De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication/Tome I/04

De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. Ip. 110-138).

CHAPITRE IV.

LAPINS DOMESTIQUES.


Descendance du lapin domestique du lapin commun sauvage. — Domestication ancienne. — Sélection ancienne. — Lapins à oreilles pendantes. — Races diverses. — Fluctuation des caractères. — Origine de la race himalayenne. — Cas curieux d’hérédité. — Lapins redevenus sauvages à la Jamaïque et aux îles Falkland. — Lapins de Porto Santo redevenus sauvages. — Caractères ostéologiques. — Crâne. — Crâne des lapins demi-lopes. — Variations du crâne analogues aux différences de diverses espèces de lièvres. — Vertèbres. — Sternum. — Omoplates. — Effets de l’usage et du défaut d’usage sur les proportions des membres et du corps. — Capacité du crâne et petitesse du cerveau. — Résumé des modifications du lapin domestique.


Tous les naturalistes, à l’exception d’un seul, si je ne me trompe, s’accordent à admettre que les diverses races de lapins domestiques descendent de l’espèce sauvage commune ; je les décrirai donc avec plus de détails que les cas précédents. Le professeur Gervais[1] s’exprime ainsi : « Le vrai lapin sauvage est plus petit que le lapin domestique ; ses proportions ne sont pas absolument les mêmes, sa queue est plus petite, ses oreilles sont plus courtes et plus velues, et ces caractères, sans parler de ceux fournis par la couleur, sont autant d’indications contraires à l’opinion qui réunit ces animaux sous la même dénomination spécifique. » C’est là une opinion que partageront bien peu de naturalistes, car les minimes différences qui existent entre le lapin sauvage et domestique sont trop insuffisantes pour en permettre la distinction spécifique. Il serait bien plus extraordinaire que la captivité, l’apprivoisement, la nourriture, la reproduction, n’eussent pas, au bout d’un grand nombre de générations, produit quelque effet. Le lapin a été domestiqué dès une période fort ancienne. Confucius met le lapin au nombre des animaux propres à être sacrifiés aux dieux, et, comme il en prescrit la multiplication, il devait être, à cette époque reculée, déjà domestiqué. Plusieurs auteurs classiques en font mention. En 1631, Gervaise Markham écrit : « Il ne faut pas, comme pour l’autre bétail, regarder à leur forme, mais à leur richesse, choisir les mâles parmi les plus grands et les meilleurs ; les peaux qu’on estime les meilleures sont celles qui ont un mélange égal de poils noirs et blancs, le noir plutôt dominant ; la fourrure doit être épaisse, lisse et brillante… Ils ont le corps plus grand et plus gras, et leurs peaux valent deux shillings, quand celles des autres ne valent que deux ou trois pence. » Cette description nous prouve qu’à cette époque il existait en Angleterre des lapins gris argentés, et, ce qui est plus important, qu’on s’occupait avec soin de leur éducation et de leur sélection. En 1637, Aldrovande décrit, d’après plusieurs anciens écrivains (comme Scaliger en 1557), des lapins de diverses couleurs, dont quelques-uns ressemblaient au lièvre, et ajoute que P. Valerianus (mort très-âgé en 1558) avait vu à Vérone des lapins quatre fois plus gros que les nôtres[2].

Le lapin ayant été domestiqué d’ancienne date, c’est dans l’hémisphère boréal de l’ancien monde, et dans ses régions tempérées qu’il nous faut chercher sa forme souche primitive, car le lapin ne peut vivre sans protection dans les pays aussi froids que la Suède, et, quoiqu’il soit redevenu sauvage dans l’île tropicale de la Jamaïque, il ne s’y est jamais beaucoup multiplié. Il existe encore et a existé depuis longtemps dans les parties chaudes, mais tempérées, de l’Europe, car on en a dans plusieurs endroits trouvé des restes fossiles[3]. Le lapin domestique retourne volontiers à l’état sauvage dans ces mêmes pays, et, quand cela arrive à des animaux de diverses couleurs, ils reviennent généralement à la couleur grise ordinaire[4]. On peut, si on les prend jeunes, domestiquer les lapins sauvages, mais ce n’est pas sans difficulté[5]. On croise souvent entre elles les races domestiques, qu’on considère comme réciproquement fertiles, et on peut établir une gradation parfaite depuis les grandes races domestiques à oreilles énormément développées jusqu’à l’espèce sauvage. L’ancêtre primitif doit avoir été un animal fouisseur, habitude que ne possède, autant que j’ai pu le savoir, aucune autre espèce du grand genre Lepus. On ne connaît en Europe avec certitude que l’existence d’une seule espèce sauvage ; mais le lapin du mont Sinaï (si c’est bien un lapin) et celui d’Algérie offrent de légères différences ; aussi quelques auteurs les ont-ils considérés comme des espèces distinctes[6]. Mais ces légères différences nous aideraient peu à expliquer celles beaucoup plus considérables qui caractérisent les diverses races domestiques. Si celles-ci descendent de deux ou plusieurs espèces voisines, toutes, à l’exception du lapin commun, auraient été exterminées à l’état sauvage, ce qui est fort improbable, à en juger par la ténacité avec laquelle cet animal maintient son terrain. Nous pouvons, par ces diverses raisons, conclure avec assurance que toutes les races domestiques sont les descendants de l’espèce sauvage commune. Mais, d’après ce que nous avons appris du succès d’un récent croisement du lièvre et du lapin[7], il est possible, quoique improbable, vu la difficulté d’opérer le premier croisement, que quelques-unes des grandes races qui sont colorées comme le lièvre aient pu être modifiées par des croisements avec ce dernier animal. Néanmoins les différences principales entre les squelettes des diverses races domestiques ne peuvent d’ailleurs pas, comme nous le verrons, être dérivées d’un croisement avec le lièvre.

Plusieurs races transmettent leurs caractères avec plus ou moins de constance. Tout le monde a vu ces lapins à immenses oreilles qu’on expose chez nous ; on élève sur le continent diverses sous-races voisines ; ainsi celle qu’on nomme andalouse, qui possède une grande tête avec un front arrondi, et atteint une taille plus forte que toute autre ; une autre grande race de Paris, à tête carrée, nommée rouennaise ; le lapin patagonien, dont la tête est grande, ronde et les oreilles très-courtes. Je n’ai pas vu toutes ces races, mais je doute qu’elles offrent des différences marquées dans la forme de leurs crânes[8]. Les lapins à grandes oreilles d’Angleterre pèsent souvent 8 ou 10 livres ; on en a même exposé un pesant 18 livres, tandis qu’un lapin sauvage adulte ne pèse que 3 livres et quart. Le crâne, dans les lapins à oreilles pendantes que j’ai examinés, est, relativement à sa largeur, plus long que dans le lapin sauvage. Ils ont souvent sous la gorge des replis lâches de peau ou fanons qu’on peut étirer jusqu’à atteindre l’extrémité de la mâchoire. Les oreilles sont prodigieusement développées et pendent de chaque côté de la tête. On a montré un de ces lapins dont les deux oreilles étendues mesuraient ensemble 22 pouces de longueur ; chaque oreille ayant 5 pouces 3/8 de large. Dans un lapin sauvage, j’ai trouvé 7 pouces 5/8 pour la longueur totale des deux oreilles mesurées bout à bout, et seulement 1 pouce 7/8 pour la largeur. Dans les grandes races de lapins, le poids du corps et le développement des oreilles étant surtout les qualités recherchées et primées dans les concours, ce sont celles auxquelles on a appliqué la sélection avec le plus de soin.

Le lapin couleur lièvre ou belge, comme on l’appelle quelquefois, ne diffère que par la couleur des autres grandes races ; mais M. Young, de Southampton, grand éleveur de cette sorte de lapins, m’apprend que toutes les femelles qu’il a examinées n’avaient que six mamelles ; c’était aussi le cas de deux femelles que j’ai eues en ma possession. M. B. P. Brent, m’assure toutefois que dans les autres lapins domestiques le nombre en est variable. Le lapin sauvage en a toujours dix. Le lapin angora est remarquable par la longueur et la finesse de sa toison, qui est encore très-longue sur la face plantaire des pieds. C’est la seule race qui paraisse différer des autres par ses qualités morales, car elle est plus sociable, et le mâle ne cherche pas à détruire sa progéniture[9]. On m’a apporté de Moscou, deux lapins vivants de la grosseur de l’espèce sauvage, mais ayant une fourrure douce et longue différant de celle de l’angora. Ils avaient les yeux roses et étaient d’un blanc de neige, à l’exception des oreilles, de deux taches près du nez, de la surface supérieure et inférieure de la queue et des tarses postérieurs, qui étaient brun-noir. Bref, ils avaient à peu près la coloration des lapins himalayens, que nous allons décrire, et n’en différaient que par le caractère de leur fourrure. Deux autres races ne diffèrent que par la couleur : ce sont les races grise argentée et chinchilla. Enfin mentionnons le lapin hollandais qui varie de couleur, et est remarquable par sa petite taille, quelques individus ne pesant qu’une livre et quart ; les femelles de cette race forment d’excellentes nourrices pour d’autres variétés plus délicates[10].

