De la recherche de la vérité/Livre III

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 216-291).


LIVRE TROISIÈME.


DE L'ENTENDEMENT, OU DE L'ESPRIT PUR.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


I. La pensée seule est essentielle à l’esprit. Sentir et imaginer ne sont que des modifications. — II. Nous ne connaissons pas toutes les modifications dont notre âme est capable. — III. Elles sont différentes de notre connaissance et de notre amour, et même elles n’en sont pas toujours des suites.


Le sujet de ce troisième traité est un peu sec et stérile. On y examine l’esprit considéré en lui-même et sans aucun rapport au corps, afin de reconnaître les faiblesses qui lui sont propres et les erreurs qu’il ne tient que de lui-même. Les sens et l’imagination sont des sources fécondes et inépuisables d’égarements et d’illusions ; mais l’esprit, agissant par lui-même, n’est pas si sujet à l’erreur. On avait de la peine à finir les deux traités précédents : on a eu de la peine à commencer celui-ci. Ce n’est pas qu’on ne puisse dire assez de choses sur les propriétés de l’esprit, mais c’est qu’on ne cherche pas tant ici ses propriétés que ses faiblesses. Il ne faut donc pas s’étonner si ce traité n’est pas si ample, et s’il ne découvre pas tant d’erreurs que ceux qui l’ont précédé. Il ne faut pas aussi se plaindre s’il est un peu sec, abstrait et appliquant. On ne peut pas toujours, en parlant, remuer les sens et imagination des autres, et même on ne le doit pas toujours faire. Quand un sujet est abstrait, on ne peut guère le rendre sensible sans l’obscurcir ; il suiiit de le rendre intelligible. Il n’y a rien de si injuste que les plaintes ordinaires de ceux qui veulent tout savoir et qui ne veulent s’appliquer à rien. Ils se fàchent lorsqu’on les prie de se rendre attentifs ; ils veulent qu’on les touche toujours, et qu’on flatte incessamment leurs sens et leurs passions. Mais quoi ? nous reconnaissons notre impuissance à les satisfaire. Ceux qui font des romans et des comédies sont obligés de plaire et de rendre attentifs ; pour nous, c’est assez si nous pouvons instruire ceux même qui font effort pour se rendre attentifs.

Les erreurs des sens et de l’imagination viennent de la nature et de la constitution du corps, et se découvrent en considérant la dépendance où l’âme est de lui ; mais les erreurs de l’entendement pur ne se peuvent découvrir qu’en considérant la nature de l’esprit même et des idées qui lui sont nécessaires pour connaître les objets. Ainsi, pour pénétrer les causes des erreurs d’un entendement pur, il sera nécessaire de nous arrêter dans ce livre à la considération de la nature de l’esprit et des idées intellectuelles.

Nous parlerons premièrement de l’esprit, selon ce qu’il est en lui-même et sans aucun rapport au corps auquel il est uni ; de sorte que ce que nous en dirons se pourrait dire des pures intelligences, et à plus forte raison de ce que nous appelons ici entendement pur : car, par ce mot, entendement pur, nous ne prétendons désigner que la faculté qu’a l’esprit de connaître les objets de dehors, sans en former d’images corporelles dans le cerveau, pour se les représenter. Nous traiterons ensuite des idées intellectuelles par le moyen desquelles l’entendement pur aperçoit les objets de dehors.

I. Je ne crois pas qu’après y avoir pensé sérieusement, on puisse douter que[1] l’essence de l’esprit ne consiste que dans la pensée, de même que l’essence de la matière ne consiste que dans l’étendue, et que, selon les différentes modifications de la pensée, l’esprit tantôt veut et tantôt imagine, ou enfin qu’il a plusieurs autres formes particulières ; de même que, selon les différentes modifications de l’étendue, la matière est tantôt de l’eau, tantôt du bois, tantôt du feu, ou qu’elle à une infinité d’autres formes particulières.

J’avertis seulement que par ce mot, pensée, je n’entends point ici les modifications particulières de l’âme, c’est-à-dire telle ou telle pensée, mais la pensée capable de toutes sortes de modifications ou de pensées ; de même que par l’étendue l’on n’entend pas une telle ou telle étendue, comme la ronde ou la carrée, mais l’étendue capable de toutes sortes de modifications ou de figures. Et cette comparaison ne peut faire de peine que parce que l’on n’a pas une idée claire de la pensée, comme l’on en a de l’étendue ; car on ne connaît la pensée que par sentiment intérieur ou par conscience, ainsi que je l’expliquerai plus bas[2].

Je ne crois pas aussi qu’il soit possible de concevoir un esprit qui ne pense point, quoiqu’il soit fort facile d’en concevoir un qui ne sente point, qui qu’imagine point, et même qui ne veuille point ; de même qu’il n’est pas possible de concevoir une matière qui ne soit pas étendue, quoiqu’il soit assez facile d’en concevoir une qui ne soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde, et qui même ne soit point en mouvement. Il faut conclure de là que comme il se peut faire qu’il y ait de la matière qui ne soit ni terre ni métal, ni carrée ni ronde, ni même en mouvement, il se peut faire aussi qu’un esprit ne sente ni chaud ni froid, ni joie ni tristesse, n’imagine rien, et même ne veuille rien ; de sorte que toutes ces modifications ne lui sont point essentielles. La pensée toute seule est donc l’essence de l’esprit, ainsi que l’étendue toute seule est l’essence de la matière.

Mais de même que si la matière ou l’étendue était sans mouvement, elle serait entièrement inutile et incapable de cette variété de formes pour laquelle elle est faite, et qu’il n’est pas possible de concevoir qu’un être intelligent fait voulu produire de la sorte ; ainsi, si un esprit ou la pensée était sans volonté, il est clair qu’elle serait tout à fait inutile, puisque cet esprit ne se porterait jamais vers les objets de ces perceptions, et qu’il n’aimerait point le bien, pour lequel il est fait : de sorte qu’il n’est pas possible de concevoir qu’un être intelligent l’ait voulu produire en cet état. Néanmoins, comme le mouvement n’est pas de l’essence de la matière, puisqu’il suppose de l’étendue ; ainsi vouloir n’est pas de l’essence de l’esprit, puisque vouloir suppose la perception.

La pensée toute seule est donc proprement ce qui constitue l’essence de l’esprit, et les différentes manières de penser ; comme sentir et imaginer ne Sont que les modifications dont il est capable, et dont il n’est pas toujours modifié : mais vouloir est une propriété qui l’accompagne toujours, soit qu’il soit uni à un corps ou qu’il en soit séparé ; laquelle cependant ne lui est pas essentielle, puisqu’elle suppose la pensée, et qu’on peut concevoir un esprit sans volonté comme un corps sans mouvement.

Toutefois la puissance de vouloir est inséparable de l’esprit, quoiqu’elle ne lui soit pas essentielle ; comme la capacité d’être mu est inséparable de la matière, quoiqu’elle ne lui soit pas essentielle. Car, de même qu’il n’est pas possible de concevoir une matière qu’on ne puisse mouvoir, aussi n’est-il pas possible de concevoir un esprit qui ne puisse vouloir, ou qui ne soit capable de quelque inclination naturelle. Mais aussi, comme l’on conçoit que la matière peut exister sans aucun mouvement, on concoit de même que l’esprit peut être sans aucune impression de l’auteur du la nature vers le bien, et par conséquent sans volonté ; car la volonté n’est autre chose que l’impression de l’auteur de la nature qui nous porte vers le bien en général, ainsi que nous avons expliqué plus au long dans le premier chapitre du Traité des sens.

II. Ce que nous avons dit dans ce Traité des sens, et ce que nous venons de dire de la nature de l’esprit, ne suppose pas que nous connaissions toutes les modifications dont il est capable ; nous ne faisons point de pareilles suppositions. Nous croyons, au contraire, qu’il y a dans l’esprit une capacité pour recevoir successivement une infinité de diverses modifications que le même esprit ne connait pas.

La moindre partie de la matière est capable de recevoir une figure de trois, de six, de dix, de mille côtés, enfin la figure circulaire et l’elliptique, que l’on peut considérer comme des figures d’un nombre infini d’angles et de côtés, Il y a un nombre infini de différentes espèces de chacune de ces figures, un nombre infini de triangles de différentes espèces. encore plus de figures de quatre, de six, de dix, de dix mille côtés, et de polygones infinis ; car le cercle, l’ellipse, et généralement toute figure régulière ou irrégulière curviligne, se peut considérer comme un polygone infini ; l’ellipse, par-exemple, comme un polygone infini, mais dont les angles que font les côtés sont inégaux, étant plus grands vers le petit diamètre que vers le grand, et ainsi des autres polygones inñnis plus composés et plus irréguliers.

Un simple morceau de cire est donc capable d’un nombre infini, ou plutôt d’un nombre infiniment infini de différentes modifications, que nul esprit ne peut comprendre. Quelle raison donc de s’imaginer que l’âme, qui est beaucoup plus noble que le corps, ne soit œpable que des seules modifications qu’elle a déjà reçues ?

Si nous n’avions jamais senti ni plaisir ni douleur, si nous n’avions jamais vu ni couleur ni lumière, enfin si nous étions, à l’égard de toutes choses, comme des aveugles et comme des sourds à l’égard des couleurs et des sons, aurions-nous raison de conclure que nous ne serions pas capables de toutes les sensations que nous avons des objets ? Cependant ces sensations ne sont que des modifications de notre âme, comme nous avons prouvé dans le Traite des sens.

Il faut donc demeurer d’accord que la capacité qu’a l’âme de recevoir différentes modifications est aussi grande que la capacité qu’elle a de concevoir ; je veux dire que comme l’esprit ne peut épuiser ni comprendre toutes les figu res dont la matière est capable, il ne peut aussi comprendre toutes les différentes modifications que la puissante main de Dieu peut produire dans l’àme, quand même il connaîtrait aussi distinctement la capacité de l’âme qu’il connaît celle de la matière : ce qui n’est pas vrai, pour les raisons que je dirai dans le chapitre vii de la seconde partie de ce livre.

Si notre âme ici-bas ne reçoit que très-peu de modifications, c’est qu’elle est unie à un corps et qu’elle en dépend. Toutes ses sensations se rapportent à son corps ; et comme elle ne jouit point de Dieu, elle n’a aucune des modifications que cette jouissance doit produire. La matière dont notre corps est composé n’est capable que de très-peu de modifications dans le temps de notre vie. Cette matière ne peut se résoudre en terre et en vapeur qu’après notre mort. Maintenant elle ne peut devenir air, feu, diamant, métal ; elle ne peut devenir ronde, carrée, triangulaire : il faut qu’elle soit chair, et qu’elle ait la figure d’un homme afin que l’âme y soit unie. Il en est de même de notre âme ; il est nécessaire qu’elle ait les sensations de chaleur, de froideur, de couleur, de lumière, des sons, des odeurs, des saveurs, et plusieurs autres modifications. atin qu’elte demeure unie à son corps. Toutes ces sensations l’appliquent à la conservation de sa machine. Elles l’agitent et l’effraient des que le moindre ressort se debande et se rompt, et ainsi il faut que l’âme y soit sujette tant que son corps sera sujet à la corruption ; mais lorsqu’il sera revêtu de l’immortalité et que nous ne craindrons plus la dissolution de ses parties, il est raisonnable de croire qu’elle ne sera plus touchée de ces sensations incommodes que nous sentons malgré nous, mais d’une infinité d’autres toutes différentes dont nous n’avons maintenant aucune idée, lesquelles passeront tout sentiment et seront dignes de la grandeur et de la bonté du Dieu que nous posséderons.

C’est donc sans raison que l’on s’imagine pénétrer de telle sorte la nature de l’âme que l’on ait droit d’assurer qu’elle n’est capable que de connaissance et que d’amour ; cela pourrait être soutenu par ceux qui attribuent leurs sensations aux objets du dehors ou à leur propre corps, et qui prétendent que leurs passions sont dans leur corps : car, en effet, si on retranche de l’âme toutes ses passions et ses sensations, tout ce qu’on y reconnaît du reste n’est plus qu’une suite de la connaissance et de l’amour. Mais je ne conçois pas comment ceux qui sont revenus de ces illusions de nos sens se peuvent persuader que toutes nos sensations et toutes nos passions ne sont que connaissance et qu’amour, je veux dire des espèces de jugements confus que l’âme porte des objets par rapport au corpê qu’elle anime. Je ne comprends pas comment on peut dire que la lumière, les couleurs, les odeurs, etc., soient des jugements de l'âme, car il me semble au contraire que j’aperçois distinctement que la lumière, les couleurs, les odeurs et les autres sensations sont des modifications tout à fait différentes des jugements.

Mais choisissons des sensations plus vives et qui appliquent davantage l’esprit. Examinons ce que ces personnes disent de la douleur ou du plaisir. Ils veulent, après plusieurs auteurs très-considérables[3], que ces sentiments ne soient que des suites de la faculté que nous avons de connaître et de vouloir, et que la douleur, par exemple, ne soit que le chagrin, l’opposition et l’éloignement qu’a la volonté pour les choses qu’elle connait être nuisibles au corps qu’elle anime. Maisilme paraît évident que c’est confondre la douleur avec la tristesse, et que tant s’en faut que la douleur soit une suite de la connaissance de l’esprit et de l’action de la volonté. qu’au contraire elle précède l’une et l’autre.

Par exemple, si l’on mettait un charbon ardent dans la main d’un homme qui dort ou qui se chauffe les mains derrière le dos, je ne crois pas qu’on puisse dire avec quelque vraisemblance que cet homme connaîtrait d’abord qu’il se passerait dans sa main quelques mouvements contraires à la bonne constitution de son corps ; qu’en suite sa volonté s’y opposerait, et que sa douleur serait une suite de cette connaissance de son esprit et de cette opposition de sa volonté. Il me semble au contraire qu’il est indubitable que la première chose que cet homme apercevrait lorsque le charbon lui toucherait la main, serait la douleur, et que cette connaissance de l’esprit et cette opposition de la volonté ne sont que des suites de la douleur, quoiqu’elles soient véritablement la cause de la tristesse qui suivrait de la douleur.

Mais il y a bien de la différence entre cette douleur et la tristesse qu’elle produit. La douleur est la première chose que l’âme sente ; elle n’est précédée d’aucune connaissance. et elle ne peut jamais ètre agréable par elle-même. Au contraire, la tristesse est la dernière chose que l’âme sente ; elle est toujours précédée de quelque connaissance, et elle est toujours très-agréable par elle-même. Œla paraît assez par le plaisir qui accompagne la tristesse dont on est touché aux funestes représentations des théâtres, car ce plaisir augmente avec la tristesse ; mais le plaisir ni augmente jamais avec la douleur. Les comédiens, qui étudient l’art de plaire, savent bien qu’il ne faut point ensanglanter le théâtre, parce que la vue d’un meurtre, quoique feint, serait trop terrible pour être agréable. Mais ils n’appréhendent jamais de toucher les assistants d’une trop grande tristesse, parce qu’en effet la tristesse est toujours agréable lorsqu’il y a sujet d’en être touché. Il y a donc une différence essentielle entre la tristesse et la douleur, et l’on ne peut pas dire que la douleur ne soit autre chose qu’une connaissance de l’esprit jointe è une opposition de la volonté.

Pour toutes les autres sensations, comme sont les odeurs, les saveurs, les sons, les couleurs, la plupart des hommes ne pensent pas qu’elles soient des modifications de leur âme. Ils jugent au contraire qu’elles sont répandues sur les objets, ou tout au moins qu’elles ne sont dans l’âme que comme l’idée d’un carré et d’un rond ; c’est-à-dire qu’elles sont unies à l’âme, mais qu’elles n’en sont pas des modifications ; et ils en jugent ainsi à cause qu’elles ne les touchent pas beaucoup, comme j'ai fait voir en expliquant les erreurs des sens.

On croit donc qu’il faut tomber d’accord qu’on ne connait pas toutes les modifications dont l’âme est capable, et qu’outre celles qu’elle a par les organes des sens, il se peut faire qu’elle en ait encore une infinité d’autres qu’elle n’a point éprouvée set qu’elle n’éprouvera qu’après qu’elle sera délivrée de la captivité de son corps.

Cependant il faut que l’on avoue que de même que la matière n’est capable d’une infinité de diirentes configurations qu’à cause de son étendue, l’âme aussi n’est capable de différentes modifications qu’à cause de la pensée ; car il est visible que l’àme ne serait pas capable des modifications de plaisir, de douleur, ni même de toutes celles qui lui sont indifférentes, si elle n’était capable de perception ou de pensée.

Il nous suffit donc de savoir que le principe de toutes ces modifications c'est la pensée. Si l’on veut même qu’il y ait dans l’âme quelque chose qui précède la pensée, je n’en veux point disputer : mais comme je suis sûr que personne n’a de connaissance de son âme que par la pensée ou par le sentiment intérieur de tout ce qui se-passe dans son esprit, je suis assuré aussi que si quelqu’un veut raisonner sur la nature de l’àme, il ne doit consulter que ce sentiment intérieur qui le représente sans cesse à lui-même tel qu’il est. et ne pas s’imaginer, contre sa propre conscience, que l’àme est un feu invisible, un air subtil, une harmonie ou autre chose semblable.


CHAPITRE II.


I. L’esprit étant borné ne peut comprendre ce qui tient de l’infini. — II. Sa limitation est l’origine de beaucoup d’erreurs. — III. Et principalement des hérésies. — IV. Il faut soumettre l’esprit à la foi.


I. Ce qu’on trouve donc d’abord dans la pensée de l’homme, C'est qu’elle est très-limitée ; d’où l’on peut tirer deux conséquences très-importantes : la première, que l’âme ne peut connaître parfaitement l’infini ; la seconde, qu’elle ne peut pas même connaître distinctement plusieurs choses à la fois. Car de même qu’un morceau de cire n’est pas capable d’avoir en même temps une infinité de figures différentes, ainsi l’âme n’est pas capable d’avoir en même temps la connaissance d’une infinité d’objets : et de même aussi qu’un morceau de cire ne peut être carré et rond dans le même sens, mais seulement moitié carré et moitié rond, et que d’autant plus qu’il aura de figures différentes elles en seront d’autant moins parfaites et moins distinctes ; ainsi l’âme ne peut apercevoir plusieurs choses à la fois, et ses pensées sont d’autant plus confuses qu’elles sont en plus grand nombre.

Enfin, de même qu’un morceau de cire qui aurait mille côtés, et dans chaque côté une figure différente, ne serait ni carré, ni rond, ni ovale, et qu’on ne pourrait dire de quelle figure il serait ; ainsi il arrive quelquefois qu’on a un si grand nombre de pensées différentes qu’on s’imagine que l’on ne pense à rien. Cela parait dans ceux qui s’évanouissent. Les esprits animaux, tournoyant irrégulièrement dans leur cerveau, réveillent un si grand nombre de traces qu’ils n’en ouvrent pas une assez fort pour exciter dans l’esprit une sensation particulière ou une idée distincte ; de sorte que ces personnes sentent un si grand nombre de choses à la fois qu’ils ne sentent rien de distinct, ce qui fait qu’ils s’imaginent n’avoir rien senti.

Ce n’est pas qu’un ne s'évanouisse quelquefois faute d’esprits animaux ; mais alors l’âme n’ayant que des pensées de pure intellection qui ne laissent point de traces dans le cerveau, on ne s’en souvient point après que l’on est revenu à soi, et c’est ce qui fait croire qu’on n’a pensé à rien. J’ai dit ceci en passant pour montrer qu’on à tort de croire que l’àme ne pense pas toujours à cause qu’on s’imagine quelquefois qu’on ne pense à rien.

II. Toutes les personnes qui font un peu réflexion sur leurs propres pensées ont assez d’expérience que l’esprit ne peut pas s’appliquer à plusieurs choses à la fois, et à plus forte raison qu’il ne peut pas pénétrer l’infini. Cependant je ne sais par quel caprice des personnes qui n’ignorent pas ceci s’occupent davantage à méditer sur des objets infinis et sur des questions qui demandent une capacité infinie que sur d’autres qui sont à la portée de leur esprit ; et pourquoi encore il s’en trouve un si grand nombre d’autres qui, voulant tout savoir, s’appliquent à tant de sciences en même temps qu’ils ne font que se confondre l’esprit et le rendre incapable de quelque science véritable.

Combien y a-t-il de gens qui veulent comprendre la divisibilité de la matière à l’infini, et comment il se peut faire qu’un petit grain de sable contienne autant de parties que toute la terre, quoique plus petites à proportion ! Combien forme-t-on de questions qui ne se résoudront jamais sur ce sujet et sur beaucoup d’autres qui renferment quelque chose d’infini, desquelles on veut trouver la solution dans son esprit ! On s’y applique, on s’y échauffe. mais enfin tout ce que l’on y gagne c’est que l’on s’entête de quelque extravagance et de quelque erreur.

N’est-ce pas une chose plaisante de voir des gens qui nient la divisibilité de la matière à l'ínfini pour cela seul qu’ils ne la peuvent comprendre, quoiqu’ils comprennent fort bien les démonstrations qui la prouvent, et cela dans le même temps qu’ils confessent de bouche que l’esprit de l’homme ne peut connaître l’infini ? Car les preuves qui montrent que la matière est divisible à l’infini sont démonstratives s’il en fut jamais, ils en conviennent quand ils les considèrent avec attention ; néanmoins, si on leur fait des objections qu’ils ne puissent résoudre, leur esprit se détournant de l’évidence qu’ils viennent d’apercevoir, ils commencent d’en douter. Ils s’occupent fortement de l'objection qu’ils ne peuvent résoudre, ils inventent quelque distinction frivole contre les démonstrations de la divisibilité à l’infini, et ils conclu eut enfin qu’ils s’y étaient trompés et que tout le monde s’y trompe. Ils embrassent ensuite l’opinion contraire ; ils la défendent par des points enflés et par d’autres extravagances que l’imagination ne manque jamais de fournir. Or ils ne tombent dans ces égarements que parce qu’ils ne sont pas intérieurement convaincus que l’esprit de l’homme est fini, et que pour être persuadé de la divisibilité de la matière à l’infini il n’est pas nécessaire qu’il la comprenne, parce que toutes les objections qu’on ne peut résoudre qu’en la comprenant sont des objections qu’il est impossible de résoudre.

