De la recherche de la vérité/Livre II

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 94-215).


LIVRE DEUXIÈME.


DE L’IMAGINATION.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


I. Idée générale de l’imagination. — II. Qu’elle renferme deux facultés, l’une active et l’autre passive. — III. Cause générale des changements qui arrivent à l’imagination des hommes, et le fondement de ce second livre.


Dans le livre précédent nous avons traité des sens. Nous avons tâche d’en expliquer la nature. et de marquer précisément l’usage que l’on en doit faire ; nous avons découvert les principales et les plus générales erreurs dans lesquelles ils nous jettent, et nous avons tâche de limiter de telle sorte leur puissance, qu’on doit beaucoup espérer d’eux, et n’en rien craindre si on les retient loujours dans les bornes que nous leur avons prescrites. Dans ce deuxième livre nous traiterons de l’imagination : l’ordre naturel nous y oblige, car il y a un si grand rapport entre les sens et l’imagination, qu’on ne doit pas les séparer. On verra même dans la suite que ces deux facultés ne diffèrent entre elles que du plus et du moins.

Voici l’ordre que nous gardons dans ce traité. Il est divisé en trois parties. Dans la première nous expliquons les causes physiques du dérèglement et des erreurs de l’imagination ; dans la deuxième nous faisons quelques applications de ces causes aux erreurs les plus générales de l’imagination, et nous parlons aussi des causes que l’on peut appeler morales de ces erreurs ; dans la troisième nous parlons de la communication contagieuse des imaginations fortes.

Si la plupart des choses que ce traité contient ne sont pas si nouvelles que celles que l’on a déjà dites en expliquant les erreurs des sens, elles ne seront pas toutefois moins utiles. Les personnes éclairées reconnaissent assez les erreurs et les causes même des erreurs dont je traite, mais il y a très-peu de personnes qui y fassent assez de réflexion. Je ne prétends pas instruire tout le monde ; j’instruis les ignorants, et j’avertis seulement les autres, ou plutôt je tâche ici de m’instruire et de m’avertir moi-même.

I. Nous avons dit dans le premier livre que les organes de nos sens étaient composés de petits filets, qui d’un côté se terminent aux parties extérieures du corps et à la peau, et de l’autre aboutissent vers le milieu du cerveau. Or ces petits filets peuvent être remués en deux manières, ou en commençant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par ceux qui se terminent au dehors. L’agitation de ces petits filets ne pouvant se communiquer jusqu’au cerveau que l’âme n’aperçoive quelque chose, si l’agitation commence par l’impression que les objets font sur la surface extérieure des filets de nos nerfs, et qu’elle se communique jusqu’au cerveau, alors l’âme sent et juge que ce qu’elle sent est au dehors, c’est-à-dire qu’elle aperçoit un objet comme présent. Mais s’il n’y a que les filets intérieurs qui soient agités par le cours des esprits animaux, ou de quelque autre manière, l’âme imagine, et juge que ce qu’elle imagine n’est point au dehors, mais au dedans du cerveau, c’est-à-dire qu’elle aperçoit un objet comme absent. Voilà la différence qu’il y a entre sentir et imaginer.

Mais il faut remarquer que les fibres du cerveau sont beaucoup plus agitées par l’impression des objets que par le cours des esprits ; et que c’est pour cela que l’âme est beaucoup plus touchée par les objets extérieurs, qu’elle juge comme présents et comme capables de lui faire sentir du plaisir ou de la douleur, que par le cours des esprits animaux. Cependant il arrive quelquefois dans les personnes qui ont les esprits animaux fort agiles par des jeûnes, par des veilles, par quelque fièvre chaude ou par quelque passion violente, que ces esprits remuent les fibres intérieures de leur cerveau avec autant de force que les objets extérieurs ; de sorte que ces personnes sentent ce qu’ils ne devraient qu’imaginer, et croient voir devant leurs yeux des objets qui ne sont que dans leur imagination. Cela montre bien qu’à l’ègard de ce qui se passe dans le corps, les sens et l’imagination ne diffèrent que du plus et du moins, ainsi que je viens de l’avancer.

Mais afin de donner une idée plus distincte et plus particulière de imagination, il faut savoir que toutes les fois qu’il y a du changement dans la partie du cerveau à laquelle les nerfs aboutissent, il arrive aussi du changement dans l’âme, c’est-à-dire, comme nous avons déjà expliqué, que s’il arrive dans cette partie quelque mouvement des esprits qui change quelque peu l’ordre de ses fibres, il arrive aussi quelque perception nouvelle dans l’âme ; elle sent nécessairement, ou elle imagine quelque chose de nouveau, et l’âme ne peut jamais rien sentir, ni rien imaginer de nouveau, qu’il n’y ait du changement dans les fibres de cette même partie du cerveau.

De sorte que la faculté d’imaginer, ou l’imagination, ne consiste que dans la puissance qu’a l’âme de se former des images des objets, en produisant du changement dans les fibres de cette partie du cerveau que l’on peut appeler principale, parce qu’elle répond à toutes les parties de notre corps, et que c’est le lieu où notre âme réside immédiatement, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

II. Cela fait voir clairement que cette puissance qu’a l’âme de former des images renferme deux choses : l’une qui dépend de l’âme même, et l’autre qui dépend du corps. La première est l’action, et le commandement de la volonté ; la seconde est l’obéissance que lui rendent les esprits animaux qui tracent ces images, et les fibres du cerveau sur lesquelles elles doivent être gravées. Dans cet ouvrage, on appelle indifféremment du nom d’imagination l’une ou l’autre de ces deux choses ; et on ne les distingue point par les mots d’active et de passive qu’on leur pourrait donner, parce que le sens de la chose dont on parle marque assez de laquelle des deux on entend parler, si c’est de l’imagination active de l’âme, ou de l’imagination passive du corps.

On ne détermine point encore en particulier quelle est cette partie principale dont on vient de parler. Premièrement parce qu’on le croit assez inutile. Secondement parce que cela est fort incertain. Et enfin parce que n’en pouvant convaincre les autres, à cause que c’est un fait qui ne se peut prouver ici ; quand on serait très assuré quelle est cette partie principale, on croit qu’il serait mieux de n’en rien dire.

Que ce soit donc, selon le sentiment d'Uvlis, dans les deux petits corps qu’il appelle corpora striata, que réside le sens commun ; que les sinuosités du cerveau conservent les espèces de la mémoire, et que le corps calleux soit le siège de l’imagination : que ce soit suivant le sentiment de Fernel dans la pie-mère, qui enveloppe la substance du cerveau ; que ce soit dans la glande pinéale de M. Descartes, ou enfin dans quelque autre partie inconnue jusques ici, que notre âme exerce ses principales fonctions, on ne s’en met pas fort en peine. Il suffit qu’il y ait une partie principale ; et cela est même absolument nécessaire, comme aussi que le fond du système de M. Descartes subsiste. Car il faut remarquer que quand il se serait trompé, comme il y a bien de l’apparence, lorsqu’il a assuré que c’est à la glande pinéale que l’âme est immédiatement unie, cela toutefois ne pourrait faire de tort au fond de son système, duquel on tirera toujours toute l’utilité qu’on peut attendre du véritable, pour avancer dans la connaissance de l’homme.

III. Puis donc que l’imagination ne consiste que dans la force qu’a l’âme de se former des images des objets, en les imprimant pour ainsi dire dans les fibres de son cerveau ; plus les vestiges des esprits animaux, qui sont les traits de ces images, seront grands et distincts, plus l’âme imaginera fortement et distinctement ces objets. Or de même que la largeur, la profondeur et la netteté des traits de quelque gravure dépend de la force dont le burin agit et de l’obéissance que rend le cuivre, ainsi la profondeur et la netteté des vestiges de l’imagination dépend de la force des esprits animaux, et de la constitution des fibres du cerveau ; et c’est la variété qui se trouve dans ces deux choses qui fait presque toute cette grande différence, que nous remarquons entre les esprits.

Car il est assez facile de rendre raison de tous les différents caractères qui se rencontrent dans les esprits des hommes : d’un côté par l’abondance, et la disette, par l’agitation, et la lenteur, par la grosseur et la petitesse des esprits animaux ; et de l’autre, par la délicatesse et la grossièreté, par l’humidité, et la sécheresse, par la facilité et la difficulté de se ployer des fibres du cerveau, et enfin par le rapport que les esprits animaux peuvent avoir avec ces fibres. Et il serait fort à propos que d’abord chacun tâchât d’imaginer toutes les différentes combinaisons de ces choses, et qu’on les appliquât soi-même à toutes les différences qu’on a remarquées entre les esprits ; parce qu’il est toujours plus utile et même plus agréable de faire usage de son esprit, et de l’accoutumer ainsi à découvrir par lui-même la vérité, que de le laisser corrompre dans l’oisiveté, en ne l’appliquant qu’à des choses toutes digérées, et toutes développées. Outre qu’il y a des choses si délicates et si fines dans la différence des esprits, qu’on peut bien quelquefois les découvrir et les sentir soi-même, mais on ne peut pas les représenter ni les faire sentir aux autres.

Mais afin d’expliquer autant qu’on le peut toutes ces différences qui se trouvent entre les esprits, et afin qu’un chacun remarque plus aisément dans le sien même la cause de tous les changements, qu’il y sent en différents temps, il semble à propos d’examiner en général les causes des changements qui arrivent dans les esprits animaux et dans les fibres du cerveau, parce qu’ainsi on découvrira tous ceux qui se trouvent dans l’imagination.

L’homme ne demeure guère long-temps semblable à lui-même ; tout le monde a assez de preuves intérieures de son inconstance ; on juge tantôt d’une façon et tantôt d’une autre sur le même sujet ; en un mot, la vie de l’homme ne consiste que dans la circulation du sang, et dans une autre circulation de pensées et de désirs, et il semble qu’on ne puisse guère mieux employer son temps qu’à rechercher les causes de ces changements qui nous arrivent, et apprendre ainsi à nous connaître nous-mêmes.


CHAPITRE II.
I. Des esprits animaux, et des changements auxquels ils sont sujets en général. — II. Que le chyle va au cœur, et qu’il apporte du changement dans les esprits. — III. Que le vin en fait autant.


I. Tout le monde convient assez que les esprits animaux ne sont que les parties les plus subtiles et les plus agitées du sang, qui se subtilise et s’agite principalement par la fermentation, et par le mouvement violent des muscles dont le cœur est composé ; que ces esprits sont conduits avec le reste du sang par les artères jusque dans le cerveau, et que là ils en sont séparés par quelques parties destinées à cet usage, desquelles on ne convient pas encore.

Il faut conclure de la que si le sang est fort subtil, il y aura beaucoup d’esprits animaux ; et que s’il est grossier, il y en aura peu ; que si le sang est composé de parties fort faciles à s’embraser dans le cœur et ailleurs, ou fort propres au mouvement, les esprits qui seront dans le cerveau seront extrêmement échauffés ou agités ; que si au contraire le sang ne se fermente pas assez, les esprits animaux seront languissants, sans action et sans force : enfin que, selon la solidité qui se trouvera dans les parties du sang, les esprits animaux auront plus ou moins de solidité, et par conséquent plus ou moins de force dans leur mouvement. Mais il faut expliquer plus au long toutes ces choses, et apporter des exemples et des expériences incontestables, pour en faire reconnaître plus sensiblement la vérité.

II. L’autorité des anciens n’a pas seulement aveuglé l’esprit de quelques gens, on peut même dire qu’elle leur a fermé les yeux. Car il y a encore quelques personnes si respectueuses à l’égard des anciennes opinions, ou peut-être si opiniâtres, qu’ils ne veulent pas voir des choses qu’ils ne pourraient plus contredire s’il leur plaisait seulement d’ouvrir les yeux. On voit tous les jours des personnes assez estimées par leur lecture et par leurs études, qui font des livres et des conférences publiques contre les expériences visibles et sensibles de la circulation du sang, contre celle du poids et de la force élastique de l’air, et d’autres semblables. La découverte que M. Pecquet a faite en nos jours, de laquelle on a besoin ici, est du nombre de celles qui ne sont malheureuses que parce qu’elles ne naissent pas toutes vieilles, et pour ainsi dire avec une barbe vénérable. On ne laissera pas cependant de s’en servir, et on ne craint pas que les personnes judicieuses y trouvent à redire.

Selon cette découverte, il est constant que le chyle ne va pas d’abord des viscères au foie par les veines mésaraïques, comme le croient les anciens ; mais qu’il passe des boyaux dans les veines lactées, et ensuite dans certains réservoirs où elles aboutissent toutes ; que de là il monte par le canal thoracique le long des vertèbres du dos, et se va mêler avec le sang dans la veine axillaire, laquelle entre dans le tronc supérieur de la veine cave ; et qu’ainsi, étant mêlé avec le sang, il se va rendre dans le cœur.

Il faut conclure de cette expérience que le sang mêlé avec le chyle étant fort différent d’un autre sang qui aurait déjà circulé plusieurs fois par le cœur, les esprits animaux, qui n’en sont que les plus subtiles parties, doivent être aussi tort différents dans les personnes qui sont à jeun, et dans d’autres qui viendraient de manger. De plus, parce que, entre les viandes et les breuvages dont on se sert, il y en a d’une infinité de sortes, et même ceux qui s’en servent ont des corps diversement disposés ; deux personnes qui viennent de dîner, et qui sortent d’une même table, doivent sentir dans leur faculté d’imaginer une si grande variété de changements qu’il n’est pas possible de la décrire.

Il est vrai que ceux qui jouissent d’une santé parfaite font une digestion si achevée, que le chyle entrant dans le cœur n’en augmente ou n’en diminue presque point la chaleur, et n’empêche pas que le sang ne s’y fermente presque de la même façon que s’il y entrait seul : de sorte que leurs esprits animaux, et par conséquent leur faculté d’imaginer, n’en reçoivent presque pas de changement. Mais pour les vieillards et les infirmes, ils remarquent en eux-mêmes des changements fort sensibles après leur repas. Ils s’assoupissent presque tous, ou pour le moins leur imagination devient toute languissante et n’a plus de vivacité ni de promptitude ; ils ne conçoivent plus rien distinctement ; ils ne peuvent s’appliquer à quoi que ce soit ; en un mot, ils sont tout autres qu’ils n’étaient auparavant.

III. Mais afin que les plus sains et les plus robustes aient aussi des preuves sensibles de ce que l’on vient de dire, ils n’ont qu’à faire réflexion sur ce qui leur est arrivé quand ils ont bu du vin bien plus qu’à l’ordinaire, ou bien sur ce qui leur arrivera quand ils ne boiront que du vin dans un repas, et que de l’eau dans un autre. Car ou est assuré que s’ils ne sont entièrement stupides, ou si leur corps n’est composé d’une façon tout extraordinaire, ils sentiront aussitôt de la gaieté, ou quelque petit assoupissement, ou quelque autre accident semblable.

Le vin est si spiritueux, que ce sont des esprits animaux presque tout formés ; mais des esprits libertins, qui ne se soumettent pas volontiers aux ordres de la volonté à cause de leur solidité et de leur agitation excessive. Ainsi, dans les hommes même les plus forts et les plus vigoureux, il produit de plus grands changements dans l’imagination et dans toutes les parties du corps que les viande set les autres breuvages. Il donne du croc-en-jambe, pour parler comme Plaute[1] ; et il produit dans l’esprit bien des effets qui ne sont pas si avantageux que ceux qu’Horace décrit en ces vers :

Quid non ebrietas désignat ! operta recludit :
Spes jubet esse rates : in prœlia trudit inermem :
Sollicitis anímis onus eximit : addocet artes.
Fecundi calices quem non fecere disertum !
Contracta quem non in paupertate solutum !

Il serait assez facile de rendre raison des principaux effets que le mélange du chyle avec le sang produit dans les esprits animaux, et ensuite dans le cerveau et dans l’âme même ; comme pourquoi le vin réjouit, pourquoi il donne une certaine vivacité à l’esprit quand on en prend avec modération, pourquoi il l’abrutit avec le temps quand on en fait excès, pourquoi on est assoupi après le repas, et de plusieurs autres choses, desquelles on donne ordinairement des raisons fort ridicules. Mais outre qu’on ne fait pas ici une physique, il faudrait donner quelque idée de l’anatomie du cerveau, ou faire quelques suppositions, comme M. Descartes en fait dans le traité qu’il a fait de l’homme, sans lesquelles il n’est pas possible de s’expliquer. Mais enfin, si on lit avec attention ce traité de M. Descartes, on pourra peut-être se satisfaire sur toutes ces questions : parce que cet auteur explique toutes ces choses, ou du moins il en donne assez de connaissance pour les découvrir après de soi-même par la méditation, pourvu qu’on ait quelque connaissance de ses principes.


CHAPITRE III.
Que l’air qu’on respire cause aussi quelque changement dans les esprits.


La seconde cause générale des changements qui arrivent dans les esprits animaux est l’air que nous respirons. Car quoiqu’il ne fasse pas d’abord des impressions si sensibles que le chyle, cependant il fait à la longue ce que les sucs des viandes font en peu de temps. Cet air entre des branches de la trachée-artère dans celles de l’artère veineuse : de là il se mêle et se fermente avec le reste du sang dans le cœur ; et selon sa disposition particulière et celle du sang, il produit de très-grands changements dans les esprits animaux, et par conséquent dans la faculté d’imaginer.

Je sais qu’il y a quelques personnes qui ne croient pas que l’air se mêle avec le sang dans les poumons et dans le cœur, parce qu’ils ne peuvent découvrir avec leurs yeux, dans les branches de la trachée-artère et dans celles de l’artère veineuse, les passages par où cet air se communique. Mais il ne faut pas que l’action de l’esprit s’arrête avec celle des sens ; il peut pénétrer ce qui leur est impénétrable et s’attacher à des choses qui n’ont point de prise pour eux. Il est indubitable qu’il passe continuellement quelques parties du sang des branches de la veine artérieuse dans celles de la trachée-artère ; l’odeur et l’humidité de l’haleine le prouvent assez ; et cependant les passages de cette communication sont imperceptibles. Pourquoi donc les parties subtiles de l’air ne pourraient-elles pas passer des branches de la trachée-artère dans l’artere veineuse quoique les passages de cette communication ne soient pas visibles. Enfin il se transpire beaucoup plus d’humeurs par les pores imperceptibles des artères et de la peau qu’il n’en sort par les autres passages du corps, et les métaux même les plus solides n’ont point de pores si étroits qu’il ne se rencontre encore dans la nature, des corps assez petits pour y trouver le passage libre, puisque autrement ces pores se fermeraient.

Il est vrai que les parties grossières et branchues de l’air ne peuvent point passer par les pores ordinaires des corps, et que l’ean même, quoique fort-grossière, peut se glisser par des chemins où cet air est obligé de s’arrêter. Mais on ne parle pas ici de ces parties les plus grossières de l’aír ; elles sont, ce semble, assez inutiles pour la fermentation. On ne parle que des plus petites, parties roides, piquantes, et qui n’ont que fort peu de branches qui les puissent arrêter, parce que ce sont apparemment les plus propres pour la fermentation du sang.

Je pourrais cependant assurer, sur le rapport de Silvius, que l’air même le plus grossier passe de la trachée-artère dans le cœur, puisqu’il assure lui-même qu’il l’y a vu passer par l’adresse de M. Swammerdam. Car il est plus raisonnable de croire un homme qui dit avoir vu, qu’un million d’autres qui parlent en l’air. Il est donc certain que les parties les plus subtiles de l’air que nous respirons entrent dans notre cœur ; qu’elles y entretiennent avec le sang et le chyle la chaleur qui donne la vie et les mouvements à notre corps, et que, selon leurs différentes qualités, elles apportent de grands changements dans la fermentation du sang et dans les esprits animaux.

On reconnaît tous les jours la vérité de ceci par les diverses humeurs, et les différens caractères d’esprit des personnes de différents pays. Les Gascons, par exemple, ont l’imagination bien plus vive que les Normands. Ceux de Rouen et de Dieppe et les Picards diffèrent tous entre eux, et encore bien plus des Bas-Normands, quoiqu’ils soient assez proches les uns des autres. Mais si on considère les hommes qui vivent dans des pays plus éloignés, on y rencontrera des différences encore bien plus étranges, comme entre un Italien et un Flamand ou un Hollandais. Enfin il y a des lieux renommés de tout temps par la sagesse de leurs habitants, comme Theman et Athènes[2] ; et d’autres pour leur stupidité. comme Thèbes, Abdère et quelques autres.

Athenis tenue cœlum, ex quo acutiores etiam putantur Attici ; crassum Thebis. (Cic., De fato.)
Abderitanœ pectora plebis habes. (Mart.)
Bœotum in crasso jurares aere natum. (Hor.)


CHAPITRE IV.
I. Du changement des esprits causé par les nerfs qui vont au cœur et aux poumons. — II. De celui qui est causé par les nerls qui vont au foie, à la rate, et dans les viscères. — III. Que tout cela se fait contre notre volonté, mais que cela ne se peut faire sans une providence.


La troisième cause des changements qui arrivent aux esprits animaux est la plus ordinaire et la plus agissante de toutes ; parce que c’est elle qui produit, qui entretient et qui fortifie toutes les passions. Pour la bien comprendre, il faut savoir que la cinquième. la sixième et la huitième paire des nerfs envoient la plupart de leurs rameaux dans la poitrine et dans le ventre, où ils ont des usages bien utiles pour la conservation du corps, mais extrêmement dangereux pour l’âme ; parce que ces nerfs ne dépendent point dans leur action de la volonté des hommes, comme ceux qui servent à remuer les bras, les jambes et les autres parties extérieures du corps, et qu’ils agissent beaucoup plus sur l’àme que l’âme n’agit sur eux.

I. Il faut donc savoir que plusieurs branches de la huitième paire des nerfs se jettent entre les fibres du principal de tous les muscles, qui est le cœur ; qu’ils environnent ses ouvertures, ses oreillettes et ses artères ; qu’ils se répandent même dans la substance du poumon, et qu’ainsi par leurs différents mouvements ils produisent des changements fort considérables dans le sang. Car les nerfs qui sont répandus entre les fibres du cœur, le faisant quelquefois étendre et raccourcir avec trop de force et de promptitude, poussent avec une violence extraordinaire quantité de sang vers la tête et vers toutes les parties extérieures du corps ; quelquefois aussi ces mêmes nerfs font un effet tout contraire. Pour les nerfs qui environnent les ouvertures du cœur, ses oreillettes et ses artères, ils font à peu près le même effet que les registres avec lesquels les chimistes modèrent la chaleur de leurs fourneaux, et que les robinets dont on se sert dans les fontaines pour régler le cours de leurs eaux. Car l’usage de ces nerfs est de serrer et d’élargir diversement les ouvertures du cœur, de hâter et de retarder de cette manière l’entrée et la sortie du sang, et d’en augmenter ainsi et d’en diminuer la chaleur. Enfin, les nerfs qui sont répandus dans le poumon ont aussi le même usage ; car le poumon n’étant composé que des branches de la trachée-artère, de la veine artérieuse et de l’artère veineuse entrelacées les unes dans les autres, il est visible que les nerfs qui sont répandus dans sa substance empêchent par leur contraction que l’air ne passe avec assez de liberté des branches de la trachée-artère, et le sang de celles de la veine artérieuse, dans l’artère veineuse pour se rendre dans le cœur. Ainsi ces nerfs, selon leur différente agitation, augmentent ou diminuent encore la chaleur et le mouvement du sang.

Nous avons dans toutes nos passions des expériences fort sensibles de ces différents degrés de chaleur de notre cœur. Nous l’y sentons manifestement diminuer et s’augmenter quelquefois tout d’un coup ; et comme nous jugeons faussement que nos sensations sont dans les parties de notre corps à l’occasion desquelles elles s’excitent en notre âme, ainsi qu’il a été expliqué dans le premier livre, presque tous les philosophes se sont imaginé que le cœur était le siége principal des passions de l’âme, et c’est même encore aujourd’hui l’opinion la plus commune.

Or, parce que la faculté d’imaginer reçoit de grands changements par ceux qui arrivent aux esprits animaux, et que les esprits animaux sont fort différents selon la différente fermentation ou agitation du sang qui se fait dans le cœur, il est facile de reconnaître ce qui fait que les personnes passionnées imaginent les choses tout autrement que ceux qui les considèrent de sang-froid.

II. L’autre cause, qui contribue fort à diminuer et à augmenter ces fermentations extraordinaires du sang, consiste dans l’action de plusieurs autres rameaux des nerfs, desquels nous venons de parler.

Ces rameaux se répandent dans le foie, qui contient la plus subtile partie du sang, ou ce qu’on appelle ordinairement la bile ; dans la rate, qui contient la plus grossière, ou la mélancolie ; dans le pancréas, qui contient un suc acide très-propre, ce semble, pour la fermentation ; dans l’estomac, les boyaux et les autres parties qui contiennent le chyle ; enfin ils se répandent dans tous les endroits, qui peuvent contribuer quelque chose pour varier la fermentation ou le mouvement du sang. Il n’y a pas même jusqu’aux artères et aux veines qui ne soient liées de ces nerfs, comme M. Willis l’a découvert du tronc inférieur de la grande artère qui en est liée proche du cœur, de l’artère axillaíre du côté droit, de la veine émulgente et de quelques autres.

Ainsi l’usage des nerfs étant d’agiter diversement les parties auxquelles ils sont attachés, il est facile de concevoir comment, par exemple, le nerf qui environne le foie peut en le serrant faire couler grande quantité de bile dans les veines et dans le canal de la bile, laquelle s’étant mêlée avec le sang dans les veines, et avec le chyle par le canal de la bile, entre dans le cœur et y produit une chaleur bien plus ardente qu’à l’ordinaire. Ainsi lorsqu’on est ému de certaines passions, le sang bout dans les artères et dans les veines ; l’ardeur se répand dans tout le corps ; le feu monte à la tête, et elle se remplit d’un si grand nombre d’esprits animaux trop vifs et trop agités, que par leur cours impétueux ils empêchent l’imagination de se représenter d’autres choses que celles dont ils forment des images dans le cerveau, c’est-à-dire de penser à d’autres objets qu’à ceux de la passion qui domine.

Il en est de même des petits nerfs qui vont à la rate ou à d’autres parties qui contiennent une matière plus grossière et moins susceptible de chaleur et de mouvement ; ils rendent l’imagination toute languissante et tout assoupie, en faisant couler dans le sang quelque matière grossière et difficile à mettre en mouvement.

Pour les nerfs qui environnent les artères et les veines, leur usage est d’empêcher le sang de passer, et de l’obliger en les serrant de s’écouler dans les lieux où il trouve le passage libre. Ainsi la partie de la grande artère qui fournit du sang à toutes les parties qui sont au-dessous du cœur, étant liée et serrée par ces nerfs, le sang doit nécessairement entrer dans la tête en plus grande abondance, et produire ainsi du changement dans les esprits animaux, et par conséquent dans l’imagination.

III. Il faut bien remarquer que tout cela ne se fait que par machine, je veux dire que tous les différents mouvements de ces nerfs dans toutes les passions différentes n’arrivent point par le commandement de la volonté, mais se font au contraire sans ses ordres, et même contre ses ordres ; de sorte qu’un corps sans âme disposé comme celui d’un homme sain, serait capable de tous les mouvements qui accompagnent nos passions. Ainsi les bêtes mêmes en peuvent avoir de semblables quand elles ne seraient que de pures machines.

C’est ce qui nous doit faire admirer la sagesse incompréhensible de celui qui a si bien rangé tous ces ressorts, qu’il suffit qu’un objet remue légèrement le nerf optique d’une telle ou telle manière pour produire tant de divers mouvements dans le cœur, dans les autres parties intérieures du corps et même sur le visage. Car on a découvert depuis peu que le même nerf qui répand quelques rameaux dans le cœur et dans les autres parties intérieures, communique aussi quelques-unes de ses branches aux yeux, à la bouche et aux autres parties du visage. De sorte qu’il ne peut s’élever aucune passion au dedans qui ne paraisse au dehors, parce qu’il ne peut y avoir de mouvement dans les branches qui vont au cœur, qu’il n’en arrive quelqu’un dans celles qui sont répandues sur le visage.

La correspondance et la sympathie qui se trouve entre les nerfs du visage et quelques autres qui répondent à d’autres endroits du corps qu’on ne peut nommer, est encore bien plus remarquable ; et ce qui fait cette grande sympathie, c’est, comme dans les autres passions, que les petits nerfs qui vont au visage ne sont encore que des branches de celui qui descend plus bas.

Lorsqu’on est surpris de quelque passion violente, si l’on prend soin de faire réflexion sur ce que l’on sent dans les entrailles et dans les autres parties du corps où les nerfs s’insinuent, comme aussi aux changements de visage qui l’accompagnent ; et si on considère que toutes ces diverses agitations de nos nerfs sont entièrement involontaires, et qu’elles arrivent même malgré toute la résistance que notre volonté y apporte, on n’aura pas grand-peine à se laisser persuader de la simple exposition que l’on vient de faire de tous ces rapports entre les nerfs.

Mais si l’on examine les raisons et la fin de toutes ces choses, on y trouvera tant d’ordre et de sagesse, qu’une attention un peu sérieuse sera capable de convaincre les personnes les plus attachées à Êpicure et à Lucrèce qu’il y a une providence qui régit le monde. Quand je vois une montre, j’ai raison de conclure qu’il y a une intelligence, puisqu’il est impossible que le hasard ait pu produire et arranger toutes ses roues. Comment donc serait-il possible que le hasard et la rencontre des atomes fût capable d’arranger dans tous les hommes et dans tous les animaux tant de ressorts divers, avec la justesse et la proportion que je viens d’expliquer, et que les hommes et les animaux en engendrassent d’autres qui leur fussent tout à fait semblables ? Ainsi il est ridicule de penser ou de dire comme Lucrèce, que le hasard a formé toutes les parties qui composent l’homme ; que les yeux n’ont point été faits pour voir, mais qu’on s’est avisé de voir parce qu’on avait des yeux ; et ainsi des autres parties du corps. Voici ses paroles :

Lumina ne facias oculorum clara creata
Prospicere ut possimus, et ut proferre vial
Proceros passus, ideo fastigia posse
Surarum ac feminum pedibus fundata plicari :
Brachia tum porro validis exapta lacertis
Esse, manusque datas utraque ex parte ministras
Ut facere ad vitam possimus, quæ foret usus.
Cætera de genere hoc inter quæcumque pretantur
Omnia perversa præpostera sunt ratione.
Nil ideo natum est in nostro corpore ut uti
Possimus ; sed quod natum est. id procreat usum[3]

Ne faut-il pas avoir une étrange aversion d’une providence pour s’aveugler ainsi volontairement de peur de la reconnaître, et pour tâcher de se rendre insensible à des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que celles que la nature nous en fournit ? Il est vrai que quand on affecte une fois de faire l’esprit fort, ou plutôt l’impie, ainsi que faisaient les épicuriens, on se trouve incontinent tout couvert de ténèbres, et on ne voit plus que de fausses lueurs ; on nie hardiment les choses les plus claires, et on assure fièrement et magistralement les plus fausses et les plus obscures.

Le poëte que je viens de citer peut servir de preuve de cet aveuglement des esprits forts. Car il prononce hardiment et contre toute apparence de vérité sur les questions les plus difficiles et les plus obscures, et il semble qu’il n’aperçoive pas les idées même les plus claires et les plus évidentes. Si je m’arrêtais à rapporter des passages de cet auteur pour justifier ce que je dis, je ferais une digression trop longue et trop ennuyeuse. S’il est permis de faire quelques réflexions qui arrêtent pour un moment l’esprit sur des vérités essentielles, il n’est jamais permis de faire des digressions qui détournent l’esprit pendant un temps considérable de l’attention à son principal sujet, pour l’appliquer à des choses de peu d’importance.

On vient d’expliquer les causes générales tant extérieures qu’intérieures qui produisent du changement dans les esprits animaux, et par conséquent dans la faculté d’imaginer. On a fait voir que les extérieures sont les viandes dont on se nourrit et l’air que l’on respire, et que l’intérieure consiste dans l’agitation involontaire de certains nerfs. On ne sait point d’aμtres causes générales et l’en assure même qu’il n’y en a point. De sorte que la faculté d’imaginer ne dépendant de la part du corps que de ces deux choses, savoir, des esprits animaux et de la disposition du cerveau sur lequel ils agissent, il ne reste plus ici pour donner une parfaite connaissance de l’imagination que d’exposer les différents changements qui peuvent arriver dans la substance du cerveau. Mais avant que d’examiner ces changements il est à propos d’expliquer la liaison de nos pensées avec les traces du cerveau, et la liaison réciproque de ces traces. Il faudra aussi donner quelque idée de la mémoire et des habitudes, c’est-à-dire de cette facilité que nous avons de penser à des choses auxquelles nous avons déjà pensé, et de faire des choses que nous avons déjà faites.


CHAPITRE V.
I. De la liaison des idées de l’esprit avec les traces du cerveau. — II. De la liaison réciproque qui est entre ces traces. — III. De la mémoire. — IV. Des habitudes.


De toutes les choses matérielles, il n’y en a point de plus digne de l’application des hommes que la structure de leur corps et que la correspondance qui est entre toutes les parties qui le composent ; et de toutes les choses spirituelles, il n’y en a point dont la connaissance leur soit plus nécessaire que celle de leur âme, et de tous les rapports qu’elle a indispensablement avec Dieu, et naturellement avec le corps.

Il ne suffit pas de sentir ou de connaître confusément que les traces du cerveau sont liées les unes avec les autres, et qu’elles sont suivies du mouvement des esprits animaux ; que les traces réveillées dans le cerveau réveillent des idées dans l’esprit, et que des mouvements excités dans les esprits animaux excitent des passions dans la volonté. Il faut autant qu’on le peut savoir distinctement la cause de toutes ces liaisons différentes, et principalement les effets qu’elles sont capables de produire.

Il en faut connaître la cause, parce qu’il faut connaître celui qui seul est capable d’agir en nous et de nous rendre heureux ou malheureux ; et il en faut connaître les effets parce qu’il faut nous connaître nous-mêmes autant que nous le pouvons, et les autres hommes avec qui nous devons vivre. Alors nous saurons les moyens de nous conduire et de nous conserver nous-mêmes dans l’état le plus heureux et le plus parfait où l’on puisse parvenir, selon l’ordre de la nature et selon les règles de l’Évangile ; et nous pourrons vivre avec les autres hommes, en connaissant exactement et les moyens de nous en servir dans nos besoins, et ceux de les aider dans leurs misères.

Je ne prétends pas expliquer dans ce chapitre un sujet si vaste et si étendu. Je ne prétends pas même de le faire entièrement dans tout cet ouvrage. Il y a beaucoup de choses que je ne connais pas encore, et que je n’espère pas de bien connaître ; et il y en a quelques-unes que je crois savoir, et que je ne puis expliquer. Car il n’y a point d’esprit si petit qu’il soit qui ne puisse en méditant découvrir plus de vérités que l’homme du monde le plus éloquent n’en pourrait déduire.

I. Il ne faut pas s’imaginer, comme la plupart des philosophes, que l’esprit devient corps lorsqu’il s’unit au corps, et que le corps devient esprit lorsqu’il s’unit à l’esprit. L’âme n’est point répandue dans toutes les parties du corps afin de lui donner la vie et le mouvement, comme l’imagination se le figure ; et le corps ne devient point capable de sentiment par l’union qu’il a avec l’esprit, comme nos sens faux et trompeurs semblent nous en convaincre., Chaque substance demeure ce qu’elle est ; et comme l’âme n’est point capable d’étendue et de mouvements, le corps n’est point capable de sentiment et d’inclinations. Toute l’alliance de l’esprit et du corps qui nous est connue consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l’âme avec les traces du cerveau, et des émotions de l’âme avec les mouvements des esprits animaux.

Dès que l’âme reçoit quelques nouvelles idées, il s’imprime dans le cerveau de nouvelles traces : et dès que les objets produisent de nouvelles traces, l’âme reçoit de nouvelles idées. Ce n’est pas qu’elle considère ces traces, puisqu’elle n’en a aucune connaissance ; ni que ces traces renferment ces idées, puisqu’elles n’y ont aucun rapport ; ni enfin qu’elle reçoive ses idées de ces traces, car, comme nous expliquerons ailleurs, il n’est pas concevable que l’esprit reçoive quelque chose du corps, et qu’il devienne plus éclairé qu’il n’est en se tournant vers lui, ainsi que les philosophes le prétendent, qui veulent que ce soit par conversion aux fantômes ou aux traces du cerveau, per conversionem ad phantasmata, que l’esprit aperçoive toutes choses.

De même, dès que l’âme veut que le bras soit mu, le bras est mu, quoiqu’elle ne sache pas seulement ce qu’il faut faire pour le remuer ; et dès que les esprits animaux sont agités l’âme se trouve émue, quoiqu’elle ne sache pas seulement s’il y a dans son corps des esprits animaux.

Lorsque je traiterai des passions, je parlerai de la liaison qu’il y a entre les traces du cerveau et les mouvements des esprits, et de celle qui est entre les idées et les émotions de l’âme, car toutes les passions en dépendent. Je dois seulement parler ici de la liaison des idées avec les traces, et de la liaison des traces les unes avec les autres.

Il y a trois causes fort considérables de la liaison des idées avec les traces. La première et la plus générale, c’est l’identíté du temps. Car il suffit souvent que nous ayons eu certaines pensées dans le temps qu’il y avait dans notre cerveau quelques nouvelles traces, afin que ces traces ne puissent plus se produire sans que nous ayons de nouveau ces mêmes pensées. Si l’idée de Dieu s’est présentée à mon esprit dans le même temps que mon cerveau a été frappé de la vue de ces trois caractères Iah ou du son de ce même mot, il suffira que les traces que ces caractères ou leur son auront produites se réveillent, afin que je pense à Dieu, et je ne pourrai penser à Dieu qu’il ne se produise dans mon cerveau quelques traces confuses des caractères ou des sons qui auront accompagné les pensées que j’aurai eues de Dieu ; car, le cerveau n’étant jamais sans traces, il a toujours celles qui ont quelque rapport à ce que nous pensons, quoique souvent ces traces soient fort imparfaites et fort confuses.

La seconde cause de la liaison des idées avec les traces, et qui suppose toujours la première, c’est la volonté des hommes. Cette volonté est nécessaire, afin que cette liaison des idées avec les traces soit réglée et accommodée à l’usage. Car si les hommes n’avaient pas naturellement de l’inclination à convenir entre eux pour attacher leurs idées à des signes sensibles ; non seulement cette liaison des idées serait entièrement inutile pour la société, mais elle serait encore fort déréglée et fort imparfaite.

Premièrement, parce que les idées ne se lient fortement avec les traces que lorsque les esprits étant agités, ils rendent ces traces profondes et durables ; De sorte que les esprits n’étant agités que par les passions, si les hommes n’en avaient aucune pour communiquer leurs sentiments et pour entrer dans ceux des autres, il est évident que la liaison exacte de leurs idées à certaines traces serait bien faible ; puisqu’ils ne s’assujettissent à ces liaisons exactes et régulières que pour se communiquer leurs pensées.

Secondement, la répétition de la rencontre des mêmes idées avec les mêmes traces étant nécessaire pour former une liaison qui se puisse conserver long-temps, puisqu’une première rencontre, si elle n’est accompagnée d’un mouvement violent d’esprits animaux, ne peut faire de fortes liaisons, il est clair que si les hommes ne voulaient pas convenir, ce serait le plus grand hasard du monde s’il arrivait de ces rencontres des mêmes idées et des mêmes traces. Ainsi la volonté des hommes est nécessaire pour régler la liaison des mêmes idées avec les mêmes traces, quoique cette volonté de convenir ne soit pas tant un effet de leur choix et de leur raison qu’une impression de l’auteur de la nature qui nous a tous faits les uns pour les autres, et avec une inclination très-forte à nous unir par l’esprit autant que nous le sommes par le corps.

La troisième cause de la liaison des idées avec les traces, c’est la nature ou la volonté constante et immuable du Créateur. Il y a, par exemple, une liaison naturelle, et qui ne dépend point de notre volonté, entre les traces que produisent un arbre ou une montagne que nous voyons, et les idées d’arbres ou de montagnes ; entre les traces que produisent dans notre cerveau le cri d’un homme, ou d’un animal qui souffre, et que nous entendons se plaindre, l’air du visage d’un homme qui nous menace ou qui nous craint, et les idées de douleur, de force, de faiblesse, et même entre les sentiments de compassion, de crainte et de courage qui se produisent en nous.

Ces liaisons naturelles sont les plus fortes de toutes ; elles sont semblables généralement dans tous les hommes, et elles sont absolument nécessaires à la conservation de la vie. C’est pourquoi elles ne dépendent point de notre volonté : car si la liaison des idées avec les sons et certains caractères est faible et fort différente dans différents pays, c’est qu’elle dépend de la volonté faible et changeante des hommes ; et la raison pour laquelle elle en dépend, c’est parce que cette liaison n’est point absolument nécessaire pour vivre, mais seulement pour vivre comme des hommes qui doivent former entre eux une société raisonnable.

Il faut bien remarquer ici que la liaison des idées qui nous représentent des choses spirituelles distinguées de nous, avec les traces de notre cerveau, n’est point naturelle et ne le peut être ; et, par conséquent, qu’elle est ou qu’elle peut être différente dans tous les hommes, puisqu’elle n’a point d’autre cause que leur volonté et l’identité du temps dont j’ai parlé auparavant. Au contraire, la liaison des idées de toutes les choses matérielles avec certaines traces particulières est naturelle ; et par conséquent, il y a certaines traces qui réveillent la même idée dans tous les hommes. On ne peut douter, par exemple, que tous les hommes n’aient l’idée d’un carré à la vue d’un carré, parce que cette liaison est naturelle ; mais on peut douter qu’ils aient tous l’idée d’un carré lorsqu’ils entendent prononcer ce mot carré, parce que cette liaison est entièrement volontaire. Il faut penser la même chose de toutes les traces qui sont liées avec les idées des choses spirituelles.

Mais, parce que les traces qui ont une liaison naturelle avec les idées touchent et appliquent l’esprit, et le rendent par conséquent attentif, la plupart des hommes ont assez de facilité pour comprendre et retenir les vérités sensibles et palpables, c’est-à-dire les rapports qui sont entre les corps ; et, au contraire, parce que les traces qui n’ont point d’autre liaison avec les idées que celle que la volonté y a mises ne frappent point vivement l’esprit, tous les hommes ont assez de peine à comprendre et encore plus à retenir les vérités abstraites, c’est-à-dire les rapports qui sont entre les choses qui ne tombent point sous l’imagination. Mais lorsque ces rapports sont un peu composés, ils paraissent absolument incompréhensibles, principalement à ceux qui n’y sont point accoutumés, parce qu’ils n’ont point fortifié la liaison de ces idées abstraites avec leurs traces par une méditation continuelle ; et quoique les autres les aient parfaitement comprises, ils les oublient en peu de temps, parce que cette liaison n’est presque jamais aussi forte que les naturelles.

ll est si vrai que toute la difficulté que l’on a à comprendre et à retenir les choses spirituelles et abstraites vient de la difficulté que l’on a à fortifier la liaison de leurs idées avec les traces du cerveau, que lorsqu’on trouve moyen d’expliquer par les rapports des choses matérielles ceux qui se trouvent entre les choses spirituelles, on les fait aisément comprendre, et on les imprime de telle sorte dans l’esprit, que non-seulement on en est fortement persuadé, mais encore qu’on les retient avec beaucoup de facilité. L’idée générale que l’on a donnée de l’esprit dans le premier chapitre de cet ouvrage, est peut-être une assez bonne preuve de ceci.

Au contraire, lorsqu’on exprime les rapports qui se trouvent entre les choses matérielles, de telle manière qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre les idées de ces choses et les traces de leurs expressions, on a beaucoup de peine à les comprendre et on les oublie facilement.

Ceux, par exemple, qui commencent l’étude de l’algèbre ou de l’analyse ne peuvent comprendre les démonstrations algébriqueœ qu’avec beaucoup de peine, et, lorsqu’ils les ont une fois comprises, ils ne s’en souviennent pas long-temps, parce que les carrés, par exemple, les parallélogrammes, les cubes, les solides, etc., étant exprimés par aa, ab, a3, abc, etc., dont les traces n’ont point de liaison naturelle avec leurs idées, l’esprit ne trouve point de prise pour s’en fixer les idées et pour en examiner les rapports.

Mais ceux qui commencent la géométrie commune conçoivent très-clairement et très-promptement les petites démonstrations qu’on leur explique, pourvu qu’ils entendent très-distinctement les termes dont on se sert, parce que les idées de carré, de cercle, etc., sont liées naturellement avec les traces des figures qu’ils voient devant leurs yeux. Il arrive même souvent que la seule exposition de la figure qui sert à la démonstration la leur fait plutôt comprendre que les discours qui l’expliquent, parce que les mots n’étant liés aux idées que par une institution arbitraire, ils ne réveillent pas ces idées avec assez de promptitude et de netteté pour en reconnaître facilement les rapports, car c’est principalement à cause de cela qu’il y a de la difficulté à apprendre les sciences.

On peut en passant reconnaître par ce que je viens de dire, que ces écrivains qui fabriquent un grand nombre de mots nouveaux et de nouvelles figures pour expliquer leurs sentiments font souvent des ouvrages assez inutiles. Ils croient se rendre intelligibles, lorsqu’en effet ils se rendent incompréhensibles. Nous définissons tous nos termes et tous nos caractères, disent-ils, et les autres en doivent convenir. Il est vrai, les autres en conviennent de volonté, mais leur nature y répugne. Leurs idées ne sont point attachées ces termes nouveaux ; parce qu’il faut pour cela de l’usage et un grand usage. Les auteurs ont peut-être cet usage, mais les lecteurs ne l’ont pas. Lorsqu’on prétend instruire l’esprit, il est nécessaire de le connaître ; parce qu’il faut suivre la nature et ne pas l’irriter ni la choquer.

On ne doit pas cependant condamner le soin que prennent les mathématiciens de définir leurs termes, car il est évident qu’il les faut définir pour ôter les équivoques ; mais, autant qu’on le peut, il faut se servir de termes qui soient reçus ou dont la signification ordinaire ne soit pas fort éloignée de celle qu’on prétend introduire, et c’est ce qu’on n’observe pas toujours dans les mathématiques.

On ne prétend pas aussi, par ce qu’on vient de dire, condamner l’algèbre, telle principalement que M. Descartes l’a rétablie ; car encore que la nouveauté de quelques expressions de cette science lasse d’abord quelque peine à l’esprit, il y a si peu de variété et de confusion dans ces expressions, et le secours que l’esprit en reçoit surpasse si fort la difficulté qu’il y a trouvée, qu’on ne croit pas qu’il se puisse inventer une manière de raisonner et d’exprimer ses raisonnements qui s’accommode mieux avec la nature de l’esprit et qui puisse le porter plus avant dans la découverte des vérités inconnues. Les expressions de cette science ne partagent point la capacité de l’esprit ; elles ne chargent point la mémoire ; elles abrègent d’une manière merveilleuse toutes nos idées et tous nos raisonnements, et elles les rendent même en quelque manière sensibles par l’usage. Enfin leur utilité est beaucoup plus grande que celle des expressions, quoique naturelles, des figures dessinées de triangles, de carrés et autres semblables qui ne peuvent servir à la recherche et à l’exposition des vérités un peu cachées : mais c’est assez parler de la liaison des idées avec les traces du cerveau ; il est à propos de dire quelque chose de la liaison des traces les unes avec les autres, et par conséquent de celle qui est entre les idées qui répondent à ces traces.

II. Cette liaison consiste en ce que les traces du cerveau se lient si bien les unes avec les autres qu’elles ne peuvent plus se réveiller sans toutes celles qui ont été imprimées dans le même temps. Si un homme, par exemple, se trouve dans quelque cérémonie publique, s’il en remarque toutes les circonstances et toutes les principales personnes qui y assistent, le temps, le lieu, le jour et toutes les autres particularités, il suffira qu’il se souvienne du lieu, ou même d’une autre circonstance moins remarquable de la cérémonie, pour se représenter toutes les autres. C’est pour cela que quand nous ne nous souvenons pas du nom principal d’une chose, nous le désignons suffisamment en nous servant d’un nom qui signifie quelque circonstance de cette chose. Comme ne pouvant pas nous souvenir du nom propre d’une église, nous pouvons nous servir d’un autre nom qui signifie une chose qui y a quelque rapport. Nous pouvons dire : c’est cette église où il y avait tant de presse, où monsieur… prêchait, où nous allâmes dimanche ; et ne pouvant trouver le nom propre d’une personne, ou étant plus à propos de le désigner d’une autre manière, on le peut marquer par ce visage picoté de vérole, ce grand homme bienfait, ce petit bossu, selon les inclinations qu’on a pour lui, quoiqu’on ait tort de se servir de paroles de mépris.

Or la liaison mutuelle des traces, et par conséquent des idées les unes avec les autres, n’est pas seulement le fondement de toutes les figures de la rhétorique, mais encore d’une infinité d’autres choses de plus grande conséquence dans la morale, dans la politique, et généralement dans toutes les sciences qui ont quelque rapport à l’homme, et par conséquent de beaucoup de choses dont nous parlerons dans la suite.

La cause de cette liaison de plusieurs traces est l’ídentité du temps auquel elles ont été imprimées dans le cerveau, car il suffit que plusieurs traces aient été produites dans le même temps, afin qu’elles ne puissent plus se réveiller que toutes ensemble, parce que les esprits animaux trouvant le chemin de toutes la traces qui se sont faites dans le même temps, en trouvent, ils y continuent leur chemin à cause qu’ils y passent plus facilement que par les autres endroits du cerveau : c’est là la cause de la mémoire et des habitudes corporelles qui nous sont communes avec les bêtes.

Ces liaisons des traces ne sont pas toujours jointes avec les émotions des esprits, parce que toutes les choses que nous voyons ne nous paraissent pas toujours ou bonnes ou mauvaises. Ces liaisons peuvent aussi changer et se rompre, parce que n’étant pas toujours nécessaires à la conservation de la vie, elles ne doivent pas toujours être les mêmes.

Mais il y a dans notre cerveau des traces qui sont liées naturellement les unes avec les autres, et encore avec certaines émotions des esprits, parce que cela est nécessaire à la conservation de la vie, et leur liaison ne peut se rompre, ou ne peut se rompre facilement, parce qu’il est bon qu’elle soit toujours la même. Par exemple, la trace d’une grande hauteur que l’on voit au-dessous de soi, et de laquelle on est en danger de tomber, ou la trace de quelque grand corps qui est prêt à tomber sur nous et à nous écraser, est naturellement liée avec celle qui nous représente la mort, et avec une émotion des esprits qui nous dispose à la fuite et au désir de fuir. Cette liaison ne change jamais, parce qu’il est nécessaire qu’elle soit toujours la même, et elle consiste dans une disposition des fibres du cerveau que nous avons des notre naissance.

Toutes les liaisons qui ne sont point naturelles se peuvent et se doivent rompre, parce que les différentes circonstances des temps et des lieux les doivent changer, afin qu’elles soient utiles à la conservation de la vie. Il est bon que les perdrix, par exemple, fuient les hommes qui ont des fusils, dans les lieux ou dans les temps où l’on leur fait la chasse ; mais il n’est pas nécessaire qu’elles les fuient en d’autres lieux et en d’autres temps. Ainsi, pour la conservation de’tous les animaux, il est nécessaire qu’il y ait de certaines liaisons de traces qui se puissent former et détruire facilement ; qu’il y en ait d’autres qui ne se puissent rompre que difficilement, et d’autres enfin qui ne se puissent jamais rompre.

Il est très-utile de rechercher avec soin les différents effets que ces différentes liaisons sont capables de produire ; car ces effets sont en très-grand nombre et de très-grande conséquence pour la connaissance de l’homme.

III. Pour explication de la mémoire, il suffit de bien comprendre cette vérité : que toutes nos différentes perceptions sont attachées aux changements qui arrivent aux fibres de la partie principale du cerveau dans laquelle l’âme réside plus particulièrement, parce que ce seul principe supposé, la nature de la mémoire est expliquée. Car de même que les branches d’un arbre, qui ont demeure quelque temps ployées d’une certaine façon, conservent quelque facilité pour être ployées de nouveau de la même manière, ainsi les fibres du cerveau, ayant une fois reçu certaines impressions par le cours des esprits animaux et par l’action des objets, gardent assez longtemps quelque facilité pour recevoir ces mêmes dispositions. Or la mémoire ne consiste que dans cette facilité, puisque l’on pense aux mêmes choses lorsque le cerveau reçoit les mêmes impressions.

Comme les esprits animaux agissent tantôt plus et tantôt moins fort sur la substance du cerveau, et que les objets sensibles font des impressions bien plus grandes que l’imagination toute seule, il est facile de là de reconnaître pourquoi on ne se souvient pas également de toutes les choses que l’on a aperçues ; pourquoi, par exemple, ce que l’on a aperçu plusieurs fois se représente d’ordinaire à l’àme plus nettement que ce que l’on n’a aperçu qu’une ou deux fois ; pourquoi on se souvient plus distinctement des choses qu’on a vues que de celles qu’on a seulement imaginées ; et ainsi pourquoi on saura mieux, par exemple, la distribution des veines dans le foie après l’avoir vue une seule fois dans la dissection de cette partie qu’après l’avoir lue plusieurs fois dans un livre d’anatomie, et d’autres choses semblables.

Que si on veut faire réflexion sur ce qu’on a dit auparavant de l’imagination et sur le peu que l’on vient de dire de la mémoire, et si l’on est délivré de ce préjugé, que notre cerveau est trop petit pour conserver des vestiges et des impressions en fort grand nombre, on aura le plaisir de découvrir la cause de tous ces effets surprenants de la mémoire, dont parle saint Augustin avec tant d’admiration, dans le dixième livre de ses Confessions. Et l’on ne veut pas expliquer ces choses plus au long, parce qque l’on croit qu’il est plus à propos que chacun se les explique à soi-même par quelque effort d’esprit ; à cause que les choses qu’on découvre par cette voie sont toujours plus agréables, et font davantage d’impression sur nous que celles qu’on apprend des autres.

IV. Pour l’explication des habitudes, il est nécessaire de savoir la manière dont on a sujet de penser que l’âme remue les parties du corps auquel elle est unie. La voici. Selon toutes les apparences du monde, il y a toujours dans quelques endroits du cerveau, quels qu’ils soient, un assez grand nombre d’esprits animaux très-agités par la chaleur du cœur d’où ils sont sortis, et tous prêts de couler dans les lieux où ils trouvent le passage ouvert. Tous les nerfs aboutissent au réservoir de ces esprits, et l’âme a le pouvoir de déterminer leur mouvement et de les conduire par ces nerfs dans tous les muscles du corps. Ces esprits y étant entrés, ils les enflent, et par conséquent ils les raccourcissent ; ainsi ils remuent les parties auxquelles ces muscles sont attachés.

On n’aura pas de peine à se persuader que l’âme remue le corps de la manière qu’on vient d’expliquer, si on prend garde que, lorsqu’on a été long-temps sans manger, on a beau vouloir donner de certains mouvements à son corps, on n’en peut venir à bout, et même l’on a quelque peine à se soutenir sur ses pieds. Mais si on trouve moyen de faire couler dans son cœur quelque chose de fort spiritueux, comme du vin ou quel qu’autre pareille nourriture, on sent aussitôt que le corps obéit avec beaucoup plus de facilité, et l’on se remue en toutes les manières qu’on souhaite. Car cette seule expérience fait, ce me semble, assez voir que l’âme ne pouvait donner de mouvement à son corps faute d’esprits animaux, et que c’est par leur moyen qu’elle a recouvre son empire sur lui.

Or, les enflures des muscles sont si visibles et si sensibles dans les agitations de nos bras et de toutes les parties de notre corps, et il est si raisonnable de croire que ces muscles ne se peuvent enfler, que parce qu’il y entre quelque corps, de même qu’un ballon ne petit se grossir ni s’enfler que parce qu’il y entre de l’air ou autre chose, qu’il semble qu’on ne puisse douter que les esprits animaux ne soient poussés du cerveau, par les nerfs, jusque dans les muscles, pour les enfler et pour y produire tous les mouvements que nous souhaitons : car un muscle étant plein, il est nécessairement plus court que s’íl était vide. Ainsi il tire et remue la partie à laquelle il est attaché, comme on le peut voir expliqué plus au long dans les livres des Passions et de l’Homme de M. Descartes. On ne donne pas cependant cette explication comme parfaitement démontrée dans toutes ses parties. Pour la rendre entièrement évidente. il y a encore plusieurs choses à désirer, desquelles il est presque impossible de s’éclaircir. Mais il est aussi assez inutile de les savoir pour notre sujet ; car, que cette explication soit vraie ou fausse, elle ne laisse pas d’être également utile pour faire connaître la nature des habitudes, parce que si l’âme ne remue point le corps de cette manière, elle le remue nécessairement de quel qu’autre qui lui est assez semblable, pour en tirer les conséquences que nous en tirons.

Mais, afin de suivre notre explication, il faut remarquer que les esprits ne trouvent pas toujours les chemins par où ils doivent passer assez ouverts et assez libres, et que cela fait que nous avons, par exemple, de la difficulté à remuer les doigts avec la vitesse qui est nécessaire pour jouer des instruments de musique, ou les muscles qui servent à la prononciation pour prononcer les mots d’une langue étrangère ; mais que peu à peu les esprits animaux, par leur cours continuel, ouvrent et aplanissent ces chemins, en sorte qu’avec le temps ils n’y trouvent plus de résistance. Or, c’est dans cette facilité que les esprits animaux ont de passer dans les membres de notre corps que consistent les habitudes.

Il est très-facile, selon cette explication, de résoudre une infinité de questions qui regardent les habitudes, comme, par exemple, pourquoi les enfants sont plus capables d’acquérir de nouvelles habitudes que les personnes plus âgées ; pourquoi il est très-difficile de perdre de vieilles habitudes ; pourquoi les hommes, à force de parler, ont acquis une si grande facilité à cela, qu’ils prononcent leurs paroles avec une vitesse incroyable, et même sans y penser, comme il n’arrive que trop souvent à ceux qui disent des prières qu’ils ont accoutumé de faire depuis plusieurs années. Cependant, pour prononcer un seul mot, il faut remuer dans un certain temps et dans un certain ordre plusieurs muscles à la fois, comme ceux de la langue, des lèvres, du gosier et du diaphragme. Mais on pourra, avec un peu de méditation, se satisfaire sur ces questions et sur plusieurs autres très-curieuses et assez utiles ; et il n’est pas nécessaire de s’y arrêter.

Il est visible, par ce que l’on vient de dire, qu’il y a beaucoup de rapport entre la mémoire et les habitudes, et qu’en un sens la mémoire peut passer pour une espèce d’habitude. Car, de même que les habitudes corporelles consistent dans la facilité que les esprits ont acquise de passer par certains endroits de notre corps ; ainsi la mémoire consiste dans les traces que les mêmes esprits ont imprimées dans le cerveau, lesquelles sont causes de la facilité que nous avons de nous souvenir des choses. De sorte que, s’il n’y avait point de perceptions attachées aux cours des esprits animaux ni à ces traces, il n’y aurait aucune différence entre la mémoire et les autres habitudes. Il n’est pas aussi plus difficile de concevoir que les bêtes, quoique sans âme et incapables d’aucune perception, se souviennent en leur manière des choses qui ont fait impression dans leur cerveau que de concevoir qu’elles soient capables d’acquérir différentes habitudes ; et, après ce que je viens de dire des habitudes, je ne vois pas qu’il y ait beaucoup plus de difficulté à se représenter comment les membres de leur corps acquièrent peu à peu différentes habitudes qu’à concevoir comment une machine nouvellement faite ne joue pas si facilement que lorsqu’on en a fait quelque usage.


CHAPITRE VI.
I. Que les fibres du cerveau ne sont pas sujettes à des changements si prompts que les esprits. — II. Trois différents changements dans les trois différents âges.


I. Toutes les parties des corps vivants sont dans un mouvement continuel, les parties solides et les fluides, la chair aussi bien que le sang ; il y a seulement cette différence entre le mouvement des unes et des autres, que celui des parties du sang est visible et sensible, et que celui des fibres de notre chair est tout à fait imperceptible. Il y a donc cette différence entre les esprits animaux et la substance du cerveau, que les esprits animaux sont très-agités et très-fluides, et que la substance du cerveau a quelque solidité et quelque consistance ; de sorte que les esprits se divisent en petites parties et se dissipent en peu d’heures, en transpirant par les pores des vaisseaux qui les contiennent, et il en vient souvent d’autres en leur place qui ne leur sont point du tout semblables. Mais les fibres du cerveau ne sont pas si faciles à se dissiper : il ne leur arrive pas souvent des changements considérables, et toute leur substance ne peut changer qu’après plusieurs années.

II. Les différences les plus considérables qui se trouvent dans le cerveau d’un même homme pendant toute sa vie, sont dans l’enfance, dans l’âge d’un homme fait, et dans la vieillesse.

Les fibres du cerveau dans l’enfance sont molles, flexibles et délicates ; avec l’âge elles deviennent plus sèches, plus dures et plus fortes ; mais, dans la vieillesse, elles sont tout à fait inflexibles, grossières, et mêlées quelquefois avec des humeurs superflues que la chaleur très-faible de cet âge ne peut plus dissiper. Car, de même que nous voyons que les fibres qui composent la chair se durcissent avec le temps, et que la chair d’un perdreau est sans contestation plus tendre que celle d’une vieille perdrix, ainsi les fibres du cerveau d’un enfant ou d’un jeune homme doivent être beaucoup plus molles et plus délicates que celles des personnes plus avancées en âge.

L’on reconnaîtra la raison de ces changements si on considère que ces fibres sont continuellement agitées par les esprits animaux qui coulent à l’entour d’elles en plusieurs différentes manières ; car, de même que les vents séchent la terre sur laquelle ils soufflent, ainsi les esprits animaux, par leur agitation continuelle, rendent pen à peu la plupart des fibres du cerveau de l’homme plus sèches, plus comprimées et plus solides, en sorte que les personnes plus âgées les doivent avoir presque toujours plus inflexibles que ceux qui sont moins avancés en âge ; et pour ceux qui sont de même âge, les ivrognes qui, pendant plusieurs années, ont fait excès de vin ou de semblables boissons capables d’enivrer, doivent les avoir aussi plus solides et plus inflexibles que ceux qui se sont privés de ces boissons pendant toute leur vie.

Or, les différentes constitutions du cerveau dans les enfants, dans les hommes faits et dans les vieillards sont des causes fort considérables de la différence qui se remarque dans la faculté d’imaginer de ces trois âges, desquels nous allons parler dans la suite.


CHAPITRE VII.
I. De la communication qui est entre le cerveau d’une mère et celui de son enfant. — II. De la communication qui est entre notre cerveau et les autres parties de notre corps, laquelle nous porte à l’imitation et in la compassion. — III. Explication de la génération des enfants monstrueux, et de la propagation des espèces. — IV. Explication de quelques dérèglements d’esprit et de quelques inclinations de la volonté. — V. De la concupiscence et du péché originel. — VI. Objections et réponses.


Il est, ce me semble, assez évident que nous tenons à toutes choses et que nous avons des rapports naturels à tout ce qui nous environne, lesquels nous sont très-utiles pour la conservation et pour la commodité de la vie, Mais tous ces rapports ne sont pas égaux. Nous tenons bien davantage à la France qu’à la Chine, au soleil qu’à quelque étoile, à notre propre maison qu’à celle de nos voisins. Il y a des liens invisibles qui nous attachent bien plus étroitement aux hommes qu’aux bêtes, à nos parents et à nos amis qu’à des étrangers, à ceux de qui nous dépendons pour la conservation de notre être qu’à ceux de qui nous ne craignons et n’espérons rien.

Ce qu’il y a principalement à remarquer dans cette union naturelle qui est entre nous et les autres hommes, c’est qu’elle est d’autant plus grande, que nous avons davantage besoin d’eux. Les parents et les amis sont unis étroitement les uns aux autres : on peut dire que leurs douleurs et leurs misères sont communes, aussi bien que leurs plaisirs et leur félicité ; car toutes les passions et tous les sentiments de nos amis se communiquent à nous par l’impression de leur manière, et par l’aír de leur visage. Mais parce qu’absolument nous pouvons vivre sans eux, l’union naturelle qui est entre eux et nous n’est pas la plus grande qui puisse ètre.

I. Les enfants dans le sein de leurs mères, le corps desquels n’est point encore entièrement formé, et qui sont par eux-mêmes dans un état de faiblesse et de disette la plus grande qui se puisse concevoir, doivent aussi être unis avec leurs mères de la manière la plus étroite qui se puisse imaginer. Et quoique leur âme soit séparée de celle de leur mère, leur corps n’étant point détaché du sien, on doit penser qu’ils ont les mêmes sentiments et les mêmes passions, en un mot toutes les mêmes pensées qui s’excitent dans l’âme à l’occasion des mouvements qui se produisent dans le corps.

Ainsi les enfants voient ce que leurs mères voient, ils entendent les mêmes cris, ils reçoivent les mêmes impressions des objets, et ils sont agités des mêmes passions. Car puisque l’air du visage d’un homme passionné pénètre ceux qui le regardent, et imprime naturellement en eux une passion semblable à celle qui l’agite, quoique l’union de cet homme avec ceux qui le considèrent ne soit pas fort grande : on à ce me semble raison de penser que les mères sont capables d’imprimer dans leurs enfants tous les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et toutes les mêmes passions dont elles sont agitées. Car enfin le corps de l’enfant ne fait qu’un même corps avec celui de la mère, le sang et les esprits sont communs à l’un et à l’autre : les sentiments et les passions sont des suites naturelles des mouvements des esprits et du sang, et ces mouvements se communiquent nécessairement de la mère à l’enfant. Donc les passions et les sentiments et généralement toutes les pensées dont le corps est l’occasion sont communes à la mère et à l’enfant.

Ces choses me paraissent incontestables pour plusieurs raisons.

Car si l’on considère seulement qu’une mère fort effrayée à la vue d’un chat, engendre un enfant, que l’horreur surprend toutes les fois que cet animal se présente à lui, il est aisé d’en conclure qu’il faut donc que cet enfant ait vu avec horreur et avec émotion d’esprits ce que sa mère voyait, lorsqu’elle le portait dans son sein : puisque la vue d’un chat qui ne lui fait aucun mal, produit encore en lui de si étranges effets. Cependant je n’avance tout ceci que comme une supposition, qui selon ma pensée se trouvera suffisamment démontrée par la suite. Car toute supposition qui peut satisfaire à la résolution de toutes les difficultés que l’on peut former, doit passer pour un principe incontestable.

II. Les liens invisibles par lesquels l’auteur de la nature unit tous ses ouvrages, sont dignes de la sagesse de Dieu et de l’admiration des hommes ; il n’y a rien de plus surprenant ni de plus instructif tout ensemble ; mais nous n’y pensons pas. Nous nous laisons conduire sans considérer celui qui nous conduit, ni comment il nous conduit : la nature nous est cachée aussi bien que son auteur ; et nous sentons les mouvements qui se produisent en nous, sans en considérer les ressorts. Cependant il y a peu de choses qu’il nous soit plus nécessaire de connaître ; car c’est de leur connaissance que dépend l’explication de toutes les choses qui ont rapport à l’homme.

Il y a certainement dans notre cerveau des ressorts qui nous portent naturellement à l’imitation, car cela est nécessaire à la société civile. Non seulement il est nécessaire que les enfants croient leurs pères ; les disciples, leurs maîtres ; et les inférieurs, ceux qui sont au dessus d’eux : il faut encore que tous les hommes aient quelque disposition à prendre les mêmes manières et à faire les mêmes actions que ceux avec qui ils veulent vivre. Car afin que les hommes se lient, il est nécessaire qu’ils se ressemblent et par le corps et par l’esprit. Ceci est le principe d’une infinité de choses dont nous parlerons dans la suite. Mais, pour ce que nous avons à dire dans ce chapitre, il est encore nécessaire que l’on sache qu’il y a dans ie cerveau des dispositions naturelles qui nous portent à la compassion aussi bien qu’à l’imitation.

Il faut donc savoir que non seulement les esprits animaux se portent naturellement dans les parties de notre corps pour faire les mêmes actions, et les mêmes mouvements que nous voyons faire aux autres ; mais encore pour recevoir en quelque manière leurs blessures, et pour prendre part à leurs misères. Car l’expérience nous apprend que, lorsque nous considérons avec beaucoup d’attention quelqu’un que l’on frappe rudement, ou qui a quelque grande plaie, les esprits se transportent avec effort dans les parties de notre corps qui répondent à celles que l’on voit blesser dans un autre, pourvu que l’on ne détourne point ailleurs le cours de ces esprits en se chatouillant volontairement avec quelque force une autre partie que celle que l’on voit blesser ; ou que le cours naturel des esprits vers le cœur et les viscères, qui est ordinaire aux émotions subites, n’entraîne ou ne change point celui dont nous parlons, ou enfin que quelque liaison extraordinaire des traces du cerveau et des mouvements des esprits ne fassent pas le même effet.

Ce transport des esprits dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que l’on voit blesser dans les autres, se fait bien sentir dans les personnes délicates, qui ont l’imagination vive et les chairs fort tendres et fort molles. Car ils ressentent fort souvent comme une espèce de frémissement dans leurs jambes, par exemple, s’ils regardent attentivement quelqu’un qui y ait un ulcère, ou qui y reçoive actuellement quelque coup. Voici ce qu’un de mes amis m’écrit, qui pourra confirmer ma pensée. « Un homme d’âge, qui demeure chez une de mes sœurs, étant malade, une jeune servante de la maison tenait la chandelle, comme on le saignait au pied. Quand elle lui vit donner le coup de lancette, elle fut saisie d’une telle appréhension, qu’elle sentit trois ou quatre jours ensuite, une douleur si vive au même endroit du pied qu’elle fut obligée de garder le lit pendant ce temps. » La raison de cet accident est donc selon mon principe z que les esprits se répandent avec force dans les parties de notre corps, qui répondent à celles que nous voyons blesser dans les autres ; et cela, afin que les tenant plus bandées, ils les rendent plus sensibles à notre âme, et qu’elle soit sur ses gardes pour éviter les maux que nous voyons arriver aux autres.

Cette compassion dans les corps produit la compassion dans les esprits. Elle nous excite à soulager les autres, parce qu’en cela nous nous soulageons nous-mêmes. Enfin elle arrête notre malice et notre cruauté. Car l’horreur du sang, la frayeur de la mort, en un mot l’impression sensible de la compassion empêche souvent de massacrer des bêtes, les personnes même les plus persuadées que ce ne sont que des machines ; parce que la plupart des hommes ne les peuvent tuer sans se blesser par le contre-coup de la compassion.

Ce qu’il faut principalement remarquer ici, c’est que la vue sensible de la blessure qu’une personne reçoit, produit dans ceux qui le voient une autre blessure d’autant plus grande, qu’ils sont plus faibles et plus délicats. Parce que cette vue sensible poussant avec effort les esprits animaux dans les parties du corps qui répondent à celles que l’on voit blesser, ils font une plus grande impression dans les fibres d’un corps délicat que dans celles d’un corps fort et robuste.

Ainsi les hommes qui sont pleins de force et de vigueur ne sont point blessés par la vue de quelque massacre, et ils ne sont pas tant portés à la compassion à cause que cette vue choque leur corps que parce qu’elle choque leur raison. Ces personnes n’ont point de compassion pour les criminels ; ils sont inflexibles et inexorables. Mais pour les femmes et les enfants, ils souffrent beaucoup de peine par les blessures qu’ils voient recevoir à d’autres. Ils ont machinalement beaucoup de compassion des misérables, et ils ne peuvent même voir battre ni entendre crier une bête sans quelque inquiétude d’esprit.

Pour les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère, la délicatesse des fibres de leur chair étant infiniment plus grande, que celle des femmes et des enfants, le cours des esprits y doit produire des changements plus considérables, comme on le verra dans la suite.

On regardera encore ce que je viens de dire comme une simple supposition si on le souhaite ainsi ; mais on doit tâcher de la bien comprendre, si on veut concevoir distinctement les choses que je prétends expliquer dans ce chapitre. Car les deux suppositions que je viens de faire sont les principes d’une infinité de choses que l’on croit ordinairement fort difficiles et fort cachées, et qu’il me paraît en effet impossible d’éclaircir sans recevoir ces suppositions. Voici des exemples.

III. Il y a environ sept ou huit ans, que l’on voyait aux Incurables un jeune homme qui était né fou, et dont le corps était rompu dans les mêmes endroits, dans lesquels on rompt les criminels. Il a vécu près de vingt ans en cet état : plusieurs personnes l’ont vu, et la feue reine-mère allant visiter cet hôpital eut la curiosité de le voir et même de toucher les bras et les jambes de ce jeune homme aux endroits où ils étaient rompus.

Selon les principes que je viens d’établir, la cause de ce funeste accident fut, que sa mère ayant su qu’on allait rompre un criminel, l’alla voir exécuter. Tous les coups que l’on donna à ce misérable frappèrent avec force l’imagination de cette mère, et par une espèce de contre-coup[4] le cerveau tendre et délicat de son enfant. Les fibres du cerveau de cette femme furent étrangement ébranlées, et peut-être rompues en quelques endroits, par le cours violent des esprits produit à la vue d’une action si terrible, mais elles eurent assez de consistance pour empêcher leur bouleversement entier. Les fibres au contraire du cerveau de l’enfant ne pouvant résister au torrent de ces esprits furent entièrement dissipées, et le ravage fut assez grand pour lui faire perdre l’esprit pour toujours. C’est là la raison pour laquelle il vint au monde privé de sens. Voici celle pour laquelle il était rompu aux mêmes parties du corps que le criminel, que sa mère avait vu mettre à mort.

A la vue de cette exécution si capable d’effrayer une femme, le cours violent des esprits animaux de la mère alla avec force de son cerveau vers tous les endroits de son corps qui répondaient à ceux du criminel[5], et la même chose se passa dans l’enfant. Mais, parce que les os de la mère étaient capables de résister à la violence de ces esprits, ils n’en furent point blessés. Peut-être même qu’elle ne ressentit pas la moindre douleur, ni le moindre frémissement dans les bras ni dans les jambes, lorsqu’on les rompait au criminel. Mais ce cours rapide des esprits fut capable d’entraîner les parties molles et tendres des os de l’enfant. Car les os sont les dernières parties du corps qui se forment, et ils ont très-peu de consistance dans les enfants qui sont encore dans le sein de leur mère. Et il faut remarquer que si cette mère eût déterminé le mouvement de ces esprits vers quelque autre partie de son corps en se chatouillant avec force, son enfant n’aurait point eu les os rompus ; mais la partie, qui eût répondu à celle vers laquelle la mère aurait déterminé ces esprits, eût été fort blessée, selon ce que j’ai déjà dit.

Les raisons de cet accident sont générales pour expliquer comment les femmes, qui voient durant leur grossesse des personnes marquées en certaines parties du visage, impriment leurs enfants les mêmes marques, et dans les mêmes parties du corps ; et l’on peut juger de là que c’est avec raison qu’on leur dit, qu’elles se frottent à quelque partie cachée du corps, lorsqu’elles aperçoivent quelque chose qui les surprend, et qu’elles sont agitées de quelque passion violente, car cela peut faire que les marques se tracent plutôt sur ces parties cachées que sur le visage de leurs enfants.

Nous aurions souvent des exemples pareils à celui que nous venons de rapporter, si les enfants pouvaient vivre après avoir reçu de si grandes plaies ; mais d’ordinaire ce sont des avortons. Car on peut dire que presque teus les enfants qui meurent dans le ventre de leurs mères, sans qu’elles soient malades, n’ont point d’autre cause de leur malheur, que l’épouvante, quelque désir ardent, ou quelque autre passion violente de leurs mères. Voici un autre exemple assez particulier.

Il n’y a pas un an qu’une femme ayant considéré avec trop d’application le tableau de saint Pie dont on célébrait la fête de la canonisation, accoucha d’un enfant qui ressemblait parfaitement à la représentation de ce saint. Il avait le visage d’un vieillard, autant qu’en est capable un enfant qui n’a point de barbe. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine, ses yeux tournés vers le ciel, et il avait très-peu de front ; parce que l’image de ce saint étant élevée vers la voûte de l’Église en regardant le ciel, n’avait aussi presque point de front. Il avait une espèce de mitre renversée sur ses épaules avec plusieurs marques rondes aux endroits, où les mitres sont couvertes de pierreries. Enfin cet enfant ressemblait fort au tableau, sur lequel sa mère l’avait formé par la force de son imagination. C’est une chose que tout Paris a pu voir aussi bien que moi, parce qu’on 1’a conservé assez long-temps dans de l’esprit de vin.

Cet exemple a cela de particulier que ce ne fut pas la vue d’un homme vivant et agité de quelque passion qui émut les esprits et le sang de la mère pour produire un si étrange effet, mais seulement la vue d’un tableaux : laquelle cependant fut fort sensible et accompagnée d’une grande émotion d’esprits, soit par l’ardeur et par l’application de la mère, soit par l’agitation que le bruit de la fête causait en elle.

Cette mère regardant donc avec application et avec émotion d’esprits ce tableau, l’enfant, selon la première supposition, le voyait comme elle avec application et avec émotion d’esprits. La mère en étant vivement frappée l’imitait au moins dans la posture, selon la deuxième supposition ; car son corps étant entièrement formé et les fibres de sa chair assez dures pour résister au cours des esprits, elle ne pouvait pas l’imiter ou se rendre semblable à lui en toutes choses. Mais les fibres de la chair de l’enfant étant extrêmement molles et par conséquent susceptibles de toutes sortes d’arrangements, le cours rapide des esprits produisit dans sa chair tout ce qui était nécessaire pour le rendre entièrement semblable à l’image qu’il voyait ; et l’imitation à laquelle les enfants sont les plus disposés fut presque aussi parfaite qu’elle le pouvait être. Mais cette imitation ayant donné au corps de cet enfant une figure trop extraordinaire, elle lui causa la mort.

Il y a bien d’autres exemples de la force de l’imagination des mères dans les auteurs, et il n’y a rien de si bizarre dont elles n’avortent quelquefois. Car non-seulement elles font des enfants difformes, mais encore des fruits dont elles ont souhaité de manger, des pommes, des poires, des grappes de raisin et d’autres choses semblables. Les mères imaginant et désirant fortement de manger des poires par exemple, les enfants, si le fœtus est animé, les imaginent et les désirent de même avec ardeur ; et (que le fœtus soit ou ne soit pas animé) le cours des esprits, excité par l’image du fruit désiré, se répandant dans un petit corps fort capable de changer de figure à cause de sa mollesse, ces pauvres enfants deviennent semblables aux choses qu’íls souhaitent avec trop d’ardeur. Mais les mères n’en souffrent point de mal, parce que leur corps n’est pas assez mou pour prendre la figure des corps qu’elles imaginent ; ainsi elles ne peuvent pas les imiter ou se rendre entièrement semblables à elles. »

Or il ne faut pas s’imaginer que cette correspondance que je viens d’expliquer et qui est quelquefois cause de si grands désordres, soit une chose inutile ou mal ordonnée dans la nature. Au contraire elle semble très-utile à la propagation du corps humain ou à la formation du fœtus, et elle est absolument nécessaire à la transmission de certaines dispositions du cerveau qui doivent être différentes en différents temps et en différents pays ; car il est nécessaire par exemple que les agneaux aient dans de certains pays le cerveau tout à fait disposé à fuir les loups, à cause qu’il y en a beaucoup en ces lieux et qu’ils sont fort a craindre pour eux.

Il est vrai que cette communication du cerveau de la mère avec celui de son enfant a quelquefois de mauvaises suites, lorsque les mères se laissent surprendre par quelque passion violente. Cependant il me semble que sans cette communication les femmes et les animaux ne pourraient pas facilement engendrer des petits de même espèce. Car encore que l’on puisse donner quelque raison de la formation du fœtus en général, comme M. Descartes l’a tenté assez heureusement, cependant il est très-difficile, sans cette communication du cerveau de la mère avec celui de l’enfant, d’expliquer comment une cavale n’engendre point un bœuf, et une poule un œuf qui contienne une petite perdrix ou quelque oiseau d’une nouvelle espèce, et je crois que ceux qui ont inédite sur la formation du fœtus seront de ce sentiment.

Il est vrai que la pensée la plus raisonnable et la plus conforme à l’expérience sur cette question très-difficile de la formation du fœtus, c’est que les enfants sont déjà presque tout formés avant même l’action par laquelle ils sont conçus, et que leurs mères ne font que leur donner l’accroissement ordinaire dans le temps de la grossesse. Cependant cette communication des esprits animaux et du cerveau de la mère avec les esprits et le cerveau de l’enfant semble encore servir à régler cet accroissement et à déterminer les parties qui servent à sa nourriture à se ranger à peu près de la même manière que dans le corps de la mère, c’est-à-dire à rendre l’enfant semblable à la mère ou de même espèce qu’elle. Cela paraît assez par les accidents qui arrivent lorsque l’imagination de la mère se dérègle et que quelque passion violente change la disposition naturelle de son cerveau ; car alors, comme nous venons d’expliquer, cette communication change la conformation du corps de l’enfant, et les mères avortent quelquefois des fœtus d’autant plus semblables aux fruits qu’elles ont désirés que les esprits trouvent moins de résistance dans les fibres du corps de l’enfant.

On ne nie pas cependant que Dieu, sans cette communication dont nous venons de parler, n’ait pu disposer d’une manière si exacte et si régulière toutes les choses qui sont nécessaires à la propagation de l’espèce pour des siècles infinis, que les mères n’eussent jamais avorté et même qu’elles eussent toujours eu des enfants de même grandeur, de même couleur, en un mot tels qu’on les eût pris l’un pour l’autre ; car nous ne devons pas mesurer la puissance de Dieu par notre faible imagination, et nous ne savons point les raisons qu’il a pu avoir dans la construction de son ouvrage.

Nous voyons tous les jours que sans le secours de cette communication les plantes et les arbres produisent assez régulièrement leurs semblables, et que les oiseaux et beaucoup d’autres animaux n’en ont pas besoin pour faire croître et éclore d’autres petits lorsqu’ils couvent des œufs de différente espèce ; comme lorsqu’une poule couve des œufs de perdrix ; car quoique l’on ait raison de penser que les graines et les œufs contiennent déjà les plantes et les oiseaux qui en sortent, et qu’il se puisse faire que les petits corps de ces oiseaux aient reçu leur conformation par la communication dont on a parlé, et les plantes la leur par le moyen d’une autre communication équivalente, cependant c’est peut-être deviner. Mais quand même on ne devinerait pas, on ne doit pas tout à fait juger par les choses que Dieu a faites quelles sont celles qu’il peut faire.

Si on considère toutefois que les plantes qui reçoivent leur accroissement par l’action de leur mère lui ressemblent beaucoup plus que celles qui viennent de graine ; que les tulipes, par exemple, qui viennent de cayeux sont de même couleur que leur mère, et que celles qui viennent de graine en sont presque toujours fort différentes ; on ne pourra douter que si la communication de la mère avec le fruit n’est pas absolument nécessaire afin qu’il soit de même espèce, elle est toujours nécessaire afin que ce fruit lui soit entièrement semblable.

De sorte qu’encore que Dieu ait prévu que cette communication du cerveau de la mère avec celui de son enfant ferait quelquefois mourir des fœtus et engendrer des monstres à cause du dérèglement de l’invagination de la mère, cependant cette communication est si admirable et si nécessaire par les raisons que je viens de dire, et pour plusieurs autres que je pourrais encore ajouter, que cette connaissance que Dieu a eue de ces inconvénients ne lui a pas dû empêcher d’exécuter son dessein. On peut dire en un sens que Dieu n’a pas eu dessein de faire des monstres, car il me paraît évident que si Dieu ne faisait qu’un animal il ne le ferait jamais monstrueux. Mais ayant eu dessein de produire un ouvrage admirable par les voies les plus simples et de lier toutes ses créatures les unes avec les autres, il a prévu certains effets qui suivraient nécessairement de l’ordre et de la nature des choses, et cela ne l’a pas détourné de son dessein. Car enfin, quoiqu’un monstre tout seul soit un ouvrage imparfait ; toutefois lorsqu’il est joint avec le reste des créatures, il ne rend point le monde imparfait ou indigne de la sagesse du Créateur.

Nous avons suffisamment expliqué ce que l’imagination d’une mère peut faire sur le corps de son enfant ; examinons présentement le pouvoir qu’elle a sur son esprit et tâchons ainsi de découvrir les premiers dérèglements de l’esprit et de la volonté des hommes dans leur origine, car c’est là notre principal dessein.

IV. Il est certain que les traces du cerveau sont accompagnées des sentiments et des idées de l’âme, et que les émotions des esprits animaux ne se font point dans le corps qu’il n’y ait dans l’âme des mouvements qui leur répondent ; en un mot, il est certain que toutes les passions et tous les sentiments corporels sont accompagnés de véritables sentiments et de véritables passions de l’âme. Or, selon notre première supposition, les mères communiquent à leurs enfants les traces de leur cerveau, et ensuite le mouvement de leurs esprits animaux. Donc elles font naître dans l’esprit de leurs enfants les mêmes passions et les mêmes sentiments dont elles sont touchées, et par conséquent elles leur corrompent le cœur et la raison en plusieurs manières.

S’il se trouve tant d’enfants qui portent sur leur visage des marques ou des traces de l’idée qui a frappé leur mère, quoique les fibres de la peau fassent beaucoup plus de résistance au cours des esprits que les parties molles du cerveau, et que les esprits soient beaucoup plus agités dans le cerveau que vers la peau, on ne peut pas raisonnablement douter que les esprits animaux de la mère ne produisent dans le cerveau de leurs enfants beaucoup de traces de leurs émotions déréglées. Or les grandes traces du cerveau et les émotions des esprits qui leur répondent, se conservant long-temps et quelquefois toute la vie, il est évident que comme il n’y a guère de femmes qui n’aient quelques faiblesses et qui n’aient été émues de quelque passion pendant leur grossesse, il ne doit y avoir que très-peu d’enfants qui n’aient l’esprít mal tourné en quelque chose et qui n’aient quelque passion dominante.

On n’a que trop d’expériences de ces choses, et tout le monde sait assez qu’il y a des familles entières qui sont affligées de grandes faiblesses d’imagination qu’elles ont héritées de leurs parents ; mais il n’est pas nécessaire d’en donner ici des exemples particuliers. Au contraire il est plus à propos d’assurer, pour la consolation de quelques personnes, que ces faiblesses des parents n’étant point naturelles ou propres à la nature de l’homme, les traces et les vestiges du cerveau qui en sont cause se peuvent effacer avec le temps.

On peut toutefois rapporter ici l’exemple du roi Jacques d’Angleterre, duquel par le chevalier d’lgby dans le livre de la Poudre de sympathie qu’il a donné au public. Il assure dans ce livre que Marie Stuart étant grosse du roi Jacques, quelques seigneurs d’Écosse entrèrent dans sa chambre et tuèrent en sa présence son secrétaire, qui était Italien, quoiqu’elle se fût jetée au-devant d’eux pour les en empêcher ; que cette princesse y reçut quelques légères blessures, et que la frayeur qu’elle eut fit de si grandes impressions dans son imagination qu’elles se communiquèrent à l’enfant qu’elle portait dans son sein : de sorte que le roi Jacques son fils demeura toute sa vie sans pouvoir regarder une épée nue. Il dit qu’il l’expérimenta lui-même lorsqu’il fut fait chevalier, car ce prince lui devant toucher l’épaule de l’épée, il la lui porta droit au visage, et l’en eût même blessé si quelqu’un ne l’eût conduite adroitement où il fallait. Il y a tant de semblables exemples qu’il est inutile d’en aller chercher dans les auteurs. On ne croit pas qu’il se trouve quelqu’un qui conteste ces choses ; car enfin on voit un très-grand nombre de personnes qui ne peuvent souffrir la vue d’un rat, d’une souris, d’un chat, d’une grenouille, et principalement des animaux qui rampent, comme les serpents et les couleuvres, et qui ne connaissent point d’autre cause de ces aversions extraordinaires que la peur que leurs mères ont eue de ces divers animaux pendant leur grossesse.

V. Mais ce que je souhaite principalement que l’on remarque, c’est qu’il y a toutes les apparences possibles que les hommes gardent encore aujourd’hui dans leur cerveau des traces et des impressions de leurs premiers parents. Car de même que les animaux produisent leurs semblables et avec des vestiges semblables dans leur cerveau, lesquels sont cause que les animaux de même espèce ont les mêmes sympathies et antipathies, et qu’ils font les mêmes actions dans les mêmes rencontres ; ainsi nos premiers parents, après leur péché, ont reçu dans leur cerveau de si grands vestiges et des traces si profondes par l’impression des objets sensibles, qu’ils pourraient bien les avoir communiqués à leurs enfants. De sorte que cette grande attache que nous avons déjà dès le ventre de nos mères à toutes les choses sensibles, et ce grand éloignement de Dieu où nous sommes en cet état, pourrait être expliqué en quelque manière par ce que nous venons de dire.

Car comme il est nécessaire, selon l’ordre établi de la nature, que les pensées de l’âme soient conformes aux traces qui sont dans le cerveau, on pourrait dire que dès que nous sommes formés dans le ventre de nos meres, nous sommes dans le péché et infectés de la corruption de nos parents, puisque des ce temps-la nous sommes très-fortement attachés aux plaisirs de nos sens. Ayant dans notre cerveau des traces semblables à celles des personnes qui nous donnent l’être, il est nécessaire que nous ayons aussi les mêmes pensées et les mêmes inclinations qui ont rapport aux objets sensibles.

Ainsi nous devons naître avec la concupiscence et avec le péché originel[6]. Nous devons naître avec la concupiscence, si la concupiscence n’est que l’effort naturel que les traces du cerveau font sur l’esprit pour l’attacher aux choses sensibles ; et nous devons naître dans le péché originel, si le péché originel n’est autre chose que le règne de la concupiscence et que ses efforts comme victorieux et connue maîtres de l’esprit. et du cœur de l’enfant[7]. Or il y a grande apparence que le règne de la concupiscence ou la victoire de la concupiscence est ce qu’on appelle péché originel dans les enfants et péché actuel dans les hommes libres.

VI. Il semble seulement qu’on pourrait conclure des principes que je viens d’établir une chose contraire à l’expérience, savoir que la mère devrait toujours communiquer à son enfant des habitudes et des inclinations semblables à celles qu’elle a, et la facilité d’imaginer et d’apprendre les mêmes choses qu’elle connaît ; car toutes ces choses ne dépendent, comme l’on a dit, que des traces et des vestiges du cerveau. Or, il est certain que les traces et les vestiges du cerveau des mères se communiquent aux enfants. On a prouvé ce fait par les exemples qu’on a rapportés touchant les hommes, et il est encore confirmé par l’exemple des animaux, dont les petits ont le cerveau rempli des mêmes vestiges que ceux dont ils sont sortis ; ce qui fait que tous ceux qui sont d’une même espèce ont la même voix, la même manière de remuer leurs membres, et enfin les mêmes ruses pour prendre leur proie et pour se défendre de leurs ennemis. Il devrait donc suivre de là que, puisque toutes les traces des mères se gravent et s’impriment dans le cerveau des enfants, les enfants devraient naître avec les mêmes habitudes et les autres qualités qu’ont leurs mères, et même les conserver ordinairement toute leur vie, puisque les habitudes qu’on a des sa plus tendre jeunesse sont celles qui se conservent plus long-temps ; ce qui néanmoins est contraire à l’expérience.

Pour répondre à cette objection, il faut savoir qu’il y a de deux sortes de traces dans le cerveau. Les unes sont naturelles ou propres à la nature de l’homme, les autres sont acquises. Les naturelles sont très-profondes et il est impossible de les effacer tout à fait ; les acquises, au contraire, se peuvent perdre facilement, parce que d’ordinaire elles ne sont pas si profondes. Or, quoique les naturelles et les acquises ne diffèrent que du plus ou du moins, et que souvent les premières aient moins de force que les secondes, puisque l’on accoutume tous les jours des animaux à faire des choses tout à fait contraires à celles auxquelles ils sont portés par ces traces naturelles (on accoutume par exemple un chien à ne point toucher à du pain et à ne point courir après une perdrix qu’il voit et qu’il sent) ; cependant il y a cette différence entre ces traces : que les naturelles ont pour ainsi dire de secrètes alliances avec les autres parties du corps ; car tous les ressorts de notre machine s’aident. les uns les autres pour se conserver dans leur état naturel. Toutes les parties de notre corps contribuent mutuellement à toutes les choses nécessaires pour la conservation ou pour le rétablissement des traces naturelles. Ainsi on ne les peut tout à fait effacer, et elles commencent à revivre lorsqu’on croit les avoir détruites.

Au contraire les traces acquises, quoique plus grandes, plus profondes et plus fortes que les naturelles, se perdent peu à peu, si l’on n’a soin de les conserver par l’application continuelle des causes qui les ont produites ; parce que les autres parties du corps ne contribuent point à leur conservation, et qu’au contraire elles travaillent continuellement à les effacer et à les perdre. On peut comparer ces traces aux plaies ordinaires du corps ; ce sont des blessures que notre cerveau a reçues, lesquelles se referment d’elles-mêmes comme les autres plaies par la construction admirable de la machine. Si on faisait dans la joue une incision plus grande même que la bouche, cette ouverture se refermerait peu à peu. Mais l’ouverture de la bouche étant naturelle elle ne se peut jamais rejoindre. Il en est de même des traces du cerveau ; les naturelles ne s’effacent point, mais les autres se guérissent avec le temps. Vérité dont les conséquences sont infinies par rapport à la morale.

Comme donc il n’y a rien dans tout le corps qui ne soit conforme aux traces naturelles, elles se transmettent dans les enfants avec toute leur force. Aussi les perroquets font des petits qui ont les mêmes cris ou les mêmes chants naturels qu’ils ont eux-mêmes. Mais parce que les traces acquises ne sont que dans le cerveau et qu’elles ne rayonnent pas dans le reste du corps, si ce n’est quelque peu, comme lorsqu’elles ont été imprimées par les émotions qui accompagnent les passions violentes, elles ne doivent pas se transmettre dans les enfants. Ainsi, un perroquet qui donne le bonjour et le bonsoir à son maître, ne fera pas des petits aussi savants que lui, et des personnes doctes et habiles n’auront pas des enfants qui leur ressemblent.

Ainsi, quoiqu’il soit vrai que tout ce qui se passe dans le cerveau de la mère se passe aussi en même temps dans celui de son enfant, que la mère ne puisse rien voir, rien sentir, rien imaginer que l’enfant ne le voie, ne le sente et ne l’imagme, et enfin que toutes les fausses traces des mères corrompent l’imagination des enfants ; néanmoins, ces traces n’étant pas naturelles dans le sens que nous venons d’expliquer, il ne faut pas s’étonner si elles se referment d’ordinaire aussitôt que les enfants sont sortis du sein de leur mère. Car alors la cause qui formait ces traces et qui les entretenait ne subsistant plus, la constitution naturelle de tout le corps contribue à leur destruction, et les objets sensibles en produisent d’autres toutes nouvelles, très-profondes et en très-grand nombre qui effacent presque toutes celles que les enfants ont eues dans le sein de leur mère. Car, puisqu’il arrive tous les jours qu’une grande douleur fait qu’on oublie celles qui ont précédé, il n’est pas possible que des sentiments aussi vifs que sont ceux des enfants, qui reçoivent pour la première fois l’impression des objets sur les organes délicats de leurs sens, n’effacent la plupart des traces qu’ils n’ont reçues des mêmes objets que par une espèce de contre-coup, lorsqu’ils en étaient comme à couvert dans le sein de leur mère.

Toutefois, lorsque ces traces sont formées par une forte passion et accompagnées d’une agitation très-violente de sang et d’esprits dans la mère, elles agissent avec tant de force sur le cerveau de l’enfant et sur le reste de son corps, qu’elles y impriment des vestiges aussi profonds et aussi durables que les traces naturelles : comme dans l’exemple du chevalier d’lgby, dans celui de cet enfant né fou et tout brisé, dans le cerveau et dans tous les membres duquel l’imagination de la mère avait produit de si grands ravages, et enfin dans l’exemple de la corruption générale de la nature de l’homme.

Et il ne faut pas s’étonner si les enfants du roi d’Angleterre n’ont pas eu la même faiblesse que leur père. Premièrement, parce que ces sortes de traces ne s’impriment jamais si avant dans le reste du corps que les naturelles. Secondement, parce que la mère n’ayant pas la même faiblesse que le père, elle a empêché par sa bonne constitution que cela n’arrivât. Et enfin parce que la mère agit infiniment plus sur le cerveau de l’enfant que le père, comme il est évident par les choses que l’on a dites.

Mais il faut remarquer que toutes ces raisons qui montrent que les enfants du roi Jacques d’Angleterre ne pouvaient participer à la faiblesse de leur père, ne font rien contre l’explication du péché originel ou de cette inclination dominante pour les choses sensibles ni de ce grand éloignement de Dieu que nous tenons de nos parents ; parce que les traces que les objets sensibles ont imprimées dans le cerveau des premiers hommes ont été très-profondes, qu’elles ont été accompagnées et augmentées par des passions violentes, qu’elles ont été fortifiées par l’usage continuel des choses sensibles et nécessaires à la conservation de la vie, non-seulement dans Adam et dans Ève, mais même, ce qu’il faut bien remarquer, dans les plus grands saints, dans tous les hommes et dans toutes les femmes de qui nous descendons : de sorte qu’il n’y a rien qui ait pu arrêter cette corruption de la nature. Ainsi, tant s’en faut que ces traces de nos premiers pères se doivent effacer peu à peu, qu’au contraire elles doivent s’augmenter de jour en jour ; et sans la grâce de Jésus-Christ, qui s’oppose continuellement à ce torrent, il serait absolument vrai de dire ce qu’a dit un poëte païen :

Ætas parentum pejor avis tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.

Car il faut bien prendre garde que les vestiges qui réveillent des sentiments de piété dans les plus saintes mères ne communiquent point de piété aux enfants qu’elles ont dans leur sein, et que les traces au contraire qui réveillent les idées des choses sensibles et qui sont suivies de passions ne manquent point de communiquer aux enfants le sentiment et l’amour des choses sensibles.

Une mère, par exemple, qui est excitée à l’amour de Dieu par le mouvement des esprits qui accompagne la trace de l’image d’un vénérable vieillard, à cause que cette mère a attaché l’idée de Dieu à cette trace de vieillard ; car, comme nous avons vu dans le chapitre de la liaison des idées, cela se peut facilement faire, quoiqu’il n’y ait point de rapport entre Dieu et l’image d’un vieillard ; cette mère, dis-je, ne peut produire dans le cerveau de son enfant que la trace d’un vieillard et que de l’inclination pour les vieillards, ce qui n’est point l’amour de Dieu dont elle était touchée. Car enfin il n’y a point de traces dans le cerveau qui puissent, par elles-mêmes, réveiller d’autres idées que celles des choses sensibles ; parce que le corps n’est pas fait pour instruire l’esprit, et qu’il ne parle à l’âme que pour lui-même.

Ainsi une mère, dont le cerveau est rempli de traces qui, par leur nature, ont rapport aux choses sensibles, et qu’elle ne peut effacer à cause que la concupiscence demeure en elle et que son corps ne lui est point soumis, les communiquant nécessairement a son enfant, l’engendre pécheur quoiqu’elle soit juste. Cette mère est juste, parce qu’aimant actuellement ou qu’ayant aimé Dieu par un amour de choix, cette concupiscence ne la rend point criminelle quoiqu’elle en suive les mouvements dans le sommeil. Mais l’enfant qu’elle engendre n’ayant point aimé Dieu par un amour de choix, et son cœur n’ayant point été tourné vers Dieu, il est évident qu’il est dans le désordre et dans le dérèglement et qu’il n’y a rien dans lui qui ne soit digne de la colère de Dieu.

Mais lorsqu’ils ont été régénérés par le baptême et qu’ils ont été justifiés, ou par une disposition du cœur semblable à celle qui demeure dans les justes durant les illusions de la nuit, ou peut-être par un acte libre d’amour de Dieu qu’ils ont fait étant délivrés pour quelques moments de la domination du corps par la force du sacrement ; car comme Dieu les a faits pour l’aimer, on ne peut concevoir qu’ils soient actuellement dans la justice et dans l’ordre de Dieu s’ils ne l’aiment ou s’ils ne l’ont aimé, ou pour le moins si leur cœur n’est disposé de la même manière qu’il serait s’ils l’avaient actuellement aimé : alors, quoiqu’ils obéissent à la concupiscence pendant leur enfance, leur concupiscence n’est plus péché ; elle ne les rend plus coupables et dignes de colère ; ils ne laissent pas d’être justes et agréables à Dieu par la même raison que l’on ne perd point la grâce, quoique l’on suive en dormant les mouvements de la concupiscence ; car les enfants ont le cerveau si mou, et ils reçoivent de si vives et de si fortes impressions des objets les plus simples qu’ils n’ont pas assez de liberté d’esprit pour y résister. Mais je me suis arrêté trop long-temps à des choses qui ne sont pas tout à fait du sujet que je traite. C’est assez que je puisse conclure ici de ce que je viens d’expliquer dans ce chapitre que toutes ces fausses traces que les mères impriment dans le cerveau de leurs enfants leur rendent l’esprit faux, et leur corrompent l’imagination ; et qu’ainsi la plupart des hommes sont sujets à imaginer les choses autrement qu’elles ne sont, en donnant quelque fausse couleur et quelque trait irrégulier aux idées des choses qu’ils aperçoivent. Que si l’on veut s’éclaircir plus à fond de ce que je pense sur le péché originel et sur la manière dont je crois qu’il se transmet dans les enfants ; on peut lire tout d’un temps l’éclaircíssement qui répond à ce chapitre.


CHAPITRE VIII.
I. Changements qui arrivent à l’imagination d’un enfant qui sort du sein de sa mère, par la conversation qu’il a avec sa nourrice, sa mère, et d’autres personnes. — II. Avis pour les bien élever.


Dans le chapitre précédent, nous avons considéré le cerveau d’un enfant dans le sein de sa mère ; examinons maintenant ce qui lui arrive dès qu’íl en est sorti. En même temps qu’il quitte les ténèbres et qu’il voit pour la première fois la lumière, le froid de l’air extérieur le saisit ; les embrassements les plus caressants de la femme qui le reçoit offensent ses membres délicats ; tous les objets extérieurs le surprennent ; ils lui sont tous des sujets de crainte, parce qu’il ne les connaît pas encore, et qu’il n’a de lui-même aucune force pour se défendre ou pour fuir. Les larmes et les cris par lesquels il se console, sont des marques infaillibles de ses peines et de ses frayeurs ; car ce sont en effet des prières que la nature fait pour lui aux assistants, afin qu’ils le défendent des maux qu’il souffre et de ceux qu’il appréhende.

Pour bien concevoir l’embarras où se trouve son esprit en cet état, il faut se souvenir que les fibres de son cerveau sont très-molles et très-délicates, et par conséquent que tous les objets de dehors font sur elles des impressions très-profondes. Car, puisque les plus petites choses se trouvent quelquefois capables de blesser une imagination faible, un si grand nombre d’objets surprenants ne peut manquer de blesser et de brouiller celle d’un enfant.

Mais afin d’imaginer encore plus vivement les agitations et les peines où sont les enfants dans le temps qu’ils viennent au monde, et les blessures que leur imagination doit recevoir, représentons nous quel serait l’étonnement des hommes s’ils voyaient devant leurs yeux des géants cinq, ou six fois plus hauts qu’eux, qui s’approcheraient sans leur rien faire connaître de leur dessein ; ou s’ils voyaient quelque nouvelle espèce d’animaux qui n’eussent aucun rapport avec ceux qu’ils ont déjà vus, ou seulement si un cheval ailé ou quelqu’autre chimère de nos poëtes descendait subitement des nues sur la terre. Que ces prodiges feraient de profondes traces dans les esprits, et que de cervelles se brouilleraient pour les avoir vus seulement une fois

Tous les jours il arrive qu’un événement inopiné et qui a quelque chose de terrible fait perdre l’esprit à des hommes faits, dont le cerveau n’est pas fort susceptible de nouvelles impressions, qui ont de l’expérience, qui peuvent se défendre, ou au moins qui peuvent prendre quelque résolution. Les enfants en venant au monde souffrent quelque chose de tous les objets qui frappent leurs sens, auxquels ils ne sont pas accoutumés. Tous les animaux qu’ils voient sont des animaux d’une nouvelle espèce pour eux, puisqu’ils n’ont rien vu au dehors de tout ce qu’íls voient pour lors ; ils n’ont ni force, ni expérience ; les fibres de leur cerveau sont très-délicates et très-flexibles. Comment donc se pourrait-il faire que leur imagination ne demeurât point blessée par tant d’objets différents ?

Il est vrai que les mères ont déjà un peu accoutumé leurs enfants aux impressions des objets, puisqu’elles les ont déjà tracés dans les fibres de leur cerveau quand ils étaient encore dans leur sein ; et qu’ainsi ils en sont beaucoup moins blessés, lorsqu’ils voient de leurs propres yeux ce qu’ils avaient déjà aperçu en quelque manière par ceux de leurs mères. Il est encore vrai que les fausses traces et les blessures que leur imagination a ressenties à la vue de tant d’objets terribles pour eux, se ferment et se guérissent avec le temps ; parce que n’étant pas naturelles, tout le corps y est contraire et les efface comme nous avons vu dans le chapitre précédent ; et c’est ce qui empêche que généralement tous les hommes ne soient fous des leur enfance. Mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait toujours quelques traces si fortes et si profondes, qu’elles ne se puissent etfacer, de sorte qu’elles durent autant que la vie.

Si les hommes faisaient de fortes réflexions sur ce qui se passe au dedans d’eux-mêmes et sur leurs propres pensées, ils ne manqueraient pas d’expériences qui prouvent ce que l’on vient de dire. Ils reconnaîtraient ordinairement en eux-mêmes des inclinations et des aversions secrètes, que les autres n’ont pas, desquelles il semble qu’on ne puisse donner d’autre cause que ces traces de nos premiers jours. Car puisque les causes de ces inclinations et aversions nous sont particulières, elles ne sont point fondées dans la nature de l’homme ; et puisqu’elles nous sont inconnues, il faut qu’elles aient agi en un temps où notre mémoire n’était pas encore capable de retenir les circonstances des choses qui auraient pu nous en faire souvenir, et ce temps ne peut être que celui de notre plus tendre enfance.

Descartes a écrit dans une de ses lettres qu’il avait une amitié particulière pour toutes les personnes louches ; et qu’en ayant recherché Ia cause avec soin, il avait enfin reconnu que ce défaut se rencontrait en une jeune fille qu’il aimait lorsqu’il était encore enfant : l’affection qu’il avait pour elle se répandant à toutes les personnes qui lui ressemblaient en quelque chose.

Mais ce ne sont pas ces petits dérèglements de nos inclinations. lesquels nous jettent le plus dans l’erreur : c’est que nous avons tous ou presque tous l’esprit faux en quelque chose ; et que nous sommes presque tous sujets à quelque espèce de folie, quoique nous ne le pensions pas. Quand, on examine avec soin le génie de ceux avec lesquels on converse, on se persuade facilement de ceci ; et quoiqu’on soit peut-être original soi-même et que les autres en jugent ainsi, on trouve que tous les autres sont aussi des originaux, et qu’il n’y a de différence entre eux que du plus et du moins. Voilà donc une source assez ordinaire des erreurs des hommes, que ce bouleversement de leur cerveau causé par l’impression des objets extérieurs dans le temps qu’ils viennent au monde ; mais cette cause ne cesse pas sitôt qu’on pourrait s’imaginer.

I. La conversation ordinaire que les enfants sont obligés d’avoir avec leurs nourrices, ou même avec leurs mères, lesquelles n’ont souvent aucune éducation, achève de leur perdre et de leur corrompre entièrement l’esprit. Ces femmes ne les entretiennent que de niaiseries, que de contes ridicules ou capables de leur faire peur. Elles ne leur parlent que des choses sensibles, et d’une manière propre à les confirmer dans les faux jugements des sens. En un mot, elles jettent dans leurs esprits les semences de toutes les faiblesses qu’elles ont elles-mêmes, comme de leurs appréhensions extravagantes, de leurs superstitions ridicules et d’autres semblables faiblesses. Ce qui fait que n’étant pas accoutumés à rechercher la vérité, ni à la goûter, ils deviennent enfin incapables de la discerner et de faire quelque usage de leur raison. De là leur vient une certaine timidité et bassesse d’esprit qui leur demeure fort longtemps ; car il y en a beaucoup qui, à l’âge de quinze et de vingt ans, ont encore tout l’esprit de leur nourrice.

Il est vrai que les enfants ne paraissent pas fort propres pour la méditation de la vérité et pour les sciences abstraites et relevées, parce que les fibres de leur cerveau étant très-délicates, elles sont très-facilement agitées par les objets même les plus faibles et les moins sensibles ; et leur âme ayant nécessairement des sensations proportionnées à l’agitation de ces fibres, elle laisse là les pensées métaphysiques et de pure intellection, pour s’appliquer uniquement à ses sensations. Ainsi, il semble que les enfants ne peuvent pas considérer avec assez d’attention les idées pures de la vérité, étant si souvent et si facilement distraits par les idées confuses des sens.

Cependant on peut répondre, premièrement, qu’il est plus facile à un enfant de sept ans de se délivrer des erreurs où les sens le portent, qu’à une personne de soixante qui a suivi toute sa vie les préjugés de l’enfance. Secondement, que si un enfant n’est pas capable des idées claires et distinctes de la vérité, il est du moins capable d’être averti que ses sens le trompent en toutes sortes d’occasions ; et si on ne lui apprend pas la vérité, du moins ne doit-on pas entretenir, ni le fortifier dans ses erreurs. Enfin, les plus jeunes enfants, tout accablés qu’ils sont de sentiments agréables et pénibles, ne laissent pas d’apprendre en peu de temps ce que des personnes avancées en âge ne peuvent faire en beaucoup davantage, comme la connaissance de l’ordre et des rapports qui se trouvent entre tous les mots et toutes les choses qu’ils voient et qu’ils entendent. Car quoique ces choses ne dépendent guère que de la mémoire, cependant il paraît assez qu’ils font beaucoup d’usage de leur raison dans la manière dont ils apprennent leur langue.

II. Mais puisque la facilité qu’ont les fibres du cerveau des enfants pour recevoir les impressions touchantes des objets sensibles, est la cause pour laquelle on les juge incapables des sciences abstraites, il est difficile d’y remédier. Car il faut qu’on avoue que si on tenait les enfants sans crainte, sans désirs et sans espérances ; si on ne leur faisait point souffrir de douleurs, si on les éloignait autant qu’il se peut de leurs petits plaisirs, on pourrait leur apprendre, dès qu’ils sauraient parler, les choses les plus difficiles et les plus abstraites, ou tout au moins les mathématiques sensibles, la mécanique et d’autres choses semblables qui sont nécessaires dans la suite de la vie. Mais ils n’ont garde d’appliquer leur esprit à des sciences abstraites, lorsqu’on les agite par des désirs et qu’on les trouble par des frayeurs, ce qu’il est très-nécessaire de bien considérer.

Car comme un homme ambitieux, qui viendrait de perdre son bien et son honneur, ou qui aurait été élevé tout d’un coup à une grande dignité qu’il n’espérait pas, ne serait point en état de résoudre des questions de métaphysique ou des équations d’algèbre ; mais seulement de faire les choses que la passion présente lui inspirerait ainsi, les enfants, dans le cerveau desquels une pomme et des dragées font des impressions aussi profondes que les charges et les grandeurs en font dans celui d’un homme de quarante ans, ne sont pas en état d’écouter des vérités abstraites qu’on leur enseigne. De sorte qu’on peut dire qu’il n’y a rien qui soit si contraire à l’avancement des enfants dans les sciences, que les divertissements continuels dont on les récompense, et que les peines dont on les punit et dont on les menace sans cesse.

Mais ce qui est infiniment plus considérable, c’est que ces craintes de châtiments et ces désirs de récompenses sensibles, dont on remplit l’esprit des enfants, les éloignent entièrement de la piété. La dévotion est encore plus abstraite que la science, elle est encore moins du goût de la nature corrompue. L’esprit de l’homme est assez porté à l’étude, mais il n’est point porté à la piété. Si donc les grandes agitations ne nous permettent pas d’étudier, quoiqu’il y ait naturellement du plaisir, comment se pourrait-il faire que des enfants, qui sont tout occupés des plaisirs sensibles dont on les récompense et des peines dont on les effraie, se conservassent encore assez de liberté d’esprit pour goûter les choses de piété ?

La capacité de l’esprit est fort limitée, il ne faut pas beaucoup de choses pour la remplir ; et dans le temps que l’esprit est plein, il est incapable de nouvelles pensées s’il ne se vide auparavant. Mais lorsque l’esprit est rempli des idées sensibles, il ne se vide pas comme il lui plaît. Pour concevoir ceci, il faut considérer que nous sommes tous incessamment portés vers le bien par les inclinations de la nature ; et que le plaisir étant le caractère par lequel nous le distinguons du mal, il est nécessaire que le plaisir nous touche et nous occupe plus que tout le reste. Le plaisir étant donc attaché à l’usage des choses sensibles parce qu’elles sont le bien du corps de l’homme, il y a une espèce de nécessité que ces biens remplissent la capacité de notre esprit jusqu’à ce que Dieu répande sur eux une certaine amertume qui nous en donne du dégoût et de l’horreur ou qu’il nous fasse sentir par sa grâce cette douceur du ciel qui efface toutes les douceurs de la terre :… dando menti cœlestem delectatíonem, qua omnís terrena delectatío superetur[8].

Mais, parce que nous sommes autant portés à fuir le mal qu’à aimer le bien, et que la douleur est le caractère que la nature a attaché au mal, tout ce que nous venons de dire du plaisir se doit, dans un sens contraire, entendre de la douleur.

Puis donc que les choses qui nous font sentir du plaisir et de la douleur remplissent la capacité de l’esprit, et qu’il n’est pas en notre pouvoir de les quitter, et de n’en être pas touché, quand nous le voulons ; il est visible qu’on ne peut faire goûter la piété aux enfants non plus qu’au reste des hommes, si on ne commence, selon les préceptes de l’Évangile, par la privation de toutes les choses qui touchent les sens et qui excitent de grands désirs et de grandes craintes : puisque toutes les passions offusquent et éteignent la grâce et cette délectation intérieure que Dieu nous fait sentir dans notre devoir.

Les plus petits enfants ont de la raison aussi bien que les hommes faits, quoiqu’ils n’aient pas d’expérience : ils ont aussi les mêmes inclinations naturelles, quoiqu’ils se portent à des objets bien différents. Il faut donc les accoutumer à se conduire par la raison, puisqu’ils en ont ; et il faut les exciter à leur devoir en ménageant adroitement leurs bonnes inclinations. C’est éteindre leur raison et corrompre leurs meilleures inclinations que de les tenir dans leur devoir par des impressions sensibles. Ils paraissent alors être dans leur devoir ; mais ils n’y sont qu’en apparence. La vertu n’est pas dans le fond de leur esprit, ni dans le fond de leur cœur ; ils ne la connaissent presque pas, et ils l’aiment encore beaucoup moins. Leur esprit n’est plein que de frayeurs et de désirs, d’aversions et d’amitiés sensibles, desquelles il ne se peut dégager pour se mettre en liberté et pour faire usage de sa raison. Ainsi les enfants qui sont élevés de cette manière basse et servile s’accoutument, peu à peu à une certaine insensibilité pour tous les sentiments d’un honnête homme et d’un chrétien, laquelle leur demeure toute leur vie ; et quand ils espèrent se mettre à couvert des châtiments par leur autorité ou par leur adresse, ils s’abandonnent à tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, parce qu’en effet ils ne connaissent point d’autres biens que les biens sensibles.

Il est vrai qu’il y a des rencontres où il est nécessaire d’instruire les enfants par leurs sens, mais il ne le faut faire que lorsque la raison ne suffit pas. Il faut d’abord les persuader par la raison de ce qu’ils doivent faire ; et s’ils n’ont pas assez de lumière pour reconnaître leurs obligations, il semble qu’il faille les laisser en repos pour quelque temps. Car ce ne serait pas les instruire que de les forcer de faire extérieurement ce qu’ils ne croient pas devoir faire, puisque c’est l’esprit qu’il faut instruire et non pas le corps. Mais s’ils refusent de faire ce que la raison leur montre qu’ils doivent faire, il ne le faut jamais souffrir ; et il faut plutôt en venir à quelque sorte d’excès, car en ces rencontres celui qui épargne son fils a pour lui, selon le Sage, plus de haine que d’amour[9].

Si les châtiments n’instruisent pas l’esprit, et s’ils ne font point aimer la vertu, ils instruisent au moins en quelque manière le corps, et ils empêchent que l’on ne goûte le vice, et par conséquent que l’on ne s’en rende esclave. Mais ce qu’il faut principalement remarquer c’est que les peines ne remplissent pas la capacité de l’esprit, comme les plaisirs. On cesse facilement d'y penser, des qu’on cesse de les souffrir et qu’il n’y a plus de sujet de les craindre. Car alors elles ne sollicitent point l’imagination ; elles n’excitent point les passions ; elles n’irritent point la concupiscence ; enfin elles laissent à l’esprit toute la liberté de penser à ce qu’il lui plaît. Ainsi on peut s’en servir envers les enfants pour les retenir dans leur devoir ou dans l’apparence de leur devoir.

Mais s’il est quelquefois utile d’effrayer et de punir les enfants par des châtiments sensibles, il ne faut pas conclure qu’on doive les attirer par des récompenses sensibles, il ne faut se servir de ce qui touche les sens avec quelque force que dans la dernière nécessité. Or, il n’y en a aucune de leur donner des récompenses sensibles et de leur représenter ces récompenses comme la fin de leurs occupations. Ce serait au contraire corrompre toutes leurs meilleures actions et les porter plutôt à la sensualité qu’à la vertu. Les traces des plaisirs qu’on à une fois goûtés demeurent fortement imprimées dans l’imagination ; elles réveillent continuellement les idées des biens sensibles ; elles excitent toujours les désirs importuns, qui troublent la paix de l’esprit ; enfin elles irritent la concupiscence en toutes rencontres, et c’est un levain qui corrompt tout : mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses comme elles le méritent.




DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.
I. De l'imagínation des femmes. — II. De celle des hommes. — III. De celle des vieillards.


Nous avons donné quelque idée des causes physiques du dérèglement de l’imagination des hommes dans l’autre partie ; nous tâcherons dans celle-ci de faire quelque application de ces causes aux erreurs les plus générales que l’on peut appeler morales.

On a pu voir par les choses qu’on a dites dans le chapitre précédent que la délicatesse des fibres du cerveau est une des principales causes qui nous empêchent de pouvoir apporter assez d’application pour découvrir les vérités un peu cachées.

I. Cette délicatesse des fibres se rencontre ordinairement dans les femmes, et c’est ce qui leur donne cette grande intelligence pour tout ce qui frappe les sens. C’est aux femmes à décider des modes, à juger de la langue, à discerner le bon air et les belles manières. Elles ont plus de science, d’habileté et de finesse que les hommes sur ces choses. Tout ce qui depend du goùt est de leur ressort, mais pour l’ordinaire elles sont incapables de pénétrer les vérités un peu difficiles à découvrir. Tout ce qui est abstrait leur est incompréhensible. Elles ne peuvent se servir de leur imagination pour développer des questions composées et embarrassées. Elles ne considèrent que l’écorce des choses, et leur imagination n’a point assez de force et d’étendue pour en percer le fond et pour en comparer toutes les parties sans se distraire. Une bagatelle est capable de les détourner ; le moindre cri les effraie ; le plus petit mouvement les occupe. Enfin la manière et non la réalité des choses suffit pour remplir toute la capacité de leur esprit, parce que les moindres objets produisant de grands mouvements dans les fibres délicates de leur cerveau, elles excitent par une suite nécessaire dans leur âme des sentiments assez vifs et assez grands pour l’occuper tout entière.

S’il est certain que cette délicatesse des fibres du cerveau est la principale cause de tous ces effets, il n’est pas de même certain qu’elle se rencontre généralement dans toutes les femmes. Ou si elle s’y rencontre, leurs esprits animaux ont quelquefois une telle proportion avec les fibres de leur cerveau, qu’il se trouve des femmes qui ont plus de solidité d’esprit que quelques hommes. C’est dans un certain tempérament de la grosseur et de l’agitation des esprits animaux avec les fibres du cerveau que consiste la force de l’esprit, et les femmes ont quelquefois ce juste tempérament. Il y a des femmes fortes et constantes et il y a des hommes faibles et inconstants. Il y a des femmes savantes, des femmes courageuses, des femmes capables de tout, et il se trouve au contraire des hommes mous et efféminés, incapables de rien pénétrer et de rien exécuter. Enfin quand nous attribuons quelques défauts à un sexe, à certains âges, à certaines conditions, nous ne l’entendons que pour l’ordinaire, en supposant toujours qu’il n’y a point de règles sans exception.

Car il ne faut pas s’imaginer que tous les hommes ou toutes les femmes de même âge, ou de même pays, ou de même famille, aient le cerveau de même constitution. Il est plus à propos de croire que comme on ne peut trouver deux visages qui se ressemblent entièrement, on ne peut trouver deux imaginations tout à fait semblables ; et que tous les hommes, les femmes et les enfants ne diffèrent entre eux que du plus et du moins dans la délicatesse des fibres de leur cerveau. Car de même qu’il ne faut pas supposer trop vite une identité essentielle entre des choses entre lesquelles on ne voit point de différence, il ne faut pas mettre aussi des différences essentielles où on ne trouve pas de parfaite identité. Car ce sont là des-défauts où l’on tombe ordinairement.

Ce qu’on peut donc dire des fibres du cerveau, c’est que d’ordinaire elles sont très-molles et très-délicates dans les enfants ; qu’avec l’âge elles se durcissent et se fortifient ; que cependant la plupart des femmes et quelques hommes les ont toute leur vie extrêmement délicates. On ne saurait rien déterminer davantage. Mais c’est assez parler des femmes et des enfants ; ils ne se mêlent pas de rechercher la vérité et d’en instruire les autres : ainsi leurs erreurs ne portent pas beaucoup de préjudice ; car on ne les croit guère dans les choses qu’ils avancent. Parlons des hommes faits, de ceux dont l’esprit est dans sa force et dans sa vigueur, et que l’on pourrait croire capables de trouver la vérité et de l’enseigner aux autres.

II. Le temps ordinaire de la plus grande perfection de l’esprit est depuis trente jusqu’à cinquante ans. Les fibres du cerveau en cet âge ont acquis pour l’ordinaire une consistance médiocre. Les plaisirs et les douleurs des sens ne font presque plus d’impression sur elles. De sorte qu’on n’a plus à se défendre que des passions violentes qui arrivent rarement et desquelles on peut se mettre à couvert, si on en évite avec soin toutes les occasions. Ainsi l’âme n’étant plus divertie par les choses sensibles, elle peut contempler facilement la vérité.

Un homme dans cet état et qui ne serait point rempli des préjugés de l’enfance, qui dès sa jeunesse aurait acquis de la facilité pour la méditation, qui ne voudrait s’arrêter qu’aux notions claires et distinctes de l’esprit, qui rejetterait soigneusement toutes les idées confuses des sens et qui aurait le temps et la volonté de méditer, ne tomberait sans doute que difficilement dans l’erreur. Mais ce n’est pas de cet homme dont il faut parler, c’est des hommes du commun qui n’ont pour l’ordinaire rien de celui-ci.

Je dis donc que la solidité et la consistance qui se rencontre avec l’âge dans les fibres du cerveau des hommes, fait la solidité et la consistance de leurs erreurs, s’il est permis de parler ainsi. C’est le sceau qui scelle leurs préjugés et toutes leurs fausses opinions, et qui les met à couvert de la force de la raison. Enfin, autant que cette constitution des fibres du cerveau est avantageuse aux personnes bien élevées, autant elle est désavangeuse à la plus grande partie des hommes, puisqu’elle confirme les uns et les autres dans les pensées où ils sont.

Mais les hommes ne sont pas seulement confirmés dans leurs erreurs quand ils sont venus à l’âge de quarante ou de cinquante ans. Ils sont encore plus sujets à tomber dans de nouvelles, parce que se croyant alors capables de juger de tout, comme en effet ils le devraient être, ils décident avec présomption et ne consultent que leurs préjugés, car les hommes ne raisonnent des choses que par rapport aux idées qui leur sont les plus familières. Quand un chimiste veut raisonner de quelque corps naturel, ses trois principes lui viennent d’abord en l’esprit. Un péripatéticien pense d’abord aux quatre éléments et aux quatre premières qualités, et un autre philosophe rapporte tout à d’autres principes. Ainsi il ne peut entrer dans l’esprit d’un homme rien qui ne soit incontinent infecté des erreurs auxquelles il est sujet et qui n’en augmente le nombre.

Cette consistance des fibres du cerveau a encore un très-mauvais effet, principalement dans les personnes plus âgées, qui est de les rendre incapables de méditation. Ils ne peuvent apporter d’attention à la plupart des choses qu’ils veulent savoir, et ainsi ils ne peuvent pénétrer les vérités un peu cachées. Ils ne peuvent goûter les sentiments les plus raisonnables lorsqu’ils sont appuyés sur des principes qui leur paraissent nouveaux, quoiqu’ils soient d’ailleurs fort intelligents dans les choses dont l’âge leur a donné beaucoup d’expérience. Mais tout ce que je dis ici ne s’entend que de ceux qui ont passé leur jeunesse sans faire usage de leur esprit et sans s’appliquer.

Pour éclaircir ces choses il faut savoir que nous ne pouvons apprendre quoi que ce soit si nous n’y apportons de l’attention, et que nous ne saurions guère être attentifs à quelque chose si nous ne l’imaginons et si nous ne nous la représentons vivement dans notre cerveau. Or afin que nous puissions imaginer quelques objets il est nécessaire que nous fassions plier quelque partie de notre cerveau, ou que nous lui imprimions quelque autre mouvement pour pouvoir former les traces auxquelles sont attachées les idées qui nous représentent ces objets. De sorte que si les fibres du cerveau se sont un peu durcies, elles ne seront capables que de l’inclination et des mouvements qu’elles auront eus autrefois ; et ainsi l’âme ne pourra imaginer ni par conséquent être attentive à ce qu’elle voulait, mais seulement aux choses qui lui sont familières.

De là il faut conclure qu’il est très-avantageux de s’exercer à méditer sur toutes sortes de sujets afin d’acquérir une certaine facilité de penser à ce qu’on veut. Car de même que nous acquérons une grande facilité de remuer les doigts de nos mains en toute manière et avec une très-grande vitesse par le fréquent usage que nous en faisons en jouant des instruments ; ainsi les parties de notre cerveau, dont le mouvement est nécessaire pour imaginer ce que nous voulons, acquièrent par l’usage une certaine facilité à se plier qui fait que l’on imagine les choses que l’on veut avec beaucoup de facilité, de promptitude et même de netteté.

Or, le meilleur moyen d’acquérir cette habitude qui fait la principale différence d’un homme d’esprit d’avec un autre, c’est de s’accoutumer dès sa jeunesse à chercher la vérité des choses même fort difficiles, parce qu’en cet âge les fibres du cerveau sont capables de toutes sortes d’inflexions.

Je ne prétends pas néanmoins que cette facilité se puisse acquérir par ceux qu’on appelle gens d’étude, qui ne s’appliquent qu’à lire sans méditer et sans rechercher par eux-mêmes la résolution des questions avant que de la lire dans les auteurs. Il est assez visible que par cette voie l’on n’acquiert que la facilité de se souvenir des choses qu’on a lues. On remarque tous les jours que ceux qui ont beaucoup de lecture ne peuvent apporter d’attention aux choses nouvelles dont on leur parle, et que la vanité de leur érudition, les portant à en vouloir juger avant que de les concevoir, les fait tomber dans des erreurs grossières dont les autres hommes ne sont pas capables.

Mais quoique le défaut d’attention soit la principale cause de leurs erreurs, il y en a encore une qui leur est particulière ; c’est que trouvant toujours dans leur mémoire une infinité d’espèces confuses, ils en prennent d’abord quel qu’une qu’ils considèrent comme celle dont il est question : et parce que les choses qu’on dit ne lui conviennent pas ils jugent ridiculement qu’on se trompe. Quand on veut leur représenter qu’ils se trompent eux-mêmes et qu’ils ne savent pas seulement l’état de la question, ils s’irritent ; et ne pouvant concevoir ce qu’on leur dit, ils continuent de s’attacher à cette fausse espèce que leur mémoire leur a présentée. Si on leur en montre trop manifestement la fausseté, ils en substituent une seconde et une troisième qu’ils défendent quelquefois contre toute apparence de vérité et même contre leur propre conscience, parce qu’ils n’ont guère de respect ni d’amour pour la vérité et qu’ils ont beaucoup de confusion et de honte à reconnaître qu’il y a des choses qu’on sait mieux qu’eux.

III. Tout ce qu’on a dit des personnes de quarante et de cinquante ans, se doit encore entendre avec plus de raison des vieillards ; parce que les fibres de leur cerveau sont encore plus inflexibles, et que, manquant d’esprits animaux pour y tracer de nouveaux vestiges, leur imagination est toute languissante. Et comme d’ordinaire les fibres de leur cerveau sont mêlées avec beaucoup d’humeurs superflues, ils perdent peu à peu la mémoire des choses passées, et tombent dans les faiblesses ordinaires aux enfants. Ainsi, dans l’âge décrépit, ils ont les défauts qui dépendent de la constitution des fibres du cerveau, lesquels se rencontrent dans les enfants et dans les hommes faits ; quoique l’on puisse dire qu’ils sont plus sages que les uns et les autres, à cause qu’ils ne sont plus si sujets à leurs passions, qui viennent de l’émotion des esprits animaux.

On n’expliquera pas ces choses davantage, parce qu’il est facile de juger de cet âge par les autres dont on a parlé auparavant, et de conclure que les vieillards ont encore plus de difficulté que tous les autres à concevoir ce qu’on leur dit ; qu’ils sont plus attachés à leurs préjugés et à leurs anciennes opinions ; et par conséquent qu’ils sont encore plus confirmés dans leurs erreurs et dans leurs mauvaises habitudes, et autres choses semblables. On avertit seulement, que l’état du vieillard n’arrive pas précisément à soixante ou soixante-dix ans ; que tous les vieillards ne radotent pas ; que tous ceux qui ont passé soixante ans ne sont pas toujours délivrés des passions des jeunes gens, et qu’il ne faut pas tirer des conséquences trop générales des principes que l’on a établis.


CHAPITRE II.
Que les esprits animaux vont d’ordinaire dans les traces des idées qui nous sont les plus familières, ce qui fait qu’on ne juge point sainement des choses.


Je crois avoir suffisamment expliqué dans les chapitres précédents les divers changements qui se rencontrent dans les esprits animaux, et dans la constitution des fibres du cerveau, selon les différents âges. Ainsi, pourvu qu’on médite un peu ce que j’en ai dit, on aura bientôt une connaissance assez distincte de l’imagination et des causes physiques les plus ordinaires des différences que l’on remarque entre les esprits ; puisque tous les changements qui arrivent à l’imagination et à l’esprit, ne sont que des suites de ceux qui se rencontrent dans les esprits animaux et dans les fibres dont le cerveau est composé.

Mais il y a plusieurs causes particulières, et qu’on pourrait appeler morales, des changements qui arrivent à l’imagination des hommes, savoir, leurs différentes conditions, leurs différents emplois, en un mot leur différente manière de vivre, à la considération desquelles il faut s’attacher ; parce que, ces sortes de changements sont cause d’un nombre presque infini d’erreurs, chaque personne jugeant des choses par rapport à sa condition. On ne croit pas devoir s’arrêter à expliquer les effets de quelques causes moins ordinaires, comme des grandes maladies, des malheurs surprenants et des autres accidents inopinés, qui font des impressions très-violentes dans le cerveau, et même qui le bouleversant entièrement, parce que ces choses arrivent rarement ; et que les erreurs où tombent ces sortes de personnes sont si grossières, qu’elles ne sont point contagieuses, puisque tout le monde les reconnaît sans peine.

Afin de comprendre parfaitement tous les changements que les différentes conditions produisent dans l’imagination, il est absolument nécessaire de se souvenir que nous n’imaginons les objets qu’en nous en formant des images ; et que ces images ne sont autre chose que les traces que les esprits animaux font dans le cerveau ; que nous imaginons les choses d’autant plus fortement que ces traces sont plus profondes et mieux gravées, et que les esprits animaux y ont passé plus souvent et avec plus de violence ; et que lorsque les esprits y ont passé plusieurs fois, ils y entrent avec plus de facilité que dans d’autres endroits tout proches, par lesquels ils n’ont jamais passé, ou par lesquels ils n’ont point passé si souvent. Ceci est la cause la plus ordinaire de la confusion et de la fausseté de nos idées. Car les esprits animaux qui ont été dirigés par l’action des objets extérieurs, ou même par les ordres de l’àme, pour produire dans le cerveau de certaines traces, en produisent souvent d’autres qui à la vérité leur ressemblent en quelque chose, mais qui ne sont point tout à fait les traces de ces mêmes objets, ni celles que l’âme désirait de se représenter ; parce que les esprits animaux trouvant quelque résistance dans les endroits du cerveau par où il fallait passer, ils se détournent facilement pour entrer en foule dans les traces profondes des idées qui nous sont plus familières. Voici des exemples fort grossiers et très-sensibles de tout ceci.

Lorsque ceux qui ont la vue un peu courte regardent la lune, ils y voient ordinairement deux yeux, un nez, une bouche, en un mot il leur semble qu’ils y voient un visage. Cependant il n’y a rien dans la lune de ce qu’ils pensent y voir. Plusieurs personnes y voient tout autre chose. Et ceux qui croient que la lune est telle qu’elle leur paraît, se détromperont facilement s’ils la regardent avec des lunettes d’approche si petites qu’elles soient ; ou s’ils consultent les descriptions qu’Hevetius, Riccioli, et d’autres, en ont données au public. Or la raison pour laquelle on voit ordinairement un visage dans la lune, et non pas les taches irrégulières qui y sont, c’est que les traces de visage qui sont dans notre cerveau sont très-profondes, à cause que nous regardons souvent des visages et avec beaucoup d’attention. De sorte que les esprits animaux trouvant de la résistance dans les autres endroits du cerveau, ils se détournent facilement de la direction que la lumière de la lune leur imprime quand on la regarde, pour entrer dans ces traces auxquelles les idées de visage sont attachées par la nature. Outre que la grandeur apparente de la lune n’étant pas fort différente de celle d’une tête ordinaire dans une certaine distance, elle forme par son impression des traces qui ont beaucoup de liaison avec celles qui représentent un nez, une bouche et des yeux, et ainsi elle détermine les esprits à prendre leur cours dans les traces d’un visage. Il y en à qui voient dans la lune un homme à cheval, ou quelque autre chose qu’un visage ; parce que leur imagination ayant été vivement frappée de certains objets, les traces de ces objets se rouvrent par la moindre chose qui y a rapport.

C’est aussi pour cette même raison que nous nous imaginons voir des chariots, des hommes, des lions ou d’autres animaux dans les nues, quand il y a quelque peu de rapport entre leurs figures et ces animaux ; et que tout le monde, et principalement ceux qui ont coutume de dessiner, voient quelquefois des têtes d’hommes sur des murailles, où il y a plusieurs taches irrégulières.

C’est encore pour cette raison que les esprits de vin entrant sans direction de la volonté dans les traces les plus familières, font découvrir les secrets de la plus grande importance ; et que quand on dort on songe ordinairement aux objets que l’on a vus pendant le jour, qui ont formé de plus grandes traces dans le cerveaux parce que l’âme se représente toujours les choses dont elle a des traces plus grandes et plus profondes. Voici d’autres exemples plus composés.

Une maladie est nouvelle : elle fait des ravages qui surprennent le monde. Cela imprime des traces si profondes dans le cerveau, que cette maladie est toujours présente à l’esprit. Si cette maladie est appelée par exemple le scorbut, toutes les maladies seront le scorbut. Le scorbut est nouveau, toutes les maladies nouvelles seront le scorbut. Le scorbut est accompagné d’une douzaine de symptômes, dont il y en aura beaucoup de communs à d’autres maladies ; cela n'importe. S’il arrive qu’un malade ait quelqu'un de ces symptômes, il sera malade du scorbut ; et on ne pensera pas seulement aux autres maladies qui ont les mêmes symptômes. On s’attendra que tous les accidents qui sont arrivés à ceux qu’on a vus malades du scorbut, lui arriveront aussi. On lui donnera les mêmes médecines, et on sera surpris de ce qu’elles n’auront pas le même effet qu’on a vu dans les autres.

Un auteur s’applique à un genre d’étude, les traces du sujet de son occupation s’impriment si profondément, et rayonnent si vivement dans tout son cerveau, qu’elles confondent et qu’elles effacent quelquefois les traces de choses même fort différentes. Il y en a eu un, par exemple, qui a fait plusieurs volumes sur la croix : cela lui a fait voir des croix partout ; et c’est avec raison que le Père Morin le raille de ce qu’il croyait qu’une médaille représentait une croix, quoiqu’elle représentaât tout autre chose. C’est par un semblable tour d’imagination, que Gilbert, et plusieurs autres, après avoir étudié l’aimant, et admiré ses propriétés, ont voulu rapporter à des qualités magnétiques, un très-grand nombre d’effets naturels, qui n’y ont pas le moindre rapport.

Les exemples qu’on vient d’apporter suffisent pour prouver que cette grande facilité, qu’a l’imagination à se représenter les objets qui lui sont familiers, et la difficulté qu’elle éprouve à imaginer ceux qui lui sont nouveaux, fait que les hommes se forment presque toujours des idées, qu’on peut appeler mixtes et impures ; et que l’esprit ne juge des choses que par rapport à soi-même et à ses premières pensées. Ainsi, les différentes passions des hommes, leurs inclinations, leurs conditions, leurs emplois, leurs qualités, leurs études, enfin toutes leurs différentes manières de vivre, mettant de fort grandes différences dans leurs idées, cela les fait tomber dans un nombre infini d’erreurs. que nous expliquerons dans la suite. Et c’est ce qui a fait dire au chancelier Bacon ces paroles fort judicieuses : Omnes perceptiones tam sensus quam mentis sunt ex analogia hominis, non ex analogía universi ; estque intellectus humanus instar speculi inœqualis ad radios rerum qui suam naturam naturœ rerum immiscet, eamque distorquet, et ínficit.


CHAPITRE III.
I. Que les personnes d’étude sont les plus sujettes à l’erreur. — II. Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l’autorité que de faire usage de son esprit.


I. Les différences qui se trouvent dans les manières de vivre des hommes sont presque infinies. Il y a un très-grand nombre de différentes conditions, de différents emplois, de différentes charges, de différentes communautés. Ces différences font que presque tous les hommes agissent pour des desseins tout différents, et qu’ils raisonnent sur de différents principes. Il serait même assez difficile de trouver plusieurs personnes qui eussent entièrement les mêmes vues dans une même communauté, dans laquelle les particuliers ne doivent avoir qu’un même esprit, et que les mêmes desseins. Leurs différents emplois et leurs différentes liaisons mettent nécessairement quelque différence dans le tour et la manière qu’ils veulent prendre, pour exécuter les choses même dont ils conviennent. Cela fait bien voir que ce serait entreprendre l’impossible, que de vouloir expliquer en détail les causes morales de l’erreur ; mais aussi il serait assez inutile de le faire ici. On veut seulement parler des manières de vivre, qui portent à un plus grand nombre d’erreurs, et à des erreurs de plus grande importance. Quand on les aura expliquées, on aura donné assez d’ouverture à l’esprit pour aller plus loin ; et chacun pourra voir tout d’une vue, et avec grande facilité, les causes très-cachées de plusieurs erreurs particulières, qu’on ne pourrait expliquer qu’avec beaucoup de temps et de peine. Quand l’esprit voit clair, il se plaît à courir à la vérité, et il y court d’une vitesse qui ne se peut exprimer.

II. L’emploi duquel il semble le plus nécessaire de parler ici, à cause qu’il produit dans l’imagination des hommes des changements plus considérables, et qui conduisent davantage à l’erreur, c’est l’emploi des personnes d’étude, qui font plus d’usage de leur mémoire que de leur esprit. Car l’expérience a toujours fait connaître que ceux qui se sont appliqués avec plus d’ardeur à la lecture des livres, et à la recherche de la vérité, sont ceux-là même qui nous ont jetés dans un plus grand nombre d’erreurs.

Il en est de même de ceux qui étudient, que de ceux qui voyagent. Quand un voyageur a pris par malheur un chemin pour un autre, plus il avance, plus il s’éloigne du lieu où il veut aller. Il s’égare d’autant plus, qu’il est plus diligent, et qu’il se hâte davantage d’arriver au lieu qu’il souhaite. Ainsi ces désirs ardents, qu’ont les hommes pour la vérité, font qu’ils se jettent dans la lecture des livres où ils croient la trouver ; ou bien ils se forment un système chimérique des choses qu’ils souhaitent de savoir, duquel ils s’entêtent ; et qu’ils tâchent même par de vains efforts d’esprit de faire goûter aux autres, afin de recevoir l’honneur qu’on rend d’ordinaire aux inventeurs de systèmes. Expliquons ces deux défauts.

Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux, que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculí in capite ejus, stultus in tenebrís ambulat[10]. Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, ce n’est rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.

Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renversement d’esprit. Premièrement, la paresse naturelle des hommes qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.

Secondement, l’incapacité de méditer, dans laquelle on est tombé pour ne s’être pas appliqué dans la jeunesse, lorsque les fibres du cerveau étaient capables de toutes sortes d’inflexions.

En troisième lieu, le peu d’amour qu’on a pour les vérités abstraites, qui sont le fondement de tout ce que l’on peut connaître ici-bas.

En quatrième lien, la satisfaction qu’on reçoit dans la connaissance des vraisemblances, qui sont fort agréables et fort touchantes, parce qu’elles sont appuyées sur les notions sensibles.

En cinquième lieu, la sotte vanité qui nous fait souhaiter d’être estimés savants, car on appelle savants ceux qui ont le plus de lecture. La connaissance des opinions est bien plus d’usage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que la connaissance de la véritable philosophie qu’on apprend en méditant.

En sixième lieu, parce qu’on s’imagine sans raison que les anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, et qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi.

En septième lieu, parce qu’un faux respect mêlé d’une sotte curiosité fait qu’on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de plus loin, ou de pays plus inconnus, et même les livres les plus obscurs. Ainsi on estimait autrefois Héraclite pour son obscurité[11]. On recherche les médailles anciennes quoique rongées de la rouille. et on garde avec grand soin la lanterne et la pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers ; leur antiquité fait leur prix. Des gens s’appliquent à la lecture des rabbins, parce qu’ils ont écrit dans une langue étrangère très-corrompue et très-obscure. On estime davantage les opinions les plus vieilles, parce qu’elles sont les plus éloignées de nous. Et sans doute, si Nembrot avait écrit l’histoire de son règne, toute la politique la plus fine, et même toutes les autres sciences y seraient contenues, de même que quelques-uns trouvent qu’Homère et Virgile avaient une connaissance parfaite de la nature. Il faut respecter l’antiquité, dit-on[12]. Quoi ! Aristote, Platon, Épicure, ces grands hommes se seraient trompés ? On ne considère pas qu’Aristote, Platon, Épicure étaient hommes comme nous, et de même espèce que nous ; et de plus, qu’au temps où nous vivons, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu’il a plus d’expérience, qu’íl doit être plus éclairé, et que c’est la vieillesse du monde et l’expérience qui font découvrir la vérité.

En huitième lieu, parce que lorsqu’on estime une opinion nouvelle et un auteur du temps, il semble que leur gloire efface la nôtre, à cause qu’elle en est trop proche ; mais on ne craint rien de pareil de l’honneur qu’on rend aux anciens.

En neuvième lieu, parce que la vérité et la nouveauté ne peuvent pas se trouver ensemble dans les choses de la foi ; car les hommes ne voulant pas faire de discernement entre les vérités qui dépendent de la raison et celles qui dépendent de la tradition, ne considèrent pas qu’on doit les apprendre d’une manière toute différentes ils confondent la nouveauté avec l’erreur et l’antiquité avec la vérité. Luther, Calvin et les autres ont innové, et ils ont erré. Donc Galilée, Harvey, Descartes se trompent dans ce qu’ils disent de nouveau. L’impanation de Luther est nouvelle, et elle est fausse : donc la circulation d’Harvey est fausse, puisqu’elle est nouvelle. C’est pour cela aussi qu’ils appellent indifféremment du nom odieux de novateurs les hérétiques et les nouveaux philosophes. Les idées et les mots de vérité et d’antiquité, de fausseté et de nouveauté ont été liés les uns avec les autres : c’en est fait, le commun des hommes ne les sépare plus, et les gens d’esprit sentent même quelque peine à les bien séparer.

En dixième lieu, parce qu’on est dans un temps auquel la science des opinions anciennes est encore en vogue, et qu’il n’y a que ceux qui font usage de leur esprit qui puissent, par la force de leur raison, se mettre au-dessus des méchantes coutumes. Quand on est dans la presse et dans la foule, il est difficile de ne pas céder au torrent qui nous emporte.

En dernier lieu, parce que les hommes n’agissent que par intérêt ; et c’est ce qui fait que ceux mêmes qui se détrompent et qui reconnaissent la vanité de ces sortes d’études ne laissent pas de s’y appliquer, parce que les honneurs, les dignités et même les bénéfices y sont attachés, et que ceux qui y excellent les ont toujours plutót que ceux qui les ignorent.

Toutes ces raisons font, ce me semble, assez comprendre pourquoi les hommes suivent aveuglément les opinions anciennes comme vraies, et pourquoi ils rejettent sans discernement toutes les nouvelles comme fausses ; enfin pourquoi ils ne font point, ou presque point d’usage de leur esprit. Il y a sans doute encore un fort grand nombre d’autres raisons plus particulières qui contribuent à cela ; mais si l’on considère avec attention celles que nous avons rapportées, on n’aura pas sujet d’être surpris de voir l’entêtement de certaines gens pour l’autorité des anciens.


CHAPITRE IV.
Deux mauvais effets de la lecture sur l’imagination.


Ce faux et lâche respect que les hommes portent aux anciens produit un très-grand’nombre d’effets très-pernicieux qu’il est à propos de remarquer.

Le premier est que les accoutumant à ne pas faire usage de leur esprit, il les met peu à peu dans une véritable impuissance d’en faire usage[13] ; car il ne faut pas s’imaginer que ceux qui vieillissent sur les livres d’Aristote et de Platon fassent beaucoup d’usage de leur esprit. Ils n’emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres que pour tâcher d’entrer dans les sentiments de leurs auteurs, et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu’ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu’il en faut tenir, comme on le prouvera dans le chapitre suivant. Ainsi la science et la philosophie qu’ils apprennent est proprement une science de mémoire, et non pas une science d’esprit. Ils ne savent que des histoires et des faits, et non pas des vérités évidentes ; et ce sont plutôt des historiens que de véritables philosophes.

Le second effet que produit dans l’imagination la lecture des anciens, c’est qu’elle met une étrange confusion dans toutes les idées de la plupart de ceux qui s’y appliquent. Il ya deux différentes manières de lire les auteurs : l’une très-bonne et très-utile, et l’autre fort inutile, et même dangereuse. Il est très-utile de lire quand on médite ce qu’on lit ; quand on tâche de trouver par quelque effort d’esprit la résolution des questions que l’on voit dans les titres des chapitres, avant même que de commencer à les lire ; quand on arrange, et quand on confère les idées des choses les unes avec les autres ; en un mot, quand on use de sa raison. Au contraire il est inutile de lire quand on n’entend pas ce qu’on lit ; mais il est dangereux de lire, et de concevoir ce qu’on lit, quand on ne l’examine pas assez pour en bien juger, principalement si l’on a assez de mémoire pour retenir ce qu’on a conçu, et assez d’imprudence pour y consentir. La première manière éclaire l’esprit, elle le fortifie et en augmente l’étendue ; la seconde en diminue l’étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.

Or la plupart de ceux qui font gloire de savoir les opinions des autres n’étudient que de la seconde manière. Aussi, plus ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La raison en est que les traces de leur cerveau se confondent les unes les autres, parce qu’elles sont en très-grand nombre, et que la raison ne les a pas rangées par ordre, ce qui empêche l’esprit d’imaginer et de se représenter nettement les choses dont il a besoin. Quand l’esprit veut ouvrir certaines traces, d’autres plus familières se rencontrant à la traverse, il prend le change ; car la capacité du cerveau n’étant pas infinie, il est presque impossible que ce grand nombre de traces formées sans ordre ne se brouillent et n’apportent de la confusion dans les idées. C’est pour cette même raison que les personnes de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de bien juger des choses où il faut apporter beaucoup d’attention.

Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que les connaissances qu’acquièrent ceux qui lisent sans méditer, et seulement pour retenir les opinions des autres ; en un mot toutes les sciences qui dépendent de la mémoire sont proprement de ces sciences qui enflent, à cause qu’elles ont de l’éclat et qu’elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui les possèdent[14]. Ainsi ceux qui sont savants en cette manière, étant d’ordinaire remplis d’orgueil et de présomption, prétendent avoir droit de juger tout, quoi qu’ils en soient très-peu capables, ce qui les fait tomber dans un très-grand nombre d’erreurs.

Mais cette fausse science fait encore un plus grand mal ; car ces personnes ne tombent pas seules dans l’erreur ; elles y entraînent avec elles presque tous les esprits du commun et un fort grand nombre de jeunes gens, qui croient comme des articles de foi toutes leurs décisions. Ces faux savants les ayant souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et étourdis tant par des opinions extraordinaires que par des noms d’auteurs anciens et inconnus. se sont acquis une autorité si puissante sur leurs esprits, qu’ils respectent et qu’ils admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche, et qu’ils entrent aveuglément dans tous leurs sentiments. Des personnes même beaucoup plus spirituelles et plus judicieuses, qui ne les auraient jamais connus et qui ne sauraient point d’autre part ce qu’ils sont, les voyant parler d’une manière si décisive et d’un air si fier, si impérieux et si grave, auraient quelque peine à manquer de respect et d’estime pour ce qu’ils disent, parce qu’il est très-difficile de ne rien donner à l’air et aux manières. Car de même qu’il arrive souvent qu’un homme fier et hardí en maltraite d’autres plus forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui ; ainsi ceux qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vraies, ni même vraisemblables, font souvent perdre la parole à leurs adversaires, en leur parlant d’une manière impérieuse, fière ou grave qui les surprend.

Or ceux de qui nous parlons ont assez d’estime d’eux-mêmes et de mépris des autres pour s’être fortifiés dans un certain air de fierté, mêlé de gravité et d’une feinte modestie, qui préoccupe et qui gagne ceux qui les écoutent.

Car il faut remarquer que tous les différents airs des personnes de différentes conditions ne sont que des suites naturelles de l’estime que chacun a de soi-même par rapport aux autres, comme il est facile de le reconnaître si l’on y fait un peu de réflexion. Ainsi l’air de fierté et de brutalité est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui néglige assez l’estime des autres. L’air modeste est l’air d’un homme qui s’estime peu et qui estime assez les autres. L’air grave est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui désire fort d’être estimé, et l’air simple celui d’un homme qui ne soccupe guère ni de soi ni des autres. Ainsi tous les différents airs, qui sont presque infinis, ne sont que des effets que les différents degrés d’estime que l’on a de soi et de ceux avec qui l’on converse produisent naturellement sur notre visage et sur toutes les parties extérieures de notre corps. Nous avons expliqué dans le chapitre IV cette correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par l’air qu’ils impriment sur le visage.


CHAPITRE V.
Que les personnes d’étude s’entêtent ordinairement de quelque auteur, de sorte que leur but principal est de savoir ce qu’il a cru, sans se soucier de ce qu’il faut croire.


Il y a encore un défaut de très-grande conséquence dans lequel les gens d’étude tombent ordinairement ; c’est qu’ils s’entêtent de quelque auteur. S’il y a quelque chose de vrai et de bon dans un livre, ils se jettent aussitôt dans l’excès ; tout en est vrai, tout en est bon, tout en est admirable. Ils se plaisent même à admirer ce qu’ils n’entendent pas, et ils veulent que tout le monde l’admire avec eux. Ils tirent gloire des louanges qu’ils donnent à ces auteurs obscurs, parce qu’ils persuadent par là aux autres qu’ils les entendent parfaitement, et cela leur est un sujet de vanité ; ils s’estiment au-dessus des autres hommes, à cause qu’ils croient entendre une impertinence d’un ancien auteur, ou d’un homme qui ne s’entendait peut-être pas lui-même. Combien de savants ont sué pour éclaircir des passages obscurs des philosophes, et même de quelques poëtes de l’antiquité ! et combien y a-t-il encore de beaux esprits qui font leurs délices de la critique d’un mot et du sentiment d’un auteur ! Mais il est à propos d’apporter quelque preuve de ce que je dis.

La question de l’immortalité de l’âme est sans doute une question très-importante, on ne peut trouver à redire que des philosophes fassent tous leurs efforts pour la résoudre ; et quoiqu’ils composent de gros volumes pour prouver d’une manière assez faible une vérité qu’on peut démontrer en peu de mots ou en peu de pages, cependant ils sont excusables. Mais ils sont bien plaisants de se mettre fort en peine pour décider ce qu’Aristote en a cru. Il est, ce me semble, assez inutile à ceux qui vivent présentement de savoir s’il y a jamais eu un homme qui s’appelât Aristote ; si cet homme a écrit les livres qui portent son nom ; s’il entend une telle chose ou une autre dans un tel endroit de ses ouvrages : cela ne peut faire un homme ni plus sage ni plus heureux, mais il est très-important de savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux en soi.

Il est donc très-inutile de savoir ce qu’Aristote a cru de l’immortalité de l’àme, quoiqu’il soit très-utile de savoir que l’âme est immortelle. Cependant on ne craint point d’assurer qu’il y a eu plusieurs savants qui se sont mis plus en peine de savoir le sentiment d’Aristote sur ce sujet que la vérité de la chose eu soi, puisqu’il y on à qui ont fait des ouvrages exprès pour expliquer ce que ce philosophe en a cru, et qu’ils n’en ont pas tant fait pour savoir ce qu’il en fallait croire.

Mais quoiqu’un très-grand nombre de gens se soient fort fatigué l’esprit pour résoudre quel a été le sentiment d’Aristote, ils se le sont fatigué inutilement, puisqu’on n’est point encore d’accord sur cette question ridicule. Ce qui fait voir que les sectateurs d’Aristote sont bien malheureux d’avoir un homme si obscur pour les éclairer, et qui même affecte l’obscurité, comme il le témoigne dans une lettre qu’il a écrite à Alexandre.

Le sentiment d’Aristote sur l’immortalité de l’âme a donc été en divers temps une fort grande question, et fort considérable entre les personnes d’étude. Mais afin qu’on ne s’imagine pas que je le dise en l’air et sans fondement, je suis obligé de rapporter ici un passage de La Cerda, un peu long et un peu ennuyeux, dans lequel cet auteur a ramassé différentes autorités sur ce sujet, comme sur une question bien importante. Voici ses paroles sur le second chapitre de resurrectione carnis, de Tertullien.

Quœstio hœc in scholis utrinque validis suspícionibus agitatur, num animam immortalem, mortalemve fecerit Aristoteles. Et quidem philosophi aut ignobles asseveraverunt Aristotelem posuisse nostros animos ab interitu alienos. Hi sunt e grœcis et latinis interpretibus Ammonius uterque, Olympiodorus, Philoponus, Simplicius, Avicenna, nti memorat Mirandula lib. 4 de examine vanitatis cap. 9 ; Theodorus, Metochyles, Themistius. sanctus Thomas 2, contra gentes cap. 79, et phys. lect. 42, et prœterca 42, Metaph. lect. 3, et quodlib. 10, quœst. 5, art. 1 ; Albertus, tract. 2, de anima cap. 20, et tract. 3, cap. 13 ; Ægidius lib. 3 de anima ad cap. 4 ; Durandus in 2, díst. 18, quœst. 3 ; Ferrarius loco citato contra gentes, et late Eugubinus lib. 9, de perenni philosopha cap. 48, et quod pluris est, disciples Aristotelis, Theophrastus, magistri mentem et ore et calamo novisse penitus qui poterat.

In contraria factionem ubiere nonnulli patres, nec infimi philosophi. Justinus in sua Parœnesi, Origines in filosofou, et ut fertur Nazianz., in disp. contra Eunom, et Nyssenus lib. 2, de anima cap. 4, Theodoretus de curandis Grœcorum affectibus lib. 3. Galenus in historia philosophicâ, Pomponatius lib. de immortalitate animœ, Simon Portius lib. de mente humanœ, Cajetanus 3, de anima cap. 2. In eum sensum, ut caducum animum nostrum putaret Aristoteles, sunt partim adducti ab Alexandro Aphodis auditore, qui sic solitus erat interpretari Arístotelicam mentem ; quamvís Eugubinus cap. 21 et 22 eum excuset. Et quidem unde collegisse videlur Alexander mortalitatem nempe ex 42. Metaph. inde sanctus Thomas, Theodorus, Metochytes immortalitatem collegerunt.

Porro Tertullianum neutram hanc opíníonem amplexum credo : sed putasse in hac parte ambiguum Aristotelem. Itaque ita citat illum pro utraque. Nam cum hic ascribat Arístoteli mortalitatem animæ, tamen lib. de anima cap. 6 pro contraría opinione immortalitatis cítat. Eadem mente fuit Plutarchus, pro utraque opinione advocans eumdem philosophum. in lib. 5 de placitis philosoph. Nam cap. 1 mortalitatem tríbuit, et cap. 25 immortalitatem. Ex Sehulaslícís etiam, qui in neuf-ram parlem Aríslolelem conslantem judícant, sed dubium et ancipitem, sunt Scotus in 4, dist. 43, quæst. 2, art. 2 ; Harveus quodlib. l, quœst. 11 et 1, sentent. dist. l, quæst. 1 ; Niphus in opusculo De immortalitate animæ, cap. 1, et recentes alii interpretes : quam mediam existimationem credo veriorem, sed scholii lex vetat ut aucioritatum pondere líbrato íllud suadeam.

On donne toutes ces citations pour vraies sur la foi de ce commentateur, parce qu’on croirait perdre son temps à les vèrifier, et qu’on n’a pas tous ces beaux livres d’où elles sont tirées. On n’en ajoute point aussi de nouvelles, parce qu’on ne lui envie point la gloire de les avoir bien recueillies ; et que l’on perdrait encore bien plus de temps, si on le voulait faire, quand on ne feuilleterait pour cela que les tables de ceux qui ont commenté Aristote.

On voit donc, dans ce passage de La Cerda, que des personnes d’étude qui passent pour habiles, se sont bien donné de la peine pour savoir ce qu’Aristote croyait sur l’immortalité de l’âme ; et qu’il y en a qui ont été capables de faire des livres exprès sur ce sujet, comme Pomponace : car le principal but de cet auteur dans son livre est de montrer qu’Aristote a cru que l’âme était mortelle. Et peut-être y a-t-il des gens qui ne se mettent pas seulement en peine de savoir ce qu’Aristote a cru sur ce sujet ; mais qui regardent même, comme une question qu’il est très-important de savoir, si par exemple Tertullien, Plutarque ou d’autres ont cru ou non que le sentiment d’Aristote fût que l’âme était mortelle : comme ou a grand sujet de le croire de La Cerda même, si on fait réflexion sur la dernière partie du passage qu’on vient de citer, Porro Tertullianum et le reste.

S’il n’est pas fort utile de savoir ce qu’Aristote a cru de l’immorlalité de l’âme, ni ce que Tertullien et Plutarque ont pensé qu’Aristote en croyait, le fond de la question, l’immortalité de l’âme, est au moins une vérité qu’il est nécessaire de savoir. Mais il y a une infinité de choses qu’il est fort inutile de connaître, et desquelles par conséquent il est encore plus inutile de savoir ce que les anciens en ont pensé, et cependant on se met fort en peine pour deviner les sentiments des philosophes sur de semblables sujets. On trouve des livres pleins de ces examens ridicules ; et ce sont ces bagatelles qui ont excité tant de guerres d’érudition. Ces questions vaines et impertinentes, ces généalogies ridicules d’opinions inutiles, sont des sujets importants de critique aux savants. Ils croient avoir droit de mépriser ceux qui méprisent ces sottises, et de traiter d’ignorants ceux qui font gloire de les ignorer. Ils s’imaginent posséder parfaitement l’histoire généalogique des formes substantielles, et le siècle est ingrat s’il ne reconnaît leur mérite. Que ces choses font bien voir la faiblesse et la vanité de l’esprit de l’homme ; et que lorsque ce n’est point la raison qui règle les études, non-seulement les études ne perfectionnent point la raison, mais même qu’elles l’obscurcissent, la corrompent et la pervertissent entièrement.

Il est à propos de remarquer ici que, dans les questions de la foi, ce n’est pas un défaut de chercher ce qu’en a cru par exemple saint Augustin ou un autre père de l’Église, ni même de rechercher si saint Augustin a cru ce que croyaient ceux qui l’ont précédé ; parce que les choses de la foi ne s’apprennent que par la tradition, et que la raison ne peut pas les découvrir. La croyance la plus ancienne étant la plus vraie, il faut tâcher de savoir quelle était celle des anciens ; et cela ne se peut qu’en examinant le sentiment de plusieurs personnes qui se sont suivies en différents temps. Mais les choses qui dépendent de la raison leur sont toutes opposées, et il ne faut pas se mettre en peine de ce qu’en ont cru les anciens pour savoir ce qu’il en faut croire. Cependant je ne sais par quel renversement d’esprit certaines gens s’effarouchent, si l’on parle en philosophie autrement qu’Aristote ; et ne se mettent point en peine, si l’on parle en théologie autrement que l’Évangile, les pères et les conciles. Il me semble que ce sont d’ordinaire ceux qui crient le plus contre les nouveautés de philosophie qu’on doit estimer, qui favorisent et qui défendent même avec plus d’opiniâtreté certaines nouveautés de théologie qu’on doit détester. Car ce n’est point leur langage que l’on n’approuve pas ; tout inconnu qu’il ait été à l’antiquité, l’usage l’autorise ; ce sont les erreurs qu’ils répandent ou qu’ils soutiennent à la faveur de ce langage équivoque et confus.

En matière de théologie on doit aimer l’antiquité parce qu’on doit aimer la vérité, et que la vérité se trouve dans l’antiquité ; il faut que toute curiosité cesse, lorsqu’on tient une fois la vérité. Mais en matière de philosophie on doit au contraire aimer la nouveauté, par la même raison qu’il faut toujours aimer la vérité, qu’il faut la rechercher, et qu’il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle. Si l’ou croyait qu’Aristote et Platon fussent infaillibles, il ne faudrait peut-être s’appliquer qu’à les entendre ; mais la raison ne permet pas qu’on le croie. La raison veut, au contraire, que nous les jugions plus ignorants que les nouveaux philosophes, puisque, dans le temps où nous vivons, le monde est plus vieux de deux mille ans, et qu’il a plus d’expérience que dans le temps d’Aristote et de Platon, comme on l’a déjà dit ; et que les nouveaux philosophes peuvent savoir toutes les vérités que les anciens nous ont laissées, et en trouver encore plusieurs autres. Toutefois la raison ne veut pas qu’on croie encore ces nouveaux philosophes sur leur parole plutôt que les anciens. Elle veut au contraire qu’on examine avec attention leurs pensées, et qu’on ne s’y rende que lorsqu’on ne pourra plus s’empêcher d’en douter, sans se préoccuper ridiculement de leur grande science ni des autres qualités de leur esprit.


CHAPITRE VI.
De la préoccupation des commentateurs.


Cet excès de préoccupation paraît bien plus étrange dans ceux qui commentent quelque auteur, parce que ceux qui entreprennent ce travail, qui semble de soi peu digne d’un homme d’esprit, s’imaginent que leurs auteurs méritent l’admiration de tous les hommes. Ils se regardent aussi comme ne faisant avec eux qu’une même personne ; et dans cette vue l’amour-propre joue admirablement bien son jeu. Ils donnent adroitement des louanges avec profusion à leurs auteurs, ils les environnent de clartés et de lumière, ils les comblent de gloire, sachant bien que cette gloire rejaillira sur eux-mêmes. Cette idée de grandeur n’élève pas seulement Aristote ou Platon, dans l’esprit de beaucoup de gens, elle imprime aussi du respect pour tous ceux qui les ont commentés ; et tel n’aurait pas fait l’apothéose de son auteur, s’il ne s’était imaginé comme enveloppé dans la même gloire.

Je ne prétends pas toutefois que tous les commentateurs donnent des louanges à leurs auteurs dans l’espérance du retour ; plusieurs en auraient quelque horreur s’ils y faisaient réflexion : ils les louent de bonne foi, et sans y entendre finesse ; ils n’y pensent pas. mais l’amour-propre y pense pour eux et sans qu’ils s’en aperçoivent. Les hommes ne sentent pas la chaleur qui est dans leur cœur, quoiqu’elle donne la vie et le mouvement à toutes les autres parties de leur corps ; il faut qu’ils se touchent et qu’ils se manient pour s’en convaincre, parce que cette chaleur est naturelle. Il en est de même de la vanité, elle est si naturelle à l’homme qu’il ne la sent pas ; et quoique ce soit elle qui donne pour ainsi dire la vie et le mouvement à la plupart de ses pensées et de ses desseins, elle le fait souvent d’une manière qui lui est imperceptible. Il faut se tâter, se manier, se sonder, pour savoir qu’on est vain. On ne connaît point assez que c’est la vanité qui donne le branle à la plupart des actions ; et quoique l’amour-propre le sache, il ne le sait que pour le déguiser au reste de l’homme.

Un commentateur ayant donc quelque rapport et quelque liaison avec l’auteur qu’il commente, son amour-propre ne manque pas de lui découvrir de grands sujets de louange en cet auteur, afin d’en profiter lui-même. Et cela se fait d’une manière si adroite, si fine et si délicate qu’on ne s’en aperçoit point. Mais ce n’est pas ici le lieu de découvrir les souplesses de l’amour-propre.

Les commentateurs ne louent pas seulement leurs auteurs, parce qu’ils sont prévenus d’estime pour eux et qu’ils se font honneur à eux-mêmes en les louant ; mais encore parce que c’est la coutume et qu’il semble qu’il en faille ainsi user. Il se trouve des personnes qui, n’ayant pas beaucoup d’estime pour certaines sciences ni pour certains auteurs, ne laissent pas de commenter ces auteurs et de s’appliquer à ces sciences, parce que leur emploi, le hasard ou même leur caprice les a engagés à ce travail ; et ceux-ci se croient obligés de louer d’une manière hyperbolique les sciences et les auteurs sur lesquels ils travaillent, quand même ce seraient des auteurs impertinents, et des sciences très-basses et très-inutiles.

En effet, il serait assez ridicule qu’un homme entreprît de commenter un auteur qu’il croirait être impertinent, et qu’il s’appliquât sérieusement écrire d’une matière qu’il penserait être inutile. Il faut donc, pour conserver sa réputation, louer son auteur et le sujet de son livre, quand l’un et l’autre seraient méprisables, et que la faute qu’on a faite d’entreprendre un méchant ouvrage soit réparée par une autre faute. C’est ce qui fait que des personnes doctes, qui commentent différents auteurs, disent souvent des choses qui se contredisent.

C’est aussi pour celà que presque toutes les préfaces ne sont point conformes à la vérité ni au bon sens. Si l’on commente Aristote, c’est le génie de la nature. Si l’on écrit sur Platon, c’est le divin Platon. On ne commente guère les ouvrages des hommes tout court ; ce sont toujours les ouvrages d’hommes tout divins, d’hommes qui ont été l’admiration de leur siècle, et qui ont reçu de Dieu des lumières toutes particulières. Il en est de même de la matière que l’on traite : c’est toujours la plus belle, la plus relevée, celle qu’il est le plus nécessaire de savoir.

Mais afin qu’on ne me croie pas sur ma parole, voici la manière dont un commentateur fameux entre les savants parle de l’auteur qu’il commente. C’est Averroës qui parle d’Aristote. Il dit dans sa préface sur la physique de ce philosophe, qu’il a été l’inventeur de la logique, de la morale et de la métaphysique, et qu’il les a mises dans leur perfection. Complevít, dit-il, quia nullus eorum, qui secuti sunt eum isque ad hoc tempus, quod est mille et quingentorum annorum, quídquam addidit, nec invenies in ejus verbís errorem alicijus quantitatis, et talem esse virtutem in individu uno miraculosum et eœtraneum existit ; et hœc díspositio cum in uno homine reperitur, dignus est esse divinus magis quam humanus. En d’autres endroits il lui donne des louanges bien plus pompeuses et bien plus magnifiques, comme 1 de generatione animalium : Laudemus Deum qui separavit hunc virum ab aliis in perfectione, appropriavitque ei ultímam dignitatem humanam, quam non omnis homo potest in quacumque itate attingere. Le même dit aussi, l. 1, destruct. disp. 3 : Aritotelis doctrina est summa veritas, quoniam ejus intellectus fuit finis humani intellectus ; quare bene dicitur de illo, quod ipse fuit creatus, et datus nobis divina providentia, ut non ígnoremus possibilia sciri.

En vérité, ne fait-il pas êire fou pour parler ainsi ; et ne faut-il pas que l’entêtement de cet auteur soit dégénéré en extravagance et en folie ? La doctrine d’Aristote est la souveraine vérité. Personne ne peut avoir de science qui égale, ni même qui approche de la sienne. C’est lui qui nous est donné de Dieu pour apprendre tout ce qui peut être connu. C’est lui qui rend tous les hommes sages ; et ils sont d’autant plus savants qu’ils entrent mieux dans sa pensée, comme il le dit en un autre endroit. Aristoteles fuit princeps, per quem perficiuntur omnes sapientes qui fuerunt post eum : licet differant inter se íntelligendo verba ejus, et in ei quod sequítur ex eis. Cependant les ouvrages de ce commentateur se sont répandus dans toute l’Europe et même en d’autres pays plus éloignés. Ils ont été traduits d’arabe en hébreu et d’hébreu en latin, et peut être encore en bien d’autres langues, ce qui montre assez l’estime que les savants en ont faite ; de sorte qu’on n’a pu donner d’exemple plus sensible que celui-ci de la préoccupation des personnes d’étude. Car il fait assez voir que non-seulement ils s’entêtent souvent de quelque auteur, mais aussi que leur entêtement se communique à d’autres à proportion de l’estime qu’ils ont dans le monde ; et qu’ainsi les fausses louanges que les commentateurs lui donnent sont souvent cause que des personnes peu éclairées, qui s’adonnent à la lecture, se préoccupent et tombent dans une infinité d’erreurs. Voici un autre exemple.

Un illustre entre les savants, qui a fondé des chaires de géométrie et d’astronomie dans l’université d’Oxford, commence un livre qu’il s’est avisé de faire sur les huit premières propositions d’Euclide par ces paroles : Consilium meum, audit ores, si vires et valetudo suffecerint, explicare definitiones, petitiones, communes sententias et octo priores propositiones primi libri Elementorum, catera post me venientibus relinquere ; et il le finit par celles-ci : Exsolvi per Dei gratiam, domini auditores, promissum, liberavi fidem meam, eœplicavi pro modulo meo definitiones, petitiones, communes sententias et octo priores propositiones Elementorum Euclidis. « Hic annis fessus cyclos artemque repono. » Succedent in hoc munus alii fortasse magis vegeto corpore, vicido ingenio, etc. Il ne faut pas une heure à un esprit médiocre, pour apprendre par lui-même, ou par le secours du plus petit géomètre qu’il y ait, les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières propositions d’Euclide : à peine ont-elles besoin de quelque explication ; et cependant voici un auteur qui parle de cette entreprise, comme si elle était fort grande et fort difficile. Il a peur que les forces lui manquent, si vires et valetudo suffecerint… Il laisse à ses successeurs à pousser ces choses, cœtera post me venientibus relinquere… Il remercie Dieu de ce que, par une grâce particulière, il a exécuté ce qu’il avait promis : Exsolvi per Dei gratiam promissum, liberavi fidem meam, explicavi pro modulo meo[15], quoi ? la quadrature du cercle ? la duplication du cube ? Ce grand homme a expliqué pro modulo suo les définitions, les demandes, les axiomes et les huit premières propositions du premier livre des Éléments d’Euclide. Peut-être qu’entre ceux qui lui succéderont, il s’en trouvera qui auront plus de santé et plus de force que lui pour continuer ce bel ouvrage : Succedent in hoc munus alii fortasse magis vegeto corpore, vivido ingenio ; Mais pour lui il est temps qu’il se repose, Hic annis fessus cyclos artemque repono.

Euclide ne pensait pas être si obscur, ou dire des choses si extraordinaires en composant ses Éléments, qu’il fût nécessaire de faire un livre de près de trois cents pages pour expliquer ses délimitions[16], ses axiomes, ses demandes et ses huit premières propositions. Mais ce savant Anglais sait bien relever la science d’Euclide ; et si l’âge le lui eût permis, et qu’il eût continué de la même force, nous aurions présentement douze ou quinze gros volumes sur les seuls éléments de géométrie, qui seraient fort utiles à tous ceux qui veulent apprendre cette science, et qui feront bien de l’honneur à Euclide.

Voilà les desseins bizarres dont la fausse érudition nous rend capables. Cet homme savait du grec, car nous lui avons l’obligation de nous avoir donné en grec les ouvrages de saint Chrysostome. Il avait peut-être lu les anciens géomètres ; il savait historiquement leurs propositions, aussi bien que leur généalogie ; il avait pour l’antiquité tout le respect que l’on doit avoir pour la vérité. Et que produit cette disposition d’esprit ? Un commentaire des définitions de nom, des demandes, des axiomes et des huit première : propositions d’Euclide, beaucoup plus difficile à entendre et à retenir, je ne dis pas que ces propositions qu’il commente, mais que tout ce qu’Euclide a écrit de géométrie.

Il y a bien des gens que la vanité fait parler grec et même quelquefois d’une langue qu’ils n’entendent pas, car les dictionnaires, aussi bien que les tables et les lieux communs, sont d’un grand secours à bien des auteurs ; mais il y a peu de gens qui s’avisent d’entasser leur grec sur un sujet où il est si mal à propos de s’en servir, et c’est ce qui me fait croire que c’est la préoccupation et une estime déréglée pour Euclide qui a formé le dessein de ce livre dans l’imagination de son auteur.

Si cet homme eut fait autant d’usage de sa raison que de sa mémoire, dans une matière où la seule raison doit être employée, ou s’il eût eu autant de respect et d’amour pour la vérité que de vénération pour l’auteur qu’il a commenté, il ya grande apparence qu’ayant employé tant de temps sur un sujet si petit, il serait tombé d’accord que les définitions que donne Euclide de l’angle plan et des lignes parallèles sont défectueuses, et qu’elles n’en expliquent point assez la nature, et que la seconde proposition est impertinente, puisqu’elle ne se peut prouver que par la troisième demande, laquelle on ne devrait pas accorder sitôt que cette seconde proposition, puisqu’en accordant la troisième demande, qui est que l’on puisse décrire de chaque point un cercle de l’intervalle qu’on voudra, on n’accorde pas seulement que l’on tire d’un point une ligne égale à une autre, ce qu’Euclide exécute par de grands détours dans cette seconde proposition, mais on accorde que l’on tire de chaque point un nombre infini de lignes de la longueur que l’on veut.

Mais le dessein de la plupart des commentateurs n’est pas d’éclaircir leurs auteurs et de chercher la vérité ; c’est de faire montre de leur érudition et de défendre aveuglément les défauts mêmes de ceux qu’ils commentent. Ils ne parlent pas tant pour se faire entendre ni pour faire entendre leur auteur, que pour le faire admirer et pour se faire admirer eux-mêmes avec lui. Si celui dont nous parlons n’avait rempli son livre de passages grecs, de plusieurs noms d’auteurs peu connus, et de semblables remarques, assez inutiles pour entendre des notions communes, des définitions de nom et des demandes de géométrie, qui aurait lu son livre ? qui l’aurait admiré ? et qui aurait donné à son auteur la qualité de savant homme et d’homme d’esprit ?

Je ne crois pas que l’on puisse douter, après ce que l’on a dit, que la lecture indiscrète des auteurs ne préoccupe souvent l’esprit. Or, aussitôt qu’un esprit est préoccupé, il n’a plus tout à fait ce qu’on appelle le sens commun ; il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation ; il en infecte tout ce qu’il pense ; il ne peut même guère s’appliquer à des sujets entièrement éloignés de ceux dont il est préoccupé. Ainsi, un homme entêté d’Aristote, ne peut goûter qu’Aristote ; il veut juger de tout par rapport à Aristote ; ce qui est contraire à ce philosophe lui paraîtra faux ; il aura toujours quelque passage d’Aristote à la bouche ; il le citera en toutes sortes d’occasions et pour toutes sortes de sujets : pour prouver des choses obscures et que personne ne conçoit ; pour prouver aussi des choses très-évidentes et desquelles des enfants mêmes ne pourraient pas douter ; parce qu’Aristote lui est ce que la raison et l’évidence sont aux autres.

De même, si un homme est entêté d’Euclide et de géométrie, il voudra rapporter à des lignes et à des propositions de son auteur tout ce que vous lui direz. Il ne vous parlera que par rapport à sa science : le tout ne sera plus grand que sa partie, que parce qu’Euclide l’a dit ; et il n’aura point de honte de le citer pour le prouver, comme je l’ai remarqué quelquefois. Mais cela est encore bien plus ordinaire à ceux qui suivent d’autres auteurs que ceux de géométrie, et on trouve très-fréquemment dans leurs livres de grands passages grecs, hébreux, arabes, pour prouver des choses qui sont dans la dernière évidence.

Tout cela leur arrive à cause que les traces que les objets de leur préoccupation ont imprimées dans les fibres de leur cerveau sont si profondes qu’elles demeurent toujours entr’ouvertes, et que les esprits animaux, y passant continuellement, les entretiennent toujours sans leur permettre de se fermer ; de sorte que, l’âme étant contrainte d’avoir toujours les pensées qui sont liées avec ces traces, elle en devient comme esclave, et elle est toujours troublée et inquiétée, lors même que, connaissant son égarement, elle veut tâcher d’y remédier. Ainsi, elle est continuellement en danger de tomber dans un très-grand nombre d’erreurs, si elle ne demeure toujours en garde et dans une résolution inébranlable d’observer la règle dont on a parlé au commencement de cet ouvrage, c’est-à-dire de ne donner un consentement entier qu'à des choses entièrement évidentes.

Je ne parle point ici du mauvais choix que font la plupart du genre d’étude auquel ils s’appliquent. Cela se doit traiter dans la morale, quoique cela se puisse aussi rapporter à ce qu’on vient de dire de la préoccupation. Car, lorsqu’un homme se jette à corps perdu dans la lecture des rabbins et des livres de toutes sortes de langues les plus inconnues et par conséquent les plus inutiles, et qu’il y consume toute sa vie, il le fait sans doute par préoccupation et sur une espérance imaginaire de devenir savant, quoiqu’il ne puisse jamais acquérir par cette voie aucune véritable science. Mais comme cette application à une étude inutile ne nous jette pas tant dans l’erreur qu’elle nous fait perdre notre temps pour nous remplir d’une sotte vanité, on ne parlera point ici de ceux qui se mettent en tête de devenir savants dans toutes ces sortes de sciences basses ou inutiles, desquelles le nombre est fort grand et que l’on étudie d’ordinaire avec trop de passion.


CHAPITRE VII.
I. Des inventeurs de nouveaux systèmes. — II. Dernière erreur des personnes d’étude.


I. Nous venons de faire voir l’état de l’imagination des personnes d’étude qui donnent tout à l’autorité de certains auteurs ; il y en a encore d’autres qui leur sont bien opposés. Ceux-ci ne respectent jamais les auteurs, quelque estime qu’ils aient parmi les savants. S’ils les ont estimés ils ont bien changé depuis ; ils s’érigent eux-mêmes en auteurs. Ils veulent être les inventeurs de quelque opinion nouvelle, afin d’acquérir par là quelque réputation dans le monde ; et ils assurent qu’en disant quelque chose qui n’ait point encore été dit ils ne manqueront pas d’admirateurs.

Ces sortes de gens ont d’ordinaire l’imagination assez forte ; les fibres de leur cerveau sont de telle nature qu’elles conservent longtemps les traces qui leur ont été imprimées. Ainsi, lorsqu’ils ont une fois imaginé un système qui a quelque vraisemblance, on ne peut plus les en détromper. Ils retiennent et conservent très-chèrement toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à le confirmer, et au contraire ils n’aperçoivent presque pas toutes les objections qui lui sont opposées, ou bien ils s’en défont par quelque distinction frivole. Ils se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l’estime qu’ils espèrent en recevoir. Ils ne s’appliquent qu’à considérer l’image de la vérité que portent leurs opinions vraisemblables ; ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux, mais ils ne regardent jamais d’une vue arrêtée les autres faces de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté.

Il faut de grandes qualités pour trouver quelque véritable système ; car il ne suffit pas d’avoir beaucoup de vivacité et de pénétration, il faut outre cela une certaine grandeur et une certaine étendue d’esprit qui puisse envisager un très-grand nombre de choses à la fois. Les petits esprits, avec toute leur vivacité et toute leur délicatesse, ont la vue trop courte pour voir tout ce qui est nécessaire à l’établissement de quelque système. Ils s’arrêtent à de petites difficultés qui les rebutent ou à quelques lueurs qui les éblouissent ; ils n’ont pas la vue assez étendue pour voir tout le corps d’un grand sujet en même temps.

Mais quelque étendue et quelque pénétration qu’ait l’esprit, si avec cela il n’est exempt de passion et de préjugé, il n’y a rien à espérer. Les préjugés occupent une partie de l’esprit et en infectent tout le reste. Les passions confondent toutes les idées en mille manières et nous font presque toujours voir dans les objets tout ce que nous désirons d’y trouver. La passion même que nous avons pour la vérité nous trompe quelquefois lorsqu’elle est trop ardente ; mais le désir de paraitre savant est ce qui nous empêche le plus d’acquérir une science véritable.

Il n’y a donc rien de plus rare que de trouver des personnes capables de faire de nouveaux systèmes ; cependant il n’est pas fort rare de trouver des gens qui s’en soient formé quelqu’un à leur fantaisie. On ne voit que fort peu de ceux qui étudient beaucoup raisonner selon les notions communes ; il y a toujours quelque irrégularité dans leurs idées, et cela marque assez qu’ils ont quelque système particulier qui ne nous est pas connu. Il est vrai que tous les livres qu’ils composent ne s’en sentent pas ; car, quand il est question d’écrire pour le public, on prend garde de plus près à ce qu’on dit, et l’attention toute seule suffit assez souvent pour nous détromper. On voit toutefois de temps en temps quelques livres qui prouvent assez ce que l’on vient de dire ; car il y a même des personnes qui font gloire de marquer dès le commencement de leur livre qu’ils ont inventé quelque nouveau système.

Le nombre des inventeurs de nouveaux systèmes s’augmente encore beaucoup par ceux qui s’étaient préoccupés de quelque auteur ; parce qu’il arrive souvent que n’ayant rencontré rien de vrai ni de solide dans les opinions des auteurs qu’ils ont lus, ils entrent premièrement dans un grand dégoût et un grand mépris de toutes sortes de livres, et ensuite ils imaginent une opinion vraisemblable qu’ils embrassent de tout leur cœur et dans laquelle ils se fortifient de la manière qu’on vient d’expliquer.

Mais lorsque cette grande ardeur qu’ils ont eue pour leur opinion s’est ralentie ou que le dessein de la faire paraître en public les a obligés à l’examiner avec une attention plus exacte et plus sérieuse, ils en découvrent la fausseté et ils la quittent, mais avec cette condition qu’ils n’en prendront jamais d’autres, et qu’ils condamneront absolument tous ceux qui prétendront avoir découvert quelque vérité. —

II. De sorte que la dernière et la plus dangereuse erreur où tombent plusieurs personnes d’étude, c’est qu’ils prétendent qu’on ne peut rien savoir. Ils ont lu beaucoup de livres anciens et nouveaux où ils n’ont point trouvé la vérité ; ils ont en plusieurs belles pensées qu’ils ont trouvées fausses après les avoir examinées avec plus d’attention. De la ils concluent que tous les hommes leur ressemblent, et que si ceux qui croient avoir découvert quelques vérités y faisaient une réflexion plus sérieuse ils se détromperaient aussi bien qu’eux. Cela leur suffit pour les condamner sans entrer dans un examen plus particulier ; parce que s’ils ne les condamnaient pas, ce serait en quelque manière tomber d’accord qu’ils ont plus d’esprit qu’eux, et cela ne leur parait pas vraisemblable.

Ils regardent donc comme opiniâtres tous ceux qui assurent quelque chose comme certain, et ils ne veulent pas qu’on parle des sciences comme des vérités évidentes desquelles ou ne peut pas raisonnablement douter, mais seulement comme des opinions qu’il est bon de ne pas ignorer. Cependant ces personnes devraient considérer que s’ils ont lu un fort grand nombre de livres, ils ne les ont pas néanmoins lus tous, ou qu’ils ne les ont pas lus avec toute l’attention nécessaire pour les bien comprendre, et que s’ils ont eu beaucoup de belles pensées qu’ils ont trouvées fausses dans la suite, néanmoins ils n’ont pas eu toutes celles qu’on peut avoir, et qu’ainsi il se peut bien faire que d’autres auront mieux rencontré qu’eux. Et il n’est pas nécessaire, absolument parlant, que ces autres aient plus d’esprit qu’eux, si cela les choque, car il subit qu’ils aient été plus heureux. On ne leur fait point de tort quand on dit qu’on suit avec évidence ce qu’ils ignorent, puisqu’on dit en même temps que plusieurs siècles ont ignoré les mêmes vérités, non pas faute de bons esprits, mais parce que ces bons esprits n’ont pas bien rencontré d’abord.

Qu’ils ne se choquent donc point si on voit clair et si on parle comme l’on voit. Qu’ils s’appliquent à ce qu’on leur dit, si leur esprit est encore capable d’application après tous leurs égarements, et qu’ils jugent ensuite, il leur est permis ; mais qu’ils se taisent s’ils ne veulent rien examiner. Qu’ils fassent un peu quelque réflexion, si cette réponse qu’ils font d’ordinaire sur la plupart des choses qu’on leur demande : On ne sait pas cela, personne ne sait comment cela se fait ; n’est pas une réponse peu judicieuse, puisque pour la faire il faut de nécessité qu’ils croient savoir tout ce que les hommes savent ou tout ce que les hommes peuvent savoir. Car s’ils n’avaient pas cette pensée-là d’eux-mêmes leur réponse serait encore plus impertinente. Et pourquoi trouvent-ils tant de difficulté à dire : Je n’en sais rien, puisqu’en certaines rencontres ils tombent d’accord qu’ils ne savent rien ; et pourquoi faut-il conclure que tous les hommes sont ignorants à cause qu’ils sont intérieurement convaincus qu’ils sont eux-mêmes des ignorants ?

ll y a donc de trois sortes de personnes qui s’appliquent à l’étude. Les uns s’entêtent mal à propos de quelque auteur ou de quelque science inutile ou fausse. Les autres se préoccupent de leurs propres fantaisies. Enfin les derniers, qui viennent d’ordinaire des deux autres, sont ceux qui s’imaginent connaître tout ce qui peut être connu, et qui, persuadés qu’ils ne savent rien avec certitude, concluent généralement qu’on ne peut rien savoir avec évidence, et regardent toutes les choses qu’on leur dit comme de simples opinions.

Il est facile de voir que tous les défauts de ces trois sortes de personnes dépendent des propriétés de l’imagination, qu’on a expliquées dans les chapitres précédents et que tout cela ne leur arrive que par des préjugés qui leur bouchent l’esprit et qui ne leur permettent pas d’apercevoir d’autres objets que ceux de leur préoccupation. On peut dire que leurs préjugés font dans leur esprit ce que les ministres des princes font à l’égard de leurs maîtres. Car, de même que cœ personnes ne permettent autant qu’ils peuvent qu’à ceux qui sont dans leurs intérêts ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur de parler à leurs maîtres : ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets toutes pures et sans mélange ; mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées, et ils les lui présentent ainsi toutes masquées, de sorte qu’il est très-difficile qu’il se détrompe et reconnaisse ses erreurs.


CHAPITRE VIII.
I. Des esprits efféminés. — II. Des esprits superficiels. — III. Des personnes d’autorité. — IV. De ceux qui font des expériences.


Ce que nous venons de dire suffit, ce me semble, pour reconnaître en général quels sont les défauts d’imagination des personnes d’étude et les erreurs auxquelles ils sont le plus sujets. Or, comme il n’y a guère que ces personnes-là qui se mettent en peine de chercher la vérité et même que tout le monde s’en rapporte à eux, il semble qu’on pourrait finir ici cette seconde partie. Cependant, il est à propos de dire encore quelque chose des erreurs des autres hommes parce qu’il ne sera pas inutile d’en être averti.

I. Tout ce qui flatte les sens nous touche extrêmement, et tout ce qui nous touche nous applique à proportion qu’il nous touche. Ainsi ceux qui s’abandonnent à toutes sortes de divertissements très-sensibles et très-agréables ne sont pas capables de pénétrer des vérités qui renferment quelque difficulté considérable, parce que la capacité de leur esprit, qui n’est pas infinie, est toute remplie de leurs plaisirs, ou du moins elle en est fort partagée.

La plupart des grands, des gens de cour, des personnes riches, des jeunes gens et de ceux qu’on appelle beaux esprits, étant dans des divertissements continuels et n’étudiant que l’art de plaire par tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, ils acquièrent peu à peu une telle délicatesse dans ces choses ou une telle mollesse, qu’on peut dire fort souvent que ce sont plutôt des esprits efféminés que des esprits fins, comme ils le prétendent ; car il y a bien de la différence entre la véritable finesse de l’esprit et la mollesse, quoique l’on confonde ordinairement ces deux choses.

Les esprits fins sont ceux qui remarquent par la raison jusques aux moindres différences des choses, qui prévoient les effets qui dépendent des causes cachées, peu ordinaires et peu visibles ; enfin ce sont ceux qui pénètrent davantage les sujets qu’ils considèrent. Mais les esprits mous n’ont qu’une fausse délicatesse ; ils ne sont ni vifs ni perçants ; ils ne voient pas les effets des causes même les plus grossières et les plus palpables ; enfin ils ne peuvent rien embrasser ni rien pénétrer, mais ils sont extrêmement délicats pour les manières. Un mauvais mot, un accent de province, une petite grimace les irrite infiniment plus qu’un amas confus de méchantes raisons ; ils ne peuvent reconnaître le défaut d’un raisonnement, mais ils sentent parfaitement bien une fausse mesure et un geste mal réglé ; en un mot, ils ont une parfaite intelligence des choses sensibles, parce qu’ils ont fait un usage continuel de leurs sens ; mais ils n’ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison, parce qu’ils n’ont presque jamais fait usage de la leur.

Cependant ce sont ces sortes de gens qui ont le plus d’estime dans le monde et qui acquièrent plus facilement la réputation de bel esprit ; car, lorsqu’un homme parle avec un air libre et dégagé, que ses expressions sont pures et bien choisies, qu’il se sert de figures qui flattent les sens et qui excitent les passions d’une manière imperceptible, quoiqu’il ne dise que des sottises et qu’il n’y ait rien de bon ni rien de vrai sous ces belles paroles, c’est, suivant l’opinion commune, un bel esprit, c’est un esprit fin, c’est un esprit délié. On ne s’aperçoit pas que c’est seulement un esprit mou et efféminé, qui ne brille que par de fausses lueurs et qui n’éclaire jamais, qui ne persuade que parce que nous avons des oreilles et des yeux, et non point parce que nous avons de la raison.

Au reste, l’on ne nie pas que tous les hommes ne se sentent de cette faiblesse que l’on vient de remarquer en quelques-uns d’entre eux. Il n’y en a point dont l’esprit ne soit touché par les impressions de leurs sens et de leurs passions, et, par conséquent, qui ne s’arrête quelque peu aux manières : tous les hommes ne diffèrent en cela que du plus ou du moins. Mais la raison pour laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns en particulier, c’est qu’il y en a qui voient bien que c’est un défaut et qui s’appliquent à s’en corriger, au lieu que ceux dont on vient de parler le regardent comme une qualité fort avantageuse. Bien loin de reconnaître que cette fausse délicatesse est l’effet d’une mollesse efféminée et l’origine d’un nombre infini de maladies d’esprit, ils s’imaginent que c’est un effet et une marque de la beauté de leur génie.

II. On peut joindre à ceux dont on vient de parler un fort grand nombre d’esprits superficiels qui n’approfondissent jamais rien et qui n’aperçoivent que confusément les différences des choses, non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, car ce ne sont point les divertissements qui leur rendent l’esprit petit, mais parce qu’ils l’ont naturellement petit. Cette petitesse d’esprit ne vient pas de la nature de l’âme, comme on pourrait se l’imaginer, elle est causée quelquefois par une grande disette ou par une grande lenteur des esprits animaux, quelquefois par l’inflexibilité des fibres du cerveau, quelquefois aussi par une abondance immodérée des esprits et du sang, ou par quel qu’autre cause qu’il n’est pas nécessaire de savoir.

Il y a donc des esprits de deux sortes : les uns remarquent aisément les différences des choses, et ce sont les bons esprits ; les autres imaginent et supposent de la ressemblance entre elles, et ce sont les esprits superficiels. Les premiers ont le cerveau propre à recevoir des traces nettes et distinctes des objets qu’ils considèrent ; et, parce qu’ils sont fort attentifs aux idées de ces traces, ils voient ces objets comme de près, et rien ne leur échappe. Mais les esprits superficiels n’en reçoivent que des traces faibles ou confuses ; ils ne les voient que comme en passant, de loin et fort confusément, de sorte qu’elles leur paraissent semblables, comme les visages de ceux que l’on regarde de trop loin, parce que l’esprit suppose toujours de la ressemblance et de l’égalité on il n’est pas obligé de reconnaître de ditlérence et d’inégalité, pour les raisons que je dirai dans le troisième livre.

La plupart de ceux qui parlent en public, tous ceux qu’on appelle grands parleurs, et beaucoup même de ceux qui s’énoncent avec beaucoup de facilité, quoiqu’ils parlent fort peu, sont de ce genre ; car il est extrêmement rare que ceux qui méditent sérieusement puissent bien expliquer les choses qu’ils ont méditées. D’ordinaire ils hésitent quand ils entreprennent d’en parler, parce qu’ils ont quelque scrupule de se servir de termes qui réveillent dans les autres une fausse idée. Ayant honte de parler simplement pour parler, comme font beaucoup de gens qui parlent cavalièrement de toutes choses, ils ont beaucoup de peine à trouver des paroles qui expriment bien des pensées qui ne sont pas ordinaires.

III. Quoiqu’on honore infiniment les personnes de piété, les théologiens, les vieillards, et généralement tous ceux qui ont acquis avec justice beaucoup d’autorité sur les autres hommes, cependant on croit être oblige de dire d’eux qu’il arrive souvent qu’ils se croient infaillibles, à cause que le monde les écoute avec respect, qu’ils font peu d’usage de leur esprit pour découvrir les vérités spéculatives, et qu’ils condamnent trop librement tout ce qu’il leur plaît de condamner, sans l’avoir considéré avec assez d’attention. Ce n’est pas qu’on trouve à redire qu’ils ne s’appliquent pas à beaucoup de sciences qui ne sont pas fort nécessaires ; il leur est permis de ne s’y point appliquer, et même de les mépriser : mais ils n’en doivent pas juger par fantaisie et sur des soupçons mal fondés ; car ils doivent considérer que la gravité avec laquelle ils parlent, l’autorité qu’ils ont acquise sur l’esprit des autres, et la coutume qu’ils ont de confirmer ce qu’ils disent par quelque passage de la sainte Écriture, jetteront infailliblement dans l’erreur ceux qui les écoutent avec respect. et qui, n’étant pas capables d’examiner les choses à fond, se laissent surprendre aux manières et aux apparences.

Lorsque l’erreur porte les livrées de la vérité, elle est souvent plus respectée que la vérité même, et ce faux respect a des suites très-dangereuses. Pessima res est errorum apotheosis ; et pro peste íntellectus habenda est, si vanís accedat veneratio[17]. Ainsi, lorsque certaines personnes, ou par un faux zèle, ou par l’amour qu’ils ont eu pour leurs propres pensées, se sont servis de l’Écriture sainte pour établir de faux principes de physique ou de métaphysique, ils ont été souvent écoutés comme des oracles par des gens qui les ont crus sur leur parole, à cause du respect qu’ils devaient à l’autorité sainte ; mais il est aussi arrivé que quelques esprits mal faits ont pris sujet de là de mépriser la religion, de sorte que, par un renversement étrange, l’Écriture sainte a été cause de l’erreur de quelques-uns, et la vérité a été le motif et l’origine de l’impiété de quelques autres. Il faut donc bien prendre garde, dit l’auteur que nous venons de citer, de ne pas chercher les choses mortes avec les vivantes, et de ne pas prétendre par son propre esprit découvrir dans la sainte Écriture ce que le Saint-Esprit n’y a pas voulu déclarer. Et divinorum, et humanomm malesana admíxtione, continue-t-il, non solum educítur phílosophia fantastica, sed etiam religio hæretica. Itaque salutare admodum est si mente sobria fidei tantum dentur, quæ fideí sunt. Toutes les personnes donc qui ont autorité sur les autres, ne doivent rien décider qu’après y avoir d’autant plus pensé que leurs décisions sont plus suivies ; et les théologiens principalement doivent bien prendre garde à ne point faire mépriser la religion par un faux zèle ou pour se faire estimer eux-mêmes et donner cours à leurs opinions. Mais parce que ce n’est pas à moi à leur dire ce qu’ils doivent faire, qu’ils écoutent saint Thomas, leur maître, qui, étant interrogé par son général pour savoir son sentiment sur quelques articles, lui répond, par saint Augustin, en ces termes[18] :

Il est bien dangereux de parler décisivement sur des matières qui ne sont point de la foi comme si elles en étaient. Saint Augustin nous l’apprend dans le cinquième livre de ses Confessions. Lorsque je vois, dit-il, un chrétien qui ne sait pas les sentiments des philosophes touchant les cieux, les étoiles et les mouvements du soleil et de la lune, et qui prend une chose pour une autre, je le laisse dans ses opinions et dans ses doutes ; car je ne vois pas que l’ignorance où il est de la situation des corps et des différents arrangements de la matière lui puisse nuire, pourvu qu’il n’ait pas des sentiments indignes de vous, ô Seigneur ! qui nous avez tous créés. Mais il se fait tort s’il se persuade que ces choses touchent la religion, et s’il est assez hardi pour assurer avec opiniâtreté ce qu’il ne sait point. Le même saint explique encore plus clairement sa pensée sur ce sujet, dans le premier livre de l’explication littérale de la Genèse, en ces termes : Un chrétien doit bien prendre garde à ne point parler de ces choses comme si elles étaient de la sainte Écriture ; car un infidèle qui lui entendrait dire des extravagances qui n’auraient aucune apparence de vérité, ne pourrait pas s’empêcher d’en rire. Ainsi le chrétien n’en recevrait que de la confusion, et l’infidèle en serait mal édifié. Toutefois, ce qu’il y a de plus fâcheux dans ces rencontres n’est pas que l’on voie qu’un homme s’est trompé, mais c’est que les infidèles que nous tâchons de convertir s’imaginent faussement, et pour leur perte inévitable, que nos auteurs ont des sentiments aussi extravagants ; de sorte qu’ils les condamnent et les méprisent comme des ignorants. Il est donc, ce me semble, bien plus à propos de ne point assurer comme des dogmes de la foi des opinions communément reçues des philosophes, lesquelles ne sont point contraires à notre foi, quoiqu’on puisse se servir quelquefois de l’autorité des philosophes pour les faire recevoir. Il ne faut point aussi rejeter ces opinions comme étant contraires à notre foi, pour ne point donner de sujet aux sages de ce monde de mépriser les vérités saintes de la religion chrétienne. »

La plupart des hommes sont si négligents et si déraisonnables qu’ils ne font point de discernement entre la parole de Dieu et celle des hommes lorsqu’elles sont jointes ensemble ; de sorte qu’ils tombent dans l’erreur en les approuvant toutes deux, ou dans l’impiété en les méprisant indifféremment. Il est encore bien facile de voir la cause de ces dernières erreurs et qu’elles dépendent de la liaison des idées expliquées dans le chapitre V ; et il n’est pas nécessaire de s’arrêter à l’expliquer davantage.

IV. Il semble à propos de dire ici quelque chose des chimistes, et généralement de tous ceux qui emploient leur temps à faire des expériences. Ce sont des gens qui cherchent la vérité : on suit ordinairement leurs opinions sans les examiner. Ainsi leurs erreurs sont d’autant plus dangereuses qu’ils les communiquent aux autres avec plus de facilité.

Il vaut mieux sans doute étudier la nature que les livres ; les expériences visibles et sensibles prouvent certainement beaucoup plus que les raisonnements des hommes, et on ne peut trouver à redire que ceux qui sont engagés par leur condition à l’étude de la physique tâchent de s’y rendre habiles par des expériences continuelles, pourvu qu’ils s’appliquent encore davantage aux sciences qui leur sont encore plus nécessaires. On ne blâme donc point la philosophie expérimentale ni ceux qui la cultivent, mais seulement leurs défauts.

Le premier est que, pour l’ordinaire, ce n’est point la lumière de la raison qui les conduit dans l’ordre de leurs expériences : ce n’est que le hasard ; ce qui fait qu’ils n’en deviennent guère plus éclairés ni plus savants après y avoir employé beaucoup de temps et de bien.

Le second est qu’ils s’arrêtent plutôt à des expériences curieuses et extraordinaires qu’à celles qui sont les plus communes. Cependant il est visible que les plus communes étant les plus simples, il faut s’y arrêter d’abord avant que de s’appliquer à celles qui sont plus composées et qui dépendent d’un plus grand nombre de causes.

Le troisième est qu’ils cherchent avec ardeur et avec assez de soin les expériences qui apportent du profit et qui négligent celles qui ne servent qu’à éclairer l’esprit.

Le quatrième est qu’ils ne remarquent pas avec assez d’exactitude toutes les circonstances particulières, comme du temps, du lieu, de la qualité des drogues dont ils se servent, quoique la moindre de ces circonstances soit quelquefois capable d’empêcher l’effet qu’on en espère. Car il faut observer que tous les termes dont les physiciens se servent sont équivoques, et que le mot de vin, par exemple, signifie autant de choses différentes qu’il y a de différents terroirs, de différentes saisons, de différentes manières de faire le vin et de le garder ; de sorte qu’on peut même dire, en général, qu’il n’y en a pas deux tonneaux tout à fait semblables ; et qu'ainsi, quand un physicien dit : Pour faire telle expérience, prenez du vin, on ne sait que très-confusément ce qu’il veut dire. C’est pourquoi il faut user d’une très-grande circonspection dans les expériences, et ne descendre point aux composées que lorsqu’on a bien connu la raison des plus simples et des plus ordinaires.

Le cinquième est que d’une seule expérience ils en tirent trop de conséquences. Il faut, au contraire, presque toujours, plusieurs expériences pour bien conclure une seule chose, quoiqu’une seule expérience puisse aider à tirer plusieurs conclusions.

Enfin la plupart des physiciens et des chimistes ne considèrent que les effets particuliers de la nature : ils ne remontent jamais aux premières notions des choses qui composent les corps. Cependant il est indubitable qu’on ne peut connaître clairement et distinctement les choses particulières de la physique si on ne possède bien ce qu’il y a de plus général et si on ne s’éleve même jusqu’au métaphysique. Enfin ils manquent souvent de courage et de constance ; ils se lassent à cause de la fatigue et de la dépense. Il y a encore beaucoup d’autres défauts dans les personnes dont nous venons de parler, mais on ne prétend pas tout dire.

Les causes des fautes qu’on a remarquées sont le peu d’application, les propriétés de l’imagination expliquées dans le chapitre V de la première partie de ce livre, et dans le chapitre II de celle-ci, et surtout de ce qu’on ne juge de la différence des corps et du changement qui leur arrive que par les sensations qu’on en a, selon ce qu’on a expliqué dans le premier livre.




TROISIÈME PARTIE.


DE LA COMMUNICATION CONTAGIEUSE DES IMAGINATIONS FORTES.


CHAPITRE PREMIER.
I. De la disposition que nous avons à imiter les autres en toutes choses, laquelle est l’origine de la communication des erreurs qui dépendent de la puissance de l’imagination. — II. Deux causes principales qui augmentent cette disposition. — III. Ce que c’est qu’imagination forte. — IV. Qu’il y en a de plusieurs sortes. Des fous et de ceux qui ont l’imagination forte dans le sens qu’on l’entend ici. — V. Deux défauts considérables de ceux qui ont l’imagination forte. — VI. De la puissance qu’ils ont de persuader, et d’imposer.


Après avoir expliqué la nature de l’imagination, les défauts auxquels elle est sujette et comment notre propre imagination nous jette dans l’erreur, il ne reste plus à parler dans ce second livre que de la communication contagieuse des imaginations fortes ; je veux dire de la force que certains esprits ont sur les autres pour les engager dans leurs erreurs.

Les imaginations fortes sont extrêmement contagieuses ; elles dominent sur celles qui sont faibles ; elles leur donnent peu à peu leurs mêmes tours et leur imprimant leurs mêmes caractères. Ainsi ceux qui ont l’imagination forte et vigoureuse, étant tout à fait déraisonnables, il y a très-peu de causes plus générales des erreurs des hommes que cette communication dangereuse de l’imagination.

Pour concevoir ce que c’est que cette contagion et comment elle se transmet de l’un à l’autre, il faut savoir que les hommes ont besoin les uns des autres, et qu’ils sont faits pour composer ensemble plusieurs corps dont toutes les parties aient entre elles une mutuelle correspondance. C’est pour entretenir cette union, que Dieu leur a commandé d’avoir de la charité les uns pour les autres. Mais parce que l’amour-propre pouvait peu à peu éteindre la charité et rompre ainsi le nœud de la société civile, il a été à propos pour la conserver que Dieu unît encore les hommes par des liens naturels qui subsistassent au défaut de la charité et qui intéressassent l’amour-propre.

I. Ces liens naturels, qui nous sont communs avec les bêtes, consistent dans une certaine disposition du cerveau qu’ont tous les hommes, pour imiter quelques-uns de ceux avec lesquels ils conversent, pour former les mêmes jugements qu’ils font et pour entrer dans les mêmes passions dont ils sont agites. Et cette disposition lie d’ordinaire les hommes les uns avec les autres beaucoup plus étroitement qu’une charité fondée sur la raison, laquelle charité est assez rare.-

Lorsqu’un homme n’a pas cette disposition du cerveau pour entrer dans nos sentiments et dans nos passions, il est incapable par sa nature de se lier avec nous, et de faire un même corps, il ressemble à ces pierres irrégulières, qui ne peuvent trouver leur place dans un bâtiment, parce qu’on ne les peut joindre avec les autres.

Oderunt hilarem tristes, tristemque jocosi,
Sedatum celeres, agilem guavumque remissi.

Il faut plus de vertu qu’on ne pense pour ne pas rompre avec ceux qui n’ont point d’égard à nos passions et qui ont des sentiments contraires aux nôtres. Et ce n’est pas tout à fait sans raison ; car lorsqu’un homme a sujet d’être dans la tristesse ou dans la joie, c’est lui insulter en quelque manière que de ne pas entrer dans ses sentiments. S’il est triste on ne doit pas se présenter devant lui avec un air gai et enjoué qui marque de la joie et qui en imprime les mouvements avec effort dans son imagination ; parce que c’est le vouloir ôter de l’état qui lui est le plus convenable et le plus agréable ; la tristesse même étant la plus agréable de toutes les passions à un homme qui souffre quelque misère.

II. Tous les hommes ont donc une certaine disposition de cerveau, qui les porte naturellement à se composer de la même manière que quelques-uns de ceux avec qui ils vivent. Or cette disposition à deux causes principales qui l’entretiennent et qui l’augmentent. L’une est dans l’àme et l’autre dans le corps. La première consiste principalement dans l’inclination qu’ont tous les hommes pour la grandeur et pour l’élévation, pour obtenir dans l’esprit des autres une place honorable. Car c’est cette inclination qui nous excite secrètement à parler, à marcher, à nous habiller et à prendre l’air des personnes de qualité. C’est la source des modes nouvelles, de l’instabilité des langues vivantes et même de certaines corruptions générales des mœurs. Enfin c’est la principale origine de toutes les nouveautés extravagantes et bizarres qui ne sont point appuyées sur la raison mais seulement sur la fantaisie des hommes.

L’autre cause qui augmente la disposition que nous avons à imiter les autres, de laquelle nous devons principalement parler ici, consiste dans une certaine impression que les personnes d’une imagination forte font sur les esprits faibles et sur les cerveaux tendres et délicats.

III. J’entends par imagination forte et vigoureuse cette constitution du cerveau qui le rend capable de vestiges et de traces extrêmement profondes, et qui remplissent tellement la capacité de l’âme, qu’elles l’empêchent d’apporter quelque attention à d’autres choses qu’à celles que ces images représentent.

IV. Il y a deux sortes de personnes qui ont l’imagination forte dans ce sens. Les premières reçoivent ces profondes traces par l’ímpression involontaire et déréglée des esprits animaux, et les autres, desquels on veut principalement parler, les reçoivent par la disposition qui se trouve dans la substance de leur cerveau.

Il est visible que les premiers sont entièrement fous, puisqu’ils sont contraints par l’union naturelle qui est entre leurs idées et ces traces, de penser à des choses auxquelles les autres avec qui ils conversent ne pensent pas, ce qui les rend incapables de parler à propos et de répondre juste aux demandes qu’on leur fait.

Il y en a d’une infinité de sortes qui ne diffèrent que du plus et du moins, et l’on peut dire que tous ceux qui sont agités de quelque passion violente sont de leur nombre, puisque dans le temps de leur émotion les esprits animaux impriment avec tant de force les traces et les images de leur passion, qu’ils ne sont pas capables de penser à autre chose.

Mais il faut remarquer que toutes ces sortes de personnes ne sont pas capables de corrompre l’imagination des esprits même les plus faibles, et des cerveaux les plus mous et les plus délicats pour deux raisons principales. La première, parce que ne pouvant répondre conformément aux idées des autres, ils ne peuvent leur rien persuader ; et la seconde, parce que le dérèglement de leur esprit étant tout à fait sensible, on n’écoute qu’avec mépris tous leurs discours.

Il est vrai néanmoins que les personnes passionnées nous passionnent, et qu’elles font dans notre imagination des impressions qui ressemblent à celles dont elles sont touchées ; mais comme leur emportement est tout à fait visible, on résiste à ces impressions et l’on s’en défait d’ordinaire quelque temps après. Elles s’effacent d’elle-mêmes lorsqu’elles ne sont point entretenues par la cause qui les avait produites, c’est-à-dire lorsque ces emportés ne sont plus en notre présence, et que la vue sensible des traits que la passion formait sur leur visage, ne produit plus aucun changement dans les libres de notre cerveau, ni aucune agitation dans nos esprits animaux.

Je n’examine ici que cette sorte d’imagination forte et vigoureuse qui consiste dans une disposition du cerveau propre pour recevoir des traces fort profondes des objets les plus faibles et les moins agissants.

Ce n’est pas un défaut que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses et recevoir des images très-distinctes et très-vives des objets les moins considérables ; pourvu que l’âme demeure toujours la maîtresse de l’imagination, que ces images s’impriment par ses ordres et qu’elles s’effacent quand il lui plaît, c’est au contraire l’origine de la finesse et de la force de l’esprit. Mais lorsque l’imagination domine sur l’âme, et que sans attendre les ordres de la volonté ces traces se forment par la disposition du cerveau et par l’action des objets et des esprits, il est visible que c’est une très-mauvaise qualité et une espèce de folie. Nous allons tâcher de faire connaître le caractère de ceux qui ont l’imagination de cette sorte.

Il faut pour cela se souvenir que la capacité de l’esprit est très-bornée ; qu’il n’y a rien qui remplisse si fort sa capacité que les sensations de l’åme, et généralement toutes les perceptions des objets qui nous touchent beaucoup et que les traces profondes du cerveau sont toujours accompagnées de sensations ou de ces autres perceptions qui nous appliquent fortement. Car par là il est facile de reconnaître les véritables caractères de l’esprit de ceux qui ont imagination forte.

V. Le premier, c’est que ces personnes ne sont pas capables de juger sainement des choses qui sont un peu difficiles et embarrassées. Parce que la capacité de leur esprit étant remplie des idées qui sont liées par la nature à ces traces trop profondes, ils n’ont pas la liberté de penser à plusieurs choses en même temps. Or, dans les questions composées, il faut que l’esprit parcoure par un mouvement prompt et subit les idées de beaucoup de choses, et qu’il en reconnaisse d’une simple vue tous les rapports et toutes les liaisons qui sont nécessaires pour résoudre ces questions.

Tout le monde sait par sa propre expérience qu’on n’est pas capable de s’appliquer à quelque vérité dans le temps que l’on est agité de quelque passion, ou que l’on sent quelque douleur un peu forte, parce qu’alors il y a dans le cerveau de ces traces profondes qui occupent la capacité de l’esprit. Ainsi ceux de qui nous parlons ayant des traces plus profondes des mêmes objets que les autres, comme nous le supposons, ils ne peuvent pas avoir autant d’étendue d’esprit ni embrasser autant de choses qu’eux. Le premier défaut de ces personnes est donc d’avoir l’esprit petit, et d’autant plus petit, que leur cerveau reçoit des traces plus profondes des objets les moins considérables.

Le second défaut c’est qu’ils sont visionnaires, mais d’une manière délicate et assez difficile à reconnaître. Le commun des hommes ne les estime pas visionnaires ; il n’y a que les esprits justes et éclairés qui s’aperçoivent de leurs visions et de l’égarement de leur imagination.

Pour concevoir l’origine de ce défaut il faut encore se souvenir de ce que nous avons dit dès le commencement de ce second livre, qu’à l’égard de ce qui se passe dans le cerveau, les sens et l’imagination ne diffèrent que du plus et du moins, et que c’est la grandeur et la profondeur des traces qui font que l’âme sent les objets, qu’elle les juge comme présents et capables de la toucher, et enfin assez proches d’elle pour lui faire sentir du plaisir et de la douleur. Car lorsque les traces d’un objet sont petites, l’âme imagine seulement cet objet, elle ne juge pas qu’il soit présent et même elle ne le regarde pas comme fort grand et fort considérable. Mais à mesure que ces traces deviennent plus grandes et plus profondes l’ame juge aussi que l’objet devient plus grand et plus considérable, qu’il s’approche davantage de nous, et enfin qu’il est capable de nous toucher et de nous blesser.

Les visionnaires dont je parle ne sont pas dans cet excès de folie de croire voir devant leurs yeux des objets qui sont absents : les traces de leur cerveau ne sont pas encore assez profondes, ils ne sont fous qu’à demi ; et s’ils l’étaient tout à fait on n’aurait que faire de parler d’eux ici, puisque tout le monde sentant leur égarement on ne pourrait pas s’y laisser tromper. Ils ne sont pas visionnaires des sens, mais seulement visionnaires d’imagination. Les fous sont visionnaires des sens, puisqu’ils ne voient pas les choses comme elles sont, et qu’ils en voient souvent qui ne sont point ; mais ceux dont je parle ici sont visionnaires d’imagination, puisqu’ils s’imaginent les choses tout autrement qu’elles ne sont, et qu’ils en imaginant même qui ne sont point. Cependant il est évident que les visionnaires des sens et les visionnaires d’imagination ne diffèrent entre eux que du plus et du moins, et que l’on passe souvent de l’état des uns à celui des autres. Ce qui fait qu’on se doit représenter la maladie de l’esprit des derniers par comparaison à celle des premiers, laquelle est plus sensible et fait davantage d’impression sur l’esprit, puisque dans des choses qui ne diffèrent que du plus et du moins, il faut toujours expliquer les moins sensibles par rapport aux plus sensibles.

Le second défaut de ceux qui ont l’imagination forte et vigoureuse, est donc d’être visionnaires d’imagination ou simplement visionnaires ; car on appelle du terme de tous ceux qui sont visionnaires des sens. Voici donc les mauvaises qualités des esprits visionnaires.

Ces esprits sont excessifs en toutes rencontres : ils relèvent les choses basses, ils agrandissent les petites, ils approchent les éloignées. Rien ne leur paraît tel qu’il est. Ils admirent tout, ils se récrient sur tout sans jugement et sans discernement. S’ils sont disposés à la crainte par leur complexion naturelle, je veux dire, si les fibres de leur cerveau étant extrêmement délicates, leurs esprits animaux sont en petite quantité, sans force et sans agitation ; de sorte qu’ils ne puissent communiquer au reste du corps les mouvements nécessaires ; ils s’effraient à la moindre chose, et ils tremblent à la chute d’une feuille. Mais s’ils ont abondance d’esprits et de sang, ce qui est plus ordinaire, ils se repaissent de vaines espérances, et, s’abandonnant à leur imagination féconde en idées, ils bâtissent, comme l’on dit, des châteaux en Espagne avec beaucoup de satisfaction et de joie. Ils sont véhéments dans leurs passions, entètés dans leurs opinions, toujours pleins et très-satisfaits d’eux mêmes. Quand ils se mettent dans la tête de passer pour beaux esprits, et qu’ils s’érigent en auteurs ; car il y a des auteurs de toute espèce, visionnaires et autres ; que d’extravagances, que d’emportements, que de mouvements irréguliers ! ils n’imitent jamais la nature, tout est affecté, tout est forcé, tout est guindé. Ils ne vont que par bonds, ils ne marchent qu’en cadence ; ce ne sont que figures et qu’hyperboles. Lorsqu’ils se veulent mettre dans la piété, et S’y conduire par leur fantaisie, ils entrent entièrement dans l’esprit juif et pharisien. Ils s’arrêtent d’ordinaire à l’écorce, à des cérémonies extérieures et à de petites pratiques, ils s’en occupent tout entiers. Ils deviennent scrupuleux, timides, superstitieux ; Tout est de foi, tout est essentiel chez eux, hormis ce qui est véritablement de foi, et ce qui est essentiel ; car assez souvent ils négligent ce qu’il y a de plus important dans l’Évangile, la justice, la miséricorde et la loi, leur esprit étant occupé par des devoirs moins essentiels. Mais il y aurait trop de choses à dire. Il suffit pour se persuader de leurs défauts, et pour en remarquer plusieurs autres, de faire quelque réflexion sur ce qui se passe dans les conversations ordinaires.

Les personnes d’une imagination forte et vigoureuse ont encore d’autres qualités qu’il est très-nécessaire de bien expliquer. Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de leurs défauts ; il est très-juste maintenant de parler de leurs avantages. Ils en ont un entre autres qui regarde principalement notre sujet, parce que c’est par cet avantage qu’ils dominent sur les esprits ordinaires, qu’ils les font entrer dans leurs idées, et qu’ils leur communiquent toutes les fausses impressions dont ils sont touchés.

VI. Cet avantage consiste dans une facilité de s’exprimer d’une manière forte et vive quoiqu’elle ne soit pas naturelle. Ceux qui imaginent fortement les choses, les expriment avec beaucoup de force, et persuadent tous ceux qui se convainquent plutôt par l’air et par l’impression sensible que par la force des raisons. Car le cerveau de ceux qui ont l’imagination forte, recevant, comme l’on a dit, des traces profondes des sujets qu’ils imaginent, ces traces sont naturellement suivies d’une grande émotion d’esprits, qui dispose d’une manière prompte et vive tout leur corps pour exprimer leurs pensées. Ainsi, l’air de leur visage, le ton de leur voix, et le tour de leurs paroles, animant leurs expressions, préparent ceux qui les écoutent et qui les regardent à se rendre attentifs, et à recevoir machinalement l’impression de l’image qui les agite. Car enfin, un homme qui est pénétré de ce qu’il dit, en pénètre ordinairement les autres, un passionné émeut toujours ; et quoique sa rhétorique soit souvent irrégulière, elle ne laisse pas d’être très-persuasive, parce que l’air et la manière se font sentir, et agissent ainsi dans l’imagination des hommes plus vivement que les discours les plus forts qui sont prononcés de sang froid : à cause que ces discours ne flattent point leurs sens, et ne frappent point leur imagination.

Les personnes d'imagination ont donc l’avantage de plaire, de toucher et de persuader, à cause qu’ils forment des images très-vives et très-sensibles de leurs pensées. Mais il y a encore d’autres causes qui contribuent à cette facilité qu’ils ont de gagner l’aprit. Car ils ne parlent d’ordinaire que sur des sujets faciles, et qui sont de la portée des esprits du commun. Ils ne se servent que d'expressions et de termes qui ne réveillent que les notions confuses des sens, lesquelles sont toujours très-fortes et très-touchantes. Ils ne traitent des matières grandes et difficiles que d’une manière vague et par lieux communs, sans se hasarder d’entrer dans le détail et sans s’attacher aux principes ; soit parce qu’ils n’entendent pas ces matières, soit parce qu’ils appréhendent de manquer de termes, de s’embarrasser, et de fatiguer l’esprit de ceux qui ne sont pas capables d’une forte attention.

Il est maintenant facile de juger par les choses que nous venons de dire, que les dérèglements d’imagination sont extrêmement contagieux, et qu’ils se glissent et se répandent dans la plupart des esprits avec beaucoup de facilité. Mais ceux qui ont l’imagination forte, étant d’ordinaire ennemis de la raison et du bon sens à cause de la petitesse de leur esprit, et des visions auxquels ils sont sujets ; on peut aussi reconnaître qu’il y a très-peu de causes plus générales de nos erreurs, que la communication contagieuse des dérèglements et des maladies de l’imagination. Mais il faut encore prouver ces vérités par des exemples et des expériences connues de tout le monde.


CHAPITRE II.
Exemples généraux de la force de l’imagination.


Il se trouve des exemples fort ordinaires de cette communication d'imagination dans les enfants à l’égard de leurs pères, et encore plus dans les filles à l’égard de leurs mères ; dans les serviteurs à l’égard de leurs maîtres, et dans les servantes à l’égard de leurs maîtresses ; dans les écoliers à l’égard de leurs précepteurs, dans les courtisans à l’égard des rois, et généralement dans tous les inférieurs à l'égard de leurs supérieurs, pourvu toutefois que les pères, les maîtres et les autres supérieurs aient quelque force d'imagination, car sans cela il pourrait arriver que des enfants et des serviteurs ne reçussent aucune impression considérable de l’imagination faible de leurs pères ou de leurs maîtres.

Il se trouve encore des effets de cette communication dans les personnes d’une condition égale ; mais cela n’est pas si ordinaire, à cause qu’il ne se rencontre pas entre elles un certain respect qui dispose les esprits à recevoir sans examen les impressions des imaginations fortes. Enfin il se trouve de ces effets dans les supérieurs à l’égard de leurs inférieurs, et ceux-ci ont quelquefois une imagination si vive et si dominante qu’ils tournent l’esprit de leurs maîtres et de leurs supérieurs comme il leur plaît.

Il ne sera pas mal aisé de comprendre comment les pères et les mères font des impressions très-fortes sur l’imagination de leurs enfants, si l’on considère que ces dispositions naturelles de notre cerveau qui nous portent à imiter ceux avec qui nous vivons, et à entrer dans leurs sentiments et dans leurs passions, sont encore bien plus fortes dans les enfants à l’égard de leurs parents que dans tous les autres hommes. L’on en peut donner plusieurs raisons. La première, c’est qu’ils sont de même sang. Car de même que les parents transmettent très-souvent dans leurs enfants des dispositions à certaines maladies héréditaires, telles que la goutte, la pierre, la folie, et généralement toutes celles qui ne leur sont point survenues par accident, ou qui n’ont point pour cause seule et unique quelque fermentation extraordinaire des humeurs, comme les fièvres et quelques autres ; car il est visible que celles-ci ne se peuvent communiquer ; ainsi ils impriment les dispositions de leur cerveau dans celui de leurs enfants, et ils donnent à leur imagination un certain tour qui les rend tout à fait susceptibles des mêmes sentiments.

La seconde raison, c’est que d’ordinaire les enfants n’ont que très-peu de commerce avec le reste des hommes qui pourraient quelquefois tracer d’autres vestiges dans leur cerveau, et rompre en quelque façon l’effort continuel de l’impression paternelle. Car de même qu’un homme qui n’est jamais sorti de son pays s’imagine ordinairement que les mœurs et les coutumes des étrangers sont tout à fait contraires à la raison parce qu’elles sont contraires à la coutume de sa ville, au torrent de laquelle il se laisse emporter ; ainsi un enfant qui n’est jamais sorti de la maison paternelle, s’imagine que les sentiments et les manières de ses parents sont la raison universelle : ou plutôt il ne pense pas qu’il puisse y avoir quelque autre principe de raison ou de vertu que leur imitation. Il croit donc tout ce qu’il leur entend dire, et il fait tout ce qu’il leur voit faire.

Mais cette impression des parents est si forte, qu’elle n’agit pas seulement sur l’imagination des enfants, elle agit même sur les autres parties de leur corps. Un jeune garçon marche, parle, et fait les mêmes gestes que son père. Une fille de même s’habille comme sa mère, marche comme elle, parle comme elle ; si la mère grasseye, la fille grasseye ; si la mère a quelque tour de tête irrégulier, la fille le prend. Enfin, les enfants imitent les parents en toute chose, jusque dans leurs défauts et dans leurs grimaces, aussi bien que dans leurs erreurs et dans leurs vices.

Il y a encore plusieurs autres causes qui augmentent l’effet de cette impression. Les principales sont l’autorité des parents, la dépendance des enfants, et l’amour mutuel des uns et des autres : mais ces causes sont communes aux courtisans, aux serviteurs, et généralement à tous les inférieurs aussi bien qu’aux enfants. Nous les allons expliquer par l’exemple des gens de cour.

Il y a des hommes qui jugent de ce qui ne paraît point par ce qui paraît ; de la grandeur, de la force, et de la capacité de l’esprit, qui leur sont cachées, par la noblesse, les dignités et les richesses qui leur sont connues. On mesure souvent l’un par l’autre ; et la dépendance où l’on est des grands, le désir de participer à leur grandeur, et l’éclat sensible qui les environne, portent souvent les hommes à rendre à des hommes des honneurs divins, s’il m’est permis de parler ainsi. Car si Dieu donne aux princes l’autorité, les hommes leur donnent l’infaillibilité ; mais une infaillibilité qui n’est point limitée dans quelques sujets ni dans quelques rencontres, et qui n’est point attachée à quelques cérémonies. Les grands savent naturellement toutes choses ; ils ont toujours raison, quoiqu’ils décident des questions desquelles ils n’ont aucune connaissance. C’est ne savoir pas vivre que d’examiner ce qu’ils avancent : c’est perdre le respect que d’en douter. C’est se révolter, ou pour le moins, c’est se déclarer sot, extravagant et ridicule que de les condamner.

Mais lorsque les grands nous font l’honneur de nous aimer, ce n’est plus alors simplement opiniâtreté, entêtement, rébellion, c’est encore ingratitude et perfidie que de ne se rendre pas aveuglément à toutes leurs opinions, c’est une faute irréparable qui nous rend pour toujours indignes de leurs bonnes grâces ; ce qui fait que les gens de cour, et par une suite nécessaire presque tous les peuples, s’engagent sans délibérer dans tous les sentiments de leur souverain, jusque-là même que dans les vérités de la religion ils se rendent très-souvent à leur fantaisie et à leur caprice.

L’Angleterre et l’Allemagne ne nous fournissent que trop d’exemples de ces soumissions déréglées des peuples aux volontés impies de leurs princes. Les histoires de ces derniers temps en sont toutes remplies ; et l’on a vu quelquefois des personnes avancées en âge avoir changé quatre ou cinq fois de religion à cause des divers changements de leurs princes.

Les rois et même les reines ont dans l’Angleterre le gouvernement de tous les états de leurs royaumes, soit ecclésiastiques ou civils, en toutes causes. Ce sont eux qui approuvent les liturgies, les offices des fêtes et la manière dont on doit administrer et recevoir les sacrements. Ils ordonnant, par exemple, que l’on n’adore point Jésus-Christ lorsque l’on communie, quoiqu’ils obligent encore de le recevoir à genoux selon l’ancienne coutume. En un mot, ils changent toutes choses dans leurs liturgies pour la conformer aux nouveaux articles de leur foi, et ils ont aussi le droit de juger de ces articles avec leur parlement, comme le pape avec le concile, ainsi que l’on peut voir dans les statuts d’Angleterre et d’Irlande faits au commencement du règne de la reine Élisabeth. Enfin on peut dire que les rois d’Angleterre ont même plus de pouvoir sur le spirituel que sur le temporel de leurs sujets ; parce que ces misérables peuples et ces enfants de la terre se soucient bien moins de la conservation de la foi que de la conservation de leurs biens, ils entrent facilement dans tous les sentiments de leurs princes. pourvu que leur intérêt temporel n’y soit point contraire[19].

Les révolutions qui sont arrivées dans la religion en Suède et en Danemark, nous pourraient encore servir de preuve de la force que quelques esprits ont sur les autres ; mais toutes ces révolutions ont encore eu plusieurs autres causes très-considérables. Ces changements surprenants sont bien des preuves de la communication contagieuse de l’imagination, mais des preuves trop grandes et trop vastes. Elles étonnent et elles éblouissant plutôt les esprits qu’elles ne les éclairent, parce qu’il y a trop de causes qui concourent à la production de ces grands événements.

Si les courtisans et tous les autres hommes abandonnent souvent des vérités certaines, des vérités essentielles, des vérités qu’il est nécessaire de soutenir ou de se perdre pour une éternité ; il est visible qu’ils ne se hasarderont pas de défendre des vérités abstraites, peu certaines et peu utiles. Si la religion du prince fait la religion de ses sujets, la raison du prince fera aussi la raison de ses sujets ; et ainsi les sentiments du prince seront toujours à la mode : ses plaisirs, ses passions. ses jeux, ses paroles, ses habits, et généralement toutes ses actions seront à la mode ; car le prince est lui-même comme la mode essentielle, et il ne se rencontre presque jamais qu’il fasse quelque chose qui ne devienne pas à la mode. Et comme toutes les irrégularités de la mode ne sont que des agréments et des beautés, il ne faut pas s’étonner si les princes agissent si fortement sur l’imagination des autres hommes.

Si Alexandre penche la tête, ses courtisans penchent la tête. Si Denis le tyran s’appIique à la géométrie à l’arrivée de Platon dans Syracuse, la géométrie devient aussitôt à la mode, et le palais de ce roi, dit Plutarque, se remplit incontinent de poussière par le grand nombre de ceux qui tracent des figures. Mais dès que Platon se met en colère contre lui, et que ce prince se dégoûte de l’étude, et s’abandonne de nouveau à ses plaisirs, ses courtisans en font aussitôt de même. Il semble, continua cet auteur, qu’ils soient enchantés, et qu’une Circé les transforme en d’autres hommes. Ils passent de l’inclination pour la philosophie à l’inclination pour la débauche, et de l’horreur de la débauche à l’horreur de la philosophie[20]. C’est ainsi que les princes peuvent changer les vices en vertus et les vertus en vices, et qu’une seule de leurs paroles est capable d’en changer toutes les idées. Il ne faut d’eux qu’un mot, qu’un geste, qu’un mouvement des yeux ou des lèvres pour faire passer la science et l’érudition pour une basse pédanterie ; la témérité, la brutalité, la cruauté, pour grandeur de courage ; et l’impiété et le libertinage, pour force et pour liberté d’esprit.

Mais cela, aussi bien que tout ce que je viens de dire, suppose que ces princes aient l’imagination forte et vive ; car s’ils avaient l’imagination faible et languissante, ils ne pourraient pas animer leurs discours, ni leur donner ce tour et cette force qui soumet et qui abat invinciblement les esprits faibles.

Si la force de l’imagination toute seule et sans aucun secours de la raison peut produire des effets si surprenants, il n’y a rien de si bizarre ni de si extravagant qu’elle ne persuade lorsqu’elle est soutenue par quelques raisons apparentes. En voici des preuves.

Un ancien auteur[21] rapporte qu’en Éthiopie les gens de cour se rendaient boiteux et difformes, qu’ils se coupaient quelques membres et qu’ils se donnaient même la mort, pour se rendre semblables à leurs princes. On avait honte de paraitre avec deux yeux et de marcher droit à la suite d’un roi borgne et boiteux ; de même qu’on n’oserait à présent paraître à la cour avec la fraise et la toque, ou avec des bottines blanches et des éperons dorés. Cette mode des Étbiopiens était fort bizarre et fort incommode, mais cependant c’était la mode. On la suivait avec joie, et on ne songeait pas tant à la peine qu’il fallait souffrir, qu’à l’honneur qu’on se faisait de paraitre plein de générosité et d’affection pour son roi. Enfin, cette fausse raison d’amitié, soutenant l’extravagance de la mode, l’a fait passer en coutume et en loi qui a été observée fort long-temps.

Les relations de ceux qui ont voyagé dans le Levant nous apprennent que cette coutume se garde dans plusieurs pays, et encore quelques autres aussi contraires au bon sens et à la raison. Mais il n’est pas nécessaire de passer deux fois la ligne pour voir observer religieusement des lois et des coutumes déraisonnables, ou pour trouver des gens qui suivent des modes incommodes et bizarres ; il ne faut pas sortir de la France pour cela. Partout où il y a des hommes sensibles aux passions, et où l’imagination est maîtresse de la raison, il y a de la bizarrerie, et une bizarrerie incompréhensible. Si l’on ne souffre pas tant de douleur à tenir son sein découvert pendant les rudes gelées de l’hiver, et à se serrer le corps durant les chaleurs excessives de l’été, qu’à se crever un œil ou à se couper un bras, on devrait souffrir davantage de confusion. La peine n’est pas si grande, mais la raison qu’on a de Fendurer n’est pas si apparente ; ainsi, il y a pour le moins une égale bizarrerie. Un Éthiopien peut dire que c’est par générosité qu’il se crève un œil ; mais que peut dire une dame chrétienne qui fait parade de ce que la pudeur naturelle et la religion l’obligent de cacher ? Que c’est la mode, et rien davantage. Mais cette mode est bizarre, incommode, malhonnête, indigne en toutes manières ; elle ~n’a point d’autre source qu’une manifeste corruption de la raison, et qu’une secrète corruption du cœur ; on ne la peut suivre sans scandale ; c’est prendre ouvertement le parti du dérèglement de l’imagination contre la raison, de l’impureté contre la pureté, de l’esprit du monde contre l’esprit de Dieu ; en un mot, c’est violer les lois de la raison et les lois de l’Évangile que de suivre cette mode. N’importe, c’est la mode ; c’est-à-dire une loi plus sainte et plus inviolable que celle que Dieu avait écrite de sa main sur les tables de Moïse, et que celle qu’il grave avec son esprit dans le cœur des chrétiens.

En vérité, je ne sais si les Français ont tout à fait droit de se moquer des Éthiopiens et des Sauvages. Il est vrai que si on voyait pour la première fois un roi borgne et boiteux n’avoir à sa suite que des boiteux et des borgnes, on aurait peine à s’empêcher de rire. Mais avec le temps on n’en rirait plus, et l’on admirerait peut-être davantage la grandeur de leur courage et de leur amitié, qu’on ne se raillerait de la faiblesse de leur esprit. Il n’est pas de même des modes de France. Leur bizarrerie n’est point soutenue de quelque raison apparente ; et si elles ont l’avantage de n’être pas si fâcheuses, elles n’ont pas toujours celui d’être aussi raisonnables. En un mot elles portent le caractère d’un siècle encore plus corrompu, dans lequel rien n’est assez puissant pour modérer le dérèglement de l’imagination.

Ce qu’on vient de dire des gens de cour se doit aussi entendre de la plus grande partie des serviteurs à l’égard de leurs maîtres, des servantes à l’égard de leurs maîtresses et, pour ne pas faire un dénombrement assez inutile, cela se doit entendre de tous les inférieurs à l’égard de leurs supérieurs, mais principalement des enfants à l’égard de leurs parents, parce que les enfants sont dans une dépendance toute particulière de leurs parents ; que leurs parents ont pour eux une amitié et une tendresse qui ne se rencontre pas dans les autres, et enfin parce que la raison porte les enfants à des soumissions et à des respects que la même raison ne règle pas toujours.

Il n’est pas absolument nécessaire, pour agir dans l’imagination des autres, d’avoir quelque autorité sur eux et qu’ils dépendent de nous en quelque manière ; la seule force d’imagination suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des inconnus, qui n’ont aucune réputation, et pour lesquels nous ne sommœ prévenus d’aucune estime, ont une telle force d’imagination, et par conséquent des expressions si vives et si touchantes, qu’ils nous persuadent sans que nous sachions ni pourquoi, ni même de quoi nous sommes persuadés. Il est vrai que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n’y a rien de plus commun.

Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force d’un esprit visionnaire qui parle vivement sans savoir ce qu’il dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l’écoutent à croire fortement sans savoir ce qu’ils croient. Car la plupart des hommes se laissent aller à l’effort de l’impression sensible qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par passion de ce qu’ils ne conçoivent que fort confusément. On prie ceux qui liront cet ouvrage de penser à ceci, d’en remarquer des exemples dans les conversations où ils se trouveront, et de faire quelques réflexions sur ce qui se passe dans leur esprit en ces occasions. Cela leur sera beaucoup plus utile qu’ils ne peuvent se l’imaginer.

Mais il faut bien considérer qu’il y a deux choses qui contribuent merveilleusement à la force de l’imagination des autres sur nous. La première est un air de piété et de gravité ; l’autre est un air de libertinage et de fierté. Car selon notre disposition à la piété ou au libertinage, les personnes qui parlent d’un air grave et pieux, ou d’un air fier et libertin, agissent fort diversement sur nous.

Il est vrai que les uns sont bien plus dangereux que les autres ; mais il ne faut jamais se laisser persuader par les manières ni des uns ni des autres, mais seulement par la force de leurs raisons. On peut dire gravement et modestement des sottises, et d’une manière dévote des impiétés et des blasphèmes. Il faut donc examiner si les esprits sont de Dieu selon le conseil de saint Jean, et ne pas se fier à toutes sortes d’esprits. Les démons se transforment quelquefois en anges de lumière ; et l’on trouve des personnes à qui l’air de piété est comme naturel, et par conséquent dont la réputation est d’ordinaire fortement établie, qui dispensent les hommes de leurs obligations essentielles, et même de celle d’aimer Dieu et le prochain, pour les rendre esclaves de quelque pratique et de quelque cérémonie pharisienne.

Mais les imaginations fortes desquelles il faut éviter avec soin l’impression et la contagion, sont certains esprits par le monde qui affectent la qualité d’esprits forts ; ce qu’il ne leur est pas bien difficile d’acquérir. Car il n’y a maintenant qu’à nier d’un certain air le péché originel, l’immortalité de l’âme, ou se railler de quelque sentiment reçu dans l’Église, pour acquérir la rare qualité d’esprit fort parmi le commun des hommes.

Ces petits esprits ont d’ordinaire beaucoup de feu, et un certain air libre et fier qui domine et qui dispose les imaginations faibles à se rendre à des paroles vives et spécieuses, mais qui ne signifient rien à des esprits attentifs. Ils sont tout à fait heureux en expressions, quoique très-malheureux en raisons. Mais parce que les hommes, tout raisonnables qu’ils sont, aiment beaucoup mieux se laisser toucher par le plaisir sensible de l’air et des expressions, que de se fatiguer dans l’examen des raisons ; il est visible que ces esprits doivent remporter sur les autres, et communiquer ainsi leurs erreurs et leur malignité, par la puissance qu’ils ont sur l’imagination des autres hommes.


CHAPITRE III.
I. De la force de l’imagination de certains auteurs. — II. De Tertullien.


I. Une des plus grandes et des plus remarquables preuves de la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, c’est le pouvoir qu’ont certains auteurs de persuader sans aucune raison. Par exemple, le tour des paroles de Tertullien, de Sénèque, de Montaigne et de quelques autres, a tant de charmes et tant d’éclat, qu’il éblouit l’esprit de la plupart des gens, quoique ce ne soit qu’une faible peinture et comme l’ombre de l’imagination de ces auteurs. Leurs paroles, toutes mortes qu’elles sont, ont plus de vigueur que la raison de certaines gens, Elles entrent, elles pénètrent, elles dominent dans l’âme d’une manière si impérieuse, quelles se font obéir sans se faire entendre, et qu’on se rend à leurs ordres sans les savoir. On veut croire, mais on ne sait que croire ; car lorsqu’on veut savoir ce qu’on veut croire, et qu’on s’approche pour ainsi dire de ces fantômes pour les reconnaître, ils s’en vont souvent en fumée avec tout leur appareil et tout leur éclat.

Quoique les livres des auteurs que je viens de nommer soient très-propres pour faire remarquer la puissance que les imaginations ont les unes sur les autres, et que je les propose pour exemple, je ne prétends pas toutefois les condamner en toutes choses. Je ne puis pas nfempècher d’avoir de l’estime pour certaines beautés qui s’y rencontrent, et de la déférence pour l’approbation universelle qu’ils ont eue pendant plusieurs siècles[22]. Je proteste enfin que j’ai beaucoup de respect pour quelques ouvrages de Tertullien, principalement pour son Apologie contre les Gentils, et pour son livre des Prescriptions contre les hérétiques, et pour quelques endroits des livres de Sénèque, quoique je n’aie pas beaucoup d’estime pour tout le livre de Montaigne.

II. Tertullien était à la vérité un homme d’une profonde érudition, mais il avait plus de mémoire que de jugement, plus de pénétration et plus d’étendue dïmagination, que de pénétration et d’étendue d’esprit. On ne peut douter enfin qu’il ne fût visionnaire dans le sens que j’ai expliqué auparavant, et qu’il n’eût presque toutes les qualités que j’ai attribuées aux esprits visionnaires. Le respect qu’il eut pour les visions de Montanus et pour ses prophétesses, est une preuve incontestable de la faiblesse de son jugement. Ce feu, ces emportements, ces enthousiasmes sur de petits sujets marquent sensiblement le dérèglement de son imagination. Combien de mouvements irréguliers dans ses hyperboles et dans ses figures ! combien de raisons, pompeuses et magnifiques, qui ne prouvent que par leur éclat sensible, et qui ne persuadent qu’en étourdissant et qu’en éblouissant l’esprit !

A quoi sert, par exemple, à cet auteur, qui veut se justifier d’avoir pris le manteau de philosophe au lieu de la robe ordinaire, de dire que ce manteau avait autrefois été en usage dans la ville de Carthage ? Est-il permis présentement de prendre la toque et la fraise, à cause que nos pères s’en sont servis ? Et les femmes peuvent-elles porter des vertugadins et des chaperons, si ce n’est, au carnaval, lorsqu’elles veulent se déguiser pour aller en masque ?

Que peut-il conclure de ces descriptions pompeuses et magnifiques des changements qui arrivent dans le monde, et que peuvent elles contribuer à sa justification ? La lune est différente dans ses phases, l’année dans ses saisons, les campagnes changent de face l’hiver et l’été ; il arrive des débordements d’eaux qui noient des provinces entières, et des tremblements de terre qui les engloutissent ; on a bâti de nouvelles villes ; on a établi de nouvelles colonies ; on a vu des inondations de peuples qui ont ravagé des pays entiers ; enfin toute la nature est sujette au changement, donc il a eu raison de quitter la robe pour prendre le manteau ! Quel rapport entre ce qu’il doit prouver, et entre tous ces changements et plusieurs autres qu’il recherche avec grand soin et qu’il décrit avec des expressions forcées, obscures et guindées[23] ? Le paon se change à chaque pas qu’il fait, le serpent entrant dans quelque trou étroit sort de sa propre peau et se renouvelle ; donc il a raison de changer d’habit ! Peut-on de sang-froid et de sens rassis tirer de pareilles conclusions ? et pourrait-on les voir tirer sans en rire, si cet auteur n’étourdissait et ne troublait l’esprit de ceux qui le lisent ?

Presque tout le reste de ce petit livre de Pallio est plein de raisons aussi éloignées de son sujet que celles-ci, lesquelles certainement ne prouvent qu’en étourdissant lorsqu’on est capable de se laisser étourdir ; mais il serait assez inutile de s’y arrêter davantage. Il suffit de dire ici que si la justesse de l’esprit, aussi bien que la clarté et la netteté dans le discours, doivent toujours paraître en tout ce qu’on écrit, puisqu’on ne doit écrire que pour faire connaître la vérité, il n’est pas possible d’excuser cet auteur, qui, au rapport même de Saumaise, le plus grand critique de nos jours, a fait tous ses efforts pour se rendre obscur, et qui a si bien réussi dans son dessein, que ce commentateur était prêt de jurer qu’il n’y avait personne qui l’entendit parfaitement[24]. Mais quand le génie de la nation, la fantaisie de la mode qui régnait en ce temps-là, et enfin la nature de la satire ou de la raillerie, seraient capables de justifier en quelque manière ce beau dessein de se rendre obscur et incompréhensible, tout cela ne pourrait excuser les méchantes raisons et égarement d’un auteur qui, dans plusieurs autres de ses ouvrages aussi bien que dans celui-ci, dit tout ce qui lui vient dans l’esprit, pourvu que ce soit quelque pensée extraordinaire et qu’il ait quelque expression hardie par laquelle il espère faire parade de la force, ou pour mieux dire, du dérèglement de son imagination.


CHAPITRE IV.
De l’imagination de Sénèque.


L’imagination de Sénèque n’est quelquefois pas míeux réglée que celle de Tertullien. Ses mouvements impétueux l’emportent souvent dans des pays qui lui sont inconnus, où néanmoins il marche avec la même assurance que s’il savait où il est et où il va. Pourvu qu’il fasse de grands pas, des pas figurés, et dans une juste cadence, il s’imagine qu’il avance beaucoup ; mais il ressemble à ceux qui dansent, qui finissent toujours où ils ont commencé. Il faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. Il y a sans doute beaucoup de force et quelque beauté dans les paroles de Sénèque, mais il y a tros-peu de force et d’évidence dans ses raisons. Il donne par la force de son imagination un certain tour à ses paroles, qui touche, qui agite et qui persuade par impression ; mais il ne leur donne pas cette netteté et cette lumière pure qui éclaire et qui persuade par évidence. Il convainc parce qu’il émeut et parce qu’il plaît ; mais je ne crois pas qu’il lui arrive de persuader ceux qui le peuvent lire de sang-froid. qui prennent garde à la surprise, et qui ont coutume de ne se rendre qu’à la clarté et à l’évidence des raisons. En un mot, pourvu qu’il parle et qu’il parle bien, il se met peu en peine de ce qu’il dit, comme si on pouvait bien parler sans savoir ce qu’on dit ; et ainsi il persuade sans que l’on sache souvent ni de quoi ni comment on est persuadé, comme si on devait jamais se laisser persuader de quelque chose sans la concevoir distinctement, et sans avoir examiné les preuves qui la démontrent.

Qu’y a-t-il de plus pompeux et de plus magnifique que l’idée qu’il nous donne de son sage, mais qu’y a-t-il au fond de plus vain et de plus imaginaire ? Le portrait qu’il fait de Caton est trop beau pour être naturel : ce n’est que du fard et que du plâtre qui ne donne dans la vue que de ceux qui n’étudient et qui ne connaissent pas la nature. Caton était un homme sujet à la misère des hommes ; il n’était point invulnérable, c’est une idée ; ceux qui le frappaient le blessaient. Il n’avait ni la dureté du diamant, que le fer ne peut briser, ni la fermeté des rochers, que les flots ne peuvent ébranler, comme Sénèque le prétend. En un mot, il n’était point insensible ; et le même Sénèque se trouve obligé d’en tomber d’accord, lorsque son imagination s’est un peu refroidie, et qu’il fait davantage de réflexion à ce qu’il dit.

Mais quoi donc, n’accordera-t-il pas que son sage peut devenir misérable, puisqu’il accorde qu’il n’est pas insensible à la douleur ? Non, sans doute, la douleur ne touche pas son sage ; la crainte de la douleur ne l’inquiète pas : son sage est au-dessus de la fortune et de la malice des hommes ; ils ne sont pas capables de l’inquiéter.

Il n’y a point de murailles et de tours dans les plus fortes places que les béliers et les autres machines ne fassent trembler et ne renversent avec le temps, mais il n’y a point de machines assez puissantes pour ébranler l’esprit de son sage. Ne lui comparez pas les murs de Babylone, qu’Alexandre a forcés ; ni ceux de Carthage et de Numance, qu’un même bras a renversés ; ni enfin le Capitole et la citadelle, qui gardent encore a présent des marques que les ennemis s’en sont rendus les maîtres. Les flèches que l’on tire contre le soleil ne montent pas jusqu'à lui. Les sacrilèges que l’on commet lorsque l’on renverse les temples et qu’on en brise les images ne nuisent pas à la divinité. Les dieux mêmes peuvent être accablés sous les ruines de leurs temples, mais son sage n’en sera pas accablé : ou plutôt, s’il en est accablé, il n'est pas possible qu’il en soit blessé.

Mais ne croyez pas, dit Sénèque, que ce sage que je vous dépeins ne se trouve nulle part. Ce n’est pas une fiction pour élever sottement l’esprit de l’homme. Ce n’est pas une grande idée sans réalité et sans vérité ; peut-être même que Caton passe cette idée.

Mais il me semble, continue-t-il, que je vois que votre esprit s'agite et s’échauffe. Vous voulez dire peut-être que c’est se rendre méprisable que de promettre des choses qu’on ne peut ni croire ni espérer, et que les stoïciens ne font que changer le nom des choses afin de dire les mêmes vérités d’une manière plus grande et plus magnifique. Mais vous vous trompez ; je ne prétends pas élever le sage par ces paroles magnifiques et spécieuses, je prétends seulement qu’il est dans un lieu inaccessible et dans lequel on ne peut le blesser.

Voilà jusqu’où l'imagination vigoureuse de Sénèque emporte sa faible raison. Mais se peut-il faire que des hommes qui sentent continuellement leurs miseres et leurs faiblesses puissent tomber dans des sentiments si liers et si vains ? Un homme raisonnable peut-il jamais se persuader que sa douleur ne le touche et ne le blesse pas ? et Caton, tout sage et tout fort qu’il était, pouvait-il souffrir sans quelque inquiétude ou au moins sans quelque distraction, je ne dis pas les injures atroces d’un peuple enragé qui le traîne, qui le dépouille et qui le maltraite de coups, mais les piqùres d’une simple mouche ? Qu’y a-t-il de plus faible contre des preuves aussi fortes et aussi convaincantes que sont celles de notre propre expérience, que cette belle raison de Sénèque, laquelle est cependant une de ses principales preuves ?

Celui qui blesse, dit-il, doit être plus fort que celui qui est blesse. Le vice n’est pas plus fort que la vertu, donc le sage ne peut être blessé ; car il n’y a qu’à répondre, ou que tous les hommes sont pécheurs, et par conséquent dignes de la misère qu’ils souffrent, ce que la religion nous apprend, ou que, si le vice n’est pas plus fort que la vertu, les vicieux peuvent avoir quelquefois plus de force que les gens de bien, comme l’expérience nous le fait connaître.

Épicure avait raison de dire que « les offenses étaient supportables à un homme sage. » Mais Sénèque à tort de dire qμe « les sages ne peuvent pas même être offensés[25]. » La vertu des stoïques ne pouvait pas les rendre invulnérables, puisque la véritable vertu n’empêche pas qu’on ne soit misérable et digne de compassion dans le temps qu’on souffre quelque mal. Saint Paul et les premiers chrétiens avaient plus de vertu que Caton et les stoïciens. Ils avouaient néanmoins qu’ils étaient misérables par les peines qu’ils enduraient. quoiqu’ils fussent heureux dans l’espérance d’une récompense éternelle. Si tantum in hac vita sperantes sumus, miserabiliores sumus omnibus hominibus, dit saint Paul.

Comme il n’y a que Dieu qui nous puisse donner par sa grâce une véritable et solide vertu, il n’y a aussi que lui qui nous puisse faire jouir d’un bonheur solide et véritable ; mais il ne le promet et ne le donne pas en cette vie. C’est dans l’autre qu’il faut l’espérer de sa justice, comme la récompense des misères qu’on a souffertes pour l’amour de lui. Nous ne sommes pas à présent dans la possession de cette paix et de ce repos que rien ne peut troubler. La grâce même de Jésus-Christ ne nous donne pas une force invincible ; elle nous laisse d’ordinaire sentir notre propre faiblesse, pour nous faire connaître qu’il n’y a rien au monde qui ne nous puisse blesser, et pour nous faire souffrir avec une patience humble et modeste toutes les injures que nous recevons, et non pas avec une patience fière et orgueilleuse, semblable à la constance du superbe Caton.

Lorsqu’on frappa Caton[26] au visage, il ne se fâcha point, il ne se vengea point, il ne pardonna point aussi ; mais il nia fièrement qu’on lui eût fait quelque injure. Il voulait qu’on le crût infiniment au-dessus de ceux qui l’avaient frappé. Sa patience n’était qu’orgueil et que fierté. Elle était choquante et injurieuse pour ceux qui l’avaient maltraité ; et Caton marquait, par cette patience de stoïque, qu’il regardait ses ennemis comme des bêtes contre lesquelles il est honteux de se mettre en colère. C’est ce mépris de ses ennemis et cette grande estime de soi-même que Séneque appelle grandeur de courage. Majorí animo, dit-il parlant de l’injure qu’on fit à Caton, non agnovit quam ignovisset. Quel excès de confondre la grandeur de courage avec l’orgueil, et de séparer la patience d’avec l’humilité pour la joindre avec une fierté insupportable ! Mais que ces excès flattent agréablement la vanité de l’homme qui ne veut jamais s’abaisser ; et qu’il est dangereux principalement à des chrétiens de s’instruire de la morale dans un auteur aussi peu judicieux que Sénèque, mais dont l’imagination est si forte, si vive et si impérieuse qu’elle éblouit, qu'elle étourdit et qu’elle entraîne tous ceux qui ont peu de fermeté d’esprit et beaucoup de sensibilité pour tout ce qui flatte la concupiscence de l’orgueil !

Que les chrétiens apprennent plutôt de leur maître que des impies sont capables de les blesser, et que les gens de bien sont quelquefois assujettis à ces impies par l’ordre de la Providence. Lorsqu’un des officiers du grand-prêtre donna un soufflet à Jésus-Christ, ce sage des chrétiens, infiniment sage, et même aussi puissant qu’il est sage, confesse que ce valet a été capable de le blesser. Il ne se fâche pas, il ne se venge pas comme Caton ; mais il pardonne comme ayant été véritablement offensé. Il pouvait se venger et perdre ses ennemis ; mais il souffre avec une patience humble et modeste qui n’est injurieuse à personne ni même à ce valet qui l’avait offensé. Caton au contraire ne pouvant ou n’osant tirer de vengeance réelle de l’offense qu’il avait reçue, tâche d’en tirer une imaginaire et qui flatte sa vanité et son orgueil. Il s'élève en esprit jusque dans les nues ; il voit de là les hommes d’ici-bas petits comme des mouches, et il les méprise comme des insectes incapables de l’avoir offensé et indignes de sa colère. Cette vision est une pensée digne du sage Caton. C’est elle qui lui donne cette grandeur d’âme et cette fermeté de courage qui le rend semblable aux dieux. C’est elle qui le rend invulnérable, puisque c’est elle qui le met au-dessus de toute la force et de toute la malignité des autres hommes. Pauvre Caton ! tu t’imagines que ta vertu t’élève au-dessus de toutes choses ; ta sagesse n’est que folie et ta grandeur qu’abomination devant Dieu[27], quoi qu’en pensent les sages du monde.

Il y a des visionnaires de plusieurs espèces : les uns s’imaginent qu’ils sont transformés en coqs et en poules ; d’autres croient qu’ils sont devenus rois ou empereurs ; d’autres enfin se persuadent qu’ils sont indépendants et comme des dieux. Mais si les hommes regardent toujours comme des fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, ils ne pensent pas toujours que ceux qui disent que leur vertu les rend indépendants et égaux à Dieu soient véritablement visionnaires. La raison en est que, pour être estimé fou, il ne suffit pas d’avoir de folles pensées, il faut, outre cela, que les autres hommes prennent les pensées que l’on a pour des visions et pour des folies. Car les fous ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi les fous qui leur ressemblent, mais seulement parmi les hommes raisonnables, de même que les sages ne passent pas pour ce qu’ils sont parmi des fous. Les hommes reconnaissent donc pour fous ceux qui s’imaginent être devenus coqs ou rois, parce que tous les hommes ont raison de ne pas croire qu’on puisse si facilement devenir coq ou roi. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que les hommes croient pouvoir devenir comme des dieux ; ils l’ont cru de tout temps et peut-être plus qu’ils ne le croient aujourd’hui. La vanité leur a toujours rendu cette pensée assez vraisemblable. Ils la tiennent de leurs premiers parents ; car sans doute nos premiers parents étaient dans ce sentiment lorsqu’ils obéirent au démon qui les tenta par la promesse qu’il leur fit qu’ils deviendraient semblables à Dieu : Eritis sicut dii. Les intelligences même les plus pures et les plus éclairées ont été si fort aveuglées par leur propre orgueil qu’ils ont cru pouvoir devenir indépendants et qu’ils ont même formé le dessein de monter sur le trône de Dieu. Ainsi il ne faut point s’étonner si les hommes qui n’ont ni la pureté ni la lumière des anges s’abandonnent aux mouvements de leur vanité qui les aveugle et qui les séduit.

Si la tentation pour la grandeur et l’indépendance est la plus forte de toutes, c’est qu’elle nous paraît, comme à nos premiers parents, assez conforme à notre raison aussi bien qu’à notre inclination, à cause que nous ne sentons pas toujours toute notre dépendance. Si le serpent eût menacé nos premiers parents en leur disant : Si vous mangez du fruit dont Dieu vous a défendu de manger, vous serez transformés, vous en coq et vous en poule, ou ne craint point d’assurer qu’ils se fussent raillés d’une tentation si grossière ; car nous nous en raillerions nous-mêmes. Mais le démon, jugeant des autres par lui-même, savait bien que le désir de l’indépendance était le faible par où il les fallait prendre.

La seconde raison qui fait qu’on regarde comme fous ceux qui assurent qu’ils sont devenus coqs ou rois, et qu’on n’a pas la même pensée de ceux qui assurent que personne ne les peut blesser parce qu’ils sont au-dessus de la douleur ; c’est qu’il est visible que les hypocondriaques se trompent, et qu’il ne faut qu’ouvrir les yeux pour avoir des preuves sensibles de leur égarement. Mais lorsque Caton assure que ceux qui l’ont frappé ne l’ont point blessé, et qu’il est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut faire, il l’assure, ou il peut l’assurer avec tant de fierté et de gravité qu’on ne peut reconnaître s’il est effectivement tel au dedans qu’il paraît être au dehors. On est même porté à croire que son âme n’est point ébranlée à cause que son corps demeure immobile, parce que l’air extérieur de notre corps est une marque naturelle de ce qui se passe dans la fond de notre âme. Ainsi quand un hardi menteur ment avec beaucoup d’assurance, il fait souvent croire les choses les plus incroyables, parce que cette assurance avec laquelle il parle est une preuve qui touche les sens, et qui par conséquent est très-forte et très-persuasive pour la plupart des hommes. Il y a donc peu de personnes qui regardent les stoïciens comme des visionnaires on comme de hardis menteurs, parce qu’on n’a pas de preuve sensible de ce qui se passe dans le fond de leur cœur, et que l’air de leur visage est une preuve sensible qui impose facilement, outre que la vanité nous porte à croire que l’esprit de l’homme est capable de cette grandeur et de cette indépendance dont ils se vantent.

Tout cela fait voir qu’il y a peu d’erreurs plus dangereuses et qui se communiquent aussi facilement que celles dont les livres de Sénèque sont remplis, parce que ces erreurs sont délicates, proportionnées à la vanité de l’homme, et semblables à celle dans laquelle le démon engagea nos premiers parents. Elles sont revêtues dans ces livres d’ornements pompeux et magnifiques qui leur ouvrent le passage dans la plupart des esprits. Elles y entrent, elles s’en emparent, elles les étourdissent et les aveuglent. Mais elles les aveuglent d’un aveuglement superbe, d’un aveuglement éblouissant, d’un aveuglement accompagné de lueurs, et non pas d’un aveuglement humiliant et plein de ténèbres qui fait sentir qu’on est aveugle et qui le fait reconnaître aux autres. Quand on est frappé de cet aveuglement d’orgueil on se met au nombre des beaux esprits et des esprits forts. Les autres mêmes nous y mettent et nous admirent. Ainsi, il n’y a rien de plus contagieux que cet aveuglement, parce que la vanité et la sensibilité des hommes, la corruption de leurs sens et de leurs passions les disposent à rechercher d’en être frappés et les excitant à en frapper les autres.

Je ne crois donc pas qu’on puisse trouver d’auteur plus propre que Sénèque pour faire connaître quelle est la contagion d’une infinité de gens qu’on appelle beaux esprits et esprits forts, et comment les imaginations fortes et vigoureuses dominent sur les esprits faibles et peu éclairés, non par la force ni l’évidence des raisons, qui sont des productions de l’esprit, mais par le tour et la manière vive de l’expression, qui dépendent de la force de l’imagination.

Je sais bien que cet auteur a beaucoup d’estime dans le monde, et qu’on prendra pour une espèce de témérité de ce que j’en parle comme d’un homme fort imaginatif et peu judicieux. Mais c’est principalement à cause de cette estime que j’ai entrepris d’en parler, non par une espèce d’envie ou par humeur, mais parce que l’estime qu’on fait de lui touchera davantage les esprits et leur fera faire attention aux erreurs que j’ai combattues. Il faut autant qu’on peut apporter des exemples illustres des choses qu’on dit lorsqu’elles sont de conséquence, et c’est quelquefois faire honneur à un livre que de le critiquer. Mais enfin je ne suis pas le seul qui trouve à redire dans les écrits de Sénèque ; car, sans parler de quelques illustres de ce siècle, il y a près de seize cents ans qu’un auteur très-judicieux a remarqué qu’il y avait peu d’exactitude dans sa philosophie[28], peu de discernement et de justesse dans son élocution[29], et que sa réputation était plutôt l’effet d’une ferveur et d’une inclination indiscrète de jeunes gens que d’un consentement de personnes savantes et bien sensées[30].

Il est inutile de combattre par des écrits publics des erreurs grossières, parce qu’elles ne sont point contagieuse. Il est ridicule d’avertir les hommes que les hypocondriaques se trompent, ils le savent assez. Mais si ceux dont ils font beaucoup d’estime se trompent, il est toujours utile de les en avertir, de peur qu’ils ne suivent leurs erreurs. Or il est visible que l’esprit de Sénèque est un esprit d’orgueil et de vanité, Ainsi, puisque l’orgueil, selon l’Écriture, est la source du péché, Inítium peccati superbia, l’esprit de Sénèque ne peut être l’esprit de l’Évangile, ni sa morale s’allier avec la morale de Jésus-Christ, laquelle seule est solide et véritable.

Il est vrai que toutes les pensées de Sénèque ne sont pas fausses ni dangereuses. Cet auteur se peut lire avec profit par ceux qui ont l’esprit juste et qui savent le fond de la morale chrétienne. De grands hommes s’en sont servis utilement, et je n’ai garde de condamner ceux qui, pour s’accommoder à la faiblesse des autres hommes qui avaient trop d’estime pour lui, ont tiré des ouvrages de cet auteur des preuves pour défendre la morale de Jésus-Christ, et pour combattre ainsi les ennemis de l’Évangile par leurs propres armes.

Il y a de bonnes choses dans l’Alcoran, et l’on trouve des prophéties véritables dans les Centuries de Nostradamus ; on se sert de l’Alcoran pour combattre la religion des Turcs, et l’on peut se servir des Prophéties de Nostradamus pour convaincre quelques esprits bizarres et visionnaires. Mais ce qu’il y a de bon dans l’Alcoran ne fait pas que l’Alcoran soit un bon livre, et quelques véritables explications des Centuries de Nostradamus ne feront jamais passer Nostradamus pour un prophète ; et l’on ne peut pas dire que ceux qui se servent de ces auteurs les approuvent, ou qu’ils aient pour eux une estime véritable.

On ne doit pas prétendre combattre ce que j’ai avancé de Sénèque en rapportant un grand nombre de passages de cet auteur qui ne contiennent que des vérités solides et conformes à l’Évangile ; je tombe d’accord qu’il y en a, mais il y en a aussi dans l’Alcoran et dans les autres méchants livres. On aurait tort de même de m’accabler de l’autorité d’une infinité de gens qui se sont servis de Sénèque ; parce qu’on peut quelquefois se servir d’un livre que l’on croit impertinent, pourvu que ceux à qui l’on parle n’en portent pas le même jugement que nous.

Pour ruiner toute la sagesse des stoïques, il ne faut savoir qu’une seule chose qui est assez prouvée par l’expérience et par ce que l’on a déjà dit : c’est que nous tenons à notre corps, à nos parents, à nos amis, à notre prince, à notre patrie, par des liens que nous ne pouvons rompre, et que même nous aurions honte de tâcher de rompre. Notre âme est unie à notre corps, et par notre corps à toutes les choses visibles par une main si puissante qu’il est impossible par nous-mêmes de nous en détacher. Il est impossible qu’on pique notre corps sans que l’on nous pique et que l’on nous blesse nous-mêmes, parce que dans l’état où nous sommes cette correspondance de nous avec le corps qui est à nous est absolument nécessaire. De même, il est impossible qu’on nous dise des injures et qu’on nous méprise sans que nous en sentions du chagrin ; parce que Dieu nous ayant faits pour être en société avec les autres hommes, il nous a donné une inclination pour tout ce qui est capable de nous lier avec eux, laquelle nous ne pouvons vaincre par nous-mêmes. Il est chimérique de dire que la douleur ne nous blesse pas, et que les paroles de mépris ne sont pas capables de nous offenser, parce qu’on est au-dessus de tout cela. On n’est jamais au-dessus de la nature, si ce n’est par la grâce : et jamais stoïque ne méprisa la gloire et l’estime des hommes par les seules forces de son esprit.

Les hommes peuvent bien vaincre leurs passions par des passions contraires, ils peuvent vaincre la peur ou la douleur par vanité ; je veux dire seulement qu’ils peuvent ne pas fuir on ne pas se plaindre lorsque se sentant en vue à bien du monde, le désir de la gloire les soutient et arrête dans leur corps les mouvements qui les portent à la fuite. Ils peuvent vaincre de cette sorte ; mais ce n’est pas là vaincre, ce n’est pas là se délivrer de la servitude ; c’est peut-être changer de maître pour quelque temps, ou plutôt c’est étendre son esclavage ; c’est devenir sage, heureux et libre seulement en apparence, et souffrir en effet une dure et cruelle servitude. On peut résister à l’union naturelle que l’on a avec son corps par l’union que l’on a avec les hommes, parce qu’on peut résister à la nature par les forces de la nature ; on peut résister à Dieu par les forces que Dieu nous donne. Mais on ne peut résister par les forces de son esprit ; on ne peut entièrement vaincre la nature que par la grâce, parce qu’on ne peut, s’il est permis de parler ainsi, vaincre Dieu que par un secours particulier de Dieu.

Ainsi cette division magnifique de toutes les choses qui ne dépendent point de nous, et desquelles nous ne devons point dépendre, est une division qui semble conforme à la raison, mais qui n’est point conforme à l’état déréglé auquel le péché nous a réduits. Nous sommes unis à toutes les créatures par l’ordre de Dieu, et nous en dépendons absolument par le désordre du péché. De sorte que ne pouvant être heureux lorsque nous sommes dans la douleur et dans l’inquiétude, nous ne devons point espérer d’être heureux en cette vie, en nous imaginant que nous ne dépendons point de toutes les choses desquelles nous sommes naturellement esclaves. Nous ne pouvons être heureux que par une foi vive et par une forte espérance qui nous fasse jouir par avance des biens futurs ; et nous ne pouvons vivre selon les règles de la vertu, et vaincre la nature si nous ne sommes soutenus par la grâce que Jésus-Christ nous a méritée.


CHAPITRE V.
Du livre de Montaigne.


Les Essais de Montaigne nous peuvent aussi servir de preuve de la force que les imaginations ont les unes sur les autres, car cet auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel et si vif a ses pensées, qu’il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper. La négligence qu’il atfecte lui sied assez bien et le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser ; et sa fierté est une certaine fierté d’honnête homme, si cela se peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L’air du monde et l’air cavalier soutenus par quelque érudition font un effet si prodigieux sur l’esprit, qu’on l’admire souvent et qu’on se rend presque toujours à ce qu’il décide sans oser l’examiner, et quelquefois même sans l’entendre. Ce ne sont nullement ses raisons qui persuadent ; il n’en apporte presque jamais des choses qu’il avance, ou pour le moins il n’en apporte presque jamais qui aient quelque solidité. En effet il n’a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n’a point d’ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d’histoire ne prouve pas ; un petit conte ne démontre pas ; deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables ; cependant ces Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophthegmes.

Il est vrai qu’on ne doit pas regarder Montaigne dans ses Essais comme un homme qui raisonne, mais comme un homme qui se divertit, qui tâche de plaire et qui ne pense point à enseigner ; et si ceux qui le lisent ne faisaient que s’en divertir, il faut tomber d’accord que Montaigne ne serait pas un si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de ne pas aimer ce qui plaît et de ne pas se nourrir des viandes qui flattent le goût. L’esprit ne peut se plaire dans la lecture d’un auteur sans en prendre les sentiments, ou tout au moins sans en recevoir quelque teinture, laquelle se mêlant avec ses idées les rend confuses et obscures.

Il n’est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se divertir, à cause que le plaisir qu’on y prend engage insensiblement dans ses sentiments ; mais encore parce que ce plaisir est plus criminel qu’on ne pense : car il est certain que ce plaisir nait principalement de la concupiscence. et qu’il ne fait qu’entretenir et que fortifier les passions ; la manière d’écrire de cet auteur n’étant agréable que parce qu’elle nous touche et qu’elle réveille nos passions d’une manière imperceptible.

Il serait assez utile de prouver cela dans le détail, et généralement que tous les divers styles ne nous plaisent ordinairement qu’à cause de la corruption secrète de notre cœur ; mais ce n’en est pas ici le lieu, et, cela nous mènerait trop loin. Toutefois, si l’on veut faire réflexion sur la liaison des idées et des passions dont j’ai parlé auparavant[31], et sur ce qui se passe en soi-même dans le temps qu’on lit quelque pièce bien écrite, on pourra reconnaître en quelque façon que si nous aimons le genre sublime, l’air noble et libre de certains auteurs, c’est que nous avons de la vanité et que nous aimons la grandeur et l’indépendance. et que ce goût. que nous trouvons dans la délicatesse des discours efféminés n’a point d’autre source qu’une secrète inclination pour la mollesse et pour la volupté ; en un mot, que c’est une certaine intelligence pour ce qui touche les sens, et non pas l’intelligence de la vérité, qui fait que certains auteurs nous charment et nous enlèvent comme malgré nous. Mais revenons à Montaigne.

Il me semble que ses plus grands admirateurs le louent d’un certain caractère d’auteur judicieux et éloigné du pédantisme, et d’avoir parfaitement connu la nature et les faiblesses de l’esprit humain. Si je montre donc que Montaigne, tout cavalier qu’il est, ne laisse pas d’être aussi pédant que beaucoup d’autres, et qu’il n’a eu qu’une connaissance très-médiocre de l’esprit, j’aurai fait voir que ceux qui l’admirent le plus n’auront point été persuadés par des raisons évidentes, mais qu’ils auront été seulement gagnés par la force de son imagination.

Ce terme pédant est fort équivoque, mais l’usage, ce me semble, et même la raison veulent que l’on appelle pédants ceux qui pour faire parade de leur fausse science citent à tort et à travers toutes sortes d’auteurs, qui parlent simplement pour parler et pour se faire admirer des sots, qui amassent sans jugement et sans discernement des apophthogmes et des traits d’histoire pour prouver ou pour faire semblant de prouver des choses qui ne se peuvent prouver que par des raisons.

Pédant est opposé à raisonnable, et ce qui rend les pédants odieux aux personnes d’esprit c’est que les pédants ne sont pas raisonnables ; car, les personnes d’esprit aimant naturellement à raisonner, ils ne peuvent souffrir la conversation de ceux qui ne raisonnent point. Les pédants ne peuvent pas raisonner parce qu’ils ont l’esprit petit ou d’ailleurs rempli d’une fausse érudition ; et ils ne veulent pas raisonner, parce qu’ils voient que certaines gens les respectent et les admirent davantage lorsqu’ils citent quelque auteur inconnu et quelque sentence d’un ancien que lorsqu’ils prétendent raisonner. Ainsi leur vanité se satisfaisant dans la vue du respect qu’on leur porte, les attache à l’étude de toutes les sciences extraordinaires qui attirent l’admiration du commun des hommes.

Les pédants sont donc vains et fiers, de grande mémoire et de peu de jugement, heureux et forts en citations, malheureux et faibles en raisons, d’une imagination vigoureuse et spacieuse, mais volage et déréglée, et qui ne peut se contenir dans quelque justesse.

Il ne sera pas maintenant fort difficile de prouver que Montaigne était aussi pédant que plusieurs autres selon celle notion du mot de pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à l'usage ; car je ne parle pas ici de pédant à longue robe, la robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne, qui a tant d’aversion pour la pédanterie, pouvait bien ne porter jamais robe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l’air cavalier, mais il n’a pas travaillé à se faire l’esprit juste, ou pour le moins il n’y a pas réussi. Ainsi il s’est plutôt fait un pédant à la cavalière et d’une espèce toute singulière, qu’il ne s’est rendu raisonnable, judicieux et honnête homme.

Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la vanité et de la fierté de son auteur, qu’il paraît peut-être assez inutile de s’arrêter à les faire remarquer ; car il faut être bien plein de soi-même pour s’imaginer comme lui, que le monde veuille bien lire un assez gros livre pour avoir quelque connaissance de nos humeurs. Il fallait nécessairement qu’il se séparât du commun et qu'il se regardât comme un homme tout à fait extraordinaire.

Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner les esprits de ceux qui les veulent adorer vers celui-là seul qui mérite d’être adoré ; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l’esprit et le cœur de l’homme qui n’est fait que pour Dieu s’occupe de nous et s’arrête à nous admirer et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l’ange du Seigneur[32], cet ange lui défendit de l’adorer : Je suis serviteur, lui dit-il, comme vous et comme vos frères ; adorez Dieu[33]. Il n’y a que les démons et ceux qui participent à l’orgueil des démons qui se plaisent d’être adorés ; et c’est vouloir être adoré non pas d’une adoration extérieure et apparente, mais d’une adoration intérieure et véritable que de vouloir que les autres hommes s’occupent de nous : c’est vouloir être adoré comme Dieu veut être adoré, c’est-à-dire en esprit et en vérité.

Montaigne n’a fait son livre que pour se peindre et pour représenter ses humeurs et ses inclinations. Il l’avoue lui-même dans l'avertissement au lecteur, inséré dans toutes les éditions : C'est moi que je peins, dit-il, je suis moi-même la matière de mon livre. Et cela parait assez en le lisant ; car il y a très-peu de chapitres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour parler de lui et il y a même des chapitres entiers dans lesquels il ne parle que de lui. Mais s’il a composé son livre pour s’y peindre, il l’a fait imprimer afin qu’on le lût. Il a donc voulu que les hommes le regardassent et s’occupassent de lui, quoiqu’il dise que ce n’est pas raison qu’on emploie son loisir en un sujet si frivole et si vain. Ces paroles ne font que le condamner ; car s’il eût cru que ce n’était pas raison qu’on employât le temps à lire son livre, il eût agi lui-même contre le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de croire, ou qu’il n’a pas dit ce qu’il pensait, ou qu’il n’a pas fait ce qu’il devait.-

C’est encore une plaisante excuse de sa vanité de dire qu’il n’a écrit que pour ses parents et amis ; car si cela eût été ainsi, pourquoi en eût-il fait faire trois impressions ? Une seule ne suffisait-elle pas pour ses parents et pour ses amis ? D’où vient encore qu’il a augmenté son livre dans les dernières impressions qu’il en a fait faire, et qu’il n’en a jamais rien retranché, si ce n’est que la fortune secondait ses intentions ? J’ajoute, dit-il, mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y ait plus de droit. Qu’il die s’il peut mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu’il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort, qu’ils y pensent bien avant que de se produire. Qui les hâte ? mon livre est toujours un, etc.[34]. Il a donc voulu se produire et hypothéquer au monde son ouvrage aussi bien qu’à ses parents et à ses amis. Mais sa vanité serait toujours assez criminelle quand il n’aurait tourné et arrêté l’esprit et le cœur que de ses parents et de ses amis vers son portrait autant de temps qu’íl en faut pour lire son livre.

Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie ou plutôt une espèce de folie que des se louer à tous moments comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison.

Les hommes sont faits pour vivre ensemble et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent pas qu’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi, ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.

C’est donc une vanité et une vanité indiscrète et ridicule à Montaigne de parler avantageusement de lui-même à tous moments, mais c’est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts ; car si l’on y prend garde, on verra qu’il ne découvre guère que les défauts dont on fait gloire dans le monde à cause de la corruption du siècle ; qu’il s’attribue volontiers ceux qui peuvent le faire passer pour esprit fort ou lui donner l’air cavalier ; et afin que par cette franchise simulée de la confession de ses désordres on le croie plus volontiers lorsqu’il parle à son avantage. Il a raison de dire que se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d’arrogance[35]. C’est toujours une marque certaine que l’on est plein de soi-même ; et Montaigne me parait encore plus fier et plus vain quand il se blâme que lorsqu’il se loue, parce que c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s’en humilier. J’aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte qu’un autre qui les publie avec effronterie. et il me semble qu’on doit avoir quelque horreur de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montaigne représente ses défauts. Mais examinons les autres qualités de son esprit.

Si nous croyons Montaigne sur sa parole, nous nous persuaderons que c’était un homme de nulle rétention ; qu’il n’avait point de gardoire ; que la mémoire lui manquait du tout[36], mais qu’il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant si nous en croyons le portrait même qu’il a fait de son esprit, je veux dire son propre livre, nous ne serons pas tout à fait de son sentiment. Je ne sçauroís recevoir une charge sans tablettes, dit-il, et quand j'ai un propos á tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité d’apprendre par cœur mot á mot ce que j’ai à dire ; autrement je n’auroís ni façon ni assurance, étant en crainte que ma mémoire me vint faire un mauvais tour[37]. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine. pour avoir quelque façon et quelque assurance, manque-t-il plutôt de mémoire que de jugement ? Et peut-on croire Montaigne, lorsqu’il dit de lui : Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leurs pays. Car il m’est très-mal aisé de retenir des noms : et si je durois à vivre long-temps je ne croi pas que je n'oubliasse mon nom propre[38]. Un simple gentilhomme, qui peut retenir par cœur et mot à mot avec assurance des discours de longue haleine, a-t-il un si grand nombre d’officiers qu’il n’en puisse retenir les noms ? Un homme qui est né et nourri aux champs, et parmi le labourage, qui a des affaires et un ménage en mains, et qui dit que de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l’usage de la vie, c’est chose bien éloignée de son dogme[39], peut-il oublier les nom français de ses domestiques ? Peut-il ignorer, comme il dit, la plûpart de nos monnoyes, la différence d’un grain à l’autre en la terre et au grenier, si elle n’est pas trop apparente, les plus grossiers principes de l’agriculture et que les enfants sçavent, de quoi sert le levain à faire du pain, et ce que c’est que de faire cuver du vin[40], et cependant avoir l’esprit plein de noms des anciens philosophes, et de leurs principes, des idées de Platon, des atomes d’Epicure, du plein et du vuide de Leucippus et de Democritus, de l’eau de Thalès, de l’infinité de nature d’Anaximandre, de l’air de Diogenes, des nombres et de la symmetrie de Pythagoras, de l’infini de Parmenides, de l’un de Museus, de l’eau et du feu d’Apollodorus, des parties similaires d’Anaxagoras, de la discorde et de l’amitié d’Empedocles, du feu d’Héraclite, etc.[41] ? Un homme qui dans trois ou quatre pages de son livre rapporte plus de cinquante noms d’auteurs différents avec leurs opinions ; qui a rempli tout son ouvrage de traits d’histoire, et d’apophtegmes entassés sans ordre ; qui dit que l’histoire et la poësie sont son gibier en matière de livres ; qui se contredit à tous moments et dans un même chapitre, lors même qu’il parle des choses qu’il prétend le mieux savoir, je veux dire lorsqu’il parle des qualités de son esprit, se doit-il piquer d’avoir plus de jugement que de mémoire ?

Avouons donc que Montaigne était excellent en oubliance, puisque Montaigne nous en assure, qu’il souhaite que nous ayons ce sentiment de lui, et qu’enfin cela n’est pas tout à fait contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa parole, ou par les louanges qu’il se donne, que c’était un homme de grand sens, et d’une pénétration d’esprit tout extraordinaire. Cela pourrait nous jeter dans l’erreur, et donner trop de crédit aux opinions fausses et dangereuses qu’il débite avec une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu’alourdir et qu’éblouir les esprits faibles.

L’autre louange que l’on donne à Montaigne est qu’il avait une connaissance parfaite de l’esprit humain ; qu’il en pénétrait le fond, la nature, les propriétés ; qu’il en savait le fort et le faible, en un mot tout ce que l’on en peut savoir. Voyons s’il mérite bien ces louanges, et doù vient qu’on en est si libéral à son égard.

Ceux qui ont lu Montaigne savent assez que cet auteur affectait de passer pour pyrrhonien et qu’il faisait gloire de douter de tout. La persuasion de la certitude, dit-il, est un certain témoignage de folie et d’incertitude extrême ; et n’est point de plus folles gens, et moins philosophes, que les philodoxes de Platon[42]. Il donne au contraire tant de louanges aux pyrrhoniens dans le même chapitre, qu’il n’est pas possible qu’il ne fût de cette secte : il était nécessaire de son temps, pour passer pour habile et pour galant homme, de douter de tout ; et la qualité d’esprit fort dont il se piquait, l’engageait encore dans ses opinions. Ainsi, en le supposant académicien, on pourrait tout d’un coup le convaincre d’être le plus ignorant de tous les hommes, non seulement dans ce qui regarde la nature de l’esprit, mais même en toute autre chose. Car puisqu’il y a une différence essentielle entre savoir et douter ; si les académiciens disent ce qu’ils pensent, lorsqu’ils assurent qu’ils ne savent rien, on peut dire que ce sont les plus ignorants de tous les hommes.

Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorants de tous les hommes, ce sont aussi les défenseurs des opinions les moins raisonnables. Car non seulement ils rejettent tout ce qui est de plus certain et de plus universellement reçu, pour se faire passer pour esprits forts ; mais par le même tour dîmagination, ils se plaisent à parler d’une manière décisive des choses les plus incertaines et les moins probables. Montaigne est visiblement frappé de cette maladie d’esprit ; et il faut nécessairement dire que non-seulement il ignorait la nature de l’esprit humain, mais même qu’il était dans des erreurs fort grossières sur ce sujet : supposé qu’il nous ait dit ce qu’il en pensait, comme il l’a dû faire.

Car que peut-on dire d’un homme qui confond l’esprit avec la matière ; qui rapporte les opinions les plus extravagantes de philosophes sur la nature de l’âme sans les mépriser, et même d’un air qui fait assez connaître qu’il approuve davantage les plus opposées à la raison ; qui ne voit pas la nécessité de l’immorlalité de nos âmes ; qui pense que la raison humaine ne la peut reconnaître, et qui regarde les preuves que l’on en donne comme des songes que le désir fait naître en nous : Somnia non docentis sed optantís ; qui trouve à redire que les hommes se séparent de la presse des autres créatures, et se distinguent des bêtes, qu’il appelle nos confrères et nos compagnons[43], qu’il croit parler, s’entendre, et se moquer de nous, de même que nous parlons, que nous nous entendons, et que nous nous moquons d’elles ; qui met plus de différence d’un homme à un autre homme, que d’un homme à une bête ; qui donne jusqu’aux araignées délibération, pensement et conclusion ; et qui après avoir soutenu que la disposition du corps de l’homme n’a aucun avantage sur celle des bêtes, accepte volontiers ce sentiment : que ce n’est point par la raison, par le discours et par l’âme que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence et tout le reste à l’abandon, etc. ? Peut-on dire qu’un homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour conclure que ce n’est point par vrai discours mais par une fierté et opiniatreté, que nous nous préférons aux autres animaux, eût une connaissance fort exacte de l’esprit humain, et croit-on en persuader les autres ?

Mais il faut faire justice à tout le monde, et dire de bonne foi quel était le caractère de l’esprit de Montaigne. Il avait peu de mémoire, encore moins de jugement, il est vrai ; mais ces deux qualités ne font point ensemble ce que l’on appelle ordinairement dans le monde beauté d’esprit. C’est la beauté, la vivacité et l’étendue de l’imagination, qui font passer pour bel esprit. Le commun des hommes estime le brillant, et non pas le solide ; parce que l’on aime davantage ce qui touche les sens, que ce qui instruit la raison. Ainsi en prenant beauté d’imagination pour beauté d’esprit, on peut dire que Montaigne avait l’esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles ; ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables ; ses discours mal raisonnés, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d’original qui plaît infiniment : tout copiste qu’il est, il ne sent point son copiste ; et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d’original aux choses qu’il copie. Il a enfin ce qu’il est nécessaire d’avoir pour plaire et pour imposer ; et je pense avoir montré suffisamment que ce n’est point en convainquant la raison qu’il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l’esprit à son avantage par la vivacité toujours victorieuse de son imagination dominante.


CHAPITRE DERNIER.
I. Des sorciers par imagination, et des loups-garous. — II. Conclusion des deux premiers livres.


I. Le plus étrange effet de la force de l’imagination est la crainte déréglée de l’apparition des esprits, des sortilèges ; des caractères, des charmes, des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu’on s’imagine dépendre de la puissance du démon.

Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. Tous les discours qui réveillent cette idée sont toujours écoutés avec crainte et curiosité. Les hommes, s’attachant a tout ce qui est extraordinaire, se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s’épouvanter eux-mêmes. Ainsi il ne faut pas s’étonner si les sorciers sont sí communs en certains pays, où la créance du sabbat est trop enracinée ; où tous les contes les plus extravagants des sortilèges, sont ecoutés connue des histoires authentiques ; et où l’on brûle comme des sorciers véritables les fous et les visionnaires dont l’imagination a été déréglée, autant pour le moins par le récit de ces contes, que par la corruption de leur cœur.

Je sais bien que quelques personnes trouveront à redire, que j’attribue la plupart des sorcelleries à la force de l’imagination, parce que je sais que les hommes aiment qu’on leur donne de la crainte ; qu’ils se fâchent contre ceux qui les veulent désabuser ; et qu’ils ressemblent aux malades par imagination, qui écoutent avec respect et qui exécutent fidèlement les ordonnances des médecins qui leur pronostiquent des accidents funestes. Les superstitions ne se détruisent pas facilement, et on ne les attaque pas sans trouver un grand nombre de défenseurs ; et cette inclination à croire aveuglément toutes les rêveries des démonographes est produite et entretenue par la même cause qui rend opiniâtres les superstitieux. comme il est assez facile de le prouver. Toutefois cela ne doit pas m'empêcher de décrire en peu de mots, comme je crois que de pareilles opinions s’établissent.

Un pâtre dans sa bergerie raconte après souper à sa femme et à ses enfants les aventures du sabbat. Comme son imagination est modérément échauffée par les vapeurs du vin, et qu’il croit avoir assiste plusieurs fois à cette assemblée imaginaire, il ne manque pas d’en parler d’une manière forte et vive. Son éloquence naturelle jointe à la disposition où est toute sa famille, pour entendre parler d’un sujet si nouveau et si terrible, doit sans doute produire d’étranges traces dans des imaginations faibles, et il n’est pas naturellement possible qu’une femme et des enfants ne demeurent tout effrayés, pénétrés et convaincus de ce qu’ils lui entendent dire. C’est un mari, c’est un père qui parle de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fait : on l'aime et on le respecte ; pourquoi ne le croirait-on pas ? Ce pâtre le répéte en différents jours. L'imagination de la mère et des enfants en reçoit peu à peu des traces plus profondes ; ils s’y accoutument, les frayeurs passent, et la conviction demeure ; et enfin la curiosité les prend d’y aller. Ils se frottent de certaine drogue dans ce dessein, ils se couchent : cette disposition de leur cœur échauffe encore leur imagination, et les traces que le pâtre avait formées dans leur cerveau s’ouvrent assez pour leur faire juger, dans le sommeil, comme présents tous les mouvements de la cérémonie dont il leur avait fait la description. Ils se lèvent, ils s’entre-demandent et s’entre-disent ce qu’ils ont vu. Ils se fortifient de cette sorte les traces de leur vision ; et celui qui a l’imagination la plus forte persuadant mieux les autres, ne manque pas de régler en peu de nuits l’histoire imaginaire du sabbat. Voilà donc des sorciers achevés que le pâtre a faits ; et ils en feront un jour beaucoup d’autres, si, ayant l’imagination forte et vive, la crainte ne les empêche pas de conter de pareilles histoires.

Il s’est trouvé plusieurs fois des sorciers de bonne foi, qui disaient généralement à tout le monde, qu’ils allaient au sabbat ; et qui en étaient si persuadés, que quoique plusieurs personnes les veillassent et les assurassent qu’ils n’étaient point sortis du lit, ils ne pouvaient se rendre à leur témoignage.

Tout le monde sait que lorsque l’on fait des contes d’apparitions d’esprits aux enfants, ils ne manquent presque jamais d’en être effrayés, et qu’ils ne peuvent demeurer sans lumière et sans compagnie ; parce qu’alors leur cerveau ne recevant point de traces de quelque objet présent, celle que le coute a formée dans leur cerveau se rouvre, et souvent même avec assez de force pour leur représenter comme devant leurs yeux les esprits qu’on leur a dépeints. Cependant on ne leur conte pas ces histoires comme si elles étaient véritables. On ne leur parle pas avec le même air que si on en était persuadé ; et quelquefois on le fait d’une manière assez froide et assez languissante. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un homme qui croit avoir été au sabbat, et qui par conséquent en parle d’un ton ferme et avec une contenance assurée, persuade facilement quelques personnes qui l’écoutent avec respect, de toutes les circonstances qu’il décrit, et transmette ainsi dans leur imagination des traces pareilles à celles qui le trompent.

Quand les hommes nous parlent, ils gravent dans notre cerveau des traces pareilles à celles qu’ils ont. Lorsqu’ils en ont de profondes, ils nous parlent d’une manière qui nous en gravent de profondes ; car ils ne peuvent parler, qu’ils ne nous rendent semblables à eux en quelque façon. Les enfants dans le sein de leurs mères ne voient que ce que voient leurs mères ; et même lorsqu’ils sont venus au monde, ils imaginant peu de choses dont leurs parents n’en soient la cause : puisque les hommes même les plus sages se conduisent plutót par l’imagination des autres, c’est-à-dire par l’opinion et par la coutume, que par les règles de la raison. Ainsi dans les lieux où l’on brûle les sorciers, on en trouve un grand nombre ; parce que, dans les lieux où on les condamne au feu, on croit véritablement qu’ils le sont, et cette croyance se fortifie par les discours qu’on en tient. Que l’on cesse de les punir et qu’on les traite comme des fous ; et l’on verra qu’avec le temps ils ne seront plus sorciers, parce que ceux qui ne le sont que par imagination, qui font certainement le plus grand nombre, reviendront de leurs erreurs.

Il est indubitable que les vrais sorciers méritent la mort, et que ceux même qui ne le sont que par imagination ne doivent pas être réputés comme tout à fait innocents ; puisque pour l’ordinaire ils ne se persuadent être sorciers, que parce qu’ils sont dans une disposition de cœur d’aller au sabbat, et qu’ils se sont frottés de quelque drogue pour venir à bout de leur malheureux dessein. Mais en punissant indifféremment tous ces criminels, la persuasion commune se fortifie, les sorciers par imagination se multiplient, et ainsi une infinité de gens se perdent et se damnent. C’est donc avec raison que plusieurs parlements ne punissent point les sorciers ; il s’en trouve beaucoup moins dans les terres de leur ressort ; et l’envie, la haine et la malice des méchants ne peuvent se servir de ce prétexte pour perdre les innocents.

L’appréhension des loups-garous, ou des hommes transformés en loups, est encore une plaisante vision. Un homme, par un effort déréglé de son imagination, tombe dans cette folie, qu’il croit devenir loup toutes les nuits. Ce dérèglement de son esprit ne manque pas de le disposer à faire toutes les actions que font les loups, ou qu’il a ouï dire qu’ils faisaient. Il sort donc à minuit de sa maison, il court les rues, il se jette sur quelque enfant s’il en rencontre, il le mord et le maltraite ; et le peuple stupide et superstitieux s’imagine qu’en effet ce fanatique devient loup ; parce que ce malheureux le croit lui-même, et qu’il l’a dit en secret à quelques personnes qui n’ont pu le taire.

S’il était facile de former dans le cerveau les traces qui persuadent aux hommes qu’ils sont devenus loups, et si l’on pouvait courir les rues et faire tous les ravages que font ces misérables loups-garous sans avoir le cerveau entièrement bouleversé, comme il est facile d’aller au sabbat dans son lit et sans se réveiller, ces belles histoires de transformations d’hommes en loups ne manqueraient pas de produire leur effet comme celles que l’on fait du sabbat, et nous aurions autant de loups-garous que nous avons de sorciers. Mais la persuasion d’être transformé en loup suppose un bouleversement de cerveau bien plus difficile à produire que celui d’un homme qui croit seulement aller au sabbat, c’est-à-dire qui croit voir la nuit des choses qui ne sont point, et qui, étant réveillé, ne peut distinguer ses songes des pensées qu’il a eues pendant le jour.

C’est une chose assez ordinaire à certaines personnes d’avoir la nuit des songes assez vifs pour s’en ressouvenir exactement lorsqu’ils sont réveillés, quoique le sujet de leur songe ne soit pas de soi fort terrible. Ainsi il n’est pas difficile que des gens se persuadent d’avoir été au sabbat ; car il suffit, pour cela, que leur cerveau conserve les traces qui s’y font pendant le sommeil.

La principale raison qui nous empêche de prendre nos songes pour des réalités, est que nous ne pouvons lier nos songes avec les choses que nous avons faites pendant la veille ; car nous reconnaissons par là que ce ne sont que des songes. Or, les sorciers par imagination ne peuvent reconnaître par là si leur sabbat est un songe ; car on ne va au sabbat que la nuit, et ce qui se passe dans le sabbat ne se peut lier avec les autres actions de la journée. Ainsi il est moralement impossible de les détromper par ce moyen-là. Et il n’est point encore nécessaire que les choses que ces sorciers prétendus croient avoir vues au sabbat gardent entre elles un ordre naturel ; car elles paraissent d’autant plus réelles qu’il y a plus d’extravagance et de confusion dans leur suite. Il suffit donc, pour les tromper, que les idées des choses du sabbat soient vives et effrayantes ; ce qui ne peut manquer, si on considère qu’elles représentent des choses nouvelles et extraordinaires.

Mais afin qu’un homme s’imagine qu’il est coq, chèvre, loup, bœuf, il faut un si grand dérèglement d’imagination, que cela ne peut être ordinaire ; quoique ces renversements d’esprit arrivent quelquefois, ou par une punition divine, comme l’Écriture le rapporte de Nabuchodonosor, ou par un transport naturel de mélancolie au cerveau, comme on en trouve des exemples dans les auteurs de médecine.

Encore que je sois persuadé que les véritables sorciers soient très-rares, que le sabbat ne soit qu’un songe, et que les parlements qui renvoient les accusations des sorcelleries soient les plus équitables, cependant je ne doute point qu’il ne puisse y avoir des sorciers, des charmes, des sortilèges, etc., et que le démon n’exerce quelquefois sa malice sur les hommes par une permission particulière d’une puissance supérieure. Mais l’Écriture sainte nous apprend que le royaume de Satan est détruit ; que l’ange du ciel a enchaîné le démon et l’a enfermé dans les abîmes, d’où il ne sortira qu’à la fin du monde ; que Jésus-Christ a dépouillé ce fort armé, et que le temps est venu auquel le prince du monde est chassé hors du monde.

Il avait régné jusqu’a la venue du Sauveur, et il règne même encore, si on le veut, dans les lieux où le Sauveur n'est point. connu ; mais il n’a plus aucun droit ni aucun pouvoir sur ceux qui sont régénérés en Jésus-Christ : il ne peut même les tenter, si Dieu ne le permet ; et si Dieu le permet, c’est qu’ils peuvent le vaincre. C’est donc faire trop d’honneur au diable que de rapporter des histoires comme des marques de sa puissance, ainsi que font quelques nouveaux démonographes, puisque ces histoires le rendent redoutable aux esprits faibles.

Il faut mépriser les démons comme on méprise les bourreaux ; car c’est devant Dieu seul qu’il faut trembler. C’est sa seule puissance qu’il faut craindre. Il faut appréhender ses jugements et sa colère, et ne pas l’irriter par le mépris de ses lois et de son Évangile. On doit être dans le respect lorsqu’il parle ou lorsque les hommes nous parlent de lui. Mais quand les hommes nous parlent de la puissance du démon, c’est une faiblesse ridicule de s’effrayer et de se troubler. Notre trouble fait honneur à notre ennemi. Il aime qu’on le respecte et qu’on le craigne, et son orgueil se satisfait lorsque notre esprit s’abat devant lui.

II. Il est temps de finir ce second livre et de faire remarquer, par les choses que l’on a dites dans ce livre et dans le précédent, que toutes les pensées qu’a l’âme par le corps, ou par dépendance du corps, sont toutes pour le corps ; qu’elles sont toutes fausses ou obscures ; qu’elles ne servent qu’à nous unir aux biens sensibles et à tout ce qui peut nous les procurer ; et que cette union nous engage dans des erreurs infinies et dans de très-grandes misères, quoique nous ne sentions pas toujours ces misères, de même que nous ne connaissons pas les erreurs qui les ont causées. Voici l’exemple le plus remarquable.

L’union que nous avons eue avec nos mères dans leur sein, laquelle est la plus étroite que nous puissions avoir avec les hommes, nous a causé les plus grands maux, savoir, le péché et la concupiscence, qui sont l’origine de toutes nos misères. Il fallait néanmoins, pour la conformation de notre corps, que cette union fût aussi étroite qu'elle a été.

À cette union qui a été rompue par notre naissance, une autre a succédé, par laquelle les enfants tiennent à leurs parents et à leurs nourrices. Cette seconde union n’a pas été si étroite que la première, aussi nous a-t-elle fait moins de mal ; elle nous a seulement portés à croire et à vouloir imiter nos parents et nos nourrices en toutes choses. Il est visible que cette seconde union nous était encore nécessaire, non comme la première, pour la conformation de notre corps, mais pour sa conservation, pour connaître toutes les choses qui y peuvent être utiles, et pour disposer le corps aux mouvements nécessaires pour les acquérir.

Enfin, l’union que nous avons encore présentement avec tous les hommes ne laisse pas de nous faire beaucoup de mal, quoiqu’elle ne soit pas si étroite, parce qu’elle est moins nécessaire à la conservation de notre corps ; car c’est à cause de cette union que nous vivons d’opinion, que nous estimons et que nous aimons tout ce qu’on aime et ce qu’on estime dans le monde, malgré les remords de notre conscience et les véritables idées que nous avons des choses. Je ne parle pas ici de l’union que nous avons avec l’esprit des autres hommes, car on peut dire que nous en recevons quelque instruction ; je parle seulement de l’union sensible, qui est entre notre imagination et l’air et la manière de ceux qui nous parlent. Voilà comment touœs les pensées que nous avons, par dépendance du corps, sont toutes fausses et d’autant plus dangereuses pour notre âme qu’elles sont plus utiles à notre corps.

Ainsi tâchons de nous délivrer peu à peu des illusions de nos sens, des visions de notre imagination, et de l’impression que l’imagination des autres hommes fait sur notre esprit. Rejetons avec soin toutes les idées confuses que nous avons par la dépendance où nous sommes de notre corps, et n’admettons que les idées claires et évidentes que l’esprit reçoit par l’union qu’il a nécessairement avec le Verbe, ou la sagesse et la vérité éternelle, comme nous expliquerons dans le livre suivant, qui est de l’entendement ou de l’esprit pur.




Ancien état de ce livre avec une présentation perfectionnée et un texte incomplet.




Livre second

De l’imagination


(Livre : I - III - IV - V - VI)



Première partie

  • Chapitre Premier Texte incomplet
    • I. Idée générale de l’imagination
    • II. Deux facultés dans l’imagination, l’une active et l’autre passive
    • III. Cause générale des changements qui arrivent dans l’imagination et le fondement de ce second livre
  • Chapitre II.
    • I. Des esprits animaux, et des changements auxquels ils sont sujets en général
    • II. Que le chyle va au cœur, et qu’il apporte du changement dans les esprits
    • III. Que le vin en fait autant
  • Chapitre III.

Que l’air qu’on respire, cause aussi quelque changement dans les esprits

  • Chapitre IV.
    • I. Du changement des esprits causé par les nerfs qui vont au cœur, et aux poumons
    • II. De celui qui est causé par les nerfs qui vont au foie, à la rate, et dans les viscères
    • III. Que tout cela se fait contre notre volonté, mais que cela ne peut se faire sans une providence
  • Chapitre V.
    • I. De la liaison des idées de l’esprit avec les traces du cerveau
    • II. De la liaison réciproque qui est entre ces traces
    • III. De la mémoire
    • IV. Des habitudes
  • Chapitre VI. Texte complet non-formaté
    • I. Que les fibres du cerveau ne sont pas sujettes à des changements si prompts que les esprits.
    • II. Trois différents changements dans les trois différents âges.
  • Chapitre VII.
    • I. De la communication qui est entre le cerveau d’une mère et celui de son enfant
    • II. De la communication qui est entre notre cerveau et les autres parties de notre corps, laquelle nous porte à l’imitation et à la compassion
    • III. Explication de la génération des enfants monstrueux, et de la propagation des espèces
    • IV. Explication de quelques dérèglements d’esprit et de quelques inclinations de la volonté
    • V. De la concupiscence et du péché originel
    • VI. Objections et réponses
  • Chapitre VIII.
    • I. Changements qui arrivent à l’imagination d’un enfant, qui sort du sein de sa mère, par la conversation qu’il a avec sa nourrice, sa mère, et d’autres personnes
    • II. Avis pour les bien élever


Deuxième partie

  • Chapitre I. Texte complet et formaté, à relire
    • I. De l’imagination des femmes
    • II. De celle des hommes
    • III. De celle des vieillards

Que les esprits animaux vont d’ordinaire dans les traces des idées qui nous sont les plus familières, ce qui fait qu’on ne juge point sainement des choses

  • Chapitre III.
    • I. Que les personnes d’étude sont les plus sujettes à l’erreur
    • II. Raisons pour lesquelles on aime mieux suivre l’autorité que de faire usage de son esprit

Deux mauvais effets de la lecture sur l’imagination

Que les personnes d’étude s’entêtent ordinairement de quelque auteur, de sorte que leur but principal est de savoir ce qu’il a cru, sans se soucier de ce qu’il faut croire

De la préoccupation des commentateurs

  • Chapitre VII.
    • I. Des inventeurs de nouveaux systèmes
    • II. Dernière erreur des personnes d’étude
  • Chapitre VIII.
    • I. Des esprits efféminés
    • II. Des esprits superficiels
    • III. Des personnes d’autorité
    • IV. De ceux qui font des expériences


Troisième partie : De la communication contagieuse des imaginations fortes

  • Chapitre I.
    • I. De la disposition que nous avons à imiter les autres en toutes choses, laquelle est l’origine de la communication des erreurs qui dépendent de la puissance de l’imagination
    • II. Deux causes principales qui augmentent cette disposition
    • III. Ce que c’est qu’imagination forte
    • IV. Qu’il y en a de plusieurs sortes. Des fous et de ceux qui ont l’imagination forte dans le sens qu’on entend ici
    • V. Deux défauts considérables de ceux qui ont l’imagination forte
    • VI. De la puissance qu’ils ont de persuader, et d’imposer

Exemples généraux de la force de l’imagination

De l’imagination de Sénèque

Du livre de Montaigne

  • Chapitre VI. Texte complet non-formaté
    • I. Des sorciers par imagination, et des loups-garous.
    • II. Conclusion des deux premiers Livres.
  1. Vinum luctator dolosus est.
  2. Numquid non ultra est sapientia in Theman. Jerem.. c. 19, V. 7.
  3. Lib. 4.
  4. Selon la première supposition.
  5. Selon la seconde supposition.
  6. Voy. encore l’ÉcIairc. sur le péché originel.
  7. S Paul aux Rom., ch. 6. 5, 12. 11, etc.
  8. S. Aug.
  9. Qui parcit virgœ, odit filium suum. Prov. 13, 24.
  10. Eccl, 2. 14.
  11. Clarus ob obscuram linguam. Lucrèce.
  12. Veritas filia temporis, non auctoritatis.
  13. Voy. le premier art. du ch. précédent.
  14. Scientia inflat. 2, Cor, 8, 1.
  15. Prælectiones 13, in principium Elementorum Euclidis.
  16. In-quarto.
  17. Le chancelier Bacon.
  18. Opusc. 9.
  19. Art. 17 de la Religion de l’Églíse anglicane.
  20. Œuvres morales. Comment on peut distinguer le flatteur de l’ami.
  21. Diodore de Sicile. Bibl. hist., l. 3.
  22. Voy. les Éclaircissements.
  23. Ch. 2 et 3 de Pallio.
  24. Multos etiam vidi postquam bene œstunssent ut cum assequerentur, nihil prœter sudorem et inanem animi fatigationem lucratos, ab ejus lectione discessisse. Sic qui scotinus haberi, viderique dignus qui hoc cognomentum haberet, voluit, adeo quod voluit à semetipso impetravit, et efficere id quod optabat valuít, ut liquido jurare ausim neminem ad hoc tempus extitisse, qui possit jurare hunc Iibellum a capite ad calcem usque totum à se non minus bene íntellectum quam lectum. Salm. in epist. ded. Comm. in Tert.
  25. Epicurus ait injurias tolerabiles esse sapienti ; nos, injurias non esse. C. 15.
  26. Sénèque, ch. 14 du même liv.
  27. Sapientiam hujus mundi stultitia est apud Deum. — Quod hominibus altrum est, abominatio est ante Deum. Luc. 16.
  28. In Philosophie parum diligens.
  29. Velles eum suo ingenio dixisse alieno judicio.
  30. Si aliqua contempsisset. etc, consensu potius erurditorum quam puerorum amore comprobaretur. Quintilien, l. 10, ch. I.
  31. Ch. dernier de la première partie de ce livre.
  32. Apoc. 19, 10.
  33. Conservus tuus sum, etc. ; Deum adora.
  34. Ch. 9, l. 3.
  35. Liv. 3, ch. 13.
  36. Liv. 2, ch. 10.
  37. Liv. 1, ch. 24.
  38. Liv. 2, ch. 17.
  39. Liv. 12, ch. 17.
  40. Liv. 2, ch. 12.
  41. Liv. 1, ch. 26.
  42. Liv. 1, ch. 12.
  43. Liv.2, ch 12.