autres, ne peuvent guère être considérées comme des monstruosités, parce qu’elles ne sont pas nuisibles et sont strictement héréditaires. L’ensemble de la tête est fort raccourci. En effet, le rapport de la longueur de la tête à celle du corps étant dans les races communes comme 1 à 6, il devient dans ces races améliorées, comme 1 à 9 et même comme 1 à 11[15]. Les figures ci-jointes, représentant, l’une, la tête d’un sanglier, l’autre, celle d’une truie de la grande race du Yorkshire, d’après une photographie, feront comprendre combien, dans la race améliorée, la tête a été modifiée et raccourcie.

Nathusius a fort bien discuté les causes des changements remarquables qu’ont subi le crâne et la forme du corps dans ces races fortement cultivées. Ces modifications se remarquent principalement dans les races pures et croisées du type Sus indicus ; mais on peut nettement en signaler un commencement dans les races légèrement améliorées du type Sus scrofa[16]. Nathusius constate positivement (p. 99, 103), comme résultat de l’expérience générale et de ses propres essais, qu’une nourriture riche et abondante, donnée pendant la jeunesse à ces animaux, tend directement à élargir et à raccourcir la tête ; tandis qu’une pauvre nourriture produit l’effet contraire. Il insiste beaucoup sur le fait que tous les porcs sauvages ou semi-domestiques, en fouillant la terre avec leur groin pendant qu’ils sont jeunes, exercent fortement les muscles puissants qui s’attachent à la partie postérieure de la tête. Dans les races cultivées il n’en est plus de même, et il en résulte une modification de la forme de la partie occipitale du crâne, qui entraîne des changements
Fig. 3. — Tête de sanglier et de Golden Days, porc de la grande race du Yorkshire, d’après une photographie. (Copié de l’édition de Sydney de l’ouvrage de Youatt, The Pig.)
dans d’autres parties. Il n’est pas douteux qu’un aussi grand changement d’habitudes ne doive affecter le crâne ; mais jusqu’à quel point peut-on expliquer par là la réduction de sa longueur et sa forme concave ? On sait (et Nathusius lui-même en cite beaucoup de cas, p. 104), que chez plusieurs animaux domestiques, tels que les bouledogues et les mopses, le bétail niata, les moutons, les pigeons culbutants à courte face, une variété de la carpe, on peut remarquer une tendance prononcée vers le raccourcissement des os de la face ; H. Müller a montré que, pour le chien, cela paraît tenir à un état anomal du cartilage primordial. Nous pouvons admettre toutefois qu’une nourriture substantielle et abondante, administrée continuellement pendant un grand nombre de générations, ait dû tendre à augmenter la taille du corps, tandis que par défaut d’usage, les membres devaient devenir plus fins et plus courts[17]. Nous verrons, dans un chapitre futur, qu’il y a entre le crâne et les membres une corrélation évidente, de sorte que tout changement dans l’une de ces parties tend à affecter l’autre.

Nathusius a fait l’observation intéressante, que les formes particulières qu’affectent la tête et le corps des races fortement cultivées, n’en caractérisent aucune spécialement, mais sont communes à toutes celles qui paraissent avoir atteint un degré égal d’amélioration. Ainsi les races anglaises, à corps grand, oreilles longues et dos convexe, et les races chinoises à corps petit, oreilles courtes et dos concave, élevées les unes et les autres à un degré semblable de perfection, se ressemblent beaucoup par la forme du corps et de la tête. Ce résultat paraît dû en partie à l’action sur les diverses races de la même cause modificatrice, et en partie à l’influence de l’homme qui, élevant le porc dans le but unique d’en obtenir la plus grande masse de chair et de graisse, a toujours poussé la sélection dans ce seul et même sens. Pour la plupart des animaux domestiques, la sélection a eu pour résultat la divergence des caractères ; dans ce cas, elle a produit une convergence[18].

La nature de la nourriture a, au bout d’un grand nombre de générations, fini par affecter la longueur des intestins ; car d’après Cuvier[19] leur longueur est à celle du corps comme 9 à 1 dans le sanglier, — dans le porc domestique comme 13,5 à 1, — et dans la race de Siam comme 16 à 1. Dans cette dernière race, l’augmentation de la longueur peut être due soit à la descendance d’une espèce distincte, soit à une domestication plus ancienne. La durée de la gestation, ainsi que le nombre des mamelles, varient. Une autorité[20] récente indique pour la période de gestation une durée de 17 à 20 semaines, mais je crois qu’il doit y avoir quelque erreur dans cette donnée, car d’après les observations de M. Tessier sur 25 truies, elle a varié de 109 à 123 jours. Le Rév. D. Fox m’a communiqué dix observations bien faites, dans lesquelles la durée a été de 101 à 116 jours. D’après Nathusius, la période est plus courte chez les races précoces, mais il ne paraît pas que chez elles le cours du développement en soit abrégé, car le jeune animal, d’après son crâne, naît un peu moins développé, ou à un état plus embryonnaire[21] que les porcs communs, qui atteignent leur maturité à un âge plus avancé. Dans les races précoces et très-améliorées, les dents se développent aussi plus tôt.

On a souvent signalé la différence du nombre des vertèbres et des côtes dans les diverses sortes de porcs, nombre observé par M. Eyton[22] et que nous consignons dans le tableau suivant. La truie africaine appartient probablement au type S. scrofa, et M. Eyton m’apprend que depuis la publication de son travail, les croisements opérés entre les races anglaise et africaine ont été reconnus par lord Hill comme parfaitement fertiles.

MÂLE
anglais à longues jambes.
TRUIE
africaine.
MÂLE
chinois.
SANGLIER
d’après Cuvier.
PORC
domestique d’après Cuvier.
Vertèbres dorsales
15 13 15 14 14
Vertèbres lombaires
6 6 4 5 5





Dorsales et lombaires ensemble
21 19 19 19 19
Vertèbres sacrées
5 5 4 4 4





Total des vertèbres
26 24 23 23 23

Nous devons mentionner quelques races monstrueuses. Depuis Aristote jusqu’à nos jours on a incidemment observé dans diverses parties du monde des porcs à sabot plein. Quoique cette particularité soit fortement héréditaire, il est peu probable que tous les animaux qui l’ont offerte soient descendus des mêmes ancêtres, mais plutôt qu’elle aura apparu en divers lieux et époques. Le docteur Struthers[23] a dernièrement décrit et figuré la conformation de ces pieds ; dans ceux de devant et de derrière les phalanges des deux grands doigts sont représentées par une phalange unique, grosse et ensabotée ; dans les pieds de devant, les phalanges médianes sont représentées par un os dont l’extrémité inférieure est unique, mais dont l’extrémité supérieure porte deux articulations distinctes. D’autres rapports indiquent quelquefois l’existence d’un doigt surnuméraire.


Fig. 4. — Anciens porcs irlandais, avec appendices maxillaires.
(Copié de H. D. Richardson.)

Une autre anomalie curieuse est celle d’appendices décrits par M. Eudes Deslongchamps comme caractérisant fréquemment les porcs normands. Ces appendices sont toujours attachés au même endroit, aux angles de la mâchoire ; ils sont cylindriques, longs de trois pouces, couverts de soies, et présentant un pinceau de soies sortant d’une cavité latérale ; ils ont un centre cartilagineux, avec deux petits muscles longitudinaux, et se trouvent tantôt symétriquement des deux côtés à la fois, tantôt d’un seul. Richardson les figure sur l’ancien porc maigre irlandais, et Nathusius constate qu’ils apparaissent parfois chez les races à longues oreilles, mais ne sont pas strictement héréditaires, car dans une même portée ils peuvent exister sur des individus et manquer à d’autres[24]. Comme on ne connaît de pareils appendices chez aucune race sauvage, nous n’avons jusqu’à présent aucune raison pour les attribuer à un effet de retour, ce qui nous oblige d’admettre que certaines structures complexes, quoique inutiles en apparence, peuvent apparaître subitement sans l’aide de la sélection. Ceci jettera peut-être quelque jour sur l’apparition de ces hideuses protubérances charnues, d’ailleurs de nature toute différente des appendices ci-dessus mentionnés, qui se développent sur les joues du Phacochœrus africanus.

Tous les porcs domestiques ont les crocs beaucoup plus courts que les sangliers. Un grand nombre de faits montrent que dans tous les animaux l’état du poil est très-facilement affecté suivant qu’il est exposé ou soustrait à l’action directe des circonstances climatériques ; et de même que nous avons vu chez les chiens turcs une corrélation assez curieuse entre l’état du poil et celui des dents (nous donnerons plus tard d’autres faits analogues), ne serait-il pas permis de supposer que la réduction des crocs chez le sanglier domestiqué est en relation avec la disparition des soies, et résulte de ce qu’il vit à l’abri des intempéries ? D’autre part, comme nous le verrons immédiatement, dès que le porc retourne à la vie sauvage, et cesse ainsi d’être abrité, on voit reparaître les crocs et les soies. Il n’est pas étonnant que les crocs soient plus modifiés que les autres dents, car les parties qui fournissent des caractères sexuels secondaires sont toujours sujettes à varier.

On sait que les marcassins du sanglier d’Europe et de l’Inde[25] ont pendant les six premiers mois le corps marqué de bandes longitudinales claires. Ce caractère disparaît généralement par la domestication. Les jeunes porcs domestiques turcs[26], ainsi que ceux de Westphalie, quelle que soit leur nuance, ont cependant la livrée du marcassin. J’ignore si ces derniers appartiennent à la même race frisée que la turque. Les porcs qui sont redevenus sauvages à la Jamaïque et ceux à demi sauvages de la Nouvelle-Grenade, aussi bien les noirs que ceux qui sont noirs avec une bande blanche sous le ventre se réunissant communément sur le dos, ont repris ce caractère primitif et produisent des jeunes portant une livrée de lignes fauves comme les marcassins. Le même cas s’est présenté chez les porcs abandonnés dans l’établissement de Zambési sur la côte d’Afrique[27].

Autant que je puis le voir, c’est sur les porcs redevenus sauvages ou marrons que me paraît s’être fondée l’opinion, que les animaux domestiques rendus à l’état sauvage tendent à revenir complètement au type de leur souche primitive. Mais, même dans le cas spécial, cette opinion ne me semble pas suffisamment justifiée, car les deux types principaux du Sus scrofa et du Sus indicus n’ont jamais été distingués à l’état sauvage. Ainsi que nous venons de le voir, la livrée du marcassin reparaît chez les jeunes, et les sangliers reprennent toujours les crocs. Ils font également retour, par la forme générale du corps, la longueur des jambes et du groin, vers le type sauvage, comme on doit s’y attendre en raison de l’exercice qu’une fois livrés à eux-mêmes ils sont obligés de prendre pour se procurer leur nourriture. À la Jamaïque, les porcs marrons n’atteignent jamais la taille du sanglier européen, car ils ne dépassent jamais 20 pouces de hauteur à l’épaule. Dans divers pays, ils reprennent le poil rigide et les soies du sanglier, mais à des degrés différents, selon le climat ; ainsi les porcs redevenus à moitié sauvages dans les vallées chaudes de la Nouvelle-Grenade sont, d’après Roulin, très-chétivement couverts, tandis que chez ceux des Paramos, à une élévation de 7,000 à 8,000 pieds, il se développe sous leurs soies une fourrure laineuse très-épaisse, comme celle du sanglier français ; ces porcs sont petits et rabougris. Le sanglier sauvage de l’Inde porte, dit-on, à l’extrémité de la queue des soies arrangées comme les barbes d’une flèche, tandis que le sanglier d’Europe n’a qu’une simple touffe. La plus grande partie des porcs marrons de la Jamaïque, et qui descendent tous d’une souche espagnole, ont la queue en panache[28]. Quant à la couleur, les porcs redevenus sauvages font généralement retour vers celle du sanglier ; mais dans certaines parties de l’Amérique du Sud, comme nous l’avons vu, quelques-uns d’entre eux ont une bande transversale blanche sous le ventre ; dans certaines autres localités très-chaudes, les porcs sont rouges ; cette couleur a été occasionnellement observée aussi à la Jamaïque. Nous pouvons voir par ces divers faits que les porcs redevenus libres offrent une forte tendance vers le retour au type sauvage, mais que cette tendance est puissamment influencée par le climat, l’exercice et les autres causes modificatrices auxquelles ces animaux ont pu être soumis.

Un dernier point digne d’attention est que nous avons d’excellentes preuves de la formation de différentes races actuellement très-fixes, par des croisements de races bien distinctes. Les porcs améliorés d’Essex, par exemple, se maintiennent exactement avec leurs caractères, et il n’y a aucun doute qu’ils ne doivent leurs excellentes qualités actuelles à des croisements faits par lord Western avec la race napolitaine, puis à des croisements ultérieurs avec la race du Berkshire (elle-même améliorée par la race napolitaine), et aussi probablement avec la race de Sussex[29]. Dans les races ainsi formées par des croisements complexes, on a reconnu qu’une sélection soigneuse et continuée sans interruption pendant un grand nombre de générations était indispensable. Par suite de ces croisements nombreux, quelques races bien connues ont subi de rapides changements ; ainsi, d’après Nathusius[30], la race du Berkshire de 1780 est différente de celle de 1810, et depuis cette dernière époque au moins deux formes distinctes, ont porté le même nom.

BÊTES BOVINES.

Les animaux domestiques de ce groupe descendent certainement de plus d’une forme sauvage, comme nous l’avons reconnu pour nos chiens et nos porcs. Les naturalistes ont généralement admis deux divisions principales dans le gros bétail : les espèces à bosse, habitant les pays tropicaux, appelées zébus dans l’Inde, et auxquelles on a appliqué le nom spécifique de Bos indicus ; et les espèces sans bosse, qu’on désigne généralement sous celui de Bos taurus. Le bétail à bosse était déjà domestiqué au moins dès la douzième dynastie, soit 2100 ans avant J.-C., comme on peut le voir sur les monuments égyptiens. Il diffère du bétail ordinaire par plusieurs caractères ostéologiques, et même d’après Rütimeyer[31], à un degré plus considérable que ne diffèrent entre elles les espèces fossiles d’Europe, c’est-à-dire, les Bos primigenius, longifrons et frontosus. D’après les remarques de M. Blyth[32], qui a étudié particulièrement ce sujet, il en diffère encore par sa configuration générale, la forme des oreilles, le point de départ du fanon, la courbure typique des cornes, la manière de porter la tête au repos ; par les variations ordinaires de couleur, surtout la présence fréquente aux pieds de marques analogues à celles de l’antilope nilgau, enfin par le fait que dès la naissance des jeunes les dents ont déjà percé les gencives. Leurs habitudes aussi sont totalement différentes ainsi que leur voix. Le bétail à bosse de l’Inde cherche rarement l’ombre, et ne va pas à l’eau pour s’y plonger à mi-jambe comme celui d’Europe. Il est redevenu sauvage, s’est répandu dans certaines parties de l’Oude et du Rohilcund, et peut se maintenir dans des régions infestées de tigres. Il a donné naissance à plusieurs races, différant beaucoup par la taille, la présence d’une ou deux bosses, la longueur des cornes et par d’autres caractères. M. Blyth conclut à une différence spécifique entre le bétail à bosse et le bétail ordinaire. Voyant en effet un aussi grand nombre de différences dans la conformation extérieure, les mœurs, les détails ostéologiques, et dans beaucoup de points qui n’ont pas dû probablement être affectés par la domestication, on peut à peine mettre en doute, malgré l’avis contraire de quelques naturalistes, que ces deux catégories de bêtes bovines, ne doivent être regardées comme constituant effectivement deux espèces distinctes.

Les races européennes de gros bétail sont nombreuses. Le professeur Low compte dix-neuf races anglaises dont un petit nombre seulement sont identiques à celles du continent. Même les îles de la Manche, Guernesey, Jersey et Alderney ont leurs sous-races propres[33], qui elles-mêmes diffèrent de celles des autres îles, telles que Anglesea, et les îles occidentales de l’Écosse. Desmarest décrit quinze races françaises, en laissant de côté les sous-variétés et celles importées de pays étrangers. Dans d’autres parties de l’Europe, il y a différentes races distinctes, ainsi le bétail hongrois, de couleur pâle, au pas léger et libre, et dont les cornes énormes mesurent jusqu’à cinq pieds de pointe à pointe[34], ou le bétail de la Podolie remarquable par la hauteur du garrot. Dans l’ouvrage le plus récent sur les bêtes bovines[35], cinquante-cinq races européennes sont figurées ; quelques-unes ne différant que peu des autres ne sont peut-être que des synonymes. Il ne faut pas croire que des races nombreuses n’existent que dans les pays depuis longtemps civilisés, car nous verrons bientôt que chez les sauvages de l’Afrique du Sud on en compte plusieurs.

Nous savons déjà beaucoup sur l’origine de plusieurs races européennes par le mémoire de Nilsson[36] et surtout par les travaux de Rütimeyer. Deux ou trois espèces du genre Bos, voisines de races domestiques actuelles, ont été trouvées à l’état fossile dans les dépôts tertiaires récents de l’Europe. Ce sont, d’après Rütimeyer, les suivantes :

Bos primigenius. — Cette magnifique espèce était domestiquée en Suisse pendant la période néolithique, et paraît avoir déjà varié un peu alors, probablement par suite de croisement avec d’autres races. Quelques-unes des grandes races du continent comme celle de la Frise, etc., et la race Pembroke en Angleterre, ressemblent, par les points essentiels de leur conformation, au B. primigenius, et en descendent sans doute ; c’est également l’opinion de Nilsson. Le Bos primigenius existait à l’état sauvage du temps de César, et se trouve encore, quoique bien dégénéré de taille, à l’état demi-sauvage, dans le parc de Chillingham ; je tiens en effet du professeur Rütimeyer que, d’après l’inspection d’un crâne que lui a envoyé lord Tankerville, le bétail de Chillingham est de toutes les races connues, celle qui s’est le moins éloignée du vrai type du Bos primigenius[37].

Bos trochoceros. — Cette forme n’est pas comprise dans les trois espèces mentionnées ci-dessus, car Rütimeyer la considère actuellement comme étant la femelle d’une forme domestique ancienne du B. primigenius, et comme l’ancêtre de sa race B. frontosus. Je dois ajouter qu’on a donné des noms spécifiques à quatre autres bœufs fossiles, qu’on croit maintenant être identiques au B. primigenius[38].

Bos longifrons (ou brachyceros) d’Owen. — Cette espèce très-distincte était de petite taille, et avait le corps court et les jambes fines. Elle ne paraît pas avoir existé en Angleterre avant la période néolithique, bien qu’on lui ait autrefois assigné un âge plus ancien.[39]. Pendant la première partie de la période néolithique, c’était en Suisse la forme domestique la plus commune. Elle était domestique en Angleterre pendant la période romaine et a servi à l’approvisionnement des légionnaires romains[40]. On en a trouvé quelques restes dans certains crannoges de l’Irlande, qu’on estime remonter à 843–933 après J.-C.[41]. Le professeur Owen[42] la regarde comme la souche probable du bétail du pays de Galles et des Highlands ; et d’après Rütimeyer, elle serait aussi celle de quelques races suisses actuelles. Celles-ci offrent dans leur coloration quelques variétés de nuances depuis le gris clair jusqu’au brun noirâtre, avec une bande dorsale plus claire, mais n’ont jamais de taches blanches pures. Le bétail du pays de Galles ainsi que celui des Highlands est généralement noir ou foncé.

Bos frontosus de Nilsson. — Cette espèce, voisine du B. longifrons, et que M. Boyd Dawkins identifie à cette dernière, est regardée par de bons juges comme en étant distincte. Toutes deux ont coexisté en Scanie pendant la dernière période géologique[43] et toutes deux ont été trouvées dans les crannoges irlandais[44]. Nilsson croit reconnaître dans le B. frontosus, la souche du bétail montagnard de la Norwége, lequel porte sur le crâne et entre la base des cornes une forte protubérance. Le professeur Owen ayant supposé que le bétail des Highlands descendait de son Bos longifrons, nous devons remarquer qu’un juge compétent[45] n’a pas trouvé en Norwége de bétail analogue à celui de la race des Highlands, mais ressemblant plutôt à celle du Devonshire.

Nous voyons par là que trois formes ou espèces de Bos habitant originairement l’Europe, ont été domestiquées, fait qui n’offre rien d’improbable, car le genre Bos cède facilement à la domestication. Outre ces trois espèces et le zébu, on a encore domestiqué le yak, le gayal et l’arni[46] (sans parler du buffle ou genre Bubalus), ce qui fait un total de sept espèces de Bos. Le zébu et les trois espèces européennes, sont actuellement éteints à l’état sauvage, car le bétail qu’on trouve dans quelques parcs en Angleterre et appartenant au type du B. primigenius peut à peine être considéré comme réellement sauvage. Bien que certaines races déjà domestiquées en Europe dès une période très-reculée, descendent des trois espèces fossiles ci-dessus mentionnées, il ne s’ensuit pas qu’elles y aient été domestiquées en premier. Ceux qui attachent de l’importance aux données philologiques croient que notre bétail a été importé d’Orient[47]. Mais comme les races humaines envahissant un pays auront très-probablement appliqué aux races qu’ils y trouvaient domestiquées, leurs propres noms, l’argument ne paraît pas très-concluant. Il paraît probable que notre bétail doit provenir d’une espèce qui a primitivement vécu sous un climat tempéré ou froid, mais pas dans un pays où la neige ait couvert longtemps le sol ; car ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre sur les chevaux, il ne paraît pas avoir l’instinct de gratter la neige pour atteindre l’herbe sous-jacente. Personne ne saurait voir les magnifiques taureaux sauvages des froides îles Falkland dans l’hémisphère sud, et douter que ce climat ne leur convienne parfaitement. Azara a observé que dans les régions tempérées de la Plata, les vaches portent dès l’âge de deux ans, tandis que dans le climat bien plus chaud du Paraguay, elles ne portent qu’à trois ans, d’où il conclut que le bétail ne réussit pas aussi bien dans les pays chauds[48].

Les trois formes fossiles susmentionnées du Bos, ont été regardées par presque tous les paléontologistes comme des espèces distinctes, et il ne serait pas raisonnable de changer leurs noms parce qu’on reconnaît aujourd’hui qu’elles sont les ancêtres de nos diverses races domestiques. Mais ce qui nous importe surtout, et prouve qu’elles méritent d’être considérées comme espèces différentes, est le fait qu’ayant coexisté pendant la même période dans diverses parties de l’Europe, elles sont cependant demeurées distinctes. D’autre part, leurs descendants domestiques, si on ne les sépare pas, se croisent librement et se mélangent entre eux. Les diverses races européenne ont été si fréquemment croisées, avec ou sans intention, que si de pareilles unions s’étaient trouvées stériles, on en aurait fait la remarque. Les zébus habitant une région très-éloignée et beaucoup plus chaude, et différant d’ailleurs par tant de caractères de notre bétail européen, j’ai cherché à savoir si les deux formes croisées entre elles étaient fertiles. Lord Powis avait importé quelques zébus, et les avait croisés avec le bétail commun du Shropshire ; son régisseur m’a assuré que les métis provenus de ce croisement avaient été parfaitement fertiles avec les deux races mères. Dans l’Inde, d’après M. Blyth, les métis à divers degrés de mélange des deux sangs, sont fertiles, et cela est si connu que dans quelques localités on laisse les deux espèces se reproduire librement entre elles[49]. Presque tout le bétail introduit primitivement en Tasmanie était à bosse, de sorte qu’il y eut un temps où il existait là des milliers d’individus croisés, et M. B. O’Neile Wilson m’écrit de Tasmanie qu’il n’a jamais eu connaissance d’aucun cas de stérilité. Possesseur lui-même d’un troupeau de bétail ainsi croisé, dont tous les individus se sont trouvés fertiles, il ne se rappelle même pas un seul cas de vache ayant manqué de vêler. Ces divers faits fournissent une confirmation importante de la doctrine de Pallas, que les descendants d’espèces qui, croisées entre elles à l’origine de leur domestication, seraient restées à quelque degré stériles, deviennent parfaitement fertiles à la suite d’une domestication prolongée. Nous verrons dans un chapitre futur que cette doctrine éclaircit beaucoup le sujet difficile de l’hybridité.

J’ai parlé du bétail du parc de Chillingham qui, selon Rütimeyer, s’est très-peu écarté du type du B. primigenius. Ce parc est si ancien, qu’il en est fait mention dans un document de l’an 1220. Ce bétail est réellement sauvage par ses instincts et ses mœurs. Il est blanc, l’intérieur des oreilles est d’un brun rougeâtre, les yeux bordés de noir, le museau brun, les pieds noirs, et les cornes blanches sont noires à l’extrémité. Dans un laps de trente-trois ans il est né environ une douzaine de veaux portant sur les joues et le cou des taches brunes et bleues, mais qu’on a détruits ainsi que tous les animaux défectueux. D’après Bewick, il apparut vers l’an 1770 quelques veaux ayant les oreilles noires, que le gardien détruisit également ; cette particularité ne s’est pas représentée depuis. Le bétail blanc sauvage du parc du duc d’Hamilton, où on a observé la naissance d’un veau noir, est, d’après le témoignage de lord Tankerville, inférieur à celui de Chillingham.

Le bétail qu’a gardé jusqu’en 1780 le duc de Queensberry, mais qui est actuellement éteint, avait les oreilles, le mufle et les orbites des yeux noirs. Celui qui existe de temps immémorial à Chartley, ressemble de près au bétail de Chillingham, mais il est plus grand, et offre quelques petites différences dans la couleur des oreilles. Il tend souvent à devenir entièrement noir ; il règne à ce propos dans le voisinage la superstition singulière que, lorsqu’il naît un veau noir, la noble maison de Ferrers est menacée de quelque calamité, et tous les veaux noirs sont détruits. Le bétail de Burton-Constable en Yorkshire, actuellement éteint, avait les oreilles, le mufle et l’extrémité de la queue noirs. Bewick cite qu’à Gisburne, aussi dans le Yorkshire, les animaux avaient quelquefois le mufle foncé, et seulement l’intérieur des oreilles brun ; ailleurs on les indique comme bas de taille et sans cornes[50].

Les quelques différences dans le bétail des parcs, que nous venons d’indiquer, méritent d’être signalées parce que si légères qu’elles soient, elles montrent que les animaux vivant presque à l’état de nature, soumis à des conditions extérieures à peu près uniformes, mais ne pouvant errer librement et se croiser avec d’autres troupeaux, ne restent pas aussi semblables que les animaux réellement sauvages. Pour leur conserver un caractère uniforme, même dans un parc limité, on voit qu’un certain degré de sélection, c’est-à-dire ici, — la destruction des veaux de couleur foncée — est nécessaire.

Dans tous les parcs, le bétail est blanc ; mais vu l’apparition occasionnelle de veaux de coloration foncée, il est peut-être douteux que la couleur du Bos primigenius primitif ait été le blanc. Toutefois les faits suivants semblent montrer qu’il y a chez le bétail sauvage ou rendu à la liberté, une tendance prononcée quoique pas absolue, à revenir au blanc avec les oreilles colorées, et cela dans les conditions les plus variées. Si on peut se fier aux vieux auteurs Boethius et Leslie[51], le bétail sauvage de l’Écosse était blanc et pourvu d’une forte crinière, mais la couleur des oreilles n’est pas indiquée. Une forêt primitive s’étendait autrefois à travers tout le pays depuis Chillingham à Hamilton, et sir Walter Scott regardait le bétail conservé dans ces deux parcs, aux deux extrémités de la forêt, comme un reste de ses habitants primitifs, ce qui nous paraît certainement très-probable. Dans le pays de Galles[52], au xe siècle, on a décrit le bétail comme étant blanc à oreilles rouges. Quatre cents têtes de bétail ainsi coloré furent envoyées au roi Jean, et un document ancien raconte le fait que cent têtes de bétail à oreilles rouges, ayant été exigées comme compensation pour une offense, il fut stipulé que si le bétail était de couleur foncée ou noire, on aurait à en livrer cent cinquante. Le bétail noir du pays de Galles paraît appartenir, comme nous l’avons vu, au petit type longifrons ; et comme l’alternative offerte était entre cent cinquante têtes de bétail foncé, ou cent têtes de bétail blanc à oreilles rouges, nous pouvons présumer que ces derniers étaient les plus grands, et appartenaient au type primigenius. Youatt a remarqué que actuellement, quand les individus de la race à courtes cornes sont blancs, ils ont les extrémités des oreilles plus ou moins teintées de rouge.

Le bétail redevenu sauvage dans les Pampas, le Texas, et dans deux parties de l’Afrique a repris un manteau d’un rouge-brun foncé presque uniforme[53]. Dans les îles Ladrones, sur l’océan Pacifique, d’immenses troupeaux, qui étaient sauvages en 1741, sont décrits comme d’un blanc de lait, à l’exception des oreilles qui sont généralement noires[54]. Les îles Falkland situées très au sud, et où les conditions extérieures sont aussi différentes que possible de celles des Ladrones, offrent un cas plus intéressant. Il y a quatre-vingt ou quatre-vingt-dix ans que le bétail y est redevenu sauvage, et dans les parties méridionales, les animaux sont pour la plupart blancs, ayant les pieds, la tête, ou seulement les oreilles, noirs ; l’amiral Sulivan[55] à qui je dois ces informations, ne croit pas qu’ils soient jamais complètement blancs. Dans ces deux archipels, nous voyons donc le bétail tendre à devenir blanc avec les oreilles colorées. Dans d’autres parties des îles Falkland, on voit prévaloir d’autres couleurs ; près de Port-Pleasant le brun est la teinte commune ; autour de Mont-Osborne, dans quelques troupeaux la moitié des individus sont gris de plomb ou souris, teinte qui ailleurs est rare. Ces derniers quoique habitant généralement les lieux élevés, paraissent porter un mois plus tôt que les autres, circonstance qui contribue à les maintenir distincts et à perpétuer leur nuance particulière. Mentionnons en passant que des marques bleues ou plombées se sont quelquefois montrées sur le bétail blanc de Chillingham. Les couleurs des différents troupeaux sauvages dans les diverses régions des îles Falkland sont si nettement distinctes, que l’amiral Sulivan me dit qu’en leur faisant la chasse, on cherchait les taches blanches dans un district, et les taches foncées dans un autre. Dans les localités intermédiaires on rencontre des couleurs également intermédiaires. Quelle qu’en puisse être la cause, la tendance qu’offre le bétail sauvage des îles Falkland, lequel descend tout entier de quelques bœufs importés de la Plata, à se grouper en troupeaux de trois couleurs différentes, constitue un fait intéressant.

Pour en revenir aux races anglaises, chacun connaît les différences frappantes qui existent dans l’apparence générale, entre les courtes cornes, les longues cornes (maintenant rares), les Hereford, le bétail des Highlands, les Alderney, etc. Une grande partie de ces différences sont sans doute dues à la descendance d’espèces primitives distinctes ; mais nous pouvons être certains qu’il s’y est ajouté une quantité notable de variations. Déjà pendant la période néolithique, le bétail domestiqué n’était pas identique aux espèces indigènes. La plupart des races ont été plus récemment modifiées par une sélection méthodique et attentive. On peut juger de la puissance de l’hérédité des caractères ainsi acquis, par les prix qu’ont pu atteindre les individus de races améliorées ; à la première vente des courtes cornes de Collins, onze taureaux ont été vendus à 214 livres en moyenne, et dernièrement des taureaux courtes cornes ont atteint le prix de 1,000 guinées, et ont été exportés dans toutes les parties du globe.

On peut signaler ici quelques différences constitutionnelles. Les courtes cornes sont beaucoup plus précoces que les races plus sauvages, telles que celles des Highlands et du pays de Galles. Ce fait a été démontré d’une manière intéressante par M. Simonds[56], dans un tableau où il donne la période moyenne de la dentition, et dans lequel on voit qu’il y a une différence de six mois dans le moment de l’apparition des incisives permanentes. D’après les observations de Tessier faites sur 1131 vaches, il peut y avoir entre la durée des plus courtes et des plus longues gestations une différence de quatre-vingt-un jours ; et ce qui est plus intéressant, M. Lefour assure que la période de gestation est plus longue dans les grandes races allemandes, que dans les plus petites[57]. Quant à l’époque de la conception, il paraît certain que les vaches d’Alderney et de Zélande conçoivent plus tôt que celles des autres races[58]. Enfin comme un des caractères génériques du genre Bos[59] est d’avoir quatre mamelles bien développées, nous devons remarquer que chez nos vaches domestiques les deux mamelles rudimentaires se développent souvent et donnent du lait.

Les races nombreuses ne se trouvant généralement que dans les pays depuis longtemps civilisés, il est bon de montrer que, dans quelques contrées habitées par des populations barbares, souvent en guerre et par suite ne communiquant que peu entre elles, il existe actuellement, ou a autrefois existé, plusieurs races distinctes de bétail. En 1720, Leguat a observé au cap de Bonne-Espérance trois races[60]. D’autres voyageurs ont remarqué depuis les différences de ces races du midi de l’Afrique. Il y a quelques années, Sir A. Smith me fit part de sa surprise de ce que les bestiaux appartenant à plusieurs tribus de Caffres, fussent si différents quoique habitant des contrées si voisines et si semblables, situées sous la même latitude. M. Anderson[61] a décrit le bétail Damara, Bechuana et Namaqua, et m’apprend que le bétail au nord du lac Ngami est encore différent ; M. Galton dit qu’il en est de même du bétail de Benguela. Le bétail Namaqua ressemble d’assez près au bétail européen, a les cornes fortes et courtes, et de gros sabots. Celui du Damara est assez singulier, il a l’ossature forte, les jambes grêles et les pieds petits et durs ; ses cornes sont extrêmement grandes, et sa queue se termine par une longue touffe de poils qui touche presque à terre. Le bétail Bechuana a les cornes encore plus grandes ; un crâne de cette race qui est à Londres, mesure, d’une extrémité à l’autre des deux cornes, 8 pieds 8 pouces et quart, et 13 pieds 5 pouces en les mesurant suivant leur courbure. M. Anderson me dit dans sa lettre que sans vouloir entrer dans la description des différences qui existent entre les races appartenant aux nombreuses sous-tribus, elles n’en sont pas moins réelles, et très-facilement distinguées par les indigènes.

Nous pouvons conclure que, outre la descendance d’espèces distinctes, bien des races bovines doivent leur origine à la variation, par ce que nous voyons dans l’Amérique du Sud, où le genre Bos n’était pas indigène, et où le bétail, actuellement si abondant, descend de quelques individus importés d’Espagne et de Portugal. En Colombie, Roulin décrit deux races particulières[62] ; les pelones, qui ont un poil très-fin et rare, et les calongos, qui sont absolument nus. D’après Castelnau, il y a au Brésil deux races, l’une semblable au bétail européen, l’autre différente pourvue de cornes remarquables. Au Paraguay, Azara en décrit une qui a certainement pris naissance en Amérique, où elle est appelée chivos, à cause de ses cornes verticales, étroites, coniques et très-larges à la base. Il en décrit encore une à Corrientes, race naine à membres courts et corps plus grand qu’à l’ordinaire. Le Paraguay a aussi produit du bétail sans cornes, et d’autres ayant le poil renversé.

Une race monstrueuse, nommée niatas ou natas, dont j’ai pu observer deux petits troupeaux sur la rive nord du fleuve la Plata, est assez curieuse pour être plus complètement décrite. Cette race est aux autres races de bétail ce que les bouledogues ou les mopses sont aux autres chiens, ou, d’après Nathusius, ce que les porcs améliorés sont aux races communes[63] ; Rütimeyer rattache ce bétail au type primigenius[64]. Le front est court et large, l’extrémité nasale du crâne, ainsi que le plan entier des molaires supérieures sont recourbés en dessus. La mâchoire inférieure se prolonge au delà de la supérieure, et présente la même courbure qu’elle. Il est intéressant de constater qu’une conformation presque semblable caractérise, à ce que m’apprend le Dr Falconer, le sivathérium de l’Inde, animal gigantesque et éteint : rien de semblable n’existe chez aucun autre ruminant. La lèvre supérieure est fortement retirée en arrière, les narines largement ouvertes sont placées très-haut, les yeux se projettent en dehors, et les cornes sont grandes. Ils ont le cou court et portent la tête basse en marchant. Comparés aux membres de devant, ceux de derrière paraissent être plus longs que d’ordinaire. Leurs incisives découvertes, leur tête courte et leurs narines retroussées donnent à ces animaux un air suffisant et fanfaron des plus comiques. Le professeur Owen a ainsi décrit le crâne que j’ai présenté au collège des chirurgiens[65] : « Il est remarquable par le rabougrissement des os nasaux, des maxillaires supérieurs, et de l’extrémité de la mâchoire inférieure, qui se recourbe en dessus pour arriver au contact des maxillaires supérieurs. Les os nasaux n’ont que le tiers de la longueur ordinaire, mais conservent presque la largeur normale. Le vide triangulaire se trouve entre ces os, les frontaux et les lacrymaux, et ces derniers s’articulant avec les maxillaires, il ne peut ainsi y avoir de contact entre ces os et les nasaux. » La connexion de quelques os se trouve donc ainsi changée. On peut signaler encore d’autres différences ; ainsi le plan des condyles est quelque peu modifié, et le bord terminal des maxillaires supérieurs forme un arc. En fait, comparé au crâne d’un bœuf ordinaire, presque pas un os ne présente la même forme, et le crâne entier a une apparence tout à fait différente.

C’est Azara qui a publié la première courte notice sur cette race, de 1783–96. Don F. Muniz, de Luxan, qui a pris pour moi des renseignements sur ce sujet, m’apprend qu’en 1760, on gardait à Buenos-Ayres ces animaux comme curiosité. On ignore leur origine exacte, mais elle doit être postérieure à 1552, époque de la première introduction du bétail. Le señor Muniz m’informe qu’on croit que cette race a pris naissance chez les Indiens du sud de la Plata. Ceux élevés près de la rivière de la Plata témoignent d’une nature moins civilisée par plus de sauvagerie, et la vache abandonne souvent son premier veau, si on la visite trop souvent. La race est bien constante, et taureau et vache niatas produisent invariablement un veau niata ; elle dure déjà depuis au moins un siècle. Les croisements d’une vache ordinaire avec un taureau niata, ou l’inverse, donnent des produits offrant des caractères intermédiaires, mais ceux de la race niata sont fortement accusés. D’après le señor Muniz, il est très-évidemment prouvé, contrairement à l’opinion ordinaire des agriculteurs en pareil cas, que la vache niata croisée avec le taureau commun, transmet ses caractères spéciaux plus fortement que ne le fait le taureau niata croisé avec la vache commune. Quand l’herbe est longue, ces animaux mangent comme le bétail ordinaire au moyen de la langue et du palais ; mais pendant les longues périodes de sécheresse, alors que tant d’animaux périssent dans les Pampas, la race niata se trouve dans une position très-désavantageuse, et finirait par s’éteindre, si on ne venait à son aide ; en effet, le bétail ordinaire et les chevaux peuvent encore se maintenir en vie, en broutant du bout des lèvres les branchilles des arbres : ceci étant impossible aux niatas dont les lèvres ne se joignent pas, ils sont donc condamnés à périr avant le bétail ordinaire. Ce fait me frappe comme un exemple propre à montrer combien peu nous pouvons juger, d’après les habitudes ordinaires d’un animal, des circonstances accidentelles ou survenant par intervalles dont peuvent dépendre sa rareté ou son extinction. Il nous montre encore comment la sélection naturelle aurait déterminé la destruction de la modification niata, si elle s’était produite à l’état de nature.

Après cette description de la race semi-monstrueuse des niatas, je dois signaler le cas d’un taureau blanc, amené, dit-on, d’Afrique, qui fut exposé à Londres en 1829, et dont M. Harvey a donné de bonnes figures[66]. Il avait une bosse et une crinière. Son fanon était singulier et se partageait entre les jambes de devant en divisions ou plis parallèles. Chaque année ses sabots latéraux tombaient après avoir atteint une longueur de cinq à six pouces. L’œil très-saillant, ressemblait à une tasse et une boule, permettant ainsi à l’animal de regarder de tous les côtés avec facilité ; la pupille était petite et ovale, ou figurait plutôt un parallélogramme à angles abattus et placé en travers du globe oculaire. Une race nouvelle et bizarre eût pu être probablement formée par une sélection attentive appliquée à la progéniture de cet animal.

J’ai souvent réfléchi sur les causes probables qui ont fait que chaque district séparé de la Grande-Bretagne a eu autrefois sa race particulière de bétail ; mais la question est peut-être plus embarrassante pour le cas de l’Afrique du Sud. Nous savons que les différences peuvent être attribuées en partie à une descendance d’espèces distinctes, mais cela ne suffit pas. Est-ce que les légères différences dans le climat et la nature des pâturages des différentes régions de l’Angleterre, ont directement entraîné des différences correspondantes dans le bétail ? Nous avons vu que le bétail demi-sauvage des différents parcs n’est pas identique de couleur ni de taille, et que pour le conserver intact, il a fallu faire intervenir un certain degré de sélection. Il est à peu près certain qu’une nourriture abondante, continuée pendant beaucoup de générations affecte directement la taille d’une race[67]. L’action du climat sur l’épaisseur de la peau et des poils est également certaine ; ainsi Roulin assure[68] que dans les Llanos chaudes, les peaux du bétail sauvage sont toujours plus légères que celles des animaux élevés sur le haut plateau de Bogota, et que celles-ci sont encore moins pesantes et moins fournies de poils que celles du bétail redevenu sauvage dans les hauteurs des Paramos. On a observé la même différence entre les peaux des bestiaux élevés dans les froides îles Falkland, ou dans les Pampas tempérés. D’après Low[69], le bétail habitant les parties les plus humides de l’Angleterre a le poil plus long et le cuir plus épais ; et le poil et les cornes sont tellement en corrélation réciproque que, comme nous le verrons par la suite, ils varient ensemble, de sorte que le climat peut affecter indirectement par la peau, la forme et les dimensions des cornes. Comparant le bétail très-amélioré de nos étables aux races plus sauvages, ou comparant les races des montagnes à celles des plaines, il est évident qu’une vie active, nécessitant le libre usage et l’exercice des membres et des poumons, doit affecter les formes et les proportions du corps entier. Il est probable que quelques races, telles que la demi-monstrueuse race des niatas, et quelques particularités, telles que l’absence de cornes, etc., ont dû surgir subitement de ce que nous pouvons appeler une variation spontanée ; mais même dans ce cas une espèce de sélection grossière et une séparation partielle des animaux ainsi caractérisés ont dû intervenir. Cette espèce de précaution paraît avoir été prise même dans des endroits peu civilisés, et où on devait le moins s’y attendre ; dans les cas par exemple des niatas, des chivos, et du bétail sans cornes de l’Amérique du Sud.

Personne ne met en doute les merveilles opérées récemment pour l’amélioration de nos races, par la sélection méthodique. Pendant le cours de son application, il s’est parfois présenté des déviations de structure plus prononcées que ne le sont de simples différences individuelles, sans cependant mériter la qualification de monstruosités, et dont on a profité : ainsi le fameux taureau à longues cornes, Shakespeare, quoique de souche Canley pure, n’a hérité de presque aucun autre trait de la race à longues cornes, que ses cornes ; et cependant ce taureau, entre les mains de M. Fowler, a grandement amélioré sa race. Nous avons des raisons de croire que la sélection, bien qu’exercée involontairement et sans aucune intention arrêtée d’améliorer ou de changer les races, a dans le cours des temps modifié la plupart de nos bestiaux, et que c’est par ce moyen, aidé par une augmentation de nourriture, que toutes les races anglaises des terrains bas ont considérablement augmenté de taille et gagné en précocité depuis le règne de Henri VII[70]. Il ne faut pas oublier que chaque année on abat un grand nombre d’animaux, et que chaque éleveur a constamment à déterminer ceux qu’il tuera et ceux qu’il conservera pour la reproduction. Dans chaque endroit, selon la remarque de Youatt, il y a un préjugé en faveur de la race locale, de sorte que les animaux possédant les qualités, quelles qu’elles soient, les plus estimées dans chaque district, seront les plus souvent conservés, et cette sélection non méthodique n’en affectera pas moins certainement, pendant une série de générations un peu prolongée, les caractères de la race entière. Mais, dira-t-on peut-être, une sélection même aussi grossière a-t-elle pu être pratiquée par des barbares comme le sont les habitants du sud de l’Afrique ? Nous verrons, dans le chapitre sur la sélection, que cela a certainement eu lieu jusqu’à un certain point. En conséquence, quant à l’origine des nombreuses races de bétail qui ont habité autrefois les différentes parties de l’Angleterre, je conclus que, bien qu’une foule de circonstances, telles que de légères différences dans la nature du climat, de la nourriture, des changements de conditions et d’habitudes, la corrélation de croissance, l’apparition incidente de causes inconnues de déviations de structure ; bien que toutes ces circonstances aient probablement joué un certain rôle, cependant la conservation occasionnelle, dans chaque localité, des individus les plus estimés par leurs propriétaires, est peut-être ce qui doit avoir le plus contribué à la production des diverses races britanniques. Dès que, dans un district, il se sera formé une ou deux races, ou qu’il s’y sera introduit des races nouvelles descendant d’espèces distinctes, leurs croisements réciproques, surtout aidés par la sélection, auront multiplié le nombre et modifié les caractères des races plus anciennes.

MOUTONS.

Je traiterai ce sujet brièvement. La plupart des auteurs regardent nos moutons domestiques comme provenant de plusieurs espèces distinctes, mais on n’est pas fixé sur le nombre de celles qui existent encore. M. Blyth admet dans le monde entier quatorze espèces, dont l’une, le mouflon corse, lui paraît être l’ancêtre des formes plus petites, à queue courte, à cornes en forme de croissant, tels que les anciens moutons des Highlands. Les races plus grandes, à longue queue, à cornes à double courbure, telles que les Dorset, mérinos, etc., doivent, selon le même auteur, provenir d’une espèce inconnue éteinte. M. Gervais établit six espèces de moutons[71], mais conclut que notre mouton domestique forme un genre distinct actuellement éteint. Un naturaliste allemand[72] croit que nos moutons descendent de dix espèces primitives distinctes, dont une seule est encore vivante à l’état sauvage. Un autre observateur ingénieux[73], mais pas naturaliste, au mépris de toutes nos connaissances sur la distribution géographique, conclut à la provenance de nos moutons britanniques de onze formes indigènes. En face d’une incertitude pareille, il devient inutile de décrire les différentes races en détail, et je n’ajouterai que quelques remarques à leur sujet.

Le mouton a été domestiqué depuis une époque très-reculée. Rütimeyer[74] a trouvé dans les habitations lacustres de la Suisse, les restes d’une petite race à jambes hautes et grêles, à cornes semblables à celles de la chèvre, et qui diffère quelque peu de toutes les races actuellement connues. Presque chaque pays a sa propre race, et plusieurs en ont un certain nombre très-différentes les unes des autres. Une des plus fortement caractérisées est une race orientale à queue longue, pourvue, d’après Pallas, de vingt vertèbres, et si chargée de graisse que, pour l’empêcher de traîner par terre, on la place sur un chariot que l’animal tire après lui. Ces moutons, que Fitzinger regarde comme une forme primitive, paraissent porter dans leurs oreilles pendantes le cachet d’une domestication prolongée. Il en est de même pour les moutons qui portent sur le croupion deux grosses masses de graisse et ont une queue rudimentaire. La variété angola de la race à longue queue a des paquets de graisse remarquables sur le derrière de la tête et sous les mâchoires[75]. Dans un excellent travail sur les moutons de l’Himalaya, M. Hodgson[76] conclut d’après la distribution des diverses races, que cette augmentation caudale, dans la plupart de ses phases, est un cas de dégénérescence chez ces animaux éminemment alpestres. Les cornes présentent des variations infinies, elles manquent assez souvent, surtout dans le sexe féminin ; dans d’autres cas, au contraire, on les trouve au nombre de quatre ou même de huit. Les cornes, quand elles sont nombreuses, surgissent d’une crête de l’os frontal, qui est relevé d’une façon particulière. La multiplicité des cornes est généralement accompagnée d’une toison longue et grossière[77] ; cette corrélation n’est cependant pas invariable, car j’apprends de M. D. Forbes que les moutons espagnols du Chili ressemblent par leur toison et tous leurs autres caractères à leur race parente mérinos, à cela près qu’ils ont quatre cornes au lieu de deux. L’existence d’une paire de mamelles est un caractère générique du genre Ovis, ainsi que des formes voisines ; cependant M. Hodgson a remarqué que ce caractère n’est pas absolument constant, même chez les vrais moutons, car il a une fois rencontré chez des cagias (race domestique du pied de l’Himalaya) des individus portant quatre tétines[78]. Ce cas est d’autant plus remarquable que, lorsqu’un organe ou une partie, comparés aux mêmes organes ou parties dans les groupes voisins, se trouvent en nombre réduit, ils sont généralement peu sujets à varier. On a regardé aussi la présence de poches interdigitales comme un caractère générique du mouton, mais I. Geoffroy[79] a montré que ces poches manquent dans quelques races.

On remarque chez les moutons que les caractères acquis apparemment sous l’action de la domestication, présentent une forte tendance à se fixer exclusivement sur le sexe mâle, ou au moins à se développer beaucoup plus dans ce sexe que dans l’autre. Ainsi, dans beaucoup de races, les cornes manquent chez les brebis, ce qui arrive aussi parfois à la femelle du mouflon sauvage. Chez les béliers de la race valaque, les cornes s’élancent presque perpendiculairement de l’os frontal et pren­nent ensuite une magnifique forme spirale ; dans les brebis, elles sortent de la tête presque à angle droit et se tordent ensuite d’une singulière manière[80]. M. Hodgson constate que le chan­frein fortement arqué qui se développe à un degré si remar­quable chez quelques races étrangères caractérise surtout le bélier, et est apparemment un effet de domestication[81]. M. Blyth m’apprend que dans les plaines de l’Inde, et chez les races à grosse queue, l’accumulation de la graisse dans cet organe est beaucoup plus considérable dans le mâle que dans la femelle, et Fitzinger[82] fait remarquer que dans la race africaine à cri­nière, celle-ci est beaucoup plus développée chez le bélier que chez la brebis.

Comme dans le gros bétail, les diverses races de moutons présentent des différences constitutionnelles. Ainsi les races améliorées arrivent plus tôt à maturité, ce qu’a bien montré M. Simonds, d’après l’époque moyenne de la dentition. Les diverses races se sont adaptées à différentes natures de pâtrages et de climats ; ainsi il est impossible d’élever des moutons Leicester dans les régions montagneuses où réussissent les Cheviot. Ainsi que le fait remarquer Youatt, dans toutes les différentes localités de l’Angleterre, nous trouvons diverses races de moutons admirablement adaptées à l’endroit qu’elles occupent. On ne connaît pas leur origine, elles appartiennent au sol, climat, pâturage, et au terrain qu’elles broutent ; elles semblent avoir été formées pour lui et par lui[83]. Marshall[84] raconte que dans un troupeau composé de lourds moutons du Lincolnshire et de légers Norfolk, élevés ensemble dans un grand pâturage dont une partie était basse, humide et riche, et l’autre haute et sèche, les animaux se séparaient régulièrement les uns des autres, les gros moutons restant dans la partie basse, et les légers dans l’autre, de sorte que tant qu’il y avait de l’herbe en abondance, les deux races se maintenaient aussi distinctes que des pigeons et des corbeaux. On a, depuis de longues années, apporté de différentes parties du globe beaucoup de moutons au jardin zoologique de Londres, et Youatt, qui les a suivis comme vétérinaire, a remarqué qu’il n’en meurt que peu ou point de la pourriture, mais qu’ils deviennent phthisiques ; pas un d’eux venant d’un climat torride ne passe la deuxième année, et quand ils périssent, leurs poumons sont tuberculeux[85]. Même dans certaines parties de l’Angleterre, il a été reconnu impossible de conserver certaines races de moutons ; ainsi dans une ferme sur les bords de l’Ouse, les moutons Leicester furent si rapidement détruits par la pleurésie[86], que le propriétaire ne put les garder ; les moutons à peau plus grossière n’en étaient aucunement atteints.

On regardait autrefois la durée de la gestation comme un caractère si invariable, qu’une différence supposée entre celle du loup et du chien fut regardée comme le signe certain d’une distinction spécifique entre ces deux formes ; mais nous avons vu que cette durée est moindre chez les races améliorées du porc et dans les grandes races bovines, que chez toutes les autres formes de ces deux animaux. Nous savons maintenant par Nathusius[87], que les moutons mérinos et Southdown, ayant été observés longtemps dans des conditions exactement semblables, offrent dans la durée moyenne de leurs périodes de gestation les différences signalées dans le tableau suivant :

Mérinos
150.3 jours.
Southdowns
144.2 jours.»
Métis, mérinos et Southdowns
146.3 jours.»
Trois-quarts Southdowns
145.5 jours.»
Sept-huitièmes Southdo»
144.2 jours.»

On peut voir, par la différence graduée dans les animaux ayant diverses proportions de sang Southdown, combien les deux durées de la gestation se transmettent exactement. Nathusius remarque que les Southdowns, croissant avec une rapidité étonnante dès la naissance, il n’est pas surprenant que leur développement fœtal soit un peu abrégé. Il est possible que la différence entre ces deux races puisse être due à leur provenance d’espèces parentes distinctes, mais la précocité des Southdowns ayant depuis longtemps été l’objet de l’attention des éleveurs, la différence est bien plus probablement le résultat de leurs soins. Enfin, la fécondité des diverses races varie beaucoup ; quelques-unes produisent généralement deux ou même trois petits par portée ; les moutons Shangaï, récemment exposés au jardin zoologique de Londres, si curieux par leurs oreilles tronquées et rudimentaires, et leur grand museau romain, en sont un remarquable exemple.

Plus que tout autre animal domestique, le mouton est très-promptement affecté par l’action directe des conditions extérieures auxquelles il est exposé. D’après Pallas, et plus récemment d’après Erman, le mouton Kirghise, dont la queue est si chargée de graisse, dégénère au bout de quelques générations en Russie ; la masse de graisse diminue graduellement, tant les herbages maigres et amers des steppes paraissent nécessaires à son développement. Pallas fait la même constatation à propos d’une des races de Crimée. Burnes dit que la race Karakool, qui produit une toison noire, fine, frisée et de grande valeur, la perd lorsqu’on la déplace de sa localité près de Bokhara, pour la transporter en Perse ou ailleurs[88]. Dans ces cas toutefois, il se peut qu’un changement quelconque dans les conditions extérieures, puisse causer la variabilité et par conséquent la perte de certains caractères, et non que certaines conditions soient nécessaires pour le développement de ces caractères.

L’élévation de température semble agir directement sur la laine ; on a publié plusieurs rapports sur les changements que subissent, dans les Indes occidentales, les moutons importés d’Europe. Le Dr Nicholson d’Antigua m’apprend, qu’après la troisième génération, la laine disparaît de tout le corps, à l’exception des reins ; l’animal offre alors l’aspect d’une chèvre couverte d’un paillasson sale. Un changement analogue a lieu sur la côte occidentale d’Afrique[89]. D’autre part, dans les plaines chaudes de l’Inde, il existe beaucoup de moutons laineux. Dans les vallées basses et chaudes des Cordillères, d’après Roulin, si on tond les agneaux aussitôt que la laine a atteint une certaine épaisseur, tout continue comme à l’ordinaire, mais si on ne les tond pas, la laine se détache par flocons, et elle est remplacée d’une manière constante par un poil court et brillant, semblable à celui de la chèvre. Ce résultat curieux paraît être l’exagération d’une tendance naturelle à la race mérinos ; car, comme le remarque lord Somerville, une autorité dans la matière, la laine de nos mérinos devient, après la tonte, si dure et si grossière, qu’il serait presque impossible de supposer que le même animal pût produire une laine d’une qualité si complètement opposée à celle qu’on vient de lui enlever ; mais à mesure que le froid s’avance, les toisons récupèrent leur douceur. Dans les moutons de toutes races, la toison consistant en poils plus longs et plus grossiers qui recouvrent une laine plus courte et plus douce, le changement qu’elle éprouve souvent dans les climats chauds, n’est probablement qu’un fait d’inégal développement, car même chez les moutons qui, comme les chèvres, sont couverts de poils, on peut toujours trouver un peu de laine sous-jacente[90]. Le mouton de montagne sauvage de l’Amérique du Nord, (Ovis montana), subit un changement de toison analogue : la laine commence à tomber au premier printemps, laissant à sa place une couche de poils semblables à ceux de l’élan ; ce changement de pelage est tout à fait différent de l’épaississement de la peau et du poil qui a lieu ordinairement en hiver chez presque tous les animaux velus, tels que le cheval, le bœuf, etc., lesquels se dépouillent de leur robe hibernale au commencement du printemps[91].

Une légère modification dans le climat ou la nourriture affecte quelquefois légèrement la toison, ce qui a été souvent observé dans différentes parties de l’Angleterre, et ce que prouve bien la grande douceur des laines importées d’Australie. Mais il faut remarquer, ainsi que Youatt le répète avec insistance, qu’on peut généralement contrebalancer par une sélection attentive cette tendance à la variation. M. Lasterye, après avoir discuté ce sujet, le résume comme suit : « La conservation de la race mérinos dans sa plus grande pureté, au cap de Bonne-Espérance, dans les marécages de la Hollande, et sous le climat rigoureux de la Suède, viennent à l’appui de mon principe invariable, qu’on pourra conserver les moutons à laine fine partout où il existera des hommes industrieux et des éleveurs intelligents. »

Personne, ayant connaissance du sujet, ne peut mettre en doute que la sélection méthodique n’ait apporté de grands changements aux différentes races de moutons. La race des Southdowns, améliorée par Ellman, en est un des plus frappants exemples. La sélection inconsciente ou occasionnelle a également produit lentement des effets considérables, ainsi que nous le verrons dans les chapitres où nous traiterons de la sélection. Le croisement a largement modifié quelques races, cela est incontestable ; mais, comme le dit M. Spooner, « pour produire l’uniformité dans une race croisée, une sélection très-soigneuse et une épuration rigoureuse sont indispensables[92]. »

Dans quelques cas, on a vu paraître subitement de nouvelles races ; ainsi, en 1791, il naquit au Massachusetts un agneau mâle avec les jambes courtes et tordues, et le dos allongé, comme un basset. C’est avec cet unique animal que fût créée la race semi-monstrueuse des moutons loutres ou ancons : ces moutons ne pouvant franchir les clôtures, on pensa qu’il y aurait quelque avantage à les élever ; mais ils ont été remplacés par les mérinos et ont ainsi disparu. Ces moutons transmettaient leurs caractères avec une certitude si parfaite que le colonel Humphrey[93] dit n’avoir jamais eu connaissance d’un seul cas où un bélier et une brebis ancon n’aient pas produit des agneaux ancons. Croisés avec d’autres races, les produits, au lieu d’être intermédiaires, ressemblaient toujours, à de rares exceptions près, à l’un ou l’autre des parents, et ceci s’est présenté même dans les cas de jumeaux. Enfin, mélangés dans les enclos avec d’autres moutons, les ancons se séparaient du reste du troupeau pour faire bande à part.

Un cas plus intéressant enregistré dans le rapport du jury pour la grande exposition de 1851, est celui d’un agneau mâle mérinos de la ferme de Mauchamp, né en 1828, et remarquable par une laine longue, droite, lisse et soyeuse. En 1833, M. Graux avait élevé assez de béliers pour le service de son troupeau entier, et put, quelques années après, vendre des reproducteurs de sa nouvelle race. La laine en est si particulière et estimée, qu’elle se vend 25 pour cent au-dessus des prix des meilleures laines mérinos ; les toisons, même des individus demi-sang, sont très-estimées et sont connues en France sous le nom de Mauchamp-mérinos. Il est intéressant de constater, comme montrant que généralement toute déviation marquée de la conformation est accompagnée d’autres déviations, que le premier bélier et ses descendants étaient de petite taille, avaient de grosses têtes, de longs cous, le poitrail étroit, et les flancs allongés ; mais ces défauts ont été corrigés par une sélection soignée et des croisements judicieux. La longue laine douce était aussi en corrélation avec les cornes lisses, corrélation dont nous pouvons comprendre la signification, puisque les poils et les cornes sont des formations homologues. Si les races ancon et Mauchamp avaient apparu il y a un ou deux siècles, nous n’aurions aucun document sur leur origine, et cette dernière surtout eût sans aucun doute été regardée par plus d’un naturaliste comme la descendance de quelque forme primitive inconnue, ou au moins comme le produit d’un croisement avec cette forme.

CHÈVRES.

D’après les recherches récentes de M. Brandt, la plupart des naturalistes admettent que toutes nos chèvres descendent du Capra ægagrus des montagnes de l’Asie, peut-être mélangé avec une espèce voisine de l’Inde, le C. Falconeri[94]. Pendant la première partie de la période néolithique en Suisse, la chèvre domestique était plus abondante que le mouton, et cette race fort ancienne ne différait sur aucun point de celle qui existe aujourd’hui dans le pays[95]. Les races nombreuses qu’on rencontre actuellement dans diverses parties du globe, diffèrent beaucoup entre elles[96], et autant qu’on a pu en faire l’essai, sont fertiles dans leurs croisements réciproques. Les races sont si variées, que M. Clark[97] en a décrit huit formes distinctes importées dans l’île de Maurice seule. Une d’elles a des oreilles énormes, mesurant, d’après M. Clark, 19 pouces de long, sur 4 3/4 de large. De même que pour l’espèce bovine, les mamelles des races qu’on trait régulièrement se développent beaucoup, et, selon M. Clark, il n’est pas rare d’en voir dont les tétines touchent le sol. Voici quelques cas présentant des faits marquants de variation. D’après Godron[98], les mamelles diffèrent considérablement par la forme, suivant les races ; elles sont allongées dans la chèvre commune, hémisphériques dans la race angora, bilobées et divergentes dans les chèvres de Syrie et de Nubie. D’après le même auteur, les mâles de certaines races ont perdu leur odeur désagréable ordinaire. Dans une des races indiennes, les mâles et les femelles ont des cornes de formes très-différentes[99], et dans quelques autres les femelles en sont dépourvues[100]. On a cru que la présence de poches interdigitales caractérisait le genre Ovis, et leur absence, le genre Capra ; mais M. Hodgson les a observées sur les pattes de devant de la plupart des chèvres himalayennes[101]. Le même auteur a mesuré les intestins de deux chèvres de la race Dùgù, et a trouvé une assez grande différence dans la longueur proportionnelle du petit et du gros intestin. Dans l’une le cœcum mesurait 13 pouces, dans l’autre, pas moins de 36 pouces de longueur.



  1. H. V. Nathusius, Die Racen des Schweines, Berlin 1860 ; et Vorstudien für Geschichte, etc. — Schweineschädel, Berlin 1864. — Rütimeyer, Fauna der Pfahlbauten, Basel, 1861.
  2. Nathusius (Die Racen des Schweines, 1860) contient un excellent appendice indiquant les dessins les plus exacts publiés et représentant les races de chaque pays.
  3. Pour l’Europe, Bechstein, Naturg. Deutschlands, 1801, vol. I, p. 505. — On a publié plusieurs récits sur la fécondité des produits du croisement de porcs domestiques et sangliers ; voir Burdach, Physiologie, et Godron, De l’Espèce, t, I, p. 370. — Pour l’Afrique, Bull. de la Soc. d’acclimat., t. IV, p. 389. — Pour l’Inde, Nathusius, Schweineschädel, page 148.
  4. Sir W. Elliot, Catal, of Mammalia, — Madras, Journ of Litt. and Science, v. x, p. 219.
  5. Rütimeyer, Pfahlbauten, p. 163.
  6. Rütimeyer, Neue Beiträge… Torfschweine ; Verhand. Naturf. Gesellsch. in Basel, IV, 1865, p. 139.
  7. Stanislas Julien, cité par de Blainville, Ostéographie, p. 163.
  8. Richardson, Pigs, their origin, etc., p. 26.
  9. Die Racen des Schweines, p. 47, 64.
  10. Proc. Zoolog. Soc., 1861, p. 263.
  11. Sclater, Proc. Zool. Soc., Fév. 26, 1861.
  12. Proc. Zool. Soc., 1862, p. 13.
  13. Journal of voyages and travels, de 1821 à 1829, vol. I, p. 300.
  14. Rev. G. Low. Fauna Orcadensis, p. 10. Voir aussi la description des porcs des îles Shetland par le Dr . Hibbert.
  15. Die Racen des Schweines, p. 70.
  16. Schweineschädel, p. 74, 135.
  17. Nathusius, Die Racen des Schweines, p. 71.
  18. Die Racen des Schweines, p. 47. — Schweineschädel, p. 104. — Comparer les figures de l’ancienne race irlandaise et de la nouvelle dans Richardson, The Pig, 1847.
  19. Cité par I. Geoffroy St.-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 441.
  20. Sidney, The Pig, p. 61.
  21. Schweineschädel, p. 220.
  22. Proc. Zool, Soc. 1837, p. 23. — Je ne donne pas les vertèbres caudales, parce que M. Eyton remarque qu’il a pu s’en perdre quelques-unes. J’ai ajouté ensemble les vertèbres lombaires et dorsales, sur la remarque d’Owen (Journ. Linn. Soc., t. ii p. 28) que la différence entre les vertèbres dorsales et lombaires ne dépend que du développement des côtes. Néanmoins il faut tenir compte chez les porcs de la différence du nombre des côtes.
  23. Édimb. New. philosop. Journ. 1863. — Voir aussi de Blainville, Ostéographie, p. 128.
  24. Eudes Deslongchamps, Mém. de la Soc. Linn. de Normandie, v. VII, 1842, p. 41. — Richardson, Pigs, their origin, etc., 1847, p. 30. — Nathusius, Die Racen des Schweines, 1860, p. 54.
  25. D. Johnson, Sketches of Indian Field Sports, p. 272. — M. Crawfurd m’apprend que le même fait se présente chez les porcs sauvages de la péninsule Malaise.
  26. Pour les porcs turcs, voir Desmarest, Mammalogie, 1820, p. 391. — Pour ceux de Westphalie, voir Richardson, Pigs, their origin, etc. 1847, p. 41.
  27. Voir Roulin, Mém. prés. p. div. savants de l’Acad., Paris, t. VI, p. 326, pour les faits relatifs aux porcs redevenus sauvages. Ce récit ne s’applique pas à des porcs réellement redevenus sauvages, mais seulement introduits depuis longtemps dans le pays, et vivant à l’état demi-sauvage. — Pour ceux de la Jamaïque, voir Gosse, Sojourn in Jamaica, 1851, p. 386. — Col. H. Smith, Nat. Lib. IX, p. 93. — Pour l’Afrique, voir Livingstone, Expedition to the Zambesi 1865, p. 138. Le récit le plus précis sur les crocs des sangliers des Indes occidentales est de P. Labat, mais il attribue l’état de ces porcs à leur provenance d’une race domestique qu’il a vue en Espagne. L’amiral Sulivan qui a eu l’occasion d’observer les porcs sauvages dans l’îlot Eagle des Falkland, m’apprend qu’ils ressemblent à des sangliers à gros crocs, et ont le dos couvert de soies. Les porcs qui sont redevenus sauvages dans la province de Buenos-Ayres (Rengger, Säugethiere, p. 331) n’ont pas fait retour au type sauvage. De Blainville (Ostéographie, p. 132) à propos de deux crânes de porcs domestiques envoyés de Patagonie par Alc. d’Orbigny, remarque qu’ils ont la crête occipitale du sanglier européen, mais que du reste, dans son ensemble leur tête est plus courte et plus ramassée. À propos de la peau d’un porc redevenu sauvage de l’Amérique du Nord, il dit, qu’il « ressemble tout à fait à un petit sanglier, mais qu’il est presque tout noir, et peut-être un peu plus ramassé dans ses formes. »
  28. Gosse, Jamaïca, p. 386, avec citation de Williamson, Oriental Field Sports. — Col. H. Smith, Nat Lib. vol. IX, p. 94.
  29. Youatt, On the Pig, 1860, p. 7, 26, 27, 29, 30 ; édit. de S. Sydney.
  30. Schweineschädel, p. 140.
  31. Fauna der Pfahlbauten, 1861, p. 109, 149, 222. — Geoff. Saint-Hilaire ; Mém. du Mus. d’his. nat., t. X, p. 172 ; — et Isid. Geoff. Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. iii, p. 69. — Vasey (Delineations of the Ox tribe, 1851, p. 127) dit que le zébu a quatre vertèbres sacrées, et le bœuf commun cinq. M. Hodgson a trouvé 13 ou 14 côtes. Indian Field, 1858, page 62.
  32. Indian Field, 1858, p. 74, où M. Blyth cite ses autorités sur le bétail à bosse. — Pickering aussi, dans Races of man, 1850, p. 274, remarque le caractère particulier de la voix grognante du bétail à bosse.
  33. M. H. E. Marquand, dans le Times, 23 juin 1856.
  34. Vasey, Delineations of the Ox tribe, p. 124. — Brace, Hungary, 1851, p. 94. — Selon Rütimeyer, le bétail hongrois descend du Bos primigenius (Racen des zahmen Europ. Rindes, 1866, p. 13).
  35. Moll et Gayot, La connaissance du Bœuf, Paris 1860, fig. 82, race podolienne.
  36. Traduit dans les Annals and Mag. of nat. Hist. (2e  série), v. iv, 1849.
  37. Voir Rütimeyer, Beiträge zur pal. Gesch. der Wiederkäuer, Basel 1865, p. 54.
  38. Pictet, Paléontologie, t. i, p. 365, 2e  éd. — Pour le B. trochoceros, Rütimeyer, Racen d. zahmen Europ. Rindes, 1866, p. 26.
  39. W. Boyd Dawkins, On British fossil Oxen, Journ. of the Geolog. Soc., 1867, p. 182.
  40. British pleistocene Mammalia, 1866, p. 15, par W. Dawkins et A. Sandford.
  41. W. R. Wilde, Essay on animal remains, etc.Royal Irish Acad. 1860, p. 29. — Aussi dans Proc. of R. Irish Acad., 1858, p. 48.
  42. Lecture, Royal instit. of Great Britain, Mai 2, 1856, p. 4. — British fossil Mammals, page 513.
  43. Nilsson, Ann. and Mag. of nat. Hist., 1849, vol. iv, p. 354.
  44. W. R. Wilde, ut supra ; Blyth, Proc. Irish Acad. March 5, 1861,
  45. Laing, Tour in Norway, p. 110.
  46. Isid. Geoff. Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. iii, p. 96.
  47. Idem, ibid, t. iii, p. 82, 91.
  48. Quadrupèdes du Paraguay, t. ii, p. 360.
  49. Walther, Das Rindvieh, 1817, p. 30.
  50. Je suis redevable au comte actuel de Tankerville des renseignements sur son bétail sauvage, ainsi que sur le crâne envoyé au prof. Rütimeyer. — Le rapport le plus complet sur le bétail de Chillingham est de M. Hindmarsh, accompagné d’une lettre du dernier lord Tankerville dans Ann. and Mag. of nat. Hist., vol. ii, 1839, p. 274. — Bewick, Quadrupeds, 2e  édit. 1791, p. 35, note. — Pour le bétail du duc de Queensberry, voir Pennant, Tour in Scotland, p. 109. — Pour celui de Chartley, Low, Domesticated Animals of Britain, 1845, p. 238. — Pour Gisburne, voir Berwick, Quadrupeds, et Encyc. of rural Sports, p. 101.
  51. Boethius est né en 1470. Ann. and Mag. of nat. Hist., vol. II, 1839, p. 281 ; et vol. IV, 1819, p. 424.
  52. Youatt, On Cattle, 1834, p. 48. — p. 212 sur les courtes cornes. — Bell (British Quadrupeds., p. 423) constate qu’après une longue étude du sujet, il a trouvé que le bétail blanc a invariablement les oreilles colorées.
  53. Azara, Quadrup. du Paraguay, t. II, p. 361. Il cite Buffon pour le bétail marron africain. — Pour le Texas, voir Times, févr. 18, 1846.
  54. Voyage, d’Anson. — Voir Kerr et Porter, Collection, vol. XII, p. 103.
  55. Voir aussi Mackinnon, Pamphlet on the Falkland islands, p. 24.
  56. The age of the Ox, Sheep, Pig, etc., par le prof. J. Simonds.
  57. Annales de l’Agriculture, France, avril 1837. (Je cite les observations de Tessier d’après Youatt, Cattle, p. 527).
  58. Veterinary, vol. viii, 681, et vol. X, p. 268. — Low, Domest. Anim. of G. Britain, p. 297.
  59. Ogleby, Proc. zool. Soc., 1836, p. 138, et 1840, p. 4.
  60. Leguat, Voyage, cité par Vasey, Delineations of the Ox tribe, p. 132.
  61. Travels in South-Africa, p. 317, 336.
  62. Mém. d. Sav. étrang. vi, 1835, p. 333. — Pour le Brésil, voir Comptes rendus, juin 1846. — Azara, O. C., ii, p. 359, 361.
  63. Schweineschädel, 1864, p. 104. Nathusius constate que la forme crânienne caractéristique de la race niata apparaît parfois dans le bétail européen, mais il est dans l’erreur, comme nous le verrons plus tard, en supposant que ce bétail ne constitue pas une race distincte. Le professeur Wyman de Cambridge, États-Unis, m’apprend que la morue commune présente une monstruosité analogue, que les pêcheurs nomment « morue bouledogue ». Le même, après bien des informations prises à la Plata, constate que la race niata transmet bien ses particularités, et forme bien une race.
  64. Ueber Arten des zahmen Europ. Rindes, 1866, p. 28.
  65. Descriptive Catal. of Ost. collect. of College of Surgeons, 1853, p. 624. — Vasey dans Delineations of the Ox tribe, a donné une figure de ce crâne, dont j’ai envoyé une photographie au professeur Rütimeyer.
  66. Loudon’s Mag. of nat. Hist., vol. i, 1829, p. 113. Il donne des figures séparées de l’animal, de ses sabots, de l’œil et du fanon.
  67. Low, Domesticated Animals of British Isles, p. 264.
  68. Mém. de l’Institut ; Savants étrangers, t. vi, 1835, p. 332.
  69. O. C., p. 304, 368.
  70. Youatt, On Cattle, p. 116. — Lord Spencer a écrit sur ce même sujet.
  71. Blyth sur le genre Ovis, Ann. and Mag. of nat. Hist., vol. vii, 1841, p. 261. — Pour la parenté des races, voir les articles de Blyth dans Land and Water, 1867, p. 134, 156. — Gervais, Hist nat. des Mammifères, 1855, t. ii, p. 191.
  72. D. L. Fitzinger, Ueber die Racen des zahmen Schafes, 1860, p. 86.
  73. J. Anderson, Recreations in Agricult. and nat. Hist., vol. ii, p. 164.
  74. Pfahlbauten, p. 127, 193.
  75. Youatt, Sheep, p. 120.
  76. Journ. of the Asiat. Soc. of Bengal, vol. XVI, p. 1007, 1016.
  77. Youatt, O. C., p. 142–169.
  78. Journ. Asiat. Soc. of Bengal, vol. XVI, 1847, p. 1015.
  79. Hist. nat. gen., t. III, p. 435.
  80. Youatt, O. C., p. 138.
  81. O. C., 1817, XVI, p. 1015, 1016.
  82. O. C., p. 77.
  83. Rural Economy of Norfolk, v. II, p. 136.
  84. Youatt, On Sheep, p. 312. — Sur le même sujet, voir Gardeners Chronicle, 1858, p. 868. — Essais de croisements entre moutons Cheviot et Leicester, Youatt, p. 325.
  85. Youatt, O. C., p. 491.
  86. The Veterinary, v. X, p. 217.
  87. Traduit dans Bull. Soc. imp. d’acclimatation, t. IX, 1862, p. 723.
  88. Erman’s Travels in Siberia, vol. I, p. 228. — Je cite Pallas d’après Anderson (Sheep of Russia, 1794, p. 34). Pour les moutons de Crimée, voir Pallas, Voyages, vol. II, p. 454, trad. angl. — Pour les moutons de Karakool, voir Burnes, Travels in Bokara, vol. III, p. 151.
  89. Voir le Rapport des Directeurs de la Comp. de Sierra Leone, cité dans White’s Gradation of Man, p. 95. — Pour les changements qu’éprouvent les moutons dans les Indes occidentales, voir Dr Davy, Edinburgh new philos. Journal, janv. 1852. — Pour l’assertion de Roulin, voir Mém. des Savants étrangers, t VI, p. 347.
  90. Youatt, On Sheep, p. 69, où lord Somerville est cité. Voir p. 117, sur la présence de la laine sous le poil. — Toisons des moutons australiens, p. 185. — Sur la sélection comme contrariant la tendance au changement, p. 70, 117, 120, 168.
  91. Audubon et Bachman, Quadrupeds of North-America, 1816, vol. v, p. 365.
  92. Journal of R. Agricult. Soc. of England, vol. xx, p. 2 ; W. C. Spooner, sur les croisements.
  93. Philos. Transactions, London, 1813, p. 88.
  94. Isid. Geoff. Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 87. — M. Blyth, Land and Water, 1867, p. 37, est arrivé à la même conclusion, mais pense que certaines races orientales sont peut-être en partie descendues d’une forme asiatique.
  95. Rütimeyer, Pfahlbauten, p. 127.
  96. Godron, De l’Espèce, t. I, p. 402.
  97. Ann. and Mag. of natural History, vol. II (2e  série), 1848, p. 363.
  98. De l’Espèce, t. I, p. 406. — M. Clark signale aussi des différences dans la forme des mamelles. Godron constate que dans la race nubienne le scrotum est divisé en deux lobes ; M. Clark en donne une preuve comique, car il a vu à Maurice un bouc de la race muscate acheté à un haut prix pour une chèvre en pleine lactation. Ces différences dans le scrotum ne sont probablement pas dues à une provenance d’espèces distinctes, car M. Clark a constaté une grande variation de forme dans ces organes.
  99. M. Clark, Ann. and Mag. of nat. Hist., vol. II (2e série), 1848, p. 361.
  100. Desmarest, Enc. method. mammalogie, p. 480.
  101. Journal of Asiatic Soc. of Bengal, vol. XVI, 1847, p. 1020, 1025.