Si les hommes ne s’arrêtaient-qu’à de pareilles questions, on n’aurait pas sujet de s’en mettre beaucoup en peine ; parce que s’il y en a quelques-uns qui se préoccupent de quelques erreurs, ce sont des erreurs de peu de conséquence. Pour les autres, ils n’ont pas tout à fait perdu leur temps en pensant à des choses qu’ils n’ont pu comprendre ; car ils se sont au moins convaincus de la faiblesse de leur esprit. Il est bon, ditun auteur fort judicieux[4], de fatiguer l’esprit à ces sortes de subtilités, afin de dompter sa présomption et lui ôter la hardiesse d’opposer jamais ses faibles lumières aux vérités que l’Église lui propose sous prétexte qu’il ne les peut pas comprendre. Car puisque toute la vigueur de l’esprit des hommes est contrainte de succomber au plus petit atome de la matière et d’avouer qu’il voit clairement qu’il est infiniment divisible sans pouvoir comprendre comment cela se peut faire ; n’est-ce pas pêcher visiblement contre la raison que de refuser de croire les effets merveilleux de la toute-puissance de Dieu, qui est d’elle même incompréhensible, par cette raison que notre esprit ne les peut comprendre ?

III. L’effet donc le plus dangereux que produit l’ignorance ou plutôt l’ínadvertance où l’on est de la l’imitation et de la faiblesse de l’esprit de l’homme, et par conséquent de son incapacité pour comprendre tout ce qui tient quelque chose de l’infini, c’est l’hérésie. Il se trouve, ce me semble, en ce temps-ci plus qu’en aucun autre, un fort grand nombre de gens qui se font une théologie particulière qui n’est fondée que sur leur propre esprit et sur la faiblesse naturelle de la raison, parce que dans les sujets mêmes qui ne sont point soumis à la raison ils ne veulent croire que ce qu’ils comprennent.

Les sociniens ne peuvent comprendre les mystères de la Trinité ni de l’incarnation : cela leur suffit pour ne les pas croire et même pour dire, d’un air fier et libertin, de ceux qui les croient que ce sont des gens nés pour l’esclavage. Un calviniste ne peut concevoir comment il se peut faire que le corps de Jésus-Christ soit réellement présent au sacrement de l’autel dans le même temps qu’il est dans le ciel, et de là il croit avoir raison de conclure que cela ne se peut faire, comme s’il comprenait parfaitement jusqu’où peut aller la puissance de Dieu.

Un homme qui est même convaincu qu’il est libre, s’il s’échauffe fort la tête pour tâcher d’accorder la science de Dieu et ses décrets avec la liberté, il sera peut-être capable de tomber dans l’erreur de ceux qui ne croient point que les hommes soient libres. Car d’un côté ne pouvant concevoir que la providence de Dieu puisse subsister avec la liberté de l’homme, et de l’autre le respect qu’il aura pour la religion l’empêchant de nier la Providence, il se croira contraint d’ôter la liberté aux hommes ; ne faisant pas assez de réflexion sur la faiblesse de son esprit, il s’imaginera pouvoir pénétrer les moyens que Dieu a pour accorder ses décrets avec notre liberté.

Mais les hérétiques ne sont pas les seuls qui manquent d’attention pour considérer la faiblesse de leur esprit et qui lui donnent trop de liberté pour juger des choses qui ne lui sont pas soumises ; presque tous les hommes ont ce défaut, et principalement quelques théologiens des derniers siècles. Car on pourrait peut-être dire que quelques-uns d’eux emploient si souvent des raisonnements humains pour prouver ou pour expliquer des mystères qui sont au-dessus de la raison, quoiqu’ils le fassent avec bonne intention et pour défendre la religion contre les hérétiques, qu’ils donnent souvent occasion à ces mêmes hérétiques de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs et de traiter les mystères de la loi comme des opinions humaines.

IV. L’agitation de l’esprit et les subtilités de l’école ne sont pas propres à faire connaître aux hommes leur faiblesse, et ne leur donnent pas toujours cet esprit de soumission, si nécessaire pour se rendre avec humilité aux décisions de l’Église ; Tous ces raisonnements subtils et humains peuvent au contraire exciter en eux leur orgueil secret ; ils peuvent les porter à faire usage de leur esprit mal à propos et à se former ainsi une religion conforme à sa capacité. Aussi ne voit-on pas que les hérétiques se rendent aux arguments philosophiques, et que la lecture des livres purement scolastiques leur fasse reconnaître et condamner leurs erreurs. Mais on voit au contraire tous les jours qu’ils prennent occasion de la faiblesse des raisonnements de quelques scolastiques pour tourner en raillerie les mystères les plus sacrés de notre religion, qui dans la vérité ne sont point établis sur toutes ces raisons et explications humaines, mais seulement sur l’autorité de la parole de Dieu écrite ou non écrite, c’est-à-dire transmise jusqu’à nous par la voie de la tradition.

En effet la raison humaine ne nous fait point comprendre qu’il y ait un Dieu en trois personnes, que le corps de Jésus-Christ soit réellement dans l’eucharistie, et comment il se peut faire que l’homme soit libre, quoique Dieu sache de toute éternité tout ce que l’homme fera. Les raisons qu’on apporte pour prouver et pour expliquer ces choses sont des raisons qui ne prouvent d’ordinaire qu’à ceux qui les veulent admettre sans les examiner, mais qui semblent souvent extravagantes à ceux qui les veulent combattre. et qui ne tombent pas d’accord du fond de ces mystères. On peut dire au contraire que les objections que l’on forme contre les principaux articles de notre foi et principalement contre le mystère de la Trinité sont si fortes qu’il n’est pas possible d’en donner des solutions claires, évidentes, et qui ne choquent en rien notre faible raison, parce qu’en effet ces mystères sont incompréhensibles.

Le meilleur moyen de convertir les hérétiques n’est donc pas de les accoutumer à faire usage de leur esprit en ne leur apportant que des arguments incertains tirés de la philosophie, perce que les vérités dont on veut les instruire ne sont pas soumises à la raison. Il n’est pas même toujours à propos de se servir de ces raisonnements dans des vérités qui peuvent être prouvées par la raison aussi bien que par la tradition, comme l’immortalité de l’âme, le péché originel, la nécessité de la grâce, le désordre de la nature, et quelques autres, de peur que leur esprit, ayant une fois goûté I’évidence des raisons dans ces questions, ne veuille point se soumettre à celles qui ne se peuvent prouver que par la tradition. Il faut, au contraire, les obliger à se défier de leur esprit propre en leur faisant sentir sa faiblesse, sa l’imitation et sa disproportion avec nos mystères ; et quand l’orgueil, de leur esprit sera abattu, alors il sera facile, de les faire entrer dans les sentiments de l’Église en leur représentant que l’iut’aillibilité est renfermée dans l’idée de toute société divine, et en leur expliquant la tradition de tous les siècles s’ils en sont capables[5].

Mais si les hommes détournent continuellement leur vue de dessus la faiblesse et la l’imitation de leur esprit, une présomption indiscrète leur enflera le courage, une lumière trompeuse les éblouira, l’amour de la gloire les aveuglera. Ainsi les hérétiques seront éternellement hérétiques ; les philosophes, opiniâtres et entêtés, et l’on ne cessera jamais de disputer sur toutes les choses, dont on disputera, tant qu’on en voudra disputer.


CHAPITRE III.


I. Les philosophes se dissipeut l’esprit en s’appliquant à des sujets qui renferment trop de rapports et qui dépendent de trop de choses, sans garder aucun ordre dans leurs études. — II. Exemple tiré d’Aristote. — III. Que les géomètres au contraire se conduisent bien dans la recherche de la vérité, principalement ceux qui se servent de l’algèbre et de l’analyse. — IV. Que leur méthode augmente la force de l’esprit, et que la logique d’Aristote la diminue. — V. Autre défaut des personnes d’étude.


I. Les hommes ne tombent pas seulement dans un fort grand nombre d’erreurs parce qu’ils s’occupent à des questions qui tiennent de l’infini, leur esprit n’étant pas infini ; mais aussi parce qu’ils s’appliquent à celles qui ont beaucoup d’étendue, leur esprit en ayant fort peu.

Nous avons déjà dit que de même qu’un morceau de cire n’est pas capable de recevoir en même temps plusieurs figures parfaites et bien distinctes, ainsi l’esprit n’était pas capable de recevoir plusieurs idées distinctes, c’est-à-dire d’apercevoir plusieurs choses bien distinctement dans le même temps. De la il est facile de conclure qu’il ne faut pas s’appliquer d’abord à la recherche des vérités cachées, dont la connaissance dépend de trop de choses, et dont il y en a quelques-unes qui ne nous sont pas connues ou qui ne nous sont pas assez familières ; car il faut étudier avec ordre, et se servir de ce qu’on sait distinctement pour apprendre ce qu’on ne sait pas ou ce qu’on ne sait que confusément. Cependant, la plupart de ceux qui se mettent à l’étude n’y font point tant de façon ; ils ne font point essai de leurs forces ; ils ne consultent point avec eux-mêmes jusqu’où peut aller la portée de leur esprit. C’est une secrète vanité et un désir déréglé de savoir et non pas la raison qui règle leurs études. Ils entreprennent sans la consulter de pénétrer les vérités les plus cachées et les plus impénétrables, et de résoudre des questions qui dépendent d’un si grand nombre de rapports que l’esprit le plus vif et le plus pénétrant ne pourrait en découvrir la vérité avec une entière certitude qu’après plusieurs siècles et un nombre presque infini d’expériences.

Il y a dans la médecine et dans la morale un très-grand nombre de questions de cette nature. Toutes les sciences qui regardent le détail des corps et de leurs qualités particulières, comme des animaux, des plantes, des métaux et de leurs qualités propres, sont de ces sciences qui ne peuvent jamais être assez évidentes ni assez certaines, principalement si on ne les cultive d’une autre manière qu’on a fait et si on ne commence par les sciences les plus simples et les moins composées dont elles dépendent. Mais les personnes d’ètude ne veulent pas se donner la peine de philosopher par ordre ; ils ne conviennent point de la certitude des principes de physique ; ils ne connaissent point la nature des corps en général ni de leurs qualités ; ils en tombent d’accord eux-mêmes. Cependant ils s’imaginent pouvoir rendre raison pourquoi, par exemple, les cheveux des vieillards blanchissent et que leurs dents deviennent noires, et de semblables questions qui dépendent de tant de causes qu’il n’est pas possible d’en donner jamais de raison assurée ; car il est nécessaire pour cela de savoir au vrai en quoi consiste la blancheur des cheveux en particulier, les humeurs dont ils sont nourris, les filtres qui sont dans le corps pour laisser passer ces humeurs, la conformation de la racine des cheveux ou de la peau où elles passent et la différence de toutes ces choses dans un jeune homme et dans un vieillard, ce qui est absolument impossible ou du moins très-difficile à connaître.

II. Aristote, par exemple, a prétendu ne pas ignorer la cause de cette blancheur qui arrive aux cheveux des vieillards ; il en a donné plusieurs raisons en différents endroits de ses livres. Mais parce que c’est le génie de la nature, il n’en est pas demeuré là ; il a pénétré bien plus avant. Il a encore découvert que la cause qui rendait blancs les cheveux des vieillards était celle-là même qui faisait que quelques personnes et quelques chevaux ont un œil bleu et l’autre d’une autre couleur. Voici ses paroles : Eteroglaukoi de malista ginontai kai oi anthrôpoi kai oi ippoi dia tèn autèn aitian, èvper o men anthrôpos pelioutai monon[6].. Cela est assez surprenant, mais il n’y a rien de caché à ce grand homme. et il rend raison d’un si grand nombre de choses dans presque tous ses ouvrages de physique que les plus éclairés de ces temps-ci croient impénétrables, que c’est avec raison qu’on dit de lui qu’il nous a été donné de Dieu afin que nous n’ignorassions rien de ce qui peut être connu. Aristotelis doctrine est summa veritas, quoniam ejus intellectus fuit finis humani intellectus. Quare bene dícitur de illo quod ípse fuit creatus et datus nobis divina provídentia, ut non ignoremus possibilia sciri. Averroès devait même dire que la divine providence nous avait donné Aristote pour nous apprendre ce qu’il n’est pas possible de savoir. Car il est vrai que ce philosophe ne nous apprend pas seulement les choses que l’on peut savoir ; mais, puisqu’il le faut croire sur sa parole, sa doctrine étant la souveraine vérité, summa veritas, il nous apprend même les choses qu’il est impossible de savoir.

Certainement il faut avoir bien de la foi pour croire ainsi Aristote lorsqu’il ne nous donne que des raisons de logique et qu’il n’explique les effets de la nature que par les notions confuses des sens ; principalement lorsqu’il décide hardiment sur des questions qu’on ne voit pas qu’il soit possible aux hommes de pouvoir jamais résoudre. Aussi Aristote prend-il un soin particulier d’avertir qu’il faut le croire sur sa parole ; car c’est un axiome incontestable àcet auteur qu’il faut que le disciple croie, dei pisteuein ton manthanonta.

ll est vrai que les disciples sont obligés quelquefois de croire leur maître, mais leur foi ne doit s’étendre qu’aux expériences et aux faits ; car s’ils veulent devenir véritablement philosophes, ils doivent examiner les raisons de leurs maîtres et ne les recevoir qu’après q’u’ils en ont reconnu l’évidence par leur propre lumière. Mais, pour être philosophe péripatéticien, il est seulement nécessaire de croire et de retenir, et il faut apporter la même disposition d’esprit à la lecture de cette philosophie qu’à la lecture de quelque histoire ; car si on prend la liberté de faire usage de son esprit et de sa raison, il ne faut pas espérer de devenir grand philosophe ; dei gao pisteuein ton manthanonta.

Mais la raison pour laquelle Aristote et un très-grand nombre d’autres philosophes ont prétendu savoir ce qui ne se peut jamais savoir, c’est qu’ils n’ont pas bien connu la différence qu’il y a entre savoir et savoir, entre avoir une connaissance certaine et évidente et n’en avoir qu’une vraisemblable ; et la raison pourquoi ils n’ont pas bien fait ce discernement, c’est que les sujets auxquels ils se sont appliqués ayant toujours en plus d’étendue que leur esprit, ils n’en ont ordinairement vu que quelques parties sans pouvoir les embrasser toutes ensemble, ce qui suffit bien pour découvrir plusieurs vraisemblances, mais non pas pour découvrir la vérité avec évidence. Outre que ne cherchant la science que par vanité, et les vraisemblances étant plus propres pour gagner l’estime des hommes que la vérité même, à cause qu’elles sont plus proportionnées à la portée ordinaire des esprits, ils ont négligé de chercher les moyens nécessaires pour augmenter la capacité de l’esprit et lui donner plus d’étendue qu’il n’en a, de sorte qu’ils n’ont pu pénétrer le fond des vérités un peu cachées.

III-IV. Les seuls géomètres ont bien reconnu le peu d’étendue de l’esprit ; du moins se sont-ils conduits dans leurs études d’une manière qui marque qu’ils la connaissent parfaitement, surtout ceux qui se sont servis de l’algèbre et de l’analyse que Viète et Descartes ont renouvelée et perfectionnée en ce siècle. Cela parait en ce que ces personnes ne se sont point avisées de résoudre des difficultés fort composées qu’après avoir connu très-clairement les plus simples dont elles dépendent : ils ne se sont appliqués à la considération des lignes courbes comme des sections coniques qu’après qu’ils ont bien possédé la géométrie ordinaire. Mais ce qui est de particulier aux analystes, c’est que, voyant que leur esprit ne pouvait pas être en même temps appliqué à plusieurs figures, et qu’il ne pouvait pas même imaginer des solides qui eussent plus de trois dimensions, quoiqu’il soit souvent nécessaire d’en concevoir qui en aient davantage, ils se sont servis des lettres ordinaires qui nous sont fort familières afin d’exprimer et d’abréger leurs idées. Ainsi l’esprit n’étant point embarrassé ni occupé dans la représentation qu’il serait obligé de se faire de plusieurs figures et d’un nombre infini de lignes, il peut apercevoir tout d’une vue ce qu’il ne lui serait pas possible de voir autrement, parce que l’esprit peut pénétrer bien plus avant et s’étendre à beaucoup plus de choses lorsque sa capacité est bien ménagée.

De sorte que toute l’adresse qu’il y a pour le rendre plus pénétrant et plus étendu consiste, comme nous l’expliquerons ailleurs[7], à bien ménager ses forces et sa capacité, ne l’employant pas mal à propos à des choses qui ne lui sont point nécessaires pour découvrir la vérité qu’il cherche, et c’est ce qu’il faut bien remarquer. Car cela seul fait bien voir que les logiques ordinaires sont plus propres pour diminuer la capacité de l’esprit que pour l’augmenter ; parce qu’il est visible que si on veut se servir, dans la recherche de quelque vérité, des règles qu’elles nous donnent, la capacité de l’esprit en sera partagée, de sorte qu’il en aura moins pour être attentif et pour comprendre toute l’étendue du sujet qu’il examine.

Il parait donc assez, par ce que l’on vient de dire, que la plupart des hommes n’ont guère fait de réflexion sur la nature de l’esprit quand ils ont voulu l’employer à la recherche de la vérité ; qu’ils n’ont jamais été bien convaincus de son peu d’étendue et de la nécessité qu’il y a de la bien ménager et même de l’augmenter, et que cela est une des causes les plus considérables de leurs erreurs et de ce qu’ils ont si mal réussi dans leurs études.

Ce n’est pas pourtant qu’on prétende qu’il y ait eu quelques personnes qui n’aient pas su que leur esprit fût borné et qu’il eût peu de capacité et d’étendue. Tout le monde l’a su sans doute et tout le monde l’avoue, mais la plupart ne le savent que confusément et ne le confessent que de bouche. La conduite qu’ils tiennent dans leurs études dément leur propre confession, puisqu’ils agissent comme s’ils croyaient véritablement que leur esprit n’eût point de bornes, et qu’ils veulent pénétrer des choses qui dépendent d’un très-grand nombre de causes dont il n’y en a d’ordinaire pas une qui leur soit connue.

V. Il y a encore un autre défaut assez ordinaire aux personnes d’étude : c’est qu’ils s’appliquent à trop de sciences à la fois, et que, s’ils étudient six heures le jour, ils étudient quelquefois six choses différentes. Il est visible que ce défaut procède de la même cause que les autres dont on vient de parler ; car il y a grande apparence que si ceux qui étudient de cette manière connaissaient évidemment qu’elle n’est pas proportionnée avec la capacité de leur esprit et qu’elle est plus propre pour le remplir de confusion et d’erreur que d’une véritable science, ils ne se laisseraient pas emporter aux mouvements déréglés de leur passion et de leur vanité : car en effet ce n’est pas le moyen de la satisfaire, puisque C’est justement le moyen de ne rien savoir.


CHAPITRE IV.


I. L’esprit ne peut s’appliquer long-temps à des objets qui n’ont point de rapport à lui, ou qui ne tiennent point quelque chose de l’infíni. — II. l’inconstance de la volonté est cause de ce défaut d’application. et par conséquent de l’erreur — III. Nos sensations nous occupent davantnge que les idées pures de l’esprit. — IV. Ce qui est la source de la corruption des mœurs. — V. Et de l’ignorance du commun des hommes.


I. L’esprit de l’homme n’est pas seulement sujet à l’erreur parce qu’il n’est pas infini ou qu’il a moins d’étendue que les objets qu’il considère, comme nous venons d’expliquer dans les deux chapitres précédents ; mais aussi parce qu’il est inconstant, qu’il n’a point du fermeté dans son action, et qu’il ne peut tenir assez longtemps sa vue fixe et arrêtée sur un sujet, afin de l’examiner tout entier.

Pour concevoir la cause de cette inconstance et de cette légèreté de l’esprit humain, il faut savoir que c’est la volonté qui dirige son action, que c’est elle qui l’applique aux objets qu’elle aime, et qu’elle est elle-même dans une inconstance et dans une inquiétude continuelle, dont voici la cause.

On ne peut douter que Dieu ne soit l’auteur de toutes choses, qu’il ne les ait faites pour lui, et qu’il ne tourne le cœur de l’homme vers lui par une impression naturelle et invincible qu’il lui imprime sans cesse. Dieu ne peut vouloir qu’il yait une volonté qui ne l’aime pas, ou qui l’aime moins que quelque autre bien, s’il y en peut avoir d’autre que lui ; parce qu’il ne petit vouloir qu’une volonté n’aime point ce qui est souverainement aimable, ni qu’elle aime le plus ce qui est le moins aimable. Ainsi il faut que l’amour naturel nous porte vers Dieu, puisqu’il vient de Dieu, et qu’il n’y a rien qui puisse en arrêter les mouvements que Dieu même, qui les imprime. Il n’y a donc point de volonté qui ne suive nécessairement. les mouvements de cet amour. Les Justes, les impies, les bienheureux et les damnés aiment Dieu de cet amour ; car cet amour naturel que nous avons pour Dieu étant la même chose que l’inclination naturelle qui nous porte vers le bien en général, vers le bien infini, vers le souverain bien, il est visible que tous les esprits aiment Dieu de cet amour, puisqu’il n’y a que lui qui soit le bien universel, le bien infini, le souverain bien. Car enfin tous les esprits et les démons mêmes désirent ardemment d’être heureux et de posséder le souverain bien : et ils le désirent sans choix, sans délibération, sans liberté, et par la nécessité de leur nature. Étant donc faits pour Dieu. pour un bien infini, pour un bien qui comprend en soi tous les biens, le mouvement naturel de notre cœur ne cessera jamais que par la possession de ce bien.