Certains caractères sont soumis à des fluctuations remarquables, ou sont faiblement transmis par les lapins domestiques ; ainsi j’apprends d’un éleveur que, dans les petites races, il n’a presque jamais pu obtenir une portée entière de même couleur ; dans les races à grandes oreilles[11], il est impossible d’avoir une couleur certaine, mais on peut en approcher par des croisements judicieux. L’éleveur doit connaître la provenance de ses sujets, et la couleur de leurs parents. Certaines couleurs se transmettent cependant bien. Le fanon n’est pas strictement héréditaire. Les lapins à oreilles pendantes, c’est-à-dire retombant le long de la tête, ne transmettent pas fidèlement ce caractère. M. Delamer fait remarquer que, dans les lapins de fantaisie, les parents peuvent être parfaitement formés, avoir des oreilles modèles, être élégamment marqués, sans que leurs produits soient invariablement pareils. Quand un parent ou tous deux sont lopes à rames (c’est-à-dire ont les oreilles se détachant à angle droit), quand l’un ou tous deux sont demi-lopes (c’est-à-dire n’ayant qu’une oreille pendante), il y a presque autant de chance que leur progéniture soit lope parfait (deux oreilles pendantes), que si les parents l’avaient été eux-mêmes.

Si les deux parents ont cependant les oreilles droites, il y a fort peu de chance d’obtenir le lope parfait. Dans quelques demi-lopes, l’oreille pendante est plus large et plus longue que l’oreille droite[12], d’où résulte le cas peu normal d’un manque de symétrie entre les deux côtés. Cette différence dans la position et la grandeur des deux oreilles indique probablement que la chute de l’oreille résulte de son poids et de sa grande longueur, ainsi que de l’atrophie de ses muscles par défaut d’usage. Anderson[13] signale une race n’ayant qu’une oreille ; et le professeur Gervais en indique une autre qui en est dépourvue.


Fig. 5. — Lapin demi-lope. (Copié de l’ouvrage de M. E. S. Delamer.)

L’origine de la race himalayenne (qu’on appelle aussi chinoise, polonaise ou russe) est si curieuse, soit par elle-même, soit par le jour qu’elle jette sur les lois complexes de l’hérédité, qu’elle vaut la peine d’être examinée avec quelques détails. Ces jolis lapins sont blancs, à l’exception des oreilles, du museau, des quatre pattes et de la face supérieure de la queue, parties qui sont toutes de couleur brune noirâtre ; mais, comme ils ont les yeux rouges, on peut les considérer comme des albinos. Ils reproduisent fidèlement leurs caractères. On les a d’abord, à cause de leurs marques symétriques, considérés comme constituant une espèce distincte, qu’on désigna provisoirement sous le nom de L. nigripes[14]. Quelques auteurs pensant pouvoir découvrir certaines différences dans leurs mœurs, soutinrent énergiquement leur distinction spécifique. Leur origine est maintenant bien connue. En 1857[15], un auteur annonça qu’il avait produit des lapins himalayens comme suit. Mais il nous faut d’abord décrire brièvement deux autres races. Les lapins gris argenté ont généralement la tête et les pattes noires, et leur belle fourrure grise est parsemée de nombreux poils longs, noirs et blancs. Ils se reproduisent fidèlement et sont depuis longtemps conservés dans les garennes. Lorsqu’ils s’échappent, et se croisent avec le lapin commun, les produits, ainsi que me l’apprend M. Wyrley Birch, de Wretham-Hall, ne sont point un mélange des deux couleurs, mais tiennent les uns d’un des parents, les autres de l’autre. Secondement, la race chinchilla a une fourrure plus courte, plus pâle, de couleur souris ou ardoisée, parsemée de longs poils noirâtres ardoisés, et de poils blancs[16]. Ces lapins se reproduisent fidèlement. Or, l’auteur auquel nous avons fait allusion possédait une race de chinchillas qui avait été croisée avec le lapin noir ordinaire ; ce croisement donna comme produits des lapins noirs et des chinchillas. Ceux-ci furent recroisés avec d’autres chinchillas (qui avaient eux-mêmes été croisés avec des gris argenté), et les résultats de ces croisements compliqués furent des lapins himalayens. D’après ces documents et d’autres semblables, M. Bartlett[17], ayant entrepris des essais suivis au Jardin zoologique, trouva qu’en croisant simplement les chinchillas avec les lapins gris argenté, il obtenait toujours quelques himalayens ; et que ces individus, malgré leur brusque origine, maintenus séparés, se reproduisaient en transmettant fidèlement leur type.

À leur naissance, les himalayens sont entièrement blancs, et de vrais albinos ; mais ils acquièrent graduellement au bout de peu de mois leur coloration des oreilles, du museau, des pieds et de la queue. D’après M. W. A. Wooler et le rév. W. D. Fox, il paraît qu’occasionnellement ils sont à leur naissance d’un gris pâle, et j’en ai reçu des échantillons du premier de ces messieurs. Cette teinte disparaît toutefois à mesure que l’animal approche de sa maturité. Il y a donc chez ceux-ci une tendance, circonscrite au jeune âge, à revenir à la couleur de la souche gris argenté. D’autre part, les gris argenté et les chinchillas présentent dans leur jeune âge un contraste frappant, car ils naissent complètement noirs, et ne revêtent qu’ensuite leurs teintes caractéristiques grises ou argentées. La même chose arrive aux chevaux gris, qui sont généralement presque noirs étant poulains, et deviennent successivement gris, puis de plus en plus blancs à mesure qu’ils vieillissent. La règle est donc que les himalayens naissent blancs, et acquièrent ensuite des colorations plus foncées sur certaines parties de leur corps, tandis que les lapins gris argenté naissent noirs, et se saupoudrent de blanc par la suite. Mais dans les deux cas il peut se présenter parfois des exceptions opposées. Il naît quelquefois dans les garennes, comme me l’apprend M. W. Birch, des lapins gris argenté qui sont d’une couleur crème d’abord, mais deviennent ultérieurement noirs. D’autre part les himalayens peuvent produire, comme l’a constaté un amateur expérimenté[18], un seul petit noir dans une portée, lequel, au bout de deux mois, est redevenu complètement blanc.

Pour résumer ce cas curieux, on peut regarder les lapins sauvages gris argenté comme des lapins noirs qui deviennent gris d’assez bonne heure. Croisés avec le lapin ordinaire, les produits n’offrent pas un mélange des couleurs, mais tiennent de l’un ou de l’autre des parents, et ressemblent sous ce rapport aux variétés albinos ou mélaniques de beaucoup de quadrupèdes, qui transmettent souvent de la même manière leurs couleurs. Lorsqu’on les croise avec une sous-variété plus pâle, telle que le chinchilla, les jeunes sont d’abord albinos purs, mais prennent bientôt sur quelques parties de leur corps une couleur plus foncée, et s’appellent alors lapins himalayens. Ceux-ci toutefois, dans leur jeune âge, sont quelquefois d’un gris pâle, ou complètement noirs, mais dans les deux cas deviennent blancs après un certain temps. Je montrerai plus tard par un ensemble important de faits que, lorsqu’on croise deux variétés, l’une et l’autre, d’une autre couleur que celle de leur forme souche, les produits ont une forte tendance à revenir à la couleur primitive de celle-ci ; et ce qui est remarquable, c’est que ce retour survient parfois pendant la croissance de l’animal, et non avant sa naissance. Si on peut donc montrer que les races gris argenté et chinchilla sont la descendance d’un croisement entre des variétés noires et albinos dont les teintes se sont intimement mélangées, — supposition qui n’est point improbable et qu’appuie le fait observé dans les garennes de lapins gris, produisant des jeunes couleur crème ou blanchâtre, qui deviennent ultérieurement noirs, — les faits paradoxaux ci-dessus signalés de changements de couleur chez les lapins gris argenté et chez leurs descendants himalayens, ne seraient que des cas d’une réversion ou retour, survenant à différentes époques de croissance et à des degrés divers, vers l’une ou l’autre des variétés originelles parentes, soit la variété noire, soit l’albinos.

Il est aussi très-remarquable que les lapins himalayens, quoique apparaissant si brusquement, reproduisent fidèlement leur type. Mais comme ils sont albinos dans leur jeune âge, le cas rentre dans une règle très-générale, car on sait que l’albinisme est fortement héréditaire, ainsi dans les souris blanches et d’autres quadrupèdes, et même dans les fleurs. Pourquoi, demandera-t-on, les oreilles, le nez, la queue et les pieds, reviennent-ils, à l’exclusion de toute autre partie du corps, à la couleur noire ? Ceci dépend probablement d’une loi, qui paraît aussi très-générale, c’est que les caractères communs à plusieurs espèces d’un même genre, — ce qui en fait implique une hérédité commune et prolongée de caractères appartenant à l’ancêtre du genre, — résistent avec beaucoup plus d’énergie, ou reparaissent, s’ils se sont perdus, avec plus de persistance que les caractères restreints aux espèces seulement. Or, dans le genre Lepus, la grande majorité des espèces ont les oreilles et la face supérieure de la queue teintées de noir ; et la persistance de ces marques est particulièrement visible chez celles qui en hiver deviennent blanches ; ainsi en Écosse, le L. variabilis[19] dans sa robe d’hiver offre une nuance de coloration sur le nez, et a le bout des oreilles noir. Les oreilles sont noires, la face supérieure de la queue est d’un gris noirâtre, et la plante des pieds est brune chez le L. tibetanus. Dans le L. glacialis, le manteau d’hiver est d’un blanc pur, la plante des pieds et les extrémités des oreilles exceptées. On remarque aussi cette tendance à une coloration plus foncée de ces mêmes parties, comparées au reste du corps, chez les lapins de fantaisie de toutes les couleurs. C’est ainsi, il me semble, qu’on peut chez le lapin himalayen, se rendre compte de l’apparition de ses marques colorées à mesure qu’il avance en âge. Je puis encore ajouter un cas analogue ; les lapins de fantaisie ont souvent une étoile blanche sur le front, et le lièvre commun, en Angleterre, offre également, pendant qu’il est jeune, ainsi que je l’ai moi-même observé, une semblable étoile blanche frontale.

Lorsqu’en Europe on met en liberté des lapins de diverses couleurs, et qu’on les replace ainsi dans leurs conditions naturelles, ils reviennent généralement à la couleur grise primitive ; ce qui est en partie dû à la tendance qu’ont tous les animaux croisés, comme nous l’avons observé, à revenir à leur état primordial. Mais cette tendance ne l’emporte pas toujours ; ainsi les lapins gris argenté, conservés en garenne, restent ce qu’ils sont, quoique vivant presque à l’état de nature ; mais il ne faut pas pourvoir la garenne à la fois de lapins gris argenté et de lapins communs, car alors, au bout de quelques années, on ne retrouve que de ces derniers[20]. Lorsque les lapins redeviennent sauvages dans les pays étrangers, dans des conditions différentes, ils ne reviennent pas toujours invariablement à leur couleur primitive. À la Jamaïque, les lapins sauvages sont décrits comme ayant une teinte ardoisée, saupoudrée de blanc sur le cou, les épaules et le dos, et virant au blanc bleuâtre sous le poitrail et l’abdomen[21]. Mais dans cette île tropicale, où les conditions ne favorisent pas leur propagation, ils ne se répandent pas beaucoup ; et j’apprends de M. R. Hill qu’à la suite d’un incendie considérable des forêts, ils ont actuellement disparu. Depuis bien des années, il y a des lapins redevenus sauvages dans les îles Falkland ; ils sont abondants dans certains endroits, mais ne s’étendent pas beaucoup. La plupart sont de la couleur grise ordinaire ; quelques-uns, d’après l’amiral Sulivan, sont de la couleur du lièvre, beaucoup sont noirs et ont souvent sur la face des marques symétriques blanches. C’est de là que M. Lesson a décrit la variété noire, comme une espèce distincte, sous le nom de L. magellanicus, erreur que j’ai déjà relevée ailleurs[22]. Les pêcheurs de phoques ont récemment approvisionné de lapins quelques petits îlots extérieurs du groupe des îles Falkland, et l’amiral Sulivan m’apprend que sur l’un d’eux, Pebble-Islet, les lapins sont en grande partie de la couleur du lièvre, tandis que sur un autre, Rabbit-Islet, la plupart sont d’une couleur bleuâtre qu’on ne voit nulle part ailleurs. On ignore quelle était la couleur des lapins qu’on a autrefois lâchés dans ces petites îles.

Dans l’île de Porto-Santo, près de Madère, il y a des lapins redevenus sauvages, qui méritent quelques détails. En 1418 ou 1419, Gonzalès Zarco[23] ayant eu à bord une lapine qui avait fait une portée pendant le voyage, les lâcha tous, mère et petits, dans cette île. Ces animaux s’accrurent si rapidement, et devinrent si incommodants, qu’on dut, à cause d’eux, abandonner de fait l’établissement. Cada Mosto, trente-sept ans plus tard, les décrit comme innombrables, ce qui ne doit pas étonner, car l’île n’était habitée par aucune bête de proie ni aucun animal terrestre. Nous ne connaissons pas les caractères de la lapine-mère, mais nous avons toute raison de croire que c’était la forme domestique ordinaire, car dans la péninsule espagnole, d’où Zarco était parti, l’espèce commune du lapin sauvage a abondé dès les temps historiques les plus reculés. Les lapins ayant d’ailleurs été embarqués pour la nourriture du bord, il n’y a aucune probabilité qu’ils aient dû appartenir à une race particulière. Le fait de la mise bas pendant le voyage montre que c’était une forme domestiquée. M. Wollaston m’a, sur ma demande, rapporté deux de ces lapins dans de l’esprit-de-vin, et j’en ai reçu depuis de M. W. Haywood trois individus conservés dans la saumure, et deux vivants. Quoique pris à différentes époques, ces sept échantillons se ressemblaient beaucoup, et l’état de leur squelette prouvait qu’ils étaient adultes. Bien que les conditions extérieures de Porto-Santo doivent être très-favorables au lapin, comme le montre leur multiplication incroyablement rapide, ils diffèrent beaucoup du lapin anglais par leur petite taille. Quatre lapins anglais ordinaires, mesurés des incisives à l’anus, ont varié de 17 à 17 pouces 3/4 pour la longueur, tandis que deux lapins de Porto-Santo n’avaient l’un que 14 1/2, l’autre 15 pouces. La diminution est encore plus sensible au poids. Quatre lapins sauvages anglais ont donné un poids moyen de 3 liv. 5 onces, tandis qu’un des lapins de Porto-Santo, qui avait vécu quatre ans au Jardin zoologique, mais y avait maigri, ne pesait que 1 livre 9 onces. En comparant les os des membres bien nettoyés d’un lapin de Porto-Santo tué dans l’île, aux mêmes os d’un lapin sauvage anglais, de taille ordinaire, j’ai trouvé qu’ils étaient entre eux dans le rapport d’un peu moins de 5 à 9. Les lapins de Porto-Santo ont donc diminué de près de 3 pouces dans la longueur, et perdu presque la moitié de leur poids[24]. La tête n’a pas diminué de longueur en proportion du corps, et nous verrons plus bas que la capacité de la boîte crânienne est singulièrement variable. J’ai préparé quatre crânes qui étaient plus semblables entre eux que ne le sont généralement les crânes des lapins sauvages anglais, mais ils ne présentaient pas d’autre différence dans leur conformation qu’une étroitesse plus grande des saillies sus-orbitaires des os frontaux.

Le lapin de Porto-Santo diffère beaucoup par sa couleur du lapin commun ; la partie supérieure est plus rouge, et n’est que rarement parsemée de poils noirs, ou de poils à pointe noire. Le poitrail et certaines parties inférieures sont d’un gris pâle ou plombé au lieu d’être blanches ; mais les différences les plus remarquables sont dans les oreilles et la queue. J’ai examiné un grand nombre de lapins communs, ainsi que la riche collection de peaux de tous les pays que possède le British Museum, et partout j’ai trouvé le dessus de la queue et l’extrémité des oreilles garnis d’une fourrure noir grisâtre ; ce qui, dans la plupart des ouvrages, est indiqué comme un des caractères spécifiques du lapin. Dans les sept lapins de Porto-Santo, le dessus de la queue était brun rougeâtre, et les extrémités des oreilles n’offraient aucune trace d’une bordure plus foncée. Ici nous rencontrons un fait singulier. En juin 1861, j’examinai deux de ces lapins qui venaient d’arriver au Jardin zoologique, et dont la queue et les oreilles étaient colorées comme je viens de le dire. Au mois de février 1865, on m’envoya le cadavre de l’un d’eux, dont les oreilles étaient nettement bordées, le dessus de la queue couvert d’une fourrure d’un gris noirâtre, et dont le corps entier était beaucoup moins rouge : cet individu avait donc, en un peu moins de quatre ans, recouvré, sous l’influence du climat anglais, sa véritable couleur propre.

Les deux petits lapins de Porto-Santo, pendant qu’ils ont vécu au Jardin zoologique, avaient un aspect remarquablement différent de celui de l’espèce commune. Ils étaient très-actifs et sauvages, et plusieurs personnes en les voyant trouvaient qu’ils ressemblaient plus à de gros rats qu’à des lapins. Ils avaient des habitudes nocturnes au plus haut degré, on n’a jamais pu dompter leur sauvagerie, et leur surveillant m’assurait qu’il n’avait jamais eu d’animal plus farouche sous sa garde. Ce fait est très-singulier, puisqu’ils descendent d’une race domestique, et j’en fus si surpris que je priai M. Haywood de s’informer sur les lieux si ces lapins étaient particulièrement poursuivis et chassés par les habitants, ou persécutés par les faucons, les chats ou autres animaux ; mais cela n’était pas le cas, et on ne sait quelle cause assigner à cette sauvagerie. Ils vivent dans la partie centrale haute et rocheuse du pays, près des falaises maritimes, et étant excessivement timides et farouches, n’apparaissent que rarement dans les districts inférieurs cultivés. On dit qu’ils font de quatre à six petits par portée, en juillet et août. Enfin encore un fait remarquable, leur gardien n’a jamais pu parvenir à faire reproduire ces deux lapins, tous deux mâles, avec les femelles de diverses races qu’à de nombreuses reprises on avait enfermées avec eux.

Si l’histoire des lapins de Porto-Santo n’eût pas été connue, la plupart des naturalistes, voyant leur taille réduite, leur coloration rougeâtre en dessus et grise en dessous, l’absence de noir sur la queue et à l’extrémité des oreilles, les auraient regardés comme une espèce distincte. Cette manière de voir eût été fortement confirmée par le fait qu’ils refusaient au Jardin zoologique tout rapprochement avec d’autres lapins. Et cependant l’origine de ce lapin, qui, sans aucun doute, aurait été classé comme espèce distincte, ne remonte pas au delà de l’année 1420. Enfin, les trois cas de lapins redevenus sauvages à Porto-Santo, à la Jamaïque et aux îles Falkland nous montrent que ces animaux, soumis à de nouvelles conditions d’existence, ne conservent pas et ne font pas nécessairement retour à leurs caractères primitifs, comme on l’a si généralement affirmé.

CARACTÈRES OSTÉOLOGIQUES.

Si on considère, d’une part, combien on a souvent affirmé que les parties essentielles de la conformation ne variaient jamais, et d’autre part, les faibles différences du squelette sur lesquelles on a fondé les espèces fossiles, la variabilité qui affecte le crâne et quelques autres os du lapin domestique est bien digne de toute notre attention. Il ne faut pas croire que les différences importantes que nous allons décrire caractérisent strictement une race donnée, mais on peut en dire qu’elles existent généralement dans certaines races. Nous devons avoir présent à l’esprit que la sélection n’a jamais été exercée en vue de fixer quelque caractère du squelette, et que les animaux n’ont pas eu à se maintenir par eux-mêmes dans des conditions ambiantes uniformes. Nous ne pouvons nous rendre compte de la plupart des différences du squelette, mais nous reconnaîtrons que l’augmentation de la taille, résultat d’une alimentation abondante et d’une sélection soutenue, a affecté la tête d’une certaine manière ; et que même l’allongement et la chute des oreilles ont influé en quelque mesure sur la forme générale du crâne. Le défaut d’exercice a aussi, selon toute apparence, modifié la longueur des membres, comparée à celle du corps.


J’ai, comme termes de comparaison, préparé deux squelettes de lapins sauvages de Kent, un des îles Shetland et un d’Antrim, en Irlande. Les os de ces quatre animaux provenant de localités très-éloignées les unes des autres, se ressemblant beaucoup, et ne m’ayant pas présenté de différences sensiblement appréciables, on peut en conclure à l’uniformité générale des caractères des os du lapin sauvage.

Crânes. — J’ai examiné avec attention les crânes de dix lapins de fantaisie à oreilles pendantes, et ceux de cinq lapins domestiques ordinaires, qui ne différaient des premiers que par les moindres dimensions des oreilles et du corps, tous deux étant cependant plus développés que chez le lapin sauvage. Commençons par les dix lapins à oreilles pendantes : tous ont le crâne remarquablement long par rapport à sa largeur. Le crâne d’un lapin sauvage mesurait en longueur 3,15 de pouce, celui d’un des grands lapins de fantaisie en mesurait 4,30, la largeur de la boîte cérébrale restant presque la même chez les deux. Même en prenant comme terme de comparaison la partie la plus large de l’arcade zygomatique, les crânes des lapins à oreilles pendantes étaient encore de trois quarts de pouce trop longs à proportion de leur largeur. La hauteur de la tête a augmenté dans le même rapport que la longueur, et la largeur seule ne s’est pas accrue. Les os occipitaux et pariétaux renfermant le cerveau sont moins voûtés, dans le sens longitudinal et transversal, que dans le lapin sauvage, ce qui change en quelque mesure la forme du crâne. La surface est plus rude, moins proprement sculptée, et les sutures sont plus saillantes.

Bien que les crânes des grands lapins à oreilles pendantes soient, en comparaison de ceux du lapin sauvage, très-allongés par rapport à leur largeur, ils sont loin de l’être relativement à la grandeur du corps. Les lapins à oreilles pendantes que j’ai examinés pesaient, quoique non engraissés, plus du double des individus sauvages ; mais les crânes n’étaient pas, tant s’en faut, deux fois aussi longs. Si nous prenons même la longueur du corps, du nez à l’anus, comme terme plus juste de comparaison, le crâne est en moyenne d’un tiers de pouce plus court qu’il ne devrait l’être. Dans le petit lapin de Porto-Santo, d’autre part, la tête comparée au corps se trouve d’un quart de pouce trop longue.

Cet allongement du crâne relativement à sa largeur est un caractère général, non-seulement des lapins à oreilles pendantes, mais de toutes les races artificielles, comme cela se voit bien sur le crâne de l’angora. D’abord très-étonné de ce fait, je ne pouvais m’expliquer pourquoi la domestication entraînait ce résultat uniforme ; mais je crois qu’il doit tenir à ce que les races artificielles ayant été, pendant un grand nombre de générations, captives et étroitement enfermées, n’ont eu que peu d’occasions d’exercer leurs sens, leur intelligence, ou leurs muscles volontaires, et que, par conséquent, comme nous le verrons tout à l’heure avec détails, leur cerveau ne s’est pas développé dans la même proportion que leur corps. Le cerveau n’augmentant pas, la boîte osseuse qui le renferme n’a pas augmenté davantage, ce qui par corrélation a affecté la largeur du crâne entier.


Fig. 6. — Crâne de lapin sauvage, grandeur naturelle.


Fig. 7. — Crâne d’un grand lapin, oreilles pendantes, grandeur naturelle.

Dans les crânes de lapins à oreilles pendantes, les crêtes sus-orbitaires des os frontaux sont plus larges que dans l’espèce sauvage et se relèvent davantage. L’apophyse postérieure de l’os malaire dans l’arcade zygomatique est plus large et plus mousse, ainsi qu’on peut le remarquer dans la fig. 8, et son extrémité s’approche aussi beaucoup plus du trou auditif que dans le lapin sauvage, fait qui résulte surtout du changement de direction de ce trou. L’os inter-pariétal (fig. 9) diffère beaucoup dans sa forme suivant les crânes ; il est en général plus ovale et plus large, suivant l’axe longitudinal du crâne, que dans le lapin sauvage. La marge postérieure de la plate-forme élevée de l’occiput[25], au lieu d’être tronquée ou faiblement saillante comme dans le lapin sauvage, est pointue chez le lapin à grandes
Fig. 8. — Partie de l’arcade zygomatique, montrant l’extrémité de l’os malaire et le méat auditif, de grandeur naturelle. — Lapin sauvage, figure supérieure — Lapin à oreilles pendantes, figure inférieure.
oreilles (fig. 9C). Relativement à la grosseur du crâne, les apophyses mastoïdiennes sont généralement plus épaisses que dans le lapin sauvage.

Le trou occipital (fig. 10) présente quelques différences remarquables : dans le lapin sauvage, son bord inférieur entre les condyles est fortement excavé, et le bord supérieur porte une profonde entaille carrée ; d’où l’axe vertical est plus grand que le transversal. Dans les lapins à grandes oreilles, c’est l’axe transversal qui excède l’axe longitudinal, car dans aucun de leurs crânes le bord inférieur n’est aussi profondément échancré entre les condyles ; cinq n’offraient aucune trace de l’entaille carrée supérieure ; dans trois, l’entaille était légèrement indiquée, et dans deux elle était bien développée. Ces différences dans la forme du trou occipital sont remarquables, car c’est lui qui livre passage à la moelle épinière, quoiqu’il n’y ait pas apparence que le contour de celle-ci soit affecté par la forme de l’orifice osseux.

Dans tous les crânes des lapins à grandes oreilles, le méat auditif osseux est notablement plus
Fig. 9. — Extrémité postérieure du crâne, montrant l’os inter-pariétal. — A. Lapin sauvage. — B. Lapin de Porto-Santo. — C. Lapin à grandes oreilles, grandeur naturelle.
grand que dans l’espèce sauvage. Sur un crâne ayant 4.3 de pouce de longueur, et dépassant à peine en largeur le crâne d’un lapin sauvage (long de 3.15 de pouce), le plus grand diamètre du méat était exactement du double. L’orifice est plus comprimé, son bord intérieur est plus élevé que l’extérieur, et dans son ensemble le méat auditif est porté plus en avant. Comme en élevant ces lapins on cherche avant tout la longueur des oreilles, la chute qui en est la suite et leur position pendante le long des joues, il n’y a pas de doute que les modifications dans la grandeur, la forme et la direction du méat auditif ne soient dues à la sélection continue des individus ayant les oreilles toujours de plus en plus grandes. L’influence de l’oreille externe sur le conduit osseux se voit bien sur les crânes des demi-lopes (voir fig. 5), chez lesquels une des oreilles étant droite et l’autre, la plus longue, pendante, on remarque sur le crâne une différence très-apparente dans la forme et la direction des deux méats osseux des deux côtés. Ce qui est plus intéressant, c’est que le changement de direction et l’augmentation de grosseur du
Fig. 10. — Trou occipital dans — A. Lapin sauvage. — B. Lapin à grandes oreilles.
méat osseux ont affecté légèrement du même côté la conformation du crâne entier. Je donne ici (fig. 11) le dessin du crâne d’un demi-lope, sur lequel on peut remarquer que la suture entre les os pariétaux et frontaux n’est pas perpendiculaire à l’axe longitudinal du crâne ; l’os frontal gauche dépasse celui de droite, et les bords antérieur et postérieur de l’arcade zygomatique gauche sont plus
Fig. 11. — Crâne, grandeur naturelle, d’un lapin demi-lope, montrant la direction différente du méat auditif des deux côtés et la déviation générale du crâne qui en résulte. C’est l’oreille gauche de l’animal qui était pendante en avant.
en avant que les mêmes points du côté opposé. La mâchoire inférieure même en est affectée, et les condyles ne sont plus symétriques, celui de gauche se trouvant un peu plus avancé que le droit. Ceci me paraît un cas remarquable de corrélation de croissance. Qui aurait soupçonné qu’en maintenant pendant un grand nombre de générations un animal en captivité on obtiendrait, par défaut d’usage des muscles des oreilles, le développement de celles-ci, et qu’en choisissant toujours les individus ayant les oreilles les plus longues et les plus larges, on arriverait à affecter toutes les sutures du crâne et la forme de la mâchoire inférieure ?

Quant à celle-ci, chez les lapins à grandes oreilles, elle ne diffère de celle du lapin sauvage que par le bord postérieur de sa branche montante, qui est plus large et plus infléchi. Les dents n’offrent pas de différence, si ce n’est que les petites incisives placées derrière les grandes sont proportionnellement un peu plus longues. Les molaires ont augmenté en proportion de l’accroissement de largeur du crâne, mesuré à l’arcade zygomatique, mais pas en proportion de l’accroissement de sa longueur. Le bord interne des alvéoles des dents molaires dans la mâchoire supérieure du lapin sauvage forme une ligne parfaitement droite, mais dans quelques-uns des plus grands crânes du lapin à grandes oreilles, la ligne est nettement infléchie en dedans. Dans un individu, il y avait une molaire supplémentaire de chaque côté de la mâchoire supérieure, entre les molaires et les prémolaires ; mais ces deux dents n’étant pas de dimensions correspondantes, et aucun rongeur n’ayant sept molaires, ce n’était qu’une monstruosité, mais curieuse toutefois.

Les cinq crânes de lapins domestiques communs, dont quelques-uns atteignaient presque à la dimension des plus grands crânes décrits ci-dessus, tandis que les autres n’excédaient que de peu celui du lapin sauvage, ont présenté une parfaite gradation dans toutes les différences que nous venons de reconnaître entre les crânes des plus grands lapins à oreilles pendantes et ceux du lapin sauvage. Dans tous toutefois, les crêtes ou plaques sus-orbitaires étaient plutôt plus grandes, ainsi que le méat auditif, vu l’augmentation de l’oreille externe, que chez le lapin sauvage. L’entaille inférieure du trou occipital n’était pas chez tous aussi forte que chez le lapin sauvage, mais dans les cinq l’entaille supérieure était bien développée.

Le crâne du lapin angora, comme les cinq derniers, est intermédiaire par ses proportions générales et par la plupart de ses autres caractères, entre ceux des lapins lopes et des lapins sauvages. Il présente cependant un singulier caractère : quoique bien plus long que le crâne sauvage, sa largeur mesurée entre les fissures sus-orbitaires postérieures reste d’un tiers au-dessous de la largeur de ce dernier. Les crânes des lapins gris argenté, chinchillas et himalayens, sont plus allongés et à crêtes sus-orbitaires plus larges que ceux de l’espèce sauvage, et à l’exception des entailles du trou occipital qui sont moins profondes et moins développées, ils n’en diffèrent que peu sous tous les autres rapports. Le crâne du lapin de Moscou n’en diffère presque pas. Dans le lapin de Porto-Santo les crêtes sus-orbitaires sont généralement plus étroites et plus pointues que chez notre lapin sauvage.

Plusieurs des lapins à grandes oreilles dont j’avais préparé les squelettes ayant la couleur du lièvre, et des croisements entre lièvres et lapins ayant été récemment obtenus en France, on pouvait supposer que quelques-uns des caractères que nous venons de décrire fussent le résultat d’un croisement ancien avec le lièvre. J’ai donc examiné des crânes de lièvres, mais sans y trouver aucun éclaircissement sur les particularités des crânes des grands lapins. Le fait de cette coloration n’en est pas moins intéressant, parce qu’il confirme la loi que les variétés d’une espèce revêtent souvent les caractères d’autres espèces du même genre. J’ai pu encore constater, en comparant les crânes de dix espèces de lièvres au British Museum, qu’ils différaient entre eux sur les mêmes points principaux que les races domestiques du lapin, à savoir : par les proportions générales, la forme et la dimension des crêtes sus-orbitaires, la forme de l’extrémité libre de l’os malaire, et par la ligne de la suture fronto-occipitale. En outre, deux caractères éminemment variables chez le lapin domestique, le contour du trou occipital et la configuration de la plate-forme élevée de l’occiput, se sont, dans deux cas, trouvés variables dans une même espèce de lièvre.

Vertèbres. — Dans tous les squelettes que j’ai examinés, j’ai trouvé le nombre de vertèbres uniforme, sauf deux exceptions, l’une sur un des petits lapins de Porto-Santo, et l’autre sur un des plus grands lapins à oreilles pendantes ; tous deux avaient comme d’ordinaire sept cervicales, douze dorsales à côtes, mais huit lombaires, au lieu de sept. Ceci est remarquable, car Gervais indique le nombre sept pour le genre Lepus entier. Il y a des différences de deux à trois dans les vertèbres caudales, mais je n’y ai pas attaché d’importance, parce qu’il est difficile de les compter avec certitude.

Dans la première vertèbre cervicale ou atlas, le bord antérieur de l’arceau supérieur de la vertèbre varie un peu dans les individus sauvages, étant tantôt lisse, ou pourvu d’un petit prolongement médian ; je figure ici l’exemple du prolongement le plus marqué que j’aie encore vu (fig. 12 a) ; on remarquera combien il diffère par sa forme et sa grandeur de celui qui se trouve sur la vertèbre de l’espèce à grandes oreilles. Dans celle-ci l’apophyse infra-médiane (b) est aussi proportionnellement beaucoup plus épaisse et plus longue. Les ailes ont un contour plus carré.

Fig. 12. — Atlas ; grandeur naturelle, surface inférieure vue obliquement. Figure supérieure, lapin sauvage. Figure inférieure, lapin à grandes oreilles, couleur de lièvre. — a. Apophyse supra-médiane. — b. Apophyse infra-médiane. Fig. 13. — Troisième vertèbre cervicale, grandeur naturelle. — A. Lapin sauvage. — B. Lapin à grandes oreilles. — a, a. Surface inférieure. — b, b. Surfaces articulaires antérieures.

Troisième vertèbre cervicale. — Dans le lapin sauvage (fig. 13 ; A a), vue par sa face inférieure, cette vertèbre porte une apophyse transversale dirigée obliquement en arrière, et consiste en une barre unique ; mais qui se bifurque légèrement dans la quatrième vertèbre vers son milieu. Dans les lapins à grandes oreilles, cette apophyse (B a) est fourchue sur la troisième vertèbre, comme elle l’est sur la quatrième dans le lapin sauvage. Les troisièmes cervicales diffèrent encore plus dans les deux races si on compare les surfaces articulaires antérieures (b, B b) ; les apophyses antéro-dorsales ont leurs extrémités simplement arrondies dans le lapin sauvage, tandis qu’elles sont trifides dans le lapin à oreilles pendantes, et fortement évidées au centre. Dans ce dernier, le canal médullaire (B b) est plus étendu que chez l’espèce sauvage dans le sens transversal, et les trous des artères ont une forme un peu différente. Ces différences dans les vertèbres me paraissent mériter l’attention.

Première vertèbre dorsale. — La longueur de son apophyse dorsale varie chez le lapin sauvage ; elle est quelquefois très-courte, mais généralement elle a la moitié de la longueur de celle de la seconde dorsale ; dans deux lapins à oreilles pendantes, je l’ai trouvée égale aux trois quarts de celle de la seconde dorsale.

Neuvième et dixième dorsales. — Dans le lapin sauvage, l’apophyse dorsale de la neuvième vertèbre est un peu plus épaisse que celle de la huitième, et celle de la dixième est nettement plus épaisse et plus courte que celle de toutes les vertèbres antérieures. Dans les lapins à oreilles pendantes, les apophyses dorsales des dixième, neuvième, huitième, et à un faible degré celle de la septième, sont plus épaisses et de forme différente que celles du lapin sauvage. Cette partie de la colonne épinière diffère donc passablement par son apparence de celle du lapin sauvage, et ressemble singulièrement aux mêmes vertèbres dans quelques espèces de lièvres. Dans les lapins Angoras, Chinchillas et Himalayens, les apophyses dorsales des huitième et neuvième vertèbres sont un peu plus épaisses que dans l’espèce sauvage. D’autre part, dans un des lapins de Porto-Santo, qui pour la plupart de ses caractères dévie du lapin sauvage, précisément en sens inverse du lapin à oreilles pendantes, les apophyses dorsales des neuvième et dixième vertèbres n’étaient pas plus grandes que celles des vertèbres qui les précèdent. Dans ce même individu de Porto-Santo, la neuvième vertèbre ne portait aucune trace des apophyses antéro-latérales (fig. 14) qui sont bien développées dans tous les lapins sauvages anglais, et plus encore dans les races à oreilles pendantes. Dans un lapin demi-sauvage de Sandon Park[26], une apophyse ventrale assez bien développée se trouvait sur la face inférieure de la douzième vertèbre dorsale, ce que je n’ai vu nulle part ailleurs.

Vertèbres lombaires. — J’ai constaté, dans deux cas, huit au lieu de sept vertèbres lombaires. Dans un squelette de lapin sauvage commun, et dans celui d’un lapin de Porto-Santo, j’ai trouvé une apophyse ventrale sur la troisième vertèbre lombaire ; cette même vertèbre portait une semblable apophyse bien développée dans quatre squelettes de lapins à oreilles pendantes et dans l’Himalayen.

Bassin. — Dans quatre individus sauvages, cet os était presque identiquement le même, mais on peut y reconnaître quelques différences dans les races domestiques. La partie supérieure de l’os des îles est plus droite et moins écartée en dehors chez les lapins à oreilles pendantes que chez le lapin sauvage, et la tubérosité de la lèvre interne de la partie antéro-supérieure de l’ilium est relativement plus saillante.


Fig. 14. — Vertèbres dorsales, vues latéralement, de la 6e–10e inclusivement, grandeur naturelle. — A. Lapin sauvage. — B. Grand lapin couleur de lièvre, dit lapin espagnol.

Sternum. — L’extrémité postérieure du dernier os sternal est mince (fig. 15 A) et un peu élargie chez le lapin sauvage ; dans quelques-uns des lapins à oreilles pendantes (B) elle est plus large à l’extrémité, tandis que chez d’autres individus elle conserve la même largeur presque partout (C), mais s’épaissit à l’extrémité.

Fig. 15. — Os terminal du sternum, grandeur naturelle. — A. Lapin sauvage. — B. Lapin oreillard. — C. Lapin couleur lièvre, espagnol. — (N. B.) L’angle gauche de l’extrémité articulaire supérieure de B a été cassé, et accidentellement représenté ainsi.
Fig. 16. — Acromion de l’omoplate, grandeur naturelle. — A. Lapin sauvage. — B. C. D. Lapins à grandes oreilles.

Omoplate. — L’acromion porte une apophyse à angle droit, se terminant par une protubérance oblique qui, dans le lapin sauvage (fig. 16, A), varie un peu en forme et en grandeur ; il en est de même de l’acuïté du sommet de l’acromion, et de la largeur de la partie qui se trouve au-dessous de la naissance de l’apophyse. Ces variations légères chez le lapin sauvage, deviennent considérables chez les lapins à oreilles pendantes. Ainsi dans quelques individus (B) la protubérance oblique qui termine l’apophyse se prolonge en une courte tige, formant avec elle un angle obtus. Dans un autre échantillon (C) ces deux parties sont presque en ligne droite. Le sommet de l’acromion varie aussi passablement, comme le montre la comparaison des figures B, C et D.

Membres. — Je n’ai pas pu remarquer de variations dans les os des membres, et ceux des pieds étaient trop mal commodes à manier pour être aisément comparés.


J’ai maintenant décrit toutes les différences que j’ai pu observer dans les squelettes. Il est impossible de ne pas être frappé du haut degré de variabilité ou de plasticité d’un grand nombre de ces os. Nous voyons combien est erronée l’affirmation si souvent répétée que seules les arêtes osseuses servant de point d’attache aux muscles varient, et qu’il n’y a que les parties d’une importance insignifiante qui se modifient par la domestication. Personne ne dira, par exemple, que le trou occipital, l’atlas, ou la troisième vertèbre cervicale soient des parties de faible importance. Si les diverses vertèbres des lapins sauvages et à oreilles pendantes, que nous avons figurées, avaient été trouvées fossiles, les paléontologistes les auraient sans hésiter attribuées à des espèces distinctes.


Effets de l’usage et du défaut d’usage des parties. — Dans les lapins à oreilles pendantes, les proportions relatives des os d’un même membre, et celles des membres antérieurs et postérieurs comparés entre eux, sont restées à peu près les mêmes que dans le lapin sauvage ; mais en poids, les os des membres postérieurs ne paraissent pas avoir augmenté relativement à ceux des membres antérieurs dans la proportion voulue. Le poids total des grands lapins que j’ai examinés était de deux à deux fois et demie celui des lapins sauvages ; et le poids des os des membres antérieurs et postérieurs pris ensemble (en exceptant les pieds dont les nombreux petits os sont trop difficiles à bien nettoyer), s’est accru presque dans la même proportion chez les lapins à oreilles pendantes, et par conséquent bien en rapport avec le poids du corps qu’ils ont à porter. Si nous prenons pour terme de comparaison la longueur du corps, l’accroissement des membres des grands lapins est au-dessous de la proportionnalité voulue de un à un pouce et demi. Enfin, partant de la longueur du crâne qui, ainsi que nous l’avons vu, n’a pas, suivant cette dimension, augmenté proportionnellement au corps, les membres se trouveront, comparés à ceux du lapin sauvage, trop courts de demi à trois quarts de pouce. Donc, quelque terme de comparaison qu’on prenne, les os des membres des grands lapins à oreilles pendantes n’ont pas, proportionnellement aux autres parties de l’individu, augmenté en longueur, mais bien en poids, ce qui, à ce que je crois, peut s’expliquer par la vie inactive à laquelle ils ont été condamnés pendant un grand nombre de générations. L’omoplate n’a pas non plus pris en longueur un accroissement proportionnel à celui qu’a éprouvé le corps.

Un point plus intéressant est celui de la capacité du crâne que je fus conduit à examiner, en trouvant, comme je l’ai dit plus haut, que chez tous les lapins domestiques comparés au lapin sauvage, le crâne avait augmenté beaucoup plus en longueur qu’en largeur. Si nous possédions un grand nombre de lapins domestiques de même taille que l’espèce sauvage, rien ne serait plus facile que de mesurer et comparer leurs capacités crâniennes. Mais cela n’est pas le cas, presque toutes les races domestiques ont le corps plus gros que le type sauvage, et chez les races à grandes oreilles il pèse plus du double. Un petit animal ayant à exercer ses sens, son intelligence et ses instincts tout comme un gros, nous ne devons pas nous attendre à trouver qu’un animal double ou triple d’un autre, ait un cerveau deux ou trois fois plus grand[27]. Après avoir pesé les corps de quatre lapins sauvages, et ceux de quatre grands lapins à oreilles pendantes (non engraissés), j’ai trouvé comme rapport moyen en poids des lapins sauvages aux derniers, 1 à 2,17 ; et pour rapport moyen en longueur, 1 à 1,41 ; tandis que le rapport de la capacité crânienne (mesurée comme nous l’indiquerons plus bas) n’était que 1 à 1,15. D’où la capacité crânienne, et partant le volume du cerveau, n’a que fort peu augmenté relativement au corps ; ce qui explique l’étroitesse du crâne par rapport à sa longueur chez tous les lapins domestiques.

Dans la première moitié du tableau ci-après, j’ai donné les mesures des crânes de dix lapins sauvages, et dans la seconde, de onze variétés entièrement domestiquées. Tous ces lapins variant beaucoup par la taille, il fallait avoir un terme fixe qui permit de comparer les capacités de leurs crânes. J’ai choisi, comme le plus convenable, la longueur du crâne qui, ainsi que nous l’avons déjà constaté dans les grandes races, ne s’est pas autant allongé que le corps ; mais comme, ainsi que les autres parties, le crâne varie cependant de longueur, ce n’est pas encore là un terme de comparaison irréprochable.

La première colonne renferme, en pouces et décimales, la longueur totale du crâne. Je sais que ces mesures prétendent à plus d’exactitude qu’il n’est possible, mais j’ai préféré noter exactement les indications du compas.

NOM DE LA RACE. I. II. III. IV. V. VI. VII.
Longueur du crâne. Longueur du corps des incisives à l’anus. Poids total du corps Capacité du crâne, mesurée en petit plomb. Capacité crânienne calculée d’après la longueur du crâne relativement à celle du no 1. Différence entre les capacités réelles et calculées. Expression en centièmes de la quantié dont le cerveau, calculé d’après la longueur du crâne, se trouve trop léger ou trop lourd, relativement au cerveau du lapin sauvage no 1.
lapins sauvages et demi-sauvages Pouces. Pouces. Liv. Onc. Grains. Grains. Grains.
1.
Lapin sauvage, Kent
3,15 17,4 3   5 972 » »
2.
Lapin sauvage, îles Shetland
3,15 » » 979 » »
2% trop pesant comparé au no 1.
3.
Lapin sauvage, Irlande
3,15 » » 992 » »
4.
Lapin domestique, redevenu sauvage, Sandon
3,15 18,5 » 977 » »
5.
Lapin sauvage, ordinaire, petit échantillon, Kent
2,96 17,0 2   14 875 913 38 4 % trop léger.
6.
Lapin sauvage, couleur fauve, Écosse
3,10 » 918 950 32 3 % trop léger.
7.
Lapin gris argenté, petit exemplaire, garenne de Thetford
2,95 15,5 2   11 938 910 28 3 % trop pesant.
8.
Lapin redevenu sauvage, Porto-Santo
2,83 » » 893 873 20 2 % trop pesant.
9.
Lapin redevenu sauvage, Porto-Santo
2,85 » » 756 879 123 16 % trop léger.
10.
Lapin redevenu sauvage, Porto-Santo
2,95 » » 835 910 75 9 % trop léger.
Moyenne des trois lapins, Porto-Santo
2,98 » » 828 888 60 7 % trop léger.
lapins domestiques
11.
Lapin Himalayen
3,50 20,5 » 963 1,080 117 12 % trop léger.
12.
Lapin Moscou
3,25 17,0 3   8 803 1,002 199 24 % trop léger.
13.
Lapin Angora
3,50 19,5 3   1 697 1,080 383 54 % trop léger.
14.
Lapin Chinchilla
3,65 22,0 » 995 1,126 131 13 % trop léger.
15.
Lapin grandes oreilles
4,10 24,5 7   0 1,065 1,265 200 18 % trop léger.
16.
Lapin grandes oreilles
4,10 25,0 7   13 1,153 1,265 112 9 % trop léger.
17.
Lapin grandes oreilles
4,07 » » 1,037 1,255 218 21 % trop léger.
18.
Lapin grandes oreilles
4,10 25,0 7   4 1,208 1,265 57 4 % trop léger.
19.
Lapin grandes oreilles
4,30 » » 1,232 1,326 94 7 % trop léger.
20.
Lapin grandes oreilles
4,25 » » 1,124 1,311 187 16 % trop léger.
21.
Lapin grand, couleur lièvre
3,86 24,0 6   14 1,131 1,191 60 5 % trop léger.
22.
Moyenne des sept lapins à grandes oreilles
4,11 024,62 7   4 1,136 1,268 132 11 % trop léger.
23.
Lièvre (L. timidus), échantillon anglais
3,61 » 7   0 1,315 » »
24.
Lièvre (L. timidus), échantillon allemand
3,82 » 7   0 1,455 » »

Les deuxième et troisième colonnes donnent la longueur et le poids du corps. La quatrième contient la capacité du crâne exprimée en poids du petit plomb qui a servi à le remplir ; ces chiffres ne prétendent qu’à une approximation de quelques grains. La cinquième colonne donne la capacité que devrait avoir la cavité crânienne calculée d’après la longueur du crâne, comparée à celle du lapin sauvage no 1. La sixième contient la différence entre la capacité réelle et celle calculée. Enfin, dans la septième se trouvent exprimées en centièmes l’augmentation ou la diminution. Par exemple, le lapin sauvage no 5, ayant un corps plus court et plus léger que le no 1, nous pouvions nous attendre à lui trouver un crâne d’une capacité un peu moindre ; sa capacité réelle exprimée en poids de petit plomb est de 875 grains, et est de 97 grains inférieure à celle du premier. Mais en comparant ces deux lapins sous le rapport des longueurs de leurs crânes, nous trouvons que cette longueur chez le no 1 est de 3,15 de pouce, et chez le no 5, de 2,96 de pouce ; d’après ce rapport, le cerveau du no 5 devrait avoir une capacité de 913 grains de petit plomb, ce qui ne dépasse sa capacité réelle que de 38 grains. Ou pour présenter le cas autrement (colonne 7), le cerveau de ce petit lapin no 5, pour chaque 100 grains de poids, n’est trop léger que de 4 p. 100, — c’est-à-dire, qu’il aurait dû, d’après le lapin type no 1, être de 4 p. 100 plus pesant. — J’ai pris comme point de départ le lapin no 1, parce que c’était, de tous les crânes ayant une bonne longueur moyenne, celui dont la capacité était la moindre ; c’est donc le moins favorable au résultat auquel je tends, à savoir que dans toutes les races domestiquées depuis longtemps, le cerveau a diminué de grosseur, soit absolument, soit relativement à la longueur de la tête et du corps, comparé au cerveau du lapin sauvage. Si j’eusse pris pour type de comparaison le lapin irlandais, no 3, les résultats qui suivent n’en auraient été que plus frappants.

Revenons au tableau : les quatre premiers lapins sauvages ont des crânes de même longueur et ne différant que peu par leur capacité. Le lapin Sandon, no 4, est intéressant parce que, quoique actuellement sauvage, on sait qu’il descend d’une race domestique, comme le prouve sa coloration particulière et la longueur de son corps ; son crâne est néanmoins revenu à ses dimensions et à sa capacité normales. Les trois lapins suivants sont sauvages, mais petits, et leurs crânes ont des capacités un peu moindres. Les trois lapins de Porto-Santo, nos 8 à 10, présentent un cas embarrassant : leurs corps sont considérablement réduits de taille, leurs crânes le sont aussi quant à leur longueur et leur capacité, mais à un degré moindre, comparés à ceux des lapins sauvages anglais. Mais en comparant les capacités des crânes des trois lapins Porto-Santo, nous remarquons une différence étonnante qui n’est nullement en rapport ni avec la longueur très-peu divergente de leurs crânes, ni avec celle de leurs corps, dont j’ai négligé de déterminer les poids. Je ne puis guère supposer que dans ces trois lapins vivant dans les mêmes conditions, la matière cérébrale ait pu différer autant que semblerait l’exiger la différence proportionnelle de leurs capacités crâniennes, et je ne sais pas si on peut admettre qu’un cerveau puisse contenir beaucoup plus de liquide qu’un autre. Je ne puis donc m’expliquer ce cas.

En étudiant la seconde moitié du tableau, donnant les mesures des lapins domestiques, nous voyons que chez tous, à des degrés variables, la capacité crânienne est moindre qu’on n’aurait pu le supposer d’après la longueur de leurs crânes comparés à celui du lapin sauvage, no 1. La ligne 22 donne la moyenne de la mesure des crânes de sept lapins à grandes oreilles. Ici se pose la question : la capacité moyenne du crâne de ces sept lapins a-t-elle augmenté comme on devait s’y attendre d’après le fort accroissement de leurs corps ? Nous pouvons répondre à cette question de deux manières : dans la première moitié de la table nous avons les mesures des crânes de six petits lapins sauvages, nos 5 à 10, et nous trouvons que la moyenne de ces six mesures nous donne une longueur de 0,18 de pouce, et une capacité de 91 grains de moins, que la longueur et les capacités moyennes des trois premiers lapins sauvages de la liste. Les sept grands lapins ont donné pour longueur du crâne une moyenne de 4,11 pouces, et pour capacité une moyenne de 1,136 grains ; de sorte que ces crânes ont augmenté plus de cinq fois autant en longueur que les crânes des six petits lapins n’ont diminué suivant cette dimension ; on pouvait donc s’attendre à trouver chez les lapins à oreilles pendantes, une augmentation de capacité crânienne en rapport avec la diminution de celle des petits lapins, ce qui aurait donné un accroissement moyen de capacité de 455 grains, tandis que l’accroissement moyen réel n’est que de 155 grains.

Les grands lapins à oreilles pendantes ont le corps presque aussi grand et pesant que le lièvre, mais leurs têtes sont plus longues ; par conséquent, si les lapins avaient été sauvages on aurait pu admettre que leurs crânes auraient eu à peu près la même capacité que celui du lièvre. Mais cela est loin d’être le cas, car la capacité moyenne des deux crânes de lièvres, nos 23, 24, est tellement plus grande que la capacité moyenne de ceux des sept lapins, qu’il faudrait augmenter celle-ci de 24 p. 100 pour l’amener au niveau de celle du lièvre[28].

J’ai déjà remarqué que si nous eussions eu à notre disposition des lapins domestiques ayant la taille moyenne du lapin sauvage, il eût été facile de comparer leurs capacités crâniennes. Les lapins Himalayens, Angoras et de Moscou, nos 11, 12, 13 du tableau, sont un peu plus grands de taille et ont les crânes un peu plus longs que l’animal sauvage, et nous voyons que leur capacité crânienne réelle est moindre que dans ce dernier, et beaucoup moindre que celle donnée par le calcul (colonne 7) établi sur les différences dans les longueurs des crânes. Les mesures extérieures démontrent très-évidemment l’étroitesse de la boîte crânienne. Le lapin Chinchilla, no 14, est beaucoup plus grand que le lapin sauvage, et sa capacité crânienne ne dépasse que de très-peu celle de ce dernier. Le cas le plus remarquable est celui du lapin Angora, no 13, animal auquel sa couleur d’un blanc pur et la longueur de son poil soyeux impriment le cachet d’une domesticité prolongée. Sa tête et son corps sont considérablement plus longs que dans le lapin sauvage, mais la capacité réelle de son crâne est même moindre que celle du petit lapin sauvage de Porto-Santo. Rapportée à la longueur de son crâne (colonne 7), sa capacité crânienne n’est que moitié de ce qu’elle devrait être. J’ai gardé cet animal vivant, et il ne paraissait ni malade ni idiot. Ce cas m’avait tellement surpris que je crus devoir reprendre toutes les mesures, que j’ai trouvées exactes. J’ai aussi comparé la capacité de son crâne à celle du lapin sauvage en partant d’autres bases, telles que la longueur et le poids du corps et le poids des os des membres ; tous les moyens s’accordent à donner un cerveau beaucoup trop petit, un peu moins toutefois d’après la comparaison avec les os des membres. Cette circonstance s’explique probablement par le fait que les membres ont dû subir une forte réduction de poids dans une race de domestication aussi ancienne, et condamnée depuis longtemps à une vie inactive. J’en conclus que la race Angora, qu’on dit être plus tranquille et plus sociable que les autres races, a subi réellement une réduction considérable de la capacité de sa boîte crânienne.


Des faits que nous venons d’exposer : premièrement, que la capacité crânienne des races Himalayenne, de Moscou, et Angora, est moindre que celle du lapin sauvage, quoique ces races aient des dimensions plus grandes ; secondement, que la capacité du crâne des grandes races n’a pas augmenté dans le rapport de la diminution de celle des petites races ; troisièmement, que la capacité crânienne de ces grands lapins est très-inférieure à celle du lièvre dont la taille est à peu près la même, je conclus, — malgré les différences qui se présentent dans les capacités crâniennes des petits lapins de Porto-Santo, ainsi que dans celles des lapins à grandes oreilles, — que, dans toutes les races domestiques, le cerveau n’a, en aucune façon, augmenté en proportion de l’accroissement de longueur qu’ont pris la tête et le corps, ou qu’il a de fait diminué de grosseur, relativement à ce qu’il aurait été si ces animaux avaient vécu à l’état de nature. Considérant que les lapins domestiqués, et tenus renfermés depuis un grand nombre de générations, n’ont pu exercer leurs facultés, leur instinct, leurs sens et leurs mouvements volontaires, soit pour échapper aux dangers, soit pour se procurer leur nourriture, nous devons en conclure que leur cerveau, par défaut d’exercice, a dû souffrir dans son développement. Ainsi se trouve soumis à la loi de décroissement par défaut d’usage, un des organes les plus essentiels et les plus compliqués de toute l’organisation.

Résumons maintenant les modifications les plus importantes qu’ont éprouvées les lapins domestiques, et, autant que nous pourrons les découvrir, leurs causes. Une nourriture riche et abondante, jointe au défaut d’exercice et à la sélection soutenue des individus les plus pesants, ont produit des races dont les individus ont atteint plus du double de leur poids primitif. Les os des membres ont augmenté de poids (les antérieurs plus que les postérieurs), dans la proportion voulue par l’accroissement de poids du corps ; l’accroissement en longueur n’est pas dans la proportion voulue, ce qui peut provenir du défaut d’exercice. Avec l’augmentation de taille, la troisième vertèbre cervicale a acquis des caractères propres à la quatrième, et les huitième et neuvième dorsales ont pareillement acquis des caractères propres à la dixième et suivantes. Dans les grandes races le crâne s’est allongé, mais non en proportion avec l’allongement du corps ; le cerveau n’a pas non plus augmenté de dimensions dans le rapport voulu, et a même réellement diminué, de sorte que la boîte osseuse du cerveau est restée étroite, et a par corrélation affecté les os de la face et la longueur totale du crâne. C’est ainsi que ce dernier a acquis son étroitesse caractéristique. Pour des raisons inconnues, les crêtes sus-orbitaires des os frontaux et les extrémités libres des os malaires se sont élargies, et dans les grandes races le trou occipital est généralement moins profondément entaillé que dans le lapin sauvage. Certaines parties de l’omoplate et les os terminaux du sternum sont devenus très-variables de forme. Les oreilles, par sélection soutenue, ont démesurément augmenté en longueur et en largeur ; entraînées par leur poids, et grâce à l’atrophie de leurs muscles causée par défaut d’usage, elles sont devenues pendantes, ce qui a affecté la forme et la position du méat auditif osseux, et, par corrélation, altéré à un certain degré la position de presque tous les os de la partie supérieure du crâne, et jusqu’à celle des condyles de la mâchoire inférieure.



  1. Hist. nat. des Mammifères, t. I, 1854, p. 288.
  2. U. Aldrovandi, De Quadrupedibus digitatis, 1637, p. 383. — Pour Confucius et Markham, voir un écrivain qui a étudié le sujet dans Cottage Gardener 1861, janvier 22, p. 250.
  3. Owen, British fossil Mammals, p. 212.
  4. Pigeons and Rabbits, 1854, p. 133, par E. S. Delamer. — Sir J. Sebright (Observations on Instinct, 1836, p. 10), sur la difficulté de domestiquer les lapins sauvages ; cette difficulté n’est pas constante ; j’ai eu connaissance de deux cas bien réussis d’apprivoisement et de reproduction du lapin sauvage. — Voir Broca, Journal de la Physiologie, t. II, p. 368.
  5. Bechstein, Naturg. Deutschlands, 1801, vol. I, p. 1133. J’ai reçu des renseignements analogues d’Angleterre et d’Écosse.
  6. Gervais, Hist. nat. des Mammifères, t. I, p. 292.
  7. Voir le mémoire du Dr  Broca dans Journal de Physiol. de Brown. Sequard, vol. II, p. 367.
  8. Journal of Horticulture, 1861, p. 108.
  9. Journal of Horticulture, 1861, p. 380.
  10. Journal of Horticulture, 1861, p. 169.
  11. Id., p. 327. — Pour les oreilles, voir Delamer, Pigeons and Rabbits, 1854, p. 141, ainsi que Poultry Chronicle, vol. II, p. 499, — le même pour 1854, p. 586.
  12. Delamer, O. C., p. 136. — Journal of Horticulture, 1861, p. 375.
  13. Account of different kinds of Sheep in Russian dominions, 1794, p. 39.
  14. Proc. zool. Soc., 1857, p. 159.
  15. Cottage Gardener, 1857, p. 141.
  16. Journal of Horticulture, 1861, p. 35.
  17. Bartlett, Proc. zool. Soc.., 1861, p. 40.
  18. Phenom. in Himalayan Rabbits, dans le Journ. of Horticulture, 1865, p. 102.
  19. Waterhousse, Nat. History of Mammalia. — Rodents, 1846, p. 52, 60, 103.
  20. Delamer, On Pigeons and Rabbits, p. 114.
  21. Gosse, Sojourn in Jamaica. 1851, p. 441 ; description par un excellent observateur, M. R. Hill. C’est le seul cas connu de lapins redevenus sauvages dans un pays chaud. On en conserve cependant à Loando (Livingstone, Travels, p. 407). M. Blyth m’apprend qu’ils se propagent bien dans certaines parties de l’Inde.
  22. Darwin, Journal of Researches, p. 193 ; et Zoology of Voyage of the Beagle ; Mammalia, p. 92.
  23. Kerr, Coll, of Voyages, vol. II, p. 177. — Cada Mosto, p. 205. — D’après un ouvrage publié à Lisbonne en 1717, intitulé Historia insulana, et écrit par un jésuite, les lapins auraient été lâchés en 1420. Quelques auteurs croient que l’île fut découverte en 1413.
  24. Il est arrivé quelque chose d’analogue dans l’île de Lipari où, d’après Spallanzani (Voyage dans les Deux-Siciles, cité par Godron, Sur l’Espèce, p. 364) un paysan mit en liberté quelques lapins qui se multiplièrent prodigieusement, mais dit l’auteur, « les lapins de l’île de Lipari sont plus petits que ceux qu’on élève en domesticité. »
  25. Waterhouse, Nat. Hist. Mammalia, vol. ii, p. 36.
  26. Ces lapins sont devenus sauvages depuis fort longtemps dans ce parc, et dans d’autres endroits du Straffordshire et du Shropshire. Ils descendent, à ce que m’a dit le garde, de lapins domestiques de toutes couleurs qu’on y a lâchés ; beaucoup ont des couleurs symétriques, et sont blancs avec une bande le long de l’épine, les oreilles et quelques marques sur la tête gris noirâtre. Ils ont le corps plus long que les lapins communs.
  27. Voir sur ce sujet les remarques d’Owen, Zool. significance of Brain, etc., of Man, etc., lu à la British Association 1862. — Pour les oiseaux, voir Proc. zoological Society, 11 janv. 1848, p. 8.
  28. Ce chiffre paraît trop faible, car le Dr  Crisp (Proc. of zool. Soc., 1861, p. 86) donne 210 grains pour le poids du cerveau d’un lièvre pesant 7 livres, et 125 grains pour celui d’un lapin qui pesait 3 liv. 5 onces, c’est-à-dire le poids du lapin no 1 de la liste. Le contenu du crâne du lapin no 1 est dans le tableau de 972 grains en petit plomb, et, d’après le rapport du Dr  Crisp, de 125 à 210, le crâne du lièvre aurait dû contenir 1632 grains de petit plomb, au lieu de 1,455, que j’ai trouvés pour le plus gros lièvre de mon tableau.