II. Ainsi notre volonté toujours altérée d’une soif ardente, toujours agitée de désirs, d’empressements et d’inquiétudes pour un bien qu’elle ne possède pas, ne peut souffrir sans beaucoup de peine que l’esprit s’arrête pour quelque temps à des vérités abstraites qui ne la touchent point et qu’elle juge incapables de la rendre heureuse. Ainsi elle le pousse sans cesse à rechercher d’autres objets ; et lorsque dans cette agitation que la volonté lui communique il rencontre quelque objet qui porte la marque du bien, je veux dire qui fait sentir à l’âme par ses approches quelque douceur et quelque satisfaction intérieure ; alors cette soif du cœur s’excite de nouveau ; ces désirs, ces empressements, ces ardeurs se rallument, et l’esprit, obligé de leur obéir, s’attache uniquement à l’objet qui les cause ou qui semble les causer, pour l’approcher ainsi de l’âme qui le goûte et qui s’en repait pour quelque temps. Mais le vide des créatures ne pouvant remplir la capacité infinie du cœur de l’homme, ces petits plaisirs au lieu d’éteindre sa soif ne font que l’irriter et donner à l’âme une sotte et vaine espérance de se satisfaire dans la multiplicité des plaisirs de la terre ; ce qui produit encore une inconstance et une légèreté inconcevable dans l’esprit qui doit lui découvrir tous ces biens.

Il est vrai que lorsque l’esprit rencontre par hasard, quelque objet qui tient de l’infini, ou qui renferme en soi quelque chose de grand, son inconstance et son agitation cessent pour quelque temps ; car reconnaissant que cet objet porte le caractère de celui que l’âme désire, il s’y arrête et s’y attache assez long-temps. Mais cette attache, ou plutôt cette opiniâtreté de l’esprit à examiner des sujets infinis ou trop vastes, lui est aussi inutile que cette légèreté avec laquelle il considère ceux qui sont proportionnés à sa capacité. Il est trop faible pour venir à bout d’une entreprise si difficile, et c’est en vain qu’il s’efforce d’y réussir. Ce qui doit rendre l’âme heureuse n’est pas, pour ainsi dire, la compréhension d’un objet infini, elle n’en est pas capable ; mais l’amour et la jouissance d’un bien infini dont la volonté est capable par le mouvement d’amour que Dieu lui imprime sans cesse.

Après cela il ne faut pas s’étonner de l’ignorance et de l’aveuglement des hommes, puisque leur esprit étant soumis à l’inconstance et à la légèreté de leur cœur, qui le rend incapable de rien considérer avec une application sérieuse, il ne peut rien pénétrer qui renferme quelque difficulté considérable. Car enfin l’attention de l’esprit est aux objets de l’esprit ce que le regard fixe de nos yeux est aux objets de nos yeux. Et de même qu’un homme qui ne peut arrêter ses yeux sur les corps qui l’environnent, ne les peut pas voir suffisamment pour distinguer les différences de leurs plus petites parties, et pour reconnaître tous les rapports que toutes ces petites parties ont les unes avec les autres : ainsi un homme qui ne peut fixer la vue de son esprit sur les choses qu’il veut savoir ne peut pas les connaître suffisamment pour en distinguer toutes les parties et pour connaître tous les rapports qu’elles peuvent avoir entre elles ou avec d’autres sujets.

Cependant il est constant que toutes les connaissances ne consistent que dans une vue claire des rapports que les choses ont les unes avec les autres. Quand donc il arrive, comme dans les questions difficiles, que l’esprit doit voir tout d’une vue un fort grand nombre de rapports que deux ou plusieurs choses ont entre elles, il est clair que s’il n’a pas considéré ces choses-là avec beaucoup d’attention, et s’il ne les connait que confusément, il ne lui sera pas possible d’apercevoir distinctement leurs rapports, et par conséquent d’en former un jugement solide.

III. Une des principales causes du défaut d’application de notre esprit aux vérités abstraites est que nous les voyons comme de loin, et qu’íl se présente incessamment à notre esprit des choses qui en sont bien plus proches. La grande attention de l’esprit approche pour ainsi dire les idées des objets auxquels on s’applique. Mais il arrive souvent que lorsqu’on est fort attentif à des spéculations métaphysiques, on en est détourné parce qu’il survient à l’âme quelque sentiment qui est encore plus proche d’elle que ces idées ; car il ne faut pour cela qu’un peu de douleur ou de plaisir : la raison en est que la douleur et le plaisir, et généralement toutes les sensations, sont au dedans de l’âme même : elles la modifient, et elles la touchent de bien plus près que les idées simples des objets de la pure inteffection, lesquelles, bien que présentes à l’esprit, ne le touchent ni ne le modifient pas sensiblement[8]. Ainsi l’âme étant d’un côté très-limitée, et de l’autre ne pouvant s’empêcher de sentir sa douleur et toutes ses autres sensations, sa capacité s’en trouve remplie, et elle ne peut dans un même temps sentir quelque chose et penser librement à d’autres objets qui ne se peuvent sentir. Le bourdonnement d’une mouche, ou quelque autre petit bruit, supposé qu’il se communique jusqu’à la partie principale du cerveau, en sorte que l’âme l'aperçoive, est capable, malgré tous nos efforts, de nous empêcher de considérer des vérités abstraites et fort relevées, parce que toutes les idées abstraites ne modifient point l’âme de la manière dont toutes les sensations la modifient.

IV. C’est ce qui fait la stupidité et l’assoupissement de l’esprit à l’égard des plus grandes vérités de la morale chrétienne, et que les hommes ne les connaissent que d’une manière spéculative et infructueuse sans la grâce de Jésus-Christ. Tout le monde connaît qu’il y a un Dieu, qu’il faut l’adorer et le servir ; mais qui le sert et qui l’adore sans la grâce, laquelle seule nous fait goûter de la douceur et du plaisir dans ces devoirs ? Il y a très-peu de gens qui ne s’aperçoivent du vide et de l’instabilité des biens de la terre, et même qui ne soient convaincus d’une conviction abstraite, mais toutefois très-certaine et très-évidente, qu’ils ne méritent pas notre application et nos soins. Mais où sont ceux qui méprisent ces biens dans la pratique, et qui refusent leurs soins et leur application pour les acquérir ? Il n’y a que ceux qui sentent quelque amertume et quelque dégoût dans leur jouissance, ou que la grâce a rendus sensibles pour des biens spirituels par une délectation intérieure que Dieu y a attachée, qui vainquent les impressions des sens et les efforts de la concupiscence. La vue de l’esprit toute seule ne nous fait donc jamais résister, comme nous le devons, aux efforts de la concupiscence : il faut, outre cette vue, un certain sentiment du cœur. Cette lumière de l’esprit toute seule est, si on le veut, une grâce suffisante qui ne fait que nous condamner, qui nous fait connaître notre faiblesse, et que nous devons recourir par la prière à celui qui est notre force. Mais ce sentiment du cœur est une grâce vive qui opère. C’est elle qui nous touche qui nous remplit et qui nous persuade le cœur, et sans elle il n’y a personne qui pense du cœur : Nemo est qui recogitet corde. Toutes les vérités plus constantes de la morale demeurent cachées dans les replis et dans les recoins de l’esprit ; et tant qu’elles y demeurent elles y sont stériles et sans aucune force, puisque l’âme ne les goûte pas. Mais les plaisirs des sens sont plus proches de l’âme, et n’étant pas possible de ne pas sentir et même de ne pas aimer son plaisir[9], il n’est pas possible de se détacher de la terre et de se défaire des charmes et des illusions de ses sens par ses propres forces[10].

Je ne nie pas toutefois que les justes dont le cœur a déjà été vivement tourné vers Dieu par une délectation prévenante ne puissent sans cette grâce particulière faire quelques actions méritoires et résister aux mouvements de la concupiscence. Il y en a qui sont courageux et constants dans la loi de Dieu par la force de leur foi, par le soin qu’ils ont de se priver des choses sensibles, et par le mépris et le dégoût de tout ce qui les peut tenter. Il y en a qui agissent presque toujours sans goûter ce plaisir indélibéré ou prévenant dont je parle. La seule joie qu’ils trouvent, en agissant selon Dieu est le seul plaisir qu’ils goûtent, et ce plaisir suffit pour les arrêter dans leur état et pour confirmer la disposition de leur cœur. Comme ils aiment Dieu et sa sainte loi, ils y pensent avec joie ; car on pense toujours avec plaisir à ce qu’on aime ; ou, ce qui revient au même, on ne peut s’en séparer sans quelque horreur, et cela suffit, afin que les justes puissent vaincre du moins les tentations légères. Mais ceux qui commencent leur conversion ont besoin d’un plaisir indélibéré et prévenant pour les détacher des biens sensibles, auxquels ils sont attaches par d’autres plaisirs prévenants et indélibérés ; la tristesse et les remords de leur conscience ne suffisent pas, et ils ne goûtent point encore de joie. Mais les justes peuvent vivre par la foi et dans la disette : et c’est même en cet état qu’ils méritent davantage, parce que les hommes étant raisonnables, Dieu veut en être aimé d’un amour de choix, plutôt que d’un amour d’instinct et d’un amour indélibéré, semblable à celui par lequel on aime les choses sensibles, sans connaître qu’elles sont bonnes autrement que par le plaisir qu’on en reçoit. Cependant la plupart des hommes ayant peu de foi et se trouvant sans cesse dans les occasions de goûter les plaisirs, ils ne peuvent conserver long-temps leur amour électif pour Dieu contre l’amour naturel pour les biens sensibles, si la délectation de la grâce ne les soutient contre les efforts de la volupté ; car la délectation de la grâce produit, conserve, augmente la charité, comme’les plaisirs sensibles la cupidité.

V. Il paraît assez par les choses que l’on a dites ci-dessus que les hommes n’étant jamais sans quelque passion ou sans quelques sensations agréables ou fâcheuses, la capacité et l’étendue de leur esprit en est beaucoup occupée, et que lorsqu’ils veulent employer le reste de cette capacité à examiner quelque vérité, ils en sont souvent détournés par quelques sensations nouvelles, par le dégoût que l’on trouve dans cet exercice, et par l’inconstance de la volonté qui agite et qui promène l’esprit d’objets en objets sans l’arrêter. De sorte que si l’on n’a pas pris des la jeunesse l’habitude de vaincre toutes ces oppositions, comme on a expliqué dans la seconde partie, on se trouve enfin incapable de pénétrer rien qui soit un peu dífficile et qui demande quelque peu d’application.

Il faut conclure de là que toutes les sciences, et principalement celles qui renferment des questions très-difficiles à éclaircir, sont remplies d’un nombre infini d’erreurs, et que nous devons avoir pour suspects tous ces gros volumes que l’on compose tous les jours sur la médecine, sur la physique, sur la morale, et principalement sur des questions particulières de ces sciences, qui sont beaucoup plus composées que les générales. On doit même juger que ces livres sont d’autant plus méprisables qu’ils sont mieux reçus du commun des hommes ; j’entends de ceux qui sont peu capables d’application, et qui ne savent pas faire usage de leur esprit ; parce que l’applaudissement du peuple à quelque opinion sur une matière difficile est une marque infaillible qu’elle est fausse et qu’elle n’est appuyée que sur les notions trompeuses des sens ou sur quelques fausses lueurs de l’imagination.

Néanmoins il n’est pas impossible qu’un homme seul puisse découvrir un très-grand nombre de vérités cachées aux siècles passés, supposé que cette personne ne manque pas d’esprit, et qu’étant dans la solitude, éloigné autant qu’il se peut de tout ce qui pourrait le distraire, il s’applique sérieusement à la recherche de la vérité. C’est pourquoi ceux-là sont peu raisonnables, qui méprisent la philosophie de M. Descartes sans la savoir, et par cette unique raison, qu’il paraît comme impossible qu’un homme seul ait trouvé la vérité dans des choses aussi cachées que sont celles de la nature. Mais s’ils savaient la manière dont ce philosophe a vécu, les moyens dont il s’est servi dans ses études pour empêcher que la capacité de son esprit ne fût partagée par d’autres objets que ceux dont il voulait découvrir la vérité, la netteté des idées sur lesquelles il a établi sa philosophie, et généralement tous les avantages qu’il a eus sur les anciens par les nouvelles découvertes, ils en recevraient sans doute un préjugé plus fort et plus raisonnable que celui de l’antiquité, qui autorise Aristote, Platon et plusieurs autres.

Cependant je ne leur conseillerais pas de s’arrêter à ce préjugé, et de croire que M. Descartes est un grand homme, et que sa philosophie est bonne à cause des choses avantageuses que l’on en peut dire. M. Descartes était homme comme les autres, sujet à l’erreur et à l’illusion comme les autres ; il n’y aucun de ses ouvrages, sans même excepter sa géométrie, où il n’y ait quelque marque de la faiblesse de l’esprit humain. Il ne faut donc point le croire sur sa parole, mais le lire, comme il nous en avertit lui-même, avec précaution, en examinant s’il ne s’est point trompé, et ne croyant rien de ce qu’il dit que ce que l’évidence et les reproches secrets de notre raison nous obligeront de croire ; car en un mot l’esprit ne sait véritablement que ce qu’il voit avec évidence.

Nous avons montré dans les chapitres précédents que notre esprit n’était pas infini, qu’il avait au contraire une capacité fort médiocre, et que cette capacité était ordinairement remplie par les sensations de l’âme, et enfin que l’esprit, recevant sa direction de la volonté, ne pouvait regarder fixement quelque objet sans en être bientôt détourné par son inconstance et par sa légèreté. Il est indubitable que ces choses sont les causes les plus générales de nos erreurs ; et l’on pourrait s’arrêter ici encore davantage pour le faire voir dans le particulier. Mais ce que l’on a dit suffit à des personnes capables de quelque attention pour leur faire connaître la faiblesse de l’esprit de l’homme. On traitera plus au long dans le quatrième et cinquième livre des erreurs qui ont pour cause nos inclinations naturelles et nos passions, dont nous venons déjà de dire quelque chose dans ce chapitre.




DEUXIÈME PARTIE.


DE L’ENTENDEMENT PUR.


DE LA NATURE DES IDÉES




CHAPITRE PREMIER.


I. Ce qu’on entend par idées. Qu’elles existent véritablement, et qu’elles sont nécessaires pour apercevoir tous les objets matériels. — II. Division de toutes les manières par lesquelles on peut voir les objets de dehors.


I. Je crois que tout le monde tombe d’accord que nous n’aperervons point les objets qui sont hors de nous par eux-mêmes. Nous voyons le soleil, les étoiles et une infiníté d’objets hors de nous ; et il n’est pas vraisemblable que l’âme sorte du corps et qu’elle aille pour ainsi dire, se promener dans les cieux pour y contempler tous ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-mêmes ; et l’objet immédiat de notre esprit, lorsqu’il voit le soleil, par exemple, n’est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement unie à notre âme, et c’est ce que j’appelle idée. Ainsi par ce mot idée, je n’entends ici autre chose que ce qui est l’objet immédiat, ou le plus proche de l’esprit quand il aperçoit quelque objet.

Il faut bien remarquer qu’afin que l’esprit aperçoive quelque objet, il est absolument nécessaire que l’idée de cet objet lui soit actuellement présente, il n’est pas possible d’en douter ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait au dehors quelque chose de semblable à cette idée, car il arrive très-souvent que l’on aperçoit des choses qui ne sont point, et qui même n’ont jamais été. Ainsi l’on a souvent dans l’esprit des idées réelles de choses qui ne furent jamais. Lorsqu’un homme, par exemple, imagine une montagne d’or, il est absolument nécessaire que l’idée de cette montagne soit réellement présente à son esprit. Lorsqu’un fou ou un homme qui a la fiévre chaude ou qui dort, voit devant ses yeux quelque animal, il est constant que l’idée de cet animal existe véritablement ; mais cette montagne d’or et cet animal ne furent jamais.

Cependant les hommes étant comme naturellement portés à croire qu’il n’y a que les objets corporels qui existent, ils jugent de la réalité et de l’existence des choses tout autrement qu’ils devraient ; car qu’ils sentent un objet, ils veulent qu’il soit très-certain que cet objet existe, quoiqu’il arrive souvent qu’il n’y ait rien au dehors. Ils veulent, outre cela, que cet objet soit tout de même comme ils le voient, ce qui n’arrive jamais. Mais pour l’idée qui existe nécessairement et qui ne peut être autre qu’on la voit, ils jugent d’ordinaire sans réflexion que ce n’est rien ; comme si les idées n’avaient pas un fort grand nombre de propriétés, comme si l’idée d’un carré, par exemple, n’était pas bien différente de celle de quelque nombre et ne représentait pas des choses tout à fait différentes : ce qui ne peut jamais arriver au néant, puisque le néant n’a aucune propriété. Il est donc indubitable que les idées ont une existence très-réelle. Mais examinons quelle est leur nature et leur essence, et voyons ce qui peut être dans l’âme capable de lui représenter toutes choses.

Toutes les choses que l’âme aperçoit sont de deux sortes : ou elles sont dans l’âme, ou elles sont hors de l’âme. Celles qui sont dans l’âme sont ses propres pensées, c’est-à-dire toutes ses différentes modifications ; car par ces mots, pensée, manière de penser, ou modification de l'âme, j’entends généralement toutes les choses qui ne peuvent être dans l’âme sans qu’elle les aperçoive parle sentiment intérieur qu’elle a d’elle-même : comme sont ses propres sensations, ses imaginations, ses pures intellectíons, ou simplement ses wnceptions, ses passions mêmes et ses inclinations naturelles. Or, notre âme n’a pas besoin d’idées pour apercevoir toutes ces choses de la manière dont elle les aperçoit, parce qu'elles sont au dedans de l'âme, ou plutôt parce qμ’elles ne sont que l’âme même d’une telle ou telle façon ; de même que la rondeur réelle de quelque corps et son mouvement ne sont que ce corps figuré et transporté d’une telle ou telle façon.

Mais pour les choses qui sont hors de l’âme, nous ne pouvons les apercevoir que par le moyen des idées, supposé que ces choses ne puissent pas lui être intimement unies. Il y en a de deux sortes : de spirituelles et de matérielles. Pour les spirituelles, il y a quelque apparence qu’elles peuvent se découvrir à notre âme sans idées et par elles-mêmes : car encore que l’expérience nous apprenne que nous ne pouvons pas immédiatement et par nous-mêmes déclarer nos pensées les uns aux autres, mais seulement par des paroles ou par d’autres signes sensibles auxquels nous avons attaché nos idées ; on pourrait dire que Dieu l’a ordonné ainsi pour le temps de cette vie seulement, afin d’empêcher les désordres qui arriveraient présentement si les hommes pouvaient se faire entendre comme il Ieur plairait. Mais lorsque la justice et l’ordre régneront, et que nous serons délivrés de la captivité de notre corps, nous pourrons peut-être nous faire entendre par l’union intime de nous-mêmes, ainsi qu'il y a quelque apparence que les anges peuvent faire dans le ciel. De sorte qu’il ne semble pas absolument nécessaire d’admettre des idées pour représenter à l’âme des choses spirituelles, parce qu’il se peut faire qu’on les voie par elles-mêmes, quoique d’une manière fort imparfaite.

Je n’examine pas ici comment deux esprits peuvent s’unir l’un à l’autre, et s’ils peuvent de cette manière se découvrir mutuellement leurs pensées. Je crois cependant qu’il n’y a point de substance purement intelligible que celle de Dieu ; qu’on ne peut rien découvrir avec évidence que dans sa lumière, et que l’union des esprits ne peut les rendre mutuellement visibles. Car, quoique nous soyons tr¿s-unis avec nous-mêmes, nous sommes et nous serons inintelligibles à nous mêmes, jusqu’à ce que nous voyions en Dieu et qu’il nous présente à nous-mêmes l’idée parfaitement intelligible qu’il a de notre être renferme dans le sien. Ainsi, quoiqu’il semble que j’accorde ici que les anges puissent par eux-mêmes manifester les uns aux autres et ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent, ce que dans le fond je ne crois pas véritable, j’avertis que ce n’est que parce que je n’en veuœ pas disputer, pourvu que l’on m'abandonne ce qui est incontestable, savoir, qu’on ne peut voir les choses matérielles par elles-mêmes et sans idées[11].

J’expliquerai dans le chapitre septième le sentiment que j’ai sur la manière dont nous connaissons les esprits, et je ferai voir qu’à présent nous ne pouvons les connaître entièrement par eux-mêmes quoiqu’ils puissent peut-être s’unir à nous. Mais je parle principalement ici des choses matérielles, qui certainement ne peuvent s’unir à notre âme de la façon qui lui est nécessaire afin qu’elle les aperçoive ; parce qu’étant étendues, et l’âme ne l’étant pas, il n’y a point de rapports entre elles. Outre que nos âmes ne sortent point du corps pour mesurer la grandeur des cieux, et par conséquent elles ne peuvent voir les corps de dehors que par des idées qui les représentent. C’est de quoi tout le monde doit tomber d’accord.

II. Nous assurons donc qu’il est absolument nécessaire que les idées que nous avons des corps et de tous les autres objets que nous n’apercevons point par eux-mêmes, viennent de ces mêmes corps ou de ces objets ; ou bien que notre âme ait la puissance de produire ces idées, ou que Dieu les ait produites avec elle en la créant, ou qu’il les produise toutes les fois qu’on pense à quelque objet, ou que l’âme ait en elle-même toutes les perfections qu’elle voit dans ces corps, ou enfin qu’elle soit unie avec un être tout parfait, et qui renferme généralement toutes les perfections intelligibles ou toutes les idées des êtres créés.

Nous ne saurions voir les objets que de l’une de ces manières. Examinons quelle est celle qui paraît la plus vraisemblable de toutes sans préoccupation, et sans nous effrayer de la difficulté de cette question. Peut-être que nous la résoudrons assez clairement, quoique nous ne prétendions pas donner ici des démonstrations incontestables pour toutes sortes de personnes ; mais seulement des preuves très-convaincantes pour ceux au moins qui les méditeront avec une attention sérieuse ; car on passerait peut-être pour téméraire si l’on parlait autrement.


CHAPITRE II.


Que les objets matériels n’envoient point d’espèces qui leur ressemblent.


La plus commune opinion est celle des péripatéticiens, qui prétendent que les objets de dehors envoient des espèces qui leur ressemblent, et que ces espèces sont portées par les sens extérieurs jusqu’au sens commun ; il appellent ces espèces-là impresses, parce que les objets les impriment dans les sens extérieurs. Ces espèces impresses étant matérielles et sensibles, sont rendues intelligibles par l’intellect agent ou agissant, et sont propres pour être reçues dans l’intellect patient. Ces espèces ainsi spiritualisées sont appelées espèces expresses, parce qu’elles sont exprimées des impresses ; et c’est par elles que l’intellect patient connaît toutes les choses matérielles.

On ne s’arrête pas à expliquer plus au long ces belles choses et les diverses manières dont différents philosophes les conçoivent, car, quoiqu’ils ne conviennent pas dans le nombre des facultés qu’ils attribuent au sens intérieur et à l’entendement, et même qu’il y en ait beaucoup qui doutent fort qu’ils aient besoin d’un intellect agent pour connaître les objets sensibles ; cependant ils conviennent presque tous que les objets de dehors envoient des espèces ou des images qui leur ressemblent, et ce n’est que sur ce fondement qu’ils multiplient leurs facultés et qu’ils défendent leur intellect agent. De sorte que ce fondement n’ayant aucune solidité, comme on le va faire voir, il n’est pas nécessaire de s’arrêter davantage à renverser tout ce qu’on a bâti dessus.

On assure donc qu’il n’est pas vraisemblable que les objets envoient des images ou des espèces qui leur ressemblent ; de quoi voici quelques raisons. La première se tire de l’impénétrabilité des corps. Tous les objets comme le soleil, les étoiles et tous ceux qui sont proches de nos yeux, ne peuvent pas envoyer des espèces qui soient d’autre nature qu’eux ; c’est pourquoi les philosophes disent ordinairement que ces espèces sont grossières et matérielles, à la différenee des espèces expresses, qui sont spiritualisées. Ces espèces impresses des objets sont donc de petits corps : elles ne peuvent donc pas se pénétrer, ni tous les espaces qui sont depuis la terre jusqu’au ciel, lesquels en doivent être tous remplis. D’où il est facile de conclure qu’eiles devraient se froisser et se briser, les unes allant d’un côté et les autres de l’autre, et qu’ainsi elles ne peuvent rendre les objets visibles.

De plus, on peut voir d’un même endroit ou d’un même point un très-grand nombre d’objets qui sont dans le ciel et sur la terre, donc il faudrait que les espèces de tous ces corps se pussent réduire en un point. Or elles sont impénétrables, puisqu’elles sont étendues : donc, etc.

Mais non-seulement on peut voir d’un même point un très-grand nombre de très-grands et de très-vastes objets ; il n’y a même aucun point dans tous ces grands espaces du monde d’où on ne puisse découvrir un nombre presque infini d’objets, et même d’objets aussi grands que le soleil, la lune et les cieux. Il n’y a donc aucun point[12] dans tout le monde où les espèces de toutes ces choses ne se dussent rencontrer ; ce qui est contre toute apparence de vérité.

La seconde raison se prend du changement qui arrive dans les espèces. Il est constant que plus un objet est proche, plus l’espèce en doit être grande, puisque nous voyons l’objet plus grand. Or, on ne voit pas ce qui peut faire que cette espèce diminue et ce que peuvent devenir les parties qui la composaient lorsqu’elle était plus grande. Mais ce qui est encore plus difficile à concevoir selon leur sentiment, c’est que si on regarde cet objet avec des lunettes d’approche ou un microscope, l’espèce devient tout d’un coup cinq ou six cents fois plus grande qu’elle n’était auparavant ; car on voit encore moins de quelles parties elle peut s’accroître si fort en un instant.

La troisième raison, c’est que quand on regarde un cube parfait, toutes les espèces de ses côtés sont inégales, et néanmoins on ne laisse pas de voir tous ses côtés également carrés. Et de même lorsque l’on considère dans un tableau des ovales et des parallèlogrammes qui ne peuvent envoyer que des espèces de semblable figure, on n’y voit cependant que des cercles et des carrés. Cela fait manifestement voir qu’il n’est pas nécessaire que l’objet que l’on regarde produise, afin qu’on le voie, des espèces qui lui soient semblables.

Enfin on ne peut pas concevoir comment il se peut faire qu’un rorps qui ne diminue point sensiblement envoie toujours hors de soi des espèces de tous côtés, qu’il en remplisse continuellement de fort grands espaces tout à l’entour, et cela avec une vitesse inconcevable ; car un objet étant caché. dans l’instant qu’il se découvre on le peut voir de plusieurs millions de lieues et de tous les côtés. Et ce qui paraît encore fort étrange, c’est que les corps qui ont beaucoup d’action, comme l’air et quelques autres, n’ont point la force de pousser au dehors de ces images qui leur ressemblent ; ce que font les corps les plus grossiers et qui ont le moins d’action, comme la terre, les pierres et presque tous les corps durs.

Mais on ne veut pas s’arrêter davantage à rapporter toutes les raisons contraires à cette opinion, parce que ce ne serait jamais fait, le moindre effort d’esprit en fournissant un si grand nombre qu’on ne le peut épuiser. Celles que nous venons de rapporter sont suffisantes, et elles n’étaient pas même nécessaires après ce qu’on a dit qui regarde ce sujet dans le premier livre, lorsqu’on a expliqué les erreurs des sens. Mais il y a un si grand nombre de philosophes attachés à cette opinion, qu’on a cru qu’il était nécessaire d’en dire quelque chose pour les porter à faire réflexion sur leurs pensées.


CHAPITRE III.


Que l’âme n’a point la puissance de produire les idées. Cause de l'erreur où l’on tombe sur ce sujet.


La seconde opinion est de ceux qui croient que nos âmes ont la puissance de produire les idées des choses auxquelles elles veulent penser, et qu’elles sont excitées à les produire par les impressions que les objets font sur le corps, quoique ces impressions ne soient pas des images semblables aux objets qui les causent. Ils prétendent que c’est en cela que l’homme est fait à l'image de Dieu, et qu’il participe à sa puissance ; que de même que Dieu a créé toutes choses de rien, et qu’il peut les anéantir et en créer d’autres toutes nouvelles, qu’ainsi l’homme peut créer et anéantir les idées de toutes les choses qu’il lui plait. Mais on a grand sujet de se défier de toutes ces opinions qui élèvent l’homme ; ce sont d’ordinaire des pensées qui viennent de son fonds vain et superbe, et que le Père des lumières n’a point données.

Cette participation à la puissance de Dieu que les hommes se vantent d’avoir pour se représenter les objets et pour faire plusieurs autres actions particulières, est une participation qui semble tenir quelque chose de l’indépendance, comme on l’explique ordinairement ; mais c’est aussi une participation chimérique que l’ignorance et la vanité des hommes leur a fait imaginer. Ils sont dans une dépendance bien plus grande qu’ils ne pensent de la bonté et de la miséricorde de Dieu ; mais ce n’est pas ici le lieu de l’expliquer. Tàchons seulement de faire voir que les hommes n’ont pas la puissance de former les idées des choses qu’ils aperçoivent.

Personne ne peut douter que les idées ne soient des êtres réels, puisqu’elles ont des propriétés réelles ; que les unes ne diffèrent des autres, et qu’elles ne représentent des choses toutes différentes. On ne peut aussi raisonnablement douter qu’elles ne soient spirituelles et fort différentes des corps qu’elles représentent, et cela semble assez fort pour faire douter si les idées par le moyen desquelles on voit les corps ne sont pas plus nobles que les corps mêmes. En effet, le monde intelligible doit être plus parfait que le monde matériel et terrestre, comme nous le verrons dans la suite. Ainsi, quand on assure que les hommes ont la puissance de se former des idées telles qu’il leur plaît, on se met fort en danger d’assurer que les hommes ont la puissance de faire des êtres plus nobles et plus parfaits que le monde que Dieu a créé. On ne fait pas cependant réllexíon à cela, parce qu’on s’imagine qu’une idée n’est rien à cause qu’elle ne se fait point sentir ; ou bien si on la regarde comme un être, c’est comme un être bien mince et bien méprisable, parce qu’on s’imagine qu’elle est anéantie dès qu’elle n’est plus présente à l’esprit.

Mais quand même il serait vrai que les idées ne seraient que des êtres bien petits et bien méprisables, ce sont pourtant des êtres, et des êtres spirituels ; et les hommes n’ayant pas la puissance de créer, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas les produire ; car la production des idées de la manière qu’on l’explique est une véritable création ; et quoiqu’on tâche de pallier et d’adoucir la hardiesse et la dureté de cette opinion, en disant que la production des idées suppose quelque chose, et que la création ne suppose rien, on ne rend pas néanmoins raison du fond de la difficulté.

Car il faut prendre garde qu’il n’est pas plus difficile de produire quelque chose de rien que de la produire en supposant une autre chose de laquelle elle ne se peut pas faire et qui ne puisse contribuer de rien à sa production. Par exemple, il n’est pas plus difficile de créer un ange que de le produire d’une pierre, parce qu’une pierre étant d’un genre d’être tout opposé, elle ne peut servir de rien à la production d’un ange ; mais elle peut contribuer à la production du pain, de l’or, etc., parce que la pierre, l’or et le pain ne sont qu’une même étendue diversement configurée et que toutes ces choses sont matérielles.

Il est même plus difficile de produire un ange d’une pierre que de le produire de rien, parce que pour faire un ange d’une pierre, autant que cela se peut faire, il faut anéantir la pierre, et ensuite créer l’ange ; et pour créer simplement un ange, il ne faut rien anéantir. Si donc l’esprit produit ses idées des impressions matérielles que le cerveau reçoit des objets, il fait toujours la même chose, ou une chose aussi difficile, ou même plus difficile que s’il les créait, puisque les idées étant spirituelles, elles ne peuvent pas être produites des images matérielles qui sont dans le cerveau et qui n’ont point de proportion avec elles.

Que si on dit qu’une idée n’est pas une substance, je le veux ; mais c’est toujours une chose spirituelle : et comme il n’est pas posible de faire uncarré d’un esprit, quoiqu’un carré ne soit pas une substance, il n’est pas possible aussi de former d’une substance matérielle une idée spirituelle quand même une idée ne serait pas une substance.

Mais quand on accorderait à l’esprit de l’homme une souveraine puissance pour anéantir et pour créer les idées des choses, avec tout cela il ne s’en servirait jamais pour les produire car de même qu’un peintre. quelque habile qu’íl soit dans son art, ne peut pas représenter un animal qu’il n’aura jamais vu et duquel il n’aura aucune idée, de sorte que le tableau qu’on l’obligerait d’en faire ne peut pas être semblable à cet animal inconnu ; ainsi un homme ne peut pas former l’idée d’un objet s’il ne le connaît auparavant, c’est-à-dire s’il n’en a déjà l’idée, laquelle ne dépend point de sa volonté. Que s’il en a déjà une idée, il connaît cet objet, et il lui est inutile d’en former une nouvelle. il est donc inutile d’attribuerà l’esprit de l’homme la puissance de produire ses idées.

On pourrait peut-être dire que l’esprit a des idées générales et confuses qu’il ne produit pas, et que celles qu’il produit sont particulières, plus nettes et plus distinctes ; mais c’est toujours la même chose. Car de même qu’un peintre ne peut pas tirer le portrait d’un homme particulier, de sorte qu’il soit assuré d’y avoir réussi, s’il n’en à une idée distincte et même si la personne n’est présente, ainsi l’esprit qui n’aura, par exemple, que l’idée de l’être ou de l’animal en général, ne pourra pas se représenter un cheval, ni en former une idée bien distincte, et être assuré qu’elle est parfaitement semblable à un cheval, s’il n’a déjà une première idée avec laquelle il confère cette seconde : or s’il en à une première il est inutile d’en former une seconde, et la question regarde cette première. Donc, etc.

Il est vrai 1° que quand nous concevons un carré par pure intellection, nous pouvons encore l’imaginer, c’est-à-dire l’apercevoir en nous en traçant une image dans le cerveau. Mais il faut remarquer premièrement que nous ne sommes point la véritable ni la principale cause de cette image, mais il serait trop long de l’expliquer. 2° Que tant s’en faut que la seconde idée qui accompagne cette image soit plus distincte et plus juste que l’autre ; qu’au contraire elle n’est juste que parce qu’elle ressemble à la première, qui sert de règle pour la seconde. Car enfin il ne faut pas croire que l’imagination et les sens mêmes nous représentent les objets plus distinctement que l’entendement pur, mais seulement qu’ils touchent et qu’ils appliquent davantage l’esprit. Car les idées des sens et de l’imagination ne sont distinctes que par la conformité qu’elles ont avec les idées de la pure intellection[13]. L’image d’un carré, par exemple, que l’imagination trace dans le cerveau, n’est juste et bien faite que par la conformité qu’elle a avec l’idée d’un carré que nous concevons par pure intellection[14]. C’est cette idée qui règle cette image. C’est l’esprit qui conduit l’imagination et qui l’oblige pour ainsi dire de regarder de temps en temps si l'image qù’elle peint est une figure de quatre lignes droites et égales dont les angles sont exactement droits, en un mot si ce qu’on imagine est semblable à ce qu’on conçoit.

Après ce que l’on a dit, je ne crois pas qu’on puisse douter que ceux qui assurent que l’esprit peut se former les idées des objets ne se trompent ; puisqu’ils attribuent à l’esprit la puissance de créer et même de créer avec sagesse et avec ordre, quoiqu’il n’ait aucune connaissance de ce qu’il fait : car cela n’est pas concevable. Mais la cause de leur erreur est que les hommes ne manquent jamais de juger qu’une chose est cause de quelque effet quand l’un et l’autre sont joints ensemble, supposé que la véritable cause de cet effet leur soit inconnue. C’est pour cela que tout le monde conclut qu’une boule agitée qui en rencontre une autre est la véritable et la principale cause de l’agitation qu’elle lui communique, que la volonté de l’âme est la véritable, et la principale cause du mouvement du bras et d’autres préjugés semblables ; parce qu’il arrive toujours qu'une boule est agitée quand elle est rencontrée par une autre qui la choque, que nos bras sont remués presque toutes les fois que nous le voulons, et que nous ne voyons point sensiblement quelle autre chose pourrait être la cause de ces mouvements.

Mais lorsqu’un effet ne suit pas si souvent de quelque chose qui n’en est pas la cause, il ne laisse pas d’y avoir toujours un fort grand nombre de personnes qui croient que cette chose est la cause de l’effet qui arrive ; mais tout le monde ne tombe pas dans cette erreur. Il paraît, par exemple, une comète, et après cette comète un prince meurt ; des pierres sont exposées à la lune et elles sont mangées des vers ; le soleil est joint avec mars dans la nativité d’un enfant, et il arrive que cet enfant a quelque chose d’extraordinaire ; cela suffit à beaucoup de gens pour se persuader que la comète, la lune, la conjonction du soleil avec mars sont les causes des effets que l’on vient de marquer et d’autres mêmes qui leur ressemblent, et la raison pour laquelle tout le monde ne le croit pas, c’est qu’on ne voit pas à tous moments que ces effets suivent ces choses.

Mais tous les hommes ayant d’ordinaire les idées des objets présentes à l’esprit dès qu’ils le souhaitent, et cela leur arrivant plusieurs fois le jour, presque tous concluent que la volonté qui accompagne la production ou plutôt la présence des idées en est la véritable cause, parce qu’ils ne voient rien dans le même temps à quoi ils la puissent attribuer et qu’ils s’imaginent que les idées ne sont plus dès que l’esprit ne les voit plus, et qu’elles recommencent à exister lorsqu’elles se représentent à l’esprit.

C’est aussi pour ces raisons-là que quelques-uns jugent que les objets de dehors envoient des images qui leur ressemblent, ainsi que nous venons de le dire dans le chapitre précédent. Car n’étant pas possible de voir les objets par eux-mêmes mais seulement par leurs idées, ils jugent que l’esprit produit l’idée parce que dès qu’il est présent ils le voient, dès qu’il est absent ils ne le voient plus, et que la présence de l’objet accompagne presque toujours l’idée qui nous le représente.

Toutefois, si les hommes ne se précipitaient point dans leurs jugements, de ce que les idées des choses sont présentes à leur esprit des qu’ils le veulent, ils devraient seulement conclure que selon l’ordre de la nature leur volonté est ordinairement nécessaire afin qu’ils aient ces idées ; mais non pas que la volonté est la véritable et la principale cause qui les rende présentes à leur esprit, et encore moins que la volonté les produise de rien ou de la manière qu’ils l’expliquent. ils ne doivent pas non plus conclure que les objets envoient des espèces qui leur ressemblent à cause que l’âme ne les aperçoit d’ordinaire que lorsqu’ils sont présents, mais seulement que l’objet est ordinairement nécessaire afin que l’idée soit présente à l’esprit. Enfin ils ne doivent pasjuger qu’une boule agitée soit la principale et la véritable cause du mouvement de la boule qu’elle trouve dans son chemin, puisque la première n’a point elle-même la puissance de se mouvoir. Ils peuvent seulement juger que cette rencontre de deux boules est occasion à l’auteur du mouvement de la matière d’exécuter le décret de sa volonté, qui est la cause universelle de toutes choses, en communiquant à l’autre boule une partie du mouvement de la première ; c’est-à-dire[15], pour parler plus clairement, en voulant que la dernière acquière autant d’agitation que la première perd de la sienne : car la force mouvante des corps ne peut être que la volonté de celui qui les conserve. comme nous ferons voir ailleurs.


CHAPITRE IV.


Que nous ne voyons point les objets par des idées créées avec nous. Que Dieu ne les produit point en nous à chaque moment que nous en avons besoin.


La troisième opinion est de ceux qui prétendent que toutes les idées sont créées avec nous.

Pour reconnaître le peu de vraisemblance qu’il y a dans cette opinion, il faut se représenter qu’il y a dans le monde plusieurs choses toutes différentes dont nous avons des idées : mais pour ne parler que des simples figures, il est constant que le nombre en est infini ; et même si on s’arrête à une seule, comme à l’ellipse, on ne peut douter que l’esprit n’en conçoive un nombre infini de différentes espèces, lorsqu’il conçoit qu’un des diamètres peut s’allonger à l’infini l’autre demeurant toujours le même.

De même la hauteur d’un triangle se pouvant augmenter ou diminuer à l’infini, le côté qui sert de base demeurant toujours le même, on conçoit qu’il y en peut avoir un nombre infini de différentes espèces ; et même, ce que je prie que l’on considère ici, l’esprit aperçoit en quelque manière ce nombre ínfini, quoiqu’on n’en puisse imaginer que très-peu, et qu’on ne puisse en même temps avoir des idées particulières et distinctes de beaucoup de triangles de différente espèce. Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que cette idée générale qu’a l’esprit de ce nombre infini de triangles de différente espèce prouve assez que si l’on ne conçoit point par des idées particulières tous ces différents triangles, en un mot si on ne comprend pas l’infini, ce n’est pas faute d’idées, ou que l’infini ne nous soit présent ; mais c’est seulement faute de capacite et d’étendue d’esprit. Si un homme s’appliquait à considérer les propriétés de toutes les diverses espèces de triangles, quand même il continuerait éternellement cette sorte d’étude, il ne manquerait jamais d’idées nouvelles et particulières, mais son esprit se lasserait inutilement.

Ce que je viens de dire des triangles se peut appliquer aux figures de cinq, de six, de cent, de mille, de dix mille côtés, et ainsi à l’infini. Et si les côtés d’un triangle pouvant avoir des rapports infinis les uns avec les autres font des triangles d’une infinité d’espèces, il est facile de voir que les figures de quatre, de cinq ou d’un million de côtés, sont capables de différences encore bien plus grandes, puisqu’elles sont capables d’un plus grand nombre de rapports et de combinaisons de leurs côtés que les simples triangles.

L’esprit. voit donc toutes ces choses, il en a des idées : il est sûr que ces idées ne lui manqueront jamais, quand il emploierait des siècles infinis à la considération même d’une seule figure ; et que s’il n’aperçoit pas ces figures infinies tout d’un coup, ou s’il ne comprend pas l’infini, c’est seulement que son étendue est très-limitée. Il a donc un nombre infini d’idées ; que dis-je, un nombre infini ! il a autant de nombres infinis d’idées qu’il y a de différentes figures ; de sorte que puisqu’il y a un nombre infini de différentes figures, il faut, pour connaître seulement les figures, que l’esprit ait une infinité de nombres infinis d’idées.

Or, je demande s’il est vraisemblable que Dieu ait créé tant de choses avec l’esprit de l’homme. Pour moi, cela ne me paraît pas ainsi ; principalement puisque cela se peut faire d’une autre manière très-simple et très-facile, comme nous verrons bientôt. Car, comme Dieu agit toujours par les voies les plus simples, il ne paraît pas raisonnable d’expliquer comment nous connaissons les objets en admettant la création d’une infinité d’êtres, puisqu’on peut résoudre cette difficulté d’une manière plus facile et plus naturelle.

Mais quand même l’esprit aurait un magasin de toutes les idées qui lui sont nécessaires pour voir les objets, il serait néanmoins impossible d’expliquer comment l’âme pourrait les choisir pour se les représenter ; comment par exemple il se pourrait faire qu’elle aperçût, dans l’instant même qu’elle ouvre les yeux au milieu d’une campagne, tous ces divers objets dont elle découvre la grandeur, la figure, la distance et le mouvement. Elle ne pourrait pas même, par cette voie, apercevoir un seul objet, comme le soleil. lorsqu’il serait présent aux yeux du corps ; car, puisque l’image que le soleil imprime dans le cerveau ne ressemble point à l’idée que nous en avons, comme on l’a prouve ailleurs, et même que l’âme n’aperçoit pas le mouvement que le soleil produit dans le fond des yeux et dans le cerveau, il n’est pas concevable qu’elle pût justement deviner, parmi ce nombre infini d’idées qu’elle aurait, laquelle il faudrait qu'elle se représentait pour imaginer ou pour voir le soleil, et le voir de telle ou de telle grandeur déterminée. On ne peut donc pas dire que les idées des choses soient créées avec nous, et que cela suffit afin que nous voyions les objets qui nous environnent.

On ne peut pas dire aussi que Dieu en produise à tous moments autant de nouvelles que nous percevons de choses différentes. Cela est assez réfuté parce que l’on vient de dire dans ce chapitre. De plus, il est nécessaire qu’en tout temps nous ayons actuellement dans nous-mêmes les idées de toutes choses ; puisqu’en tout temps nous pouvons vouloir penser à toutes choses ; ce que nous ne pourrions pas si nous ne les apercevions déjà confusément, c'est-à-dire si un nombre infini d’idées n’était présent notre esprit ; car enfin on ne peut pas vouloir penser à des objets dont on n’a aucune idée. De plus, il est évident que l’idée on l’objet immédiat de notre esprit, lorsque nous pensons à des espaces immenses, à un cercle en général, à l’être indéterminé, n’est rien de créé ; car toute réalité créée ne peut être ni infinie ni même générale, tel qu’est ce que nous apercevons alors. Mais tout cela se verra plus clairement dans la suite.


CHAPITRE V.


Que l’esprit ne voit ni l’essence ni l’existence des objets en considérant ses propres perfections. Qu’il n’y a que Dieu qui les voie en cette manière.


La quatrième opinion est que l’esprit n’a besoin que de soi-même pour apercevoir les objets ; et qu’il peut, en se considérant et ses propres perfections, découvrir toutes les choses qui sont au dehors.

Il est certain que l’àme voit dans elle-même et sans idées toutes les sensations et toutes les passions dont elle est capable, le plaisir, la douleur, le froid, la chaleur, les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, son amour, sa haine, sa joie, sa tristesse et les autres ; parce que toutes les sensations et toutes les passions de l’âme ne représentent rien qui soit hors d’elle, qui leur ressemble, et que ce ne sont que des modifications dont un esprit est capable[16]. Mais la difficulté est de savoir si les idées qui représentent quelque chose qui est hors de l’âme et qui leur ressemble en quelque façon, comme les idées du soleil, d’une maison, d’un cheval, d’une rivière, etc., ne sont que des modificátions de l’âme ; de sorte que l’esprit nfait besoin que de lui-même pour se représenter toutes les choses qui sont hors de lui.

ll y a des personnes qui ne font point de difficulté d’assurer que l’àme étant faite pour penser, elle a dans elle-même, je veux dire en considérant ses propres perfections, tout ce qu’il lui faut pour apercevoir les objets ; parce qu’en effet, étant plus noble que toutes les choses qu’elle conçoit distinctement, on peut dire qu’elle les contient en quelque sorte éminemment, comme parle l’École, c'est-à-dire d’une manière plus noble et plus relevée qu’elles ne sont en elles-mêmes. Ils prétendent que les choses supérieures comprennent en cette sorte les perfections des inférieures. Ainsi, étant les plus nobles des créatures qu’ils connaissent, ils se flattent d’avoir dans eux-mêmes d’une manière spirituelle tout ce qui est dans le monde visible, et de pouvoir en se modifiant diversement apercevoir tout ce que l’esprit humain est capable de connaître. En un mot, ils veulent que l’aime soit comme un monde intelligible qui comprend en soi tout ce que comprend le monde matériel et sensible, et même infiniment davantage.

Mais il me semble que c’est être bien hardi que de vouloir soutenir cette pensée. C’est, si je ne me trompe, la vanité naturelle, l’amour de l’indépendance et le désir de ressembler à celui qui comprend en soi tous les êtres, qui nous brouille l’esprit et qui nous porte à nous imaginer que nous possédons ce que nous n’avons point. Ne dites pas que vous soyez á vous-même votre lumière, dit saint Augustin[17], car il n’y a que Dieu qui soit à lui-même sa lumière et qui puisse en se considérant voir tout ce qu’il a produit et qu’il peut produire[18].

Il est indubitable qu’il n’y avait que Dieu seul avant que le monde fût créé, et qu’il n’a pu le produire sans connaissance et sans idée ; que par conséquent ces idées que Dieu en a eues ne sont point différentes de lui-même ; et qu’ainsi toutes les créatures. même les plus matérielles et les plus terrestres, sont en Dieu, quoique d’une manière toute spirituelle et que nous ne pouvons comprendre. Dieu voit donc au dedans de lui-même tous les êtres, en considérant ses propres perfections qui les lui représentent. Il connaît encore parfaitement leur existence, parce que, dépendant tous de sa volonté pour exister, et ne pouvant ignorer ses propres volontés, il s’ensuit qu’il ne peut ignorer leur existence ; et par conséquent Dieu voit en lui-même non-seulement l’essence des choses. mais aussi leur existence.

Mais il n’en est pas de même des esprits créés : ils ne peuvent voir dans eux-mêmes ni l’essence des choses ni leur existence. Ils n’en peuvent voir l’essence dans eux-mêmes, puisqu’étant très-limités ils ne contiennent pas tous les êtres, comme Dieu, que l’on peut appeler l’être universel, ou simplement ce qui est[18], comme il se nomme lui-même. Puis donc que l’esprit humain peut connaître tous les êtres, et des êtres infinis, et qu’il ne les contient pas, c’est une preuve certaine qu’il ne voit pas leur essence dans lui-même ; car l’esprit ne voit pas seulement tantôt une chose et tantôt une autre successivement, il aperçoit même actuellement l’infini quoiqu’il ne le comprenne pas, comme nous avons dit dans le chapitre précédent. De sorte que, n’étant point actuellement infini ni capable de modifications infinies dans le même temps, il est absolument impossible qu’il voie dans lui-même ce qui n’y est pas. Il ne voit donc pas l’essence des choses en considérant ses propres perfections ou en se modifiant diversement.

Il ne voit pas aussi leur existence dans lui-même, parce qu’elles ne dépendent point de sa volonté pour exister, et que les idées de ces choses peuvent être présentes à l’esprit quoiqu’elles n’existent pas ; car tout le monde peut avoir l’idée d’une montagne d’or sans qu’il y ait une montagne d’or dans la nature ; et quoique l’on s’appuie sur les rapports de ses sens pour juger de l’existence des objets, néanmoins la raison ne nous assure point que nous devions toujours en croire nos sens, puisque nous découvrons clairement qu’ils nous trompent. Quand un homme, par exemple, a le sang fort échauffé, ou simplement quand il dort, il voit quelquefois devant ses yeux des campagnes, des combats et choses semblables qui toutefois ne sont point présents et qui ne furent peut-être jamais. Il est donc indubitable que ce n’est pas en soi-même ni par soi-même que l’esprit voit l’existence des choses, mais qu’il dépend en cela de quelque autre chose.


CHAPITRE VI.
Que nous voyons toutes choses en Dieu.


Nous avons examiné dans les chapitres précédents quatre différentes manières dont l’esprit peut voir les objets de dehors, lesquelles ne nous paraissent pas vraisemblables. Il ne reste plus que la cinquième qui parait seule conforme à la raison, et la plus propre pour faire connaître la dépendance que les esprits ont de Dieu dans toutes leurs pensées.

Pour la bien comprendre, il faut se souvenir de ce qu’on vient de dire dans le chapitre précédent, qu’il est absolument nécessaire que Dieu ait en lui-même les idées de tous les êtres qu’il a créés, puisqu’autrement il n’aurait pas pu les produire, et qu’ainsi il voit tous ces êtres en considérant les perfections qu’il renferme auxquelles ils ont rapport. Il faut de plus savoir que Dieu est très-étroitement uni à nos âmes par sa présence, de sorte qu’on peut dire qu’il est le lieu des esprits, de même que les espaces sont en un sens le lieu des corps. Ces deux choses étant supposées, il est certain que l’esprit peut voir ce qu’il y a dans Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela est très-spirituel, très-intelligible et très-présent à l’esprit. Ainsi, l’esprit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu’il y a dans lui qui les représente. Or, voici les raisons qui semblent prouver qu’il le veut plutôt que de créer un nombre infini d’idées dans chaque esprít.

Non-seulement il est très-conforme à la raison, mais encore il parait par l’économie de toute la nature, que Dieu ne fait jamais par des voies très-difficiles ce qui se peut faire par des voies très-simples et très-faciles ; car Dieu ne fait rien inutilement et sans raison. Ce qui marque sa sagesse et sa puissance n’est pas de faire de petites choses par de grands moyens ; cela est contre la raison et marque une intelligence bornée. Mais au contraire, c’est de faire de grandes choses par des moyens très-simples et très-faciles. C’est ainsi qu’avec l’étendue toute seule il produit tout ce que nous voyons d’admirable dans la nature et même ce qui-donne la vie et le mouvement aux animaux ; car ceux qui veulent absolument des formes substantielles, des facultés et des âmes dans les animaux, différentes de leur sang et des organes de leurs corps pour faire toutes leurs fonctions, veulent en même temps que Dieu manque d’intelligence ou qu’il ne puisse pas faire ces choses admirables avec l’étendue toute seule. Ils mesurent la puissance de Dieu et sa souveraine sagesse par la petitesse de leur esprit. Puis donc que Dieu peut faire voir aux esprits toutes choses en voulant simplement qu’ils voient ce qui est au milieu d’eux-mêmes, c’est-à-dire ce qu’il y a dans lui-même qui a rapport à ces choses et qui les représente, il n’y a pas d’apparence qu’il le fasse autrement, et qu’il produise pour cela autant d’infinités de nombres infinis d’idées qu’il y a d’esprits créés.

Mais il faut bien remarquer qu’on ne peut pas conclure que les esprits voient l’essence de Dieu de ce qu’ils voient toutes choses en Dieu de cette manière. L’essence de Dieu, c’est son être absolu. et les esprits ne voient point la substance divine prise absolument, mais seulement en tant que relative aux créatures ou participable par elles. Ce qu’ils voient en Dieu est très-imparfait, et Dieu est très-parfait. Ils voient de la matière divisible, figurée, etc., et en Dieu il n’y a rien qui soit divisible ou figuré ; car Dieu est tout être, parce qu’il est infini et qu’il comprend tout ; mais il n’est aucun être en particulier. Cependant ce que nous voyons n’est qu’un ou plusieurs êtres en particulier ; et nous ne comprenons point cette simplicité parfaite de Dieu qui renferme tous les êtres. Outre qu’on peut dire qu’on ne voit pas tant les idées des choses que les choses mêmes que les idées représentent ; car lorsqu’on voit un carré, par exemple, on ne dit pas que l’on voit l’idée de ce carré qui est unie à l’esprit, mais seulement le carré qui est au dehors.

La seconde raison qui peut faire penser que nous voyons tous les êtres à cause que Dieu veut que ce qui est en lui qui les représente nous soit découvert, et non point parce que nous avons autant d’idées créées avec nous que nous pouvons voir de choses, c’est que cela met les esprits créés dans une entière dépendance de Dieu, et la plus grande qui puisse être ; car cela étant ainsi, non-seulement nous ne saurions rien voir que Dieu ne veuille bien que nous le voyions, mais nous ne saurions rien voir que Dieu même ne nous le fasse voir. Non sumus sufficíentes cogítare alíquid a nobis tanquam ex nobis, sed sufficientía nostra ex Deo est[19]. C’est Dieu même qui éclaire les philosophes dans les connaissances que les hommes ingrats appellent naturelles, quoiqu’elles ne leur viennent que du ciel : Deus enim illis manífestavit[20]. C’est lui qui est proprement la lumière de l’esprit et le père des lumières. Pater luminum[21] : c’est lui qui enseigne la science aux hommes : Qui docet hominem scientiam[22] En un mot, c’est la véritable lumière qui éclaire tous ceux qui viennent en ce monde : Lux vera quæ illumínat omnem homínem venientem in hunc mundum[23]

Car enfin il est assez difficile de comprendre distinctement la dépendance que nos esprits ont de Dieu dans toutes leurs actions particulières, supposé qu’ils aient tout ce que nous connaissons distinctement leur être nécessaire pour agir, ou toutes les idées des choses présentes leur esprit. Et ce mot général et confus de concours, par lequel on prétend expliquer la dépendance que les créatures ont de Dieu, ne réveille dans un esprit attentif aucune idée distincte ; et cependant il est bon que les hommes sachent très-distinctement comment ils ne peuvent rien sans Dieu.

Mais la plus forte de toutes les raisons, c’est la manière dont l’esprit aperçoit toutes choses. Il est constant, et tout le monde le sait par expérience, que lorsque nous voulons penser à quelque chose en particulier, nous jetons d’abord la vue sur tous les êtres, et nous nous appliquons ensuite à la considération de l’objet auquel nous souhaitons de penser. Or il est indubitable que nous ne saurions désirer de voir un objet particulier, que nous ne le voyions déjà, quoique confusément et en général : de sorte que, pouvant désirer de voir tous les êtres, tantôt l’un tantôt l’autre, il est certain que tous les êtres sont présents à notre esprit, et il semble que tous les êtres ne puissent être présents à notre esprit que parce que Dieu lui est présent, c’est-à-dire celui qui renferme toutes choses dans la simplicité de son étre.

Il semble même que l’esprit ne serait pas capable de se représenter des idées universelles de genre, d’espèce, etc., s’il ne voyait tous les êtres renfermés en un. Car toute créature étant un être particulier, on ne peut pas dire qu’on voie quelque chose de créé lorsqu’on voit, par exemple, un triangle en général. Enfin je ne crois pas, qu’on puisse bien rendre raison de la manière dont l’esprit connait plusieurs vérités abstraites et générales, que par la présence de celui qui peut éclairer l’esprit en une infinité de façons différentes.

Enfin la preuve de l’existence de Dieu la plus belle[24], la plus relevée ; la plus solide et la première, ou celle qui suppose le moins de choses, c’est l’idée que nous avons de l’infini. Car il est constant que l’esprit aperçoit l’infini, quoiqu’il ne le comprenne pas ; et qu’il a une idée très-distincte de Dieu, qu’il ne peut avoir que par l’union qu’il a avec lui ; puisqu’on ne peut pas concevoir que l’idée d’un être infiniment parfait, qui est celle que nous avons de Dieu, soit quelque chose de créé.

Mais non-seulement l’esprit a l’idée de l’infini, il l’a même avant celle du fini. Car nous concevons l’être infini, de cela seul que nous concevons l’être, sans penser s’il est fini ou infini. Mais afin que nous concevions un être fini, il faut nécessairement retrancher quelque chose de cette notion générale de l’être, laquelle par conséquent doit précéder. Ainsi l’esprit n’aperçoit aucune chose que dans l’idée qu’il a de l’infini : et tant s’en faut que cette idée soit formée de l’assemblage confus de toutes les idées des êtres particuliers comme le pensent les philosophes, qu’au contraire toutes ces idées particulières ne sont que des participations de l’idée générale de l’infini, de même que Dieu ne tient pas son être des créatures, mais toutes les créatures ne sont que des participations imparfaites de l’être divin.

Voici une preuve qui sera peut-être une démonstration pour ceux qui sont accoutumés aux raisonnements abstraits. Il est certain que les idées sont efficaces, pn|qu’elles agissent dans l’esprit, et qu’elles l’éclairent, puisqu’elles le rendent heureux ou malheureux par les perceptions agréables ou désagréables dont elles l’affectent. Or rien ne peut agir immédiatement dans l’esprit s’il ne lui est supérieur, rien ne le peut que Dieu seul ; car il n’y a que l’auteur de notre être qui en puisse changer les modifications. Donc il est nécessaire que toutes nos idées se trouvent dans la substance efficace de la divinité, qui seule n’est intelligible ou capable de nous éclairer que parce qu’elle seule peut affecter les intelligences. Insinuavit nobis Chrístus, dit saint Augustin[25], animam humanam et mentem ratíonalem non vegetarí, non beatíficari, non illuminari, nisi ab ipsa substantia dei.

Enfin il n’est pas possible que Dieu ait d’autre fin principale de ses actions que lui-même ; c’est une notion commune à tout homme capable de quelque réflexion, et l’Écriture sainte ne nous permet pas de douter que Dieu n’ait fait toute chose pour lui. Il est donc nécessaire que non-seulement notre amour naturel, je veux dire le mouvement qu’il produit dans notre esprit, tende vers lui, mais encore que la connaissance et que la lumière qu’il lui donne nous fasse connaître quelque chose qui soit en lui ; car tout ce qui vient de Dieu ne peut être que pour Dieu. Si Dieu faisait un esprit et lui donnait pour idée, ou pour l’objet immédiat de sa connaissance le soleil, Dieu ferait, ce semble, cet esprit, et l’idée de cet esprit pour le soleil et non pas pour lui.

Dieu ne peut donc faire un esprit pour connaître ses ouvrages, si ce n’est que cet esprit voie en quelque façon Dieu en voyant ses ouvrages. De sorte que l’on peut dire que si nous ne voyions Dieu en quelque manière, nous ne verríons aucune chose[26] ; de même que si nous n’aimions Dieu, je veux dire si Dieu n’imprimait sans cesse en nous l’amour du bien en général. nous n’aimerions aucune chose. Car cet amour étant notre volonté, nous ne pouvons rien aimer ni rien vouloir sans lui, puisque nous ne pouvons aimer des biens particuliers qu’en déterminant vers ces biens le mouvement d’amour que Dieu nous donne pour lui. Ainsi comme nous n’aimons aucune chose que par l’amour nécessaire que nous avons pour Dieu, nous ne voyons aucune chose que par la connaissance naturelle que nous avons de Dieu ; et toutes les idées particulières que nous avons des créatures ne sont que des l’imitation de l’idée du créateur, comme tous les mouvements de la volonté pour les créatures ne sont que des déterminations du mouvement pour le créateur.

Je ne crois pasqu’il y ait deux théologiens qui ne tombent d’accord que les impies aiment Dieu de cet amour naturel dont je parle ; et saint Augustin et quelques autres Pères assurent comme une chose indubitable que les impies voient dans Dieu les règles des mœurs et les vérités éternelles. De sorte que l’opinion que j’explique ne doit faire peine à personne[27]. Voici comme parle saint Augustin[28] : Ab illa incommutabilis luce veritalis, etiam impius, dum ab ea avertitur, quodammodo tangitur : hinc est quod etiam impii cogitans æternitatem, et multa recte reprehendunt recteque laudant in hominum moribus. Quibus ea tandem regulis judicant, nisi in quibus vident, quenmadmodum quisque vivere debeat, etiam si nec ipsi eodem modo vivunt ? Ubi autem eas vident ? Neque enim in sua natura. Nam cum procul dubio mente ista videantur, eorumque mentes constet esse mutabiles, has vero regulas immutabiles videat quisquis in eis et hoc videre potuerit…… ubinam ergo sunt istæ regulæ scriptæ, nisi in libro lucis illius quæ veritas dicitur, unde lex omnis justa describitur….. in qua videt quid operandum sit etiam qui operatur injustitiaum ; et ipse est qui ab illa luce avertitur, a qua tamen tangitur ?

ll y a dans saint Augustin une infinité de passages semblable sa celui-ci, par lesquels il prouve que nous voyons Dieu des cette vie par la connaissance que nous avons des vérités éternelles. La vérité est incréée, immuable, immense, éternelle, au-dessus de toutes choses. Elle est vraie par elle-même ; elle ne tient sa perfection d’aucune chose ; elle rend les créatures plus parfaites, et tous les esprits cherchent naturellement à la connaître. Il n’y a rien qui puisse avoir toutes ces perfections que Dieu. Donc la vérité est Dieu. Nous voyons de ces vérités immuables et éternelles. Donc nous voyons Dieu. Ce sont la les raisons de saint Augustin, les nôtres en sont peu différentes, et nous ne voulons point nous servir injustement de l’autorité d’un si grand homme pour appuyer notre sentiment.

Nous pensons donc que les vérités, même celles qui sont éternelles, comme que deux fois deux font quatre, ne sont pas seulement des êtres absolus ; tant s’en faut que nous croyions qu’elles soient Dieu même. Car il est visible que cette vérité ne consiste que dans un rapport d’égalité qui est entre deux fois deux et quatre. Ainsi nous ne disons pas que nous voyons Dieu en voyant les vérités, comme le dit saint Augustin, mais en voyant les idées de ces vérités ; car les idées sont réelles ; mais l’égalité entre les idées, qui est la vérité, n’est rien de réel. Quand, par exemple, on dit que le drap que l’on mesure à trois aunes, le drap et les aunes sont réels. Mais l’égalité entre trois aunes et le drap n’est point un être réel, ce n’est qu’un rapport qui se trouve entre les trois aunes et le drap. Lorsqu’on dit que deux fois deux font quatre, les idées des nombres sont réelles, mais l’égalité qui est entre eux n’est qu’un rapport. Ainsi selon notre sentiment, nous voyons Dieu lorsque nous voyons des vérités éternelles : non que ces vérités soient Dieu, mais parce que les idées dont ces vérités dépendent sont en Dieu ; peut-être même que saint Augustin l’a entendu ainsi. Nous croyons aussi que l’on connaît en Dieu les choses changeables et corruptibles, quoique saint Augustin ne parle que des choses immuables et incorruptibles, parce qu’il n’est pas nécessaire pour cela de mettre quelque imperfection en Dieu ; puisqu’il suffit, comme nous avons déjà dit, que Dieu nous fasse voir ce qu’il y a dans lui qui a rapport à ces choses.

Mais quoique je dise que nous voyons en Dieu les choses matérielles et sensibles, il faut bien prendre garde que je ne dis pas que nous en ayons en Dieu les sentiments, mais seulement que c’est de Dieu qui agit en nous ; car Dieu connait bien les choses sensibles, mais il ne les sent pas. Lorsque nous apercevons quelque chose de sensible, il se trouve dans notre perception, sentiment et idée pure. Le sentiment est une modification de notre âme, et c’est Dieu qui la cause en nous ; et il la peut causer quoiqu’il ne l’ait pas, parce qu’il voit, dans l’idée qu’il a de notre âme, qu’elle en est capable. Pour l’idée qui se trouve jointe avec le sentiment, elle est en Dieu. et nous la voyons, parce qu’il lui plaît de nous la découvrir, et Dieu joint la sensation à l’idée lorsque les objets sont présents, afin que nous le croyions ainsi et que nous entrions dans les sentiments et dans les passions que nous devons avoir par rapport à eux.

Nous croyons enfin que tous les esprits voient les lois éternelles aussi bien que les autres choses en Dieu, mais avec quelque différence. Ils connaissent l’ordre et les vérités éternelles, et même les êtres que Dieu a faits selon ses vérités ou selon l’ordre, par l’union que ces esprits ont nécessairement avec le Verbe, ou la sagesse de Dieu qui les éclaire, comme on vient de l’expliquer. Mais c’est par l’impression qu’ils reçoivent sans cesse de la volonté de Dieu, lequel les porte vers lui, et tâche, pour ainsi dire, de rendre leur volonté entièrement semblable à la sienne, qu’ils connaissent que l’ordre immuable est leur loi indispensable ; ordre qui comprend ainsi toutes les lois éternelles, comme qu’il faut aimer le bien et fuir le mal ; qu’il faut aimer la justice plus que toutes les richesses ; qu’il vaut mieux obéir à Dieu que de commander aux hommes, et une infinité d’autres lois naturelles. Car la connaissance de toutes ces lois ou de l’obligation qu’ils ont de se conformer à l’ordre immuable n’est pas différente de la connaissance de cette impression, qu’ils sentent toujours en eux-mêmes, quoiqu’ils ne la suivent pas toujours par le choix libre de leur volonté ; et qu’ils savent être commune à tous les esprits, quoiqu’elle ne soit pas également forte dans tous les esprits.

C’est par cette dépendance, par ce rapport, par cette union de notre esprit au Verbe de Dieu, et de notre volonté à son amour, que nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu ; et quoique cette image soit beaucoup effacée par le péché, cependant il est nécessaire qu’elle subsiste autant que nous. Mais, si nous portons l’image du Verbe humilié sur la terre, et si nous suivons les mouvements du Saint Esprit, cette image primitive de notre première création, cette union de notre esprit au Verbe du Père et à l’amour du Père et du Fils sera rétablie et rendue ineffaçable. Nous serons semblables à Dieu, si nous sommes semblables à l’homme-Dieu. Eniin Dieu sera tout en nous et nous tout en Dieu d’une manière bien plus parfaite que celle par laquelle il est nécessaire afin que nous subsistions, que nous soyons en lui et qu’il soit en nous[29]

Voilà quelques raisons qui peuvent faire croire que les esprits aperçoivent toutes choses par la présence intime de celui qui comprend tout dans la simplicité de son être. Chacun en jugera selon la conviction intérieure qu’il en recevra après y avoir sérieusement pensé. Mais on croit qu’il n’y a aucune vraisemblance dans toutes les autres manières d’expliquer ces choses, et que cette dernière paraîtra plus que vraisemblable ; ainsi nos âmes dépendent de Dieu en toutes façons. Car de même que c’est lui qui leur fait sentir la douleur, le plaisir et toutes les autres sensations, par l’union naturelle qu’il a mise entre elles et notre corps, qui n’est autre que son décret et sa volonté générale ; ainsi c’est lui qui, par l’union naturelle qu’il a mise aussi entre la volonté de l’homme et la représentation des idées que renferme l’immensité de l’être divin, leur fait connaître tout ce qu’elles connaissent, et cette union naturelle n’est aussi que sa volonté générale. De sorte qu’il n’y a que lui qui nous puisse éclairer en nous représentant toutes choses ; de même qu’il n’y a que lui qui nous puisse rendre heureux en nous faisant goûter toutes sortes de plaisirs.

Demeurons donc dans ce sentiment, que Dieu est le monde intelligible ou le lieu des esprits, de même que le monde matériel est le lieu des corps ; que c’est de sa puissance qu’ils reçoivent toutes leurs modifications ; que c’est dans sa sagesse qu’ils trouvent toutes leurs idées, et que c’est par son amour qu’ils sont agités de tous leurs mouvements réglés ; et parce que sa puissance et son amour ne sont que lui, croyons avec saint Paul qu’il n’est pas loin de chacun de nous, et que c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être. Non longe est ab uniquoque nostrum ; in ipso enim vívímus, movemur et sumus[30].’


CHAPITRE VII.


I. Quatre différentes manières de voir les choses. — II. Comment on connait Dieu. — III. Comment on connaît les corps. — IV. Comment on connaît son âme. — V. Comment ou connaît les âmes des autres hommes et les purs esprits.


I. Afin d’abréger et d’éclaircir le sentiment que je viens d’établir touchant la manière dont l’esprit aperçoit tous les différents objets de ses connaissances, il est nécessaire que je distingue en lui quatre manières de connaître.

La première est de connaître les choses par elles-mêmes ;

La seconde, de les connaître par leurs idées, c’est-à-dire, comme je l’entends ici, par quelque chose qui soit différent d’elles ;

La troisième, de les connaître par conscience, ou par sentiment intérieur ;

La quatrième, de les connaître par conjecture.

On connaît les choses par elles-mêmes et sans idées, lorsqu’elles sont intelligibles par elles-mêmes, c’est-à-dire lorsqu’elles peuvent agir sur l’esprit, et par là se découvrir à lui. Car l’entendement est une faculté de l’âme purement passive, et l’activité ne se trouve que dans la volonté. Ses désirs mêmes ne sont point les causes véritables des idées, elles ne sont que les causes occasionnelles ou naturelles de leur présence, en conséquence des lois générales de l’union de notre âme avec la raison universelle, ainsi que je l’expliquerai ailleurs. On connaît les choses par leurs idées lorsqu’elles ne sont point intelligibles par elles-mêmes, soit parce qu’elles sont corporelles, soit parce qu’elles ne peuvent affecter l’esprit ou se découvrir à lui. On connait par conscience toutes les choses qui ne sont point distinguées de soi. Enfin on connaît par conjecture les choses qui sont différentes de soi, et de celles que l’on connaît en elles-mêmes et par des idées, comme lorsqu’on pense que certaines choses sont semblables à quelques autres que l’ou connaît.

II. Il n’y a que Dieu que l’on connaisse par lui-même ; car encore qu’il y ait d’autres êtres spirituels que lui et qui semblent être intelligibles par leur nature, il n’y a que lui seul qui puisse agir dans l’esprit et se découvrir à lui. Il n’y a que Dieu que nous voyions d’une vue immédiate et directe ; il n’y a que lui qui puisse éclairer l’esprit par sa propre substance. Enfin, dans cette vie, ce n’est que par l’union que nous avons avec lui que nous sommes capables de connaître ce que nous connaissons, ainsi que nous l’avons expliqué dans le chapitre précédent ; car c’est notre seul maître qui préside à notre esprit, selon saint Augustin, sans l’entremise d’aucune créature[31].

On ne peut concevoir que quelque chose de créé puisse représenter l’infini, que l’être sans restriction, l’être immense, l’être universel puisse être aperçu par une idée, c'est-à-dire par un être particulier, par un être différent de l’être universel et infini ; mais, pour les êtres particuliers, il n’est pas difficile de concevoir qu’ils puissent être représentés par l’être infini qui les renferme dans sa substance très-efficace et par conséquent très-intelligible. Ainsi il est nécessaire de dire que l’on connaît Dieu par lui-même, quoique la connaissance que l’on en a en cette vie soit très-imparfaite ; et que l’on connaît les choses corporelles par leurs idées, c’est-à-dire en Dieu, puisqu’il n’y a que Dieu qui renferme le monde intelligible, où se trouvent les idées de toutes choses.

Mais encore que l’on puisse voir toutes choses en Dieu, il ne s’ensuit pas qu’on les y voie toutes : on ne voit en Dieu que les choses dont on a des idées, et il y a des choses que l’on voit sans idées.

III. Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits : propriétés de corps, propriétés d’esprits. On ne peut douter que l’on ne voie les corps avec leurs propriétés par leurs idées, parce que n’étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l’être qui les renferme d’une manière intelligible. Ainsi c’est en Dieu et par leurs idées que nous voyons les corps avec leurs propriétés, et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est très-parfaite : je veux dire que l’idée que nous avons de l’étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés dont l’étendue est capable, et que nous ne pouvons désirer d’avoir une idée plus distincte et plus féconde de l’étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne.

Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées en peut voir successivement toutes les propriétés ; car, lorsqu’on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d’une manière très-parfaite, et elle serait infiniment parfaite si l’esprit qui les y voit était infini. Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l’étendue, des figures et des mouvements n’est point un défaut de l’idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère.

IV. Il n’en est pas de même de l’âme : nous ne la connaissons point par son idée ; nous ne la voyons point en Dieu ; nous ne la connaissons que par conscience, et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite ; nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n’avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc., nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée[32]. Mais si nous voyions en Dieu l’idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable ; comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable, parce que nous connaissons l’étendue par son idée.

Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes que notre âme est quelque chose de grand, mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu’elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n’en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce que l’on en connaît par l’idée qui la représente. Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement llàme de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur, puisque la conscience que nous avons de nousmèmés ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être.

On peut conclure de ce que nous venons de dire qu’encore que nous connaissions plus distinctement l’existence le notre âme que l’existence de notre corps et de ceux qui nous environnent, cependant nous n’avons pas une connaissance si parfaite de la nature de l’âme que de la nature des corps, et cela peut servir à accorder les différents sentiments de ceux qui disent qu’il n’y a rien qu’on connaisse mieux que l’âme, et de ceux qui assurent qu’il n’y a rien qu'ils connaissent moins.

Cela peut aussi servir à prouver que les idées qui nous représentent quelque chose hors de nous ne sont point des modifications de notre âme ; car si l’âme voyait toutes choses en considérant ses propres modifications, elle devrait connaître plus clairement son essence ou sa nature que celle des corps, et toutes les sensations ou modifications dont elle est capable que les figures ou modifications dont les corps sont capables. Cependant elle ne connait point qu’elle soit capable d’une telle sensation par la vue qu’elle a d’elle même, mais seulement par expérience ; au lieu qu’elle connaît que l’étendue est capable d’un nombre infini de figures par l’idée qu’elle a de l’étendue, Il y a même de certaines sensations, comme les couleurs et les sons, que la plupart des hommes ne peuvent reconnaître si elles sont ou ne sont pas des modifications de l’âme, et il n’y a point de figures que tous les hommes, par l’idée qu’ils ont de l’étendue, ne reconnaissent être des modifications des corps.

Ce que je viens de dire fait aussi voir la raison pour laquelle on ne peut pas donner de définition qui fasse connaître les modifications de l’âme ; car puisqu’on ne connaît ni l’âme ni ses modifications par des idées, mais seulement par des sentiments, et que tels sentiments de plaisir, par exemple, de douleur, de chaleur. etc., ne sont point attachés aux mots, il est clair que si quelqu’un n’avait jamais vu de couleur ni senti de chaleur, on ne pourrait lui faire connaître ces sensations par toutes les définitions qu’on lui en donnerait. Or les hommes n’ayant leurs sentiments qu’à cause du corps, et leur corps n’étant pas disposé en tous de la même manière, il arrive souvent que les mots sont équivoques, que ceux dont on se sert pour exprimer les modifications de son âme signifient tout le contraire de ce qu’on prétend, et que souvent on fait penser à l’amertume, par exemple, lorsqu’on croit faire penser in la douceur.

Encore que nous n’ayons pas une entière connaissance de notre âme, celle que nous en avons par conscience ou sentiment intérieur suffit pour en démontrer l’immortalité, la spiritualité, la liberté et quelques autres attributs qu’il est nécessaire que nous sachions, et c’est pour cela que Dieu ne nous la fait point connaître par son idée comme il nous fait connaître les corps. La connaissance que nous avons de notre âme par conscience est imparfaite. il est vrai, mais elle n’est point fausse ; la connaissance, au contraire, que nous avons des corps par sentiment ou par conscience, si on peut appeler conscience le sentiment de ce qui se passe dans notre corps. n’est pas seulement imparfaite, mais elle est fausse. Il nous fallait donc une idée des corps pour corriger les sentiments que nous en avons ; mais nous n’avons point besoin de l’idée de notre âme. puisque la conscience que nous en avons ne nous engage point dans l’erreur, et que pour ne nous point tromper dans sa connaissance il suffit de ne la point confondre avec le corps, ce que nous pouvons faite par la raison. Enfin si nous avions une idée de l’àme aussi claire que celle que nous avons du corps, cette idée nous l’eût trop fait considérer comme séparée de lui. Ainsi elle eùt diminué l’union de notre âme avec notre corps, en nous empêchant dela regarder comme répandue dans tous nos membres, ce que je n’explique pas davantage.

V. De tous les objets de notre connaissance, il ne nous reste plus que les âmes des autres hommes et que les pures intelligences, et il est manifeste que nous ne les connaissons que par conjecture. Nous ne les connaissons présentement ni en elles-mêmes ni par leurs idées ; et, comme elles sont différentes de nous, il n’est pas possible que nous les connaissions par conscience. Nous conjecturons que les âmes des autres hommes sont de même espèce que la nôtre. Ce que nous sentons en nous-mêmes, nous prétendons qu’ils le sentent ; et même, lorsque ces sentiments n’ont point de rapport au corps, nous sommes assurés que nous ne nous trompons point, parce que nous voyons en Dieu certaines idées et certaines lois immuables selon lesquelles nous savons avec certitude que Dieu agit également dans tous les esprits.

Je sais que deux fois deux font quatre, qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, et je ne me trompe point de croire que les autres connaissent ces vérités aussi bien que moi ; j’aime le bien et le plaisir, je hais le mal et la douleur, je veux être heureux, et je ne me trompe point de croire que les hommes, les anges et les démons mêmes ont ces inclinations. Je sais même que Dieu ne fera jamais d’esprits qui ne désirent d’être heureux ou qui puissent désirer d’être malheureux ; mais je le sais avec évidence et certitude, parce que c’est Dieu qui me l’apprend ; car quel autre que Dieu pourrait me faire connaître les desseins et les volontés de Dieu ? Mais lorsque le corps a quelque part à ce qui se passe en moi, je me trompe presque toujours si je juge des autres par moi-même. Je sens de la chaleur, je vois une telle grandeur, une telle couleur ; je goûte une telle ou telle saveur à l’approche de certains corps ; je me trompe si je juge des autres par moi-même ; je suis sujet à certaines passions ; j’ai de l’amitié ou de l’aversion pour telle ou telle chose, et je juge que les autres me ressemblent ; ma conjecture est souvent fausse. Ainsi la connaissance que nous avons des autres hommes est fort sujette à Terreur si nous n’en jugeons que par les sentiments que nous avons de nous-mêmes.

S’il y a quelques êtres différents de Dieu, de nous-mêmes, des corps et des purs esprits, cela nous est inconnu. Nous avons de la peine à nous persuader qu’il y en ait : et après avoir examiné les raisons de certains philosophes qui prétendent le contraire, nous les avons trouvées fausses ; ce qui nous a confirme dans le sentiment que nous avions, qu’étant tous hommes de même nature, nous avions tous les mêmes idées, parce que nous avons tous besoin de connaître les mêmes.


CHAPITRE VIII.


I. La présence intime de l’idée vague de l’être en général est la cause de toutes les abstractions déréglées de l’esprit et de la plupart des chimères de la philosophie ordinaire, qui empêchent beaucoup de philosophes de reconnaître la solidité des vrais principes de physique. — II. Exemple touchant l’essence de la matière.


I. Cette présence claire, intime, nécessaire de Dieu, je veux dire de l’être sans restriction particulière, de l’être infini, de l’être en général, à l’esprit de l’homme, agit sur lui plus fortement que la présence de tous les objets finis. Il est impossible qu’il se défasse entièrement de cette idée générale de l’être, parce qu’il ne peut subsister hors de Dieu. Peut-être pourrait-on dire qu’il s’en peut éloigner, à cause qu’il peut penser à des êtres particuliers ; mais on se tromperait ; car quand l’esprit considère quelque être en particulier, ce n’est pas tant qu’il s’éloigne de Dieu que c’est plutôt qu’il s’approche, s’il est permis de parler ainsi, de quel qu’une de ses perfections représentatives de cet être en s’éloignant de toutes les autres. Toutefois, il s’en éloigne de telle manière qu’il ne les perd point entièrement de vue, et qu’il est presque toujours en état de les aller chercher et de s’en approcher. Elles sont toujours présentes à l’esprit, mais l’esprit ne les aperçoit que dans une confusion inexplicable, à cause de sa petitesse et de la grandeur de l’idée de l’être. On peut bien être quelque temps sans penser à soi-même ; mais ou ne saurait, ce me semble, subsister un moment sans penser à l’être ; et dans le même temps qu’on croit ne penser à rien, ou est nécessairement plein de l’idée vague et générale de l’être ; mais parce que les choses qui nous sont tort ordinaires et qui ne nous touchent point, ne réveillent point l’esprit avec quelque force et ne l’obligent point à faire quelque réflexion sur elles, cette idée de l’être, quelque grande, vaste, réelle et positive qu’elle soit, nous est si familière et nous touche si peu que nous croyons quasi ne la point voir, que nous n’y faisons point de réflexion, que nous jugeons ensuite qu’elle a peu de réalité, et qu’elle n’est formée que de l’assemblage confus de toutes les idées particulières ; quoiqu’au contraire ce soit dans elle seule et par elle seule que nous apprenons tous les êtres en particulier.

Quoique cette idée, que nous recevons, par l’union immédiate que nous avons avec le Verbe de Dieu, la souveraine raison, ne nous trompe jamais par elle-même, comme celles que nous recevons à cause de l’union que nous avons avec notre corps, lesquelles nous représentent les choses autrement qu’elles sont ; cependant je ne crains point de dire que nous faisons un si mauvais usage des meilleures choses, que la présence ineffaçable de cette idée est une des principales causes de toutes les abstractions déréglées de l’esprit, et par conséquent de toute cette philosophie abstraite et chimérique qui explique tous les effets naturels par des termes généraux d’acte, de puissance, de cause, d’effet, de formes substantielles, de facultés, de qualités occultes, etc. Car il est constant que tous ces termes et plusieurs autres ne réveillent point d’autres idées dans l’esprit que des idées vagues et générales, c’est-à-dire de ces idées qui se présentent à l’esprit d’elles-mêmes, sans peine et sans application de notre part.

Qu’on lise avec toute l’attention possible toutes les définitions et toutes les explications que l’on donne des formes substantielles, que l’on cherche avec soin en quoi consiste l’essence de toutes ces entités que les philosophes imaginent comme il leur plaît, et en si grand nombre, qu’ils sont obligés d’en faire plusieurs divisions et subdivisions, et je m’assure qu’on ne réveillera jamais dans son esprit d’autre idée de toutes ces choses que celle de l’être et de la cause en général.

Car voici ce qui arrive ordinairement aux philosophes. Ils voient quelque effet nouveau ; ils imaginent aussitôt une entité nouvelle pour le produire. Le feu échauffe ; il y a donc dans le feu quelque entité qui produit cet effet, laquelle est différente de la matière dont le feu est composé. Et parce que le feu est capable de plusieurs effets différents, comme de séparer les corps, de les réduire en cendre et en verre, de les sécher, les durcir, les amollir, les dilater, les purifier, les éclairer, etc., ils donnent libéralement au feu autant de facultés ou de qualités réelles qu’il est capable de produire d’effets différents.

Mais si l’on fait réflexion à toutes les définitions qu’ils donnent de ces facultés, on reconnaîtra que ce ne sont que des définitions de logique et qu’elles ne réveillent point d’autres idées que celle de l’être et de la cause en général que l’esprit rapporte à l’effet qui se produit ; de sorte qu’on n’en est pas plus savant quand on les a fort étudiées. Car tout ce qu’on retire de cette sorte d’étude, c’est qu’on s’imagine savoir mieux que les autres ce que toutefois on sait beaucoup moins ; non-seulement parce qu’on admet plusieurs entités qui ne furent jamais, mais encore parce qu’étant préoccupé, on se rend incapable de concevoir comment il se peut faire que de la matière toute seule comme celle du feu, étant mue contre des corps différemment disposés, y produise tous les différents effets que nous voyons que le feu produit.

Il est manifeste à tous ceux qui ont un peu lu que presque tous les livres de science, et principalement ceux qui traitent de la physique, de la médecine, de la chimie et de toutes les choses particulières de la nature, sont tout pleins de raisonnements fondés sur les qualités élémentaires et sur les qualités secondes, comme les attractrices, les rétentrices, les concoctrices, les expultrices et autres semblables, sur d’autres qu’ils appellent occultes, sur les vertus spécifiques et sur plusieurs autres entités que les hommes composent de l’idée générale de l’être et de celle de la cause de l’effet qu’ils voient. Ce qui semble ne pouvoir arriver qu’à cause de la facilité qu’ils ont à considérer l’idée de l’être en général, qui est toujours présente à leur esprit par la présence intime de celui qui renferme tous les êtres.

Si les philosophes ordinaires se contentaient de donner leur physique simplement comme une logique qui fournirait des termes propres pour parler des choses de la nature, et s’ils laissaient en repos ceux qui attachent à ces termes des idées distinctes et particulières afin de se faire entendre, on ne trouverait rien à reprendre dans leur conduite. Mais ils prétendent eux-mêmes expliquer la nature par leurs idées générales et abstraites, comme si la nature était abstraite ; et ils veulent absolument que la physique de leur maître Aristote soit une véritable physique qui explique le fond des choses, et non pas simplement une logique, quoiqu’elle ne contienne rien de supportable que quelques définitions si vagues et quelques termes si généraux, qu’ils peuvent servir dans toutes sortes de philosophie. Ils sont enfin si fort entêtés de toutes ces entités imaginaires et de ces idées vagues et indéterminées qui leur naissent naturellement dans l’esprit, qu’ils sont incapables de s’arrêter assez long-temps à considérer les idées réelles des choses pour en reconnaître la solidité et l’évidence. Et c’est ce qui est la cause de l’extrême ignorance où ils sont des vrais principes de physique. Il en faut donner quelque preuve.

II. Les philosophes tombent assez d’accord qu’on doit regarder comme l’essence d’une chose ce que l’on reconnaît de premier dans cette chose, ce qui en est inséparable et d’où dépendent toutes les propriétés qui lui conviennent[33]. De sorte que pour découvrir en quoi consiste l’essence de la matière, il faut regarder toutes les propriétés qui lui conviennent ou qui sont renfermées dans l’idée qu’on en a, comme la dureté, la mollesse, la fluidité, le mouvement, le repos, la figure, la divisibilité, l’impénétrabilité et l’étendue, et considérer d’abord lequel de tous ces attributs en est inséparable. Ainsi, la fluidité, la dureté, la mollesse, le mouvement et le repos se pouvant séparer de la matière, puisqu’il y a plusieurs corps qui sont sans dureté, ou sans fluidité, ou sans mollesse, qui ne sont point en mouvement, ou enfin qui ne sont point en repos, il s’ensuit clairement que tous ces attributs ne lui sont point essentiels.

Mais il en reste encore quatre que nous concevons inséparables de la matière, savoir : la figure, la divisibilité, l’impénétrabilité et l’étendue. De sorte que pour voir quel est l’attribut qu’on doit prendre pour l’essence, il ne faut plus songer à les séparer, mais seulement examiner lequel est le premier, et qui n’en suppose point d’autre. On reconnaît facilement que la figure, la divisibilité et l’impénétrabilité supposent l’étendue, et que l’étendue ne suppose rien ; mais que dès qu’elle est donnée, la divisibilité, l’impénétrabilité et la figure sont données. Ainsi, on doit conclure que l’étendue est l’essence de la matière, supposé qu’elle n’ait que les attributs dont nous venons de parler ou d’autres semblables ; et je ne crois pas qu’il y ait personne au monde qui en puisse douter après y avoir sérieusement pensé.

Mais la difficulté est de savoir si la matière n’a point encore quelques autres attributs différents de l’étendue et de ceux qui en dépendent ; de sorte que l’étendue même ne lui soit point essentielle, et qu’elle suppose quelque chose qui en soit le sujet et le principe.

Plusieurs personnes, après avoir considéré très-attentivement l’idée qu’ils avaient de la matière, par tous les attributs qui en sont connus, après avoir aussi médité les effets de la nature autant que la force et la capacité de l’esprit le peuvent permettre, se sont fortement persuadés que l'étendue ne suppose aucune chose dans la matière, soit parce qu’ils n’ont pas eu d’idée distincte et particulière de cette prétendue chose qui précède l’étendue, soit encore parce qu’ils n’ont vu aucun effet qui la prouve.

Car de même que pour se persuader qu’une montre n’a point quelque entité différente de la matière dont elle est composée, il suffit de savoir comment la différente disposition des roues peut produire tous les mouvements d’une montre, et de n’avoir outre cela aucune idée distincte de ce qui pourrait être cause de ces mouvements, quoiqu’on en ait plusieurs de logique ; ainsi, parce que ces personnes n’ont point d’idée distincte de ce qui pourrait être dans la matière, si l’étendue en était ôtée, qu’ils ne voient aucun attribut qui le fasse connaître, que, l’étendue étant donnée, tous les attributs que l’on conçoit appartenir à la matière sont donnés, et que la matière n’est cause d’aucun effet qu’on ne puisse concevoir que de l’étendue diversement configurée et diversement agitée ne puisse produire, ils se sont persuadés de là que l’étendue était l’essence de la matière.

Mais de même que les hommes n’ont point de démonstration certaine qu’il n’y a point quelque intelligence ou quelque entité nouvellement créée dans les roues d’une montre ; ainsi personne ne peut, sans une révélation particulière, assurer comme une démonstration de géométrie qu’il n’y a que de l’étendue diversement configurée dans une pierre. Car il se peut absolument faire que l’étendre soit jointe avec quelque autre chose que nous ne concevons pas, parce que nous n’en avons point d’idée, quoiqu’il semble fort déraisonnable de le croire et de l’assurer, puisqu’il est contre la raison d’assurer ce qu’on ne sait point et ce qu’on ne conçoit point.

Toutefois, quand on supposerait qu’il y aurait quelque autre chose que l’étendue dans la matière, cela n’empêcherait pas, si on y prend bien garde, que l’étendue n’en fût l’essence, seloh la définition que l’on vient de donner de ce mot. Car enfin il est absolument nécessaire que tout ce qu’il y a au monde soit ou bien un être, ou bien la manière d’un être ; un esprit attentif ne le peut nier. Or. l’étendue n’est pas la manière d’un être, donc c’est un être. Mais, puisque la matière n’est point un composé de plusieurs êtres, comme l’homme, qui est composé de corps et d’esprit ; puisque la matière n’est qu’un seul être, il est manifeste que la matière n’est rien autre chose que l’étendue.

Pour prouver maintenant que l’étendue n’est pas la manière d’un ètre, mais que c’est véritablement un être, il faut remarquer qu’on ne peut concevoir la manière d’un être qu’on ne conçoive en même temps l’être dont elle est la manière. On ne peut concevoir de rondeur, par exemple, qu’on ne conçoive de l’étendue, parce que la manière d’un être n’étant que l’être même d’une telle façon, la rondeur, par exemple, de la cire n’étant que la cire même d’une telle façon, il est visible qu’on ne peut concevoir la manière sans l’être. Si donc l’étendue était la manière d’un être, on ne pourrait concevoir l’étendue sans cet être dont l’étendue serait la manière. Cependant on la conçoit fort facilement toute seule. Donc elle n’est point la manière d’aucun être, et par conséquent elle est elle-même un être. Ainsi elle fait l’essence de la matière, puisque la matière n’est qu’un être et non pas un composé de plusieurs êtres, comme nous venons de dire.

Mais plusieurs philosophes sont si fort accoutumés aux idées générales et aux entités de logique, que leur esprit en est plus occupé que de celles qui sont particulières, distinctes et de physique. Cela paraît assez de ce que les raisonnements qu’ils font sur les choses naturelles ne sont appuyés que sur des notions de logique, d’acte et de puissance, et d’un nombre infini d’entités imaginaires qu’ils ne discernent point de celles qui sont réelles. Ces personnes donc, trouvant une merveilleuse facilité de voir en leur manière ce qu’il leur plaît de voir, s’imaginent qu’ils ont meilleure vue que les autres, et qu’ils voient distinctement que l’étendue suppose quelque chose, et qu’elle n’est qu’une propriété de la matière, de laquelle même elle peut être dépouillée.

Toutefois, si on leur demande qu’ils expliquent cette chose, qu’ils prétendent apercevoir dans la matière par delà l’étendue ; ils le font en plusieurs façons qui font toutes voir qu’ils n’en ont point d’autre idée que celle de l’être ou de la substance en général. Cela parait clairement lorsqu’on prend garde que cette idée ne renferme point d’attributs particuliers qui conviennent à la matière. Car si on ôte l’étendue de la matière, on ôte tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement lui appartenir, quand même on laisserait cette chose qu’ils s’imaginent en être l’essence ; il est visible qu’on n’en pourrait pas faire un ciel, une terre, ni rien de ce que nous voyons. Et tout au contraire, si on ôte ce qu’ils imaginent être l’essence de la matière, pourvu qu’on laisse l’étendue, on laisse tous les attributs et toutes les propriétés que l’on conçoit distinctement renfermés dans l’idée de la matière ; car il est certain qu’on peut former avec de l’étendre toute seule un ciel, une terre, et tout le monde que nous voyons, et encore une infinité d’autres. Ainsi, ce quelque chose qu’ils supposent au delà de l’étendue, n’ayant point d’attributs que l’on conçoive distinctement lui appartenir, et qui soient clairement renfermés dans l’idée qu’on en a, n’est rien de réel si l’on en croit la raison, et même ne peut de rien servir pour expliquer les effets naturels. Et ce qu’on dit que c’est le sujet et le principe de l’étendue se dit gratis, et sans que l’on conçoive distinctement ce qu’on dit, c’est-à-dire sans qu’on en ait d’autre idée qu’une générale et de logique comme de sujet et de principe. De sorte que l’on pourrait encore imaginer un nouveau sujet et un nouveau princípe de ce sujet de l’étendue, et ainsi à l’infini, parce que l’esprit se représente des idées générales de sujet et de principe comme il lui plaît.

Il est vrai qu’il y a grande apparence que les hommes n’auraient pas obscurci si fort l’idée qu’ils ont de la matière, s’ils n’avaient eu quelques raisons pour cela, et que plusieurs soutiennent des sentiments contraires à ceux-ci par des principes de théologie. Sans doute l’étendue n’est point l’essence de la matière ; si cela est contraire à la foi, on y souscrit. L’on est, grâce à Dieu, très-persuadé de la faiblesse et de la l’imitation de l’esprit humain. On sait qu’il a trop peu d’étendue pour mesurer une puissance infinie, que Dieu peut infiniment plus que nous ne pouvons concevoir, qu’il ne nous donne des idées que pour connaître les choses qui arrivent par l’ordre de la nature, et qu’il nous cache le reste. On est donc toujours prêt à soumettre l’esprit à la foi ; mais il faut d’autres preuves que celles qu’on apporte ordinairement pour ruiner les raisons que l’on vient de dire, parce que les manières dont on explique les mystères de la foi ne sont pas de foi, et qu’on les croit même sans comprendre qu’on en puisse jamais expliquer nettement la manière.

On croit, par exemple, le mystère de la Trinité, quoique l’esprit humain ne le puisse concevoir ; et on ne laisse pas de croire que deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles, quoique cette proposition semble le détruire. Car on est persuadé qu’il ne faut faire usage de son esprit que sur des sujets proportionnés à sa capacité, et qu’on ne doit pas regarder fixement nos mystères, de peur d’en être ébloui, selon cet avertissement du Saint-Esprit : Qui scrutator est majestatis opprímetur a gloria.

Si toutefois on croyait qu’il fût à propos pour la satisfaction de quelques esprits d’expliquer comment le sentiment qu’on a de la matière s’accorde avec ce que la loi nous enseigne de la Transsubstantiation, on le ferait peut-être d’une manière assez nette et assez distincte, et qui certainement ne choquerait en rien les décisions de l’Église ; mais on croit se pouvoir dispenser de donner cette explication, principalement dans cet ouvrage.

Car il faut remarquer que les saints pères ont presque toujours parlé de ce mystère comme d’un mystère incompréhensible, qu’ils n’ont point philosophé pour l’expliquer, et qu’ils se sont contentés pour l’ordinaire de comparaisons peu exactes, plus propres pour faire connaître le dogme que pour en donner une explication qui contentât l’esprit ; qu’ainsi la tradition est pour ceux qui ne philosophent point sur ce mystère et qui soumettent leur esprit à la foi, sans s’embarrasser inutilement dans ces questions très-difficiles.

On aurait donc tort de demander aux philosophes qu’ils donnassent des explications claires et faciles de la manière dont le corps de Jésus-Christ est dans l’eucharistie ; car ce serait leur demander qu’ils disent des nouveautés en théologie. Et si les philosophes répondaient imprudemment à cette demande, il semble qu’ils ne pourraient éviter la condamnation ou de leur philosophie ou de leur théologie ; car si leurs explications étaient obscures, on mépriserait les principes de leur philosophie ; et si leur réponse était claire ou facile, on appréhenderait peut-être la nouveauté de leur théologie.

Puis donc que la nouveauté en matière de théologie porte le caractère de l’erreur, et qu’on a droit de mépriser des opinions pour cela seul qu’elles sont nouvelles et sans fondement dans la tradition, on ne doit pas entreprendre de donner des explications faciles et intelligibles des choses que les pères et les conciles n’ont point entièrement expliquées ; et il suffit de tenir le dogme de la transsubstantiation sans en vouloir expliquer la manière ; car autrement ce serait jeter des semences nouvelles de disputes et de querelles dont il n’y a déjà que trop, et les ennemis de la vérité ne manqueraient pas de s’en servir malicieusement pour opprimer leurs adversaires.

Les disputes en matière d’explications de théologie semblent être des plus inutiles et des plus dangereuses, et elles sont d’autant plus craindre, que les personnes mêmes de piété s’imaginent souvent qu’ils ont droit de rompre la charité avec ceux qui n’entrent point dans leurs sentiments. On n’en a que trop d’expériences et la cause n’en est pas fort cachée. Ainsi c’est toujours le meilleur et le plus sûr de ne point se presser de parler des choses dont on n’a point d’évidence et que les autres ne sont pas disposés à concevoir.

Il ne faut pas aussi que des explications obscures et incertaines des mystères de la foi, lesquelles on n’est point obligé de croire, nous servent de règle et de principes pour raisonner en philosophie, où il n’y a que l’évidence qui nous doive persuader. Il ne faut pas changer les idées claires et distinctes d’étendue, de figure et de mouvement local, pour ces idées générales et confuses de principe ou de sujet d’étendue, de forme, de quiddités, de qualités réelles, et de tous ces mouvements de génération, de corruption, d’altération et d’autres semblables qui diffèrent du mouvement local. Les ideas réelles produiront une science réelle ; mais les idées générales et de logique ne produiront jamais qu’une science vague, superficielle et stérile. Il faut donc considérer avec assez d’attention ces idées distinctes et particulières des choses, pour reconnaître les propriétés qu’elles renferment, et étudier ainsi la nature, au lieu de se perdre dans des chimères qui n’existent que dans la raison de quelques philosophes.


CHAPITRE IX.


I. Dernière cause générale de nos erreurs. — II. Que les idées des choses ne sont pu toujours présentes à l’esprit dès qu’on le souhaite. — III. Que tout esprit fini est sujet à l’erreur, et pourquoi. — IV. Qu’on ne doit pas juger qu’il n’y a que des corps ou des esprits, ni que Dieu qui soit esprit comme nous concevons les esprits.


I. Nous avons parlé jusqu’ici des erreurs dont on peut assigner quelque cause occasionnelle dans la nature de l’entendement pur, ou de l’esprit considéré comme agissant par lui-même ; et dans la nature des idées, c’est-à-dire dans la manière dont l’esprit aperçoit les objets de dehors. Il ne reste maintenant qu’à expliquer une cause que l’on peut appeler universelle et générale de toutes nos erreurs, parce qu’on ne conçoit point d’erreur qui n’en dépende en quelque manière. Cette cause est que le néant n’ayant point d’idées qui le représente, l’esprit est porté à croire que les choses dont il n’a point d’idée n’existent pas.

Il est constant que la source générale de nos erreurs, comme nous avoirs déjà dit plusieurs fois, c’est que, nos jugements ont plus d’étendue que nos perceptions ; car lorsque nous considérons quelque objet, nous ne l’envisageons ordinairement que par un côté ; et nous ne nous contentons pas de juger du côté que nous avons considéré, mais nous jugeons de l’objet tout entier. Ainsi il arrive souvent que nous nous trompons, parce que bien que la chose soit vraie du côté que nous l’avons examinée, elle se trouve ordinairement fausse de l’autre ; et ce que nous croyons vrai n’est seulement que vraisemblable. Or il est visible que nous ne jugerions pas absolument des choses comme nous faisons, si nous ne pensions pas en avoir considéré tous les côtés ou si nous ne les supposions pas semblables à celui que nous avons examiné. Ainsi la cause générale de nos erreurs, c’est que, n’ayant point d’idées des autres côtés de notre objet ou de leur différence d’avec celui qui est présent à notre esprit, nous croyons que ces autres côtés ne sont point, ou tout au moins nous supposons qu’ils n’ont point de différence particulière.

Cette manière d’agir nous paraît assez raisonnable ; car le néant ne formant point d’idées dans l’esprit, on a quelque sujet de croire que les choses qui ne forment point d’idée dans l’esprit dans le temps qu’on les examine, ressemblent au néant. Et ce qui nous confirme dans ce sentiment, c’est que nous sommes persuadés par une espèce d’instinct que les idées des choses sont dues à notre nature, et qu’elles sont soumises de telle manière à l’esprit qu’elles doivent se représenter à lui dès qu’il le souhaite.

II. Cependant si nous faisions quelque réflexion à l’état présent de notre nature, nous n’aurions pas tant de penchant à croire que nous avons toutes les idées des choses dès que nous le voulons. L’homme, pour ainsi dire, n’est que chair et que sang depuis le péché. La moindre impression de ses sens et de ses passions rompt la plus forte attention de son esprit, et le cours des esprits et du sang l’emporte avec soi et le pousse continuellement vers les objets sensibles. C’est souvent en vain qu’il se roidit contre ce torrent qui l’entraîne, et c’est rarement qu’il s’avise d’y résister ; car il y a trop de douceur à le suivre et trop de fatigue à s’y opposer. L’esprit donc se rebute et s’abat aussitôt qu’il a fait quelque effort pour se prendre et pour s’arrêter à quelque vérité, et il est absolument faux. dans l’état où nous sommes, que les idées des choses soient présentes à notre esprit toutes les fois que nous les voulons considérer. Ainsi nous, ne devons point juger que les choses ne sont point, de cela seul que nous n’en avons aucune idée.

III. Mais quand nous supposerions l’homme maître absolu de son esprit et de ses idées, il serait encore nécessairement sujet à l’erreur par sa nature ; car l’esprit de l’homme est limité, et tout esprit limité est par sa nature sujet à l’erreur. La raison en est que les moindres choses ont entre elles une intinité de rapports, et qu’il faut un esprit infini pour les comprendre. Ainsi un esprit limité ne pouvant embrasser ni comprendre tous ces rapports quelque effort qu’il fasse, il est porté à croire que ceux qu’il n’aperçoit pas n’existent point, principalement lorsqu’il ne fait pas d’attention à la faiblesse et à la limitation de son esprit, ce qui lui est fort ordinaire. Ainsi la limitation de l’esprit toute seule emporte avec soi la capacité de tomber dans l’erreur.

Toutefois si les hommes, dans l’état même où ils sont de faiblesse et de corruption, faisaient toujours bon usage de leur liberté, ils ne se tromperaient jamais. Et c’est pour cela que tout homme qui tombe dans l’erreur est blâmé avec justice et mérite même d’être puni ; car il suffit pour ne se point tromper de ne juger que de ce qu’on voit, et de ne faire jamais des jugements entiers que des choses que l’on est assuré d’avoir examinées dans toutes leurs parties, ce que les hommes peuvent faire. Mais ils aiment mieux s’assujettir à l’erreur que de s’assujettir à la règle de la vérité, ils veulent décider sans peine et sans examen. Ainsi il ne faut pas s’étonner s’ils tombent dans un nombre infini d’erreurs et s’ils font souvent des jugements assez incertains.

IV. Les hommes, par exemple, n’ont point d’autres idées de substance que celle de l’esprit et du corps, c’est-à-dire d’une substance qui pense et d’une substance étendue. Et de là ils prétendent avoir droit de conclure que tout ce qui existe est corps ou esprit. Ce n’est pas que je prétende assurer qu’il y ait quelque substance qui ne soit ni corps ni esprit ; car on ne doit pas assurer que des choses existent lorsqu’on n’en a point de connaissance ; puisqu’il semble que Dieu, qui ne nous cache point ses ouvrages, nous en aurait donné quelque idée. Cependant, je crois qu’on ne doit rien déterminer touchant le nombre des genres d’êtres que Dieu a créés, par les idées que l’on en a, puisqu’il se peut absolument faire que Dieu ait des raisons de nous les cacher que nous ne sachions pas ; quand ce ne serait qu'à cause que, ces êtres n’ayant aucun rapport à nous, il nous serait assez inutile de les connaître : de même qu’il ne nous a pas donné des yeux assez bons pour compter les dents d’un ciron, parce qu’il est assez inutile pour la conservation de notre corps que nous ayons la vue si perçante.

Mais, quoique l’on ne pense pas devoir juger avec précipitation que tous les êtres soient esprits ou corps ; on croit cependant qu’il est tout à fait contre la raison que des philosophes, pour expliquer les effets naturels, se servent d’autres idées que de celles qui dépendent de la pensée et de l’étendue, puisqu’en effet ce sont les seules que nous ayons qui soient distinctes ou particulières.

Il n’y a rien de si déraisonnable que de s’imaginer une infinivé d’êtres sur de simples idées de logique, de leur attribuer une infinité de propriétés, et de vouloir ainsi expliquer des choses qu’on n’entend point par des choses que non-seulement on ne conçoit pas, mais qu’il n’est pas même possible de concevoir. C’est faire de même que des aveugles qui, voulant parler entre eux des couleurs et en soutenir des thèses, se serviraient pour cela des définitions que les philosophes leur donnent, desquelles ils tireraient plusieurs conclusions. Car comme des aveugles ne pourraient faire que des raisonnements plaisants et ridicules sur les couleurs, parce qu’ils n’en auraient pas des idées distinctes, et qu’ils en voudraient raisonner sur des idées générales et de logique ; ainsi les philosophes ne peuvent pas faire des raisonnements solides sur les effets de la nature lorsqu’ils ne se servent pour cela que des idées générales et de logique d’acte, de puissance, d’être, de cause, de principe, de forme, de qualité et d’autres semblables. Il est absolument nécessaire qu’ils ne s’appuient que sur les idées distinctes ou particulières de la pensée et de l’étendue, et de celles qu’elles renferment ou bien que l’on en peut déduire. Car on ne doit point s’attendre de connaître la nature sans la considération des idées distinctes qu’on en a ; il vaut mieux ne point méditer que de méditer sur des chimères.

On ne doit pas toutefois assurer qu’il n’y ait que des esprits et des corps, des êtres qui pensent et des êtres étendus, parce qu’on s’y peut tromper. Car quoiqu’ils suffisent pour expliquer la nature, et par conséquent que l’on puisse conclure, sans crainte de se tromper, que les choses naturelles dont nous avons quelque connaissance dépendent de l’étendue et de la pensée ; cependant il se peut absolument faire qu’il y en ait quelques autres dont nous n’ayons aucune idée et dont nous ne voyions aucuns effets.

Les hommes font donc un jugement précipité, quand ils jugent comme un principe indubitable que toute substance est corps ou esprit. Mais ils en firent encore une conclusion précipitée lorsqu’ils concluent par la seule lumière de la raison que Dieu est un esprit. Il est vrai que puisque nous sommes créés à son image et à sa ressemblance, et que l’Écriture sainte nous apprend en plusieurs endroits que Dieu est un esprit, nous le devons croire et l’appeler ainsi : mais la raison toute seule ne nous le peut apprendre. Elle nous dit seulement que Dieu est un être infiniment parfait, et qu’il doit être plutôt esprit que corps, puisque notre âme est plus parfaite que notre corps ; mais elle ne nous assure pas qu’il n’y ait point encore des êtres plus parfaits que nos esprits, et plus au-dessus de nos esprits que nos esprits ne sont au-dessus de nos corps.

Or, supposé qμ’il y eût de ces êtres, comme il paraît même indubitable, par la raison que Dieu en a pu créer, il est clair qu’ils ressembleraient plus à Dieu que nous. Ainsi la même raison nous apprend que Dieu aurait plutôt leurs perfections que les nôtres, qui ne seraient que des imperfections à leur égard. Il ne faut donc pas s’imaginer avec précipitation que le mot d’esprit, dont nous nous servons pour exprimer ce qu’est Dieu et ce que nous sommes, soit un terme univoque, et qui signifie les mêmes choses ou des choses fort semblables. Dieu est plus au-dessus des esprits créés que ces esprits ne sont au-dessus des corps ; et on ne doit pas tant appeler Dieu un esprit pour montrer positivement ce qu’il est, que pour signifier qu’il n’est pas matériel. C’est un être infiniment parfait, on n’en peut pas douter. Mais comme il ne faut pas s’imaginer, avec les anthropomorphites, qu’il doive avoir la figure humaine, il cause qu’elle parait la plus parfaite, quand même nous le supposerions corporel ; il ne faut pas aussi penser que l’esprit de Dieu ait des pensées humaines, et que son esprit soit semblable au nôtre, à cause que nous ne connaissons rien de plus parfait que notre esprit. Il faut plutôt croire que, comme il renferme dans lui-même les perfections de la matière sans être matériel, puisqu’il est certain que la matière a rapport à quelque perfection qui est en Dieu ; il comprend aussi les perfections des esprits crées sans être esprit de la manière que nous concevons les esprits ; que son nom véritable est celui qui est, c’est-à-dire l’être sans restriction, tout être, l’être ínfini et universel.


CHAPITRE X.


Exemples de quelques erreurs de physique dans lesquelles on tombe, parce qu’on suppose que des êtres qui différent dans leur nature, leurs qualités, leur étendue, leur durée et leur proportion, sont semblables en toutes ces choses.


Nous avons vu dans le chapitre précédent que les hommes font un jugement précipité quand ils jugent que tous les êtres ne sont que de deux sortes, esprits ou corps. Nous montrerons dans ceux qui suivent qu’ils ne font pas seulement des jugements précipités, mais qu’ils en font de très-faux et qui sont les principes d’un nombre infini d’erreurs, lorsqu’ils jugent que les êtres ne sont pas différents dans leurs rapports ni dans leurs manières, à cause qu’ils n’ont point l’idée de ces différences.

ll est constant que l’esprit de l’homme ne cherche que les rapports des choses, premièrement ceux que les objets qu’il considère peuvent avoir avec lui, et ensuite ceux qu’ils ont les uns avec les autres ; car l’esprit de l’homme ne cherche que son bien et la vérité. Pour trouver son bien, il considère avec soin par la raison et par le goût ou le sentiment si les objets ont un rapport de convenance avec lui. Pour trouver la vérité, il considère si les objets ont rapport d’ógalite ou de ressemblance les uns avec les autres, ou quelle est précisément la grandeur qui est égale à leur inégalité. Car de même que le bien n’est le bien de l’esprit que parce qu’il lui est convenable, ainsi la vérité n’est vérité que par le rapport d’égalité ou de ressemblance qui se trouve entre deux ou plusieurs choses : soit entre deux ou plusieurs objets, comme entre une aune et de la toile, car il est vrai que cette toile a une aune, parce qu’il y a égalité entre l’aune et la toile ; soit entre deux ou plusieurs idées, comme entre les deux idées de trois et trois et celle de six ; car il est vrai que trois et trois font six, à cause qu’il y a égalité entre les deux idées de trois et trois et celle de six ; soit enfin entre les idées et les choses, quand les idées représentent ce que les choses sont ; car lorsque je dis qu’il y a un soleil, ma proposition est vraie, parce que les idées que j’ai d’existence et de soleil représentent que le soleil existe et que le soleil existe véritablement. Toute l’action et toute l’attention de l’esprit aux objets n’est donc que pour lâcher d’en découvrir les rapports, puisqu'on ne s’applique aux choses que pour en reconnaître la vérité ou la bonté.

Mais, comme nous avons déjà dit dans le chapitre précédent, l’attention fatigue beaucoup l’esprit. Il se lasse bientôt de résister à l'impression des sens qui le détourne de son objet et qui l’emporte vers d’autres que l’amour qu’il a pour son corps lui rend agréables. Il est extrêmement borné, et ainsi les différences qui sont entre les sujets qu’il examine étant infinies ou presque infinies, il n’est pas capable de les distinguer. L’esprit suppose donc des ressemblances imaginaires où il ne remarque pas de différences positives et réelles ; les idées de ressemblance lui étant plus présentes, plus familières et plus simples que les autres. Car il est visible que la ressemblance ne renferme qu’un rapport, et qu’il ne faut qu’une seule idée pour juger que mille choses sont semblables ; au lieu que pour juger sans crainte de se tromper que mille objets sont différents entre eux, il est absolument nécessaire d’avoir présentes à l’esprit mille idées différentes.

Les hommes s’imaginent donc que les choses de différente nature sont de même nature, et que les choses de même espèce ne diffèrent presque point les unes des autres. Ils jugent que les choses inégales sont égales, que celles qui sont inconstantes sont constantes, et que celles qui sont sans ordre et sans proportion sont très-ordonnées et très-proportionnées. En un mot, ils croient souvent que des choses différentes en nature, en qualité, en étendue, en durée et en proportion, sont semblables en toutes ces choses. Mais cela mérite d’être expliqué plus au long par quelques exemples, parce que c’est la cause d’un nombre infini d’erreurs.

L’esprit et le corps, la substance qui pense et celle qui est étendue, sont deux genres d’êtres tout à fait différents et entièrement opposés : ce qui convient à l’un ne peut convenir à l’autre. Cependant la plupart des hommes faisant peu d’attention aux propriétés de la pensée et étant continuellement touchés par les corps, ont regardé l’âme et le corps comme une seule et même chose : ils ont imaginé de la ressemblance entre deux choses si différentes. Ils ont voulu que l’âme fût matérielle, c’est-à-dire étendue dans tout le corps et figurée comme le corps. Ils ont attribué à l’esprit ce qui ne peut convenir qu’au corps.

De plus, les hommes sentant du plaisir, de la douleur, des odeurs, des saveurs, etc., et leur corps leur étant plus présent que leur âme même ; c’est-à-dire s’imaginant facilement leur corps, et ne pouvant imaginer leur âme, ils lui ont attribué les qualités de sentir, d’imaginer, et quelquefois même celle de concevoir, qui ne peuvent appartenir qu’à l’âme. Mais les exemples suivants seront plus sensibles.

Il est certain que tous les corps naturels, ceux-là même que l’on appelle de même espèce, diffèrent les uns des autres ; que de l’or nest pas tout à fait semblable à de l’or, et qu’une goutte d’eau est différent d’une autre goutte d’eau. Il en est de tous les corps de même espèce comme des visages. Tous les visages ont deux yeux, un nez, une bouche, etc. ; ce sont tous des visages et des visages d’hommes, et cependant on peut dire qu’il n’y en eut jamais deux tout à fait semblables. De même un morceau d’or a des parties fort semblables à un autre morceau d’or, et une goutte d’eau a assurément beaucoup de ressemblance avec une autre goutte d’eau ; néanmoins on peut assurer que l’on n’en peut pas donner deux gouttes, fussent-elles prises de la même rivière, qui se ressemblent entièrement. Toutefois les philosophes supposent sans réflexion des ressemblances essentielles entre les corps de même espèce, ou des ressemblances qui consistent dans l’indivisible ; car les essences des choses consistent dans un indivisible selon leur fausse opinion.

La raison pour laquelle ils tombent dans une erreur si grossière, c’est qu’ils ne veulent pas considérer avec quelque soin les choses, sur lesquelles cependant ils composent de gros volumes. Car de même qu’on ne met pas une parfaite ressemblance entre les visages, parce que l’on a soin de les regarder de près, et que l’habitude qu’on a prise de les distinguer fait que l’on en remarque les plus petites différences ; ainsi, si les philosophes considéraient la nature avec quelque attention, ils reconnaîtraient assez de causes de diversités dans les choses mêmes qui nous causent les mêmes sensations et que nous appelons pour cela de même espèce, et ils n’y supposeraient pas si facilement des ressemblances essentielles. Des aveugles auraient tort s’ils supposaient une ressemblance essentielle entre les visages qui consistât dans l’indivisible, à cause qu’ils n’en aperçoivent pas sensiblement les différences. Les philosophes ne doivent donc pas supposer de telles ressemblances dans les corps de même espèce, à cause qu’ils n’y remarquent point de différences.

L’inclination que nous avons à supposer de la ressemblance dans les choses nous porte encore à croire qu’il y a un nombre déterminé de différences et de formes, et que ces formes ne sont point capables de plus et de moins. Nous pensons que tous les corps différent les uns les autres comme par degrés, que ces degrés même gardent de certaines proportions entre eux. En un mot, nous jugeons des choses matérielles comme des nombres.

Il est clair que cela vient de ce que l’esprit se perd dans les rapports des choses incommensurables, comme sont les différences infinies qui se trouvent dans les corps naturels ; et qu’il se soulage quand il imagine quelque ressemblance ou quelque proportion entre elles, parce qu’alors il se représente plusieurs choses avec une très-grande facilité. Car comme j’ai déjà dit, il ne faut qu’une idée pour juger que plusieurs choses se ressemblent, et il en faut plusieurs pour juger qu’elles diffèrent entre elles. Par exemple, si l’on sait le nombre des anges, et que pour chaque ange il y ait dix archanges, et que pour chaque archange il y ait dix trônes, et ainsi de suite en gardant la même proportion d’un à dix jusqu’au dernier ordre des intelligences, l’esprit peut savoir quand il voudra le nombre de tous ces esprits bienheureux et même en juger à peu près tout d’une vue en y faisant une forte attention, ce qui lui plait infiniment. Et c’est ce qui peut avoir porté quelques personnes à juger ainsi du nombre des esprits célestes, comme il est arrivé à quelques philosophes, qui ont mis une proportion décuple de pesanteur et de légèreté entre les éléments, supposant le feu dix fois plus léger que l’air, et ainsi des autres.

Quand l’esprit se trouve obligé d’admettre des différences entre les corps par les différentes sensations qu’il en a, et encore par quelques autres raisons particulières, il n’en met toujours que le moins qu’il peut. C’est par cette raison qu’il se persuade facilement que les essences des choses consistent dans l’indivisible, et qu’elles sont semblables aux nombres, comme nous venons de dire, parce qu’alors il ne lui faut qu’une idée pour se représenter tous les corps qu’ils appellent de même espèce. Si on met, par exemple, un verre d’eau dans un muid de vin, les philosophes veulent que l’essence du vin demeure toujours la même, et que l’eau soit convertie en vin ; que de même qu’entre trois et quatre il ne peut y avoir de nombre, puisque la véritable unité est indivisible, qu’ainsi il est nécessaire que l’eau soit convertie en la nature et en l’essence du vin, ou que le vin perde sa nature ; que de même que tous les nombres de quatre sont tout à fait semblables, qu’ainsi l’essence de l’eau est tout à fait semblable dans toutes les eaux ; que comme le nombre de trois diffère essentiellement du nombre de deux, et qu’il ne peut avoir les mêmes propriétés que lui, qu’ainsi deux corps de différente espèce diffèrent essentiellement, et d’une telle manière qu’ils n’ont jamais les mêmes propriétés qui viennent de l’essence, et d’autres semblables. Cependant si les hommes considéraient les véritables idées des choses avec quelque attention, ils découvriraient bientôt que tous les corps étant étendus, leur nature ou leur essence n’a rien de semblable aux nombres, et qu’elle ne peut consister dans l’indivisible.

Les hommes ne supposent pas seulement l’identité de la ressemblance ou de la proportion dans la nature, dans le nombre et dans les différences essentielles des substances ; ils en supposent dans tout ce qu’ils aperçoivent. Presque tous les hommes jugent que toutes les étoiles fixes sont attachées au ciel comme à une voûte dans une égale distance de la terre. Les astronomes ont prétendu pendant long-temps que les planètes tournaient par des cercles parfaits, et ils en ont inventé un très-grand nombre, comme les concentriques, les excentriques, les épicycles, les déférents et les équants, pour expliquer les phénomènes qui contredisent leur préjugé.

Il est vrai que dans ces derniers siècles les plus habiles ont corrigé l’erreur des anciens, et qu’ils croient que les planètes décrivent certaines ellipses par leur mouvement. Mais s’ils prétendent que ces ellipses soient régulières, comme on est porté à le croire, à cause que l’esprit suppose la régularité où il ne voit pas d’irrégularité, ils tombent dans une erreur d’autant plus difficile à corriger que les observations que l’on peut faire sur le cours des planètes ne peuvent pas être assez exactes ni assez justes pour montrer l’irrégularité de leurs mouvements. Il n’y a que la physique qui puisse corriger cette erreur, car elle est bien moins sensible que celle qui se rencontre dans le système des cercles parfaits.

Mais il est arrivé une chose assez particulière touchant la distance et le mouvement des planètes ; car les astronomes n’y ayant pu trouver de proportion arithmétique ou géométrique, cela répugnant manifestement aux observations, quelques-uns se sont imaginé qu’elles gardaient une sorte de proportion qu’on appelle harmonique dans leurs distances et dans leurs mouvements. De là vient qu’un astronome de ce siècle, dans son[34] Almageste nouveau, commence la section qui a pour titre De systemate mundi harmonico, par ces paroles : Il n’y a point d’astronome, pour peu versé qu’il soit dans ce qui regarde l’astronomie, qui ne reconnaisse une espèce d’harmoníe dans le mouvement et les intervalles des planètes, s’il consídère attentivement l’ordre qui se trouve dans les cieux. Ce n’est pas que cet auteur soit de ce sentiment ; car les observations qu’on a faites lui ont assez fait connaître l’extravagance de cette harmonie imaginaire, qui a été cependant l’admiration de plusieurs auteurs anciens et nouveaux dont le père Riccioli rapporte et réfute les sentiments. On attribue même à Pythagore et à ses sectateurs d’avoir cru que les cieux faisaient par leurs mouvements réglés un merveilleux concert que les hommes n’entendent point parce qu’ils y sont accoutumés, de même, disait-il, que ceux qui habitent auprès des chutes des eaux du Nil n’en entendent pas le bruit. Mais je n’apporte cette opinion particulière de la proportion harmonique des distances et des mouvements des planètes que pour faire voir que l’esprit se plaît dans les proportions, et que souvent il les imagine où elles ne sont pas.

L’esprit suppose aussi l’uniformité dans la durée des choses, et il s’imagine qu’elles ne sont point sujettes au changement et à l’instabilité, quand il n’est point comme forcé par les rapports des sens d’en juger autrement.

Toutes les choses matérielles étant étendues sont capables de division et par conséquent de corruption. Quand on fait un peu de réflexion sur la nature des corps, on reconnaît visiblement qu’ils sont corruptibles. Cependant il y a eu un très grand nombre de philosophes qui se sont persuadés que les cieux, quoique matériels, étaient incorruptibles.

Les cieux sont trop éloignés de nous pour y pouvoir découvrir les changements qui y arrivent, et il est rare qu’il s’y en fasse d’assez grands pour être vus d’ici-bas. Cela a suffi à une infinité de personnes pour croire qu’ils étaient en effet incorruptibles. Ce qui les a encore confirmés dans leur opinion, c’est qu’ils attribuent à la contrariété des qualités la corruption qui arrive aux corps sublunaires. Car, comme ils n’ont jamais été dans les cieux pour voir ce qui s’y passe, ils n’ont point eu d’expérience que cette contrariété de qualités s’y rencontrât ; ce qui les a portés à croire qu’effectivement elle ne s’y rencontre point. Ainsi ils ont conclu que les cieux étaient exempts de corruption, par cette raison que ce qui corrompt, selon leur sentiment, tous les corps d’ici-bas ne se trouve point là-haut.

Il est visible que ce raisonnement n’a aucune solidité, car on ne voit point pourquoi il ne se peut pas trouver quelque autre cause de corruption que cette contrariété de qualités qu’ils imaginent, ni sur quel fondement ils peuvent assurer qu’il n’y a ni chaleur, ni froideur, ni sécheresse, ni humidité dans les cieux, que le soleil n’est pas chaud et que Saturne n’est pas froid.

Il y a quelque apparence de raison de dire que des pierres fort dures, du verre et d’autres corps de cette nature ne se corrompent pas, puisqu’on voit qu’ils subsistent long-temps en même état et que l’on en est assez proche pour voir les changements qui leur arriveraient. Mais étant aussi éloignés des cieux que nous en sommes, il est tout à fait contre la raison de conclure qu’ils ne se corrompent pas, à cause que l’on n’y sent pas de qualités contraires et qu’on ne voit pas qu’ils se corrompent. Cependant on ne dit pas seulement qu’ils ne se corrompent pas, on dit absolument qu’ils sont inaltérables et incorruptibles, et peu s’en faut que quelques péripatéticiens ne disent que les corps célestes sont autant de divinités, comme Aristote leur maître l’a cru.

La beauté de l’univers ne consiste pas dans l’incorruptibilité de ses parties, mais dans la variété qui s’y trouve ; et ce grand ouvrage du monde ne serait pas si admirable sans cette vicissitude de choses que l’on y remarque. Une matière infiniment étendue, sans mouvement, et par conséquent sans forme et sans corruption, ferait bien connaître la puissance infinie de son auteur, mais elle ne donnerait aucune idée de sa sagesse. C’est pour cela que toutes les choses corporelles sont corruptibles, et qu’il n’y a point de corps auquel il n’arrive quelque changement qui l’altère et le corrompe avec le temps. Les pierres et le verre même servent de nourriture à quelques insectes[35]. Ces corps, quoique fort durs et fort secs, ne laissent pas de se corrompre avec le temps. L’air et le soleil, auxquels ils sont exposés, changent quelques-unes de leurs parties, et il se trouve des vers qui s’en nourrissent, comme l’expérience le fait voir.

Il n’y a point d’autre différence entre ces corps fort durs et fort secs et les autres, si ce n’est qu’ils sont composés de parties fort grosses et fort solides, et par conséquent moins capables d’être agitées, et séparées les unes des autres par le mouvement de celles qui viennent heurter contre elles, ce qui fait qu’on les regarde comme incorruptibles. Néanmoins. ils ne sont point tels de leur nature, comme le temps, l’expérience et la raison le font assez connaître.

Mais pour les cieux, ils sont composés de la matière la plus fluide et la plus subtile, et principalement le soleil ; et tant s’en faut qu’il soit sans chaleur et incorruptible, comme disent les sectateurs d’Aristote, qu’au contraire c’est de tous les corps et le plus chaud et le plus sujet au changement. C’est même lui qui échauffe, qui agite et qui change toutes choses ; car c’est lui qui produit par son action, qui n’est autre chose que sa chaleur ou le mouvement de ses parties, tout ce que nous voyons de nouveau dans les changements des saisons. La raison démontre ces choses : mais si on peut résister à la raison, on ne peut résister à l’expérience ; car, puisqu’on a découvert dans le soleil, par le moyen des télescopes ou grandes lunettes, des taches aussi grandes que toute la terre qui s’y sont formées et qui se sont dissipées en peu de temps, on ne peut pas davantage nier qu’il ne soit beaucoup plus sujet au changement que la terre que nous habitons.

Tous les corps sont donc dans un mouvement et dans un changement continuel, et principalement ceux qui sont les plus fluides, comme le feu, l’air et l’eau ; puis les parties des corps vivants, comme la chair et même les os, et enfin les plus durs : et l’esprit ne doit pas supposer une espèce d’immutabilité dans les choses, par cette raison qu’il n’y voit point de corruption ni de changement. Car ce n’est pas une preuve qu’une chose soit toujours semblable à elle-même à cause qu’on n’y reconnaît point de différence, ni que des choses ne soient pas à cause que l’on n’en a point d’idée ou de connaissance.


CHAPITRE XI.
Exemples de quelques erreurs de morale qui dépendent du même principe.


Cette facilité que l’esprit trouve à imaginer et à supposer des ressemblances partout où il ne reconnaît pas visiblement de différences, jette aussi la plupart des hommes dans des erreurs très-dangereuses en matière de morale. En voici quelques exemples.

Un Français se rencontre avec un Anglais ou un Italien ; cet étranger à ses humeurs particulières : il a de la délicatesse d’esprit, ou si vous voulez il est fier et incommode. Cela portera d’abord ce Français à juger que tous les Anglais ou tous les Italiens ont le même caractère d’esprit que celui qu’il a fréquenté. Il les louera ou les blâmera tous en général ; et s’il en rencontre quelqu’un, il se préoccupera d’abord qu’il est semblable à celui qu’il a déjà vu, et il se laissera aller à quelque affection ou à quelque aversion secrète. En un mot, il jugera de tous les particuliers de ces nations par cette belle preuve qu’il en a vu un ou plusieurs qui avaient de certaines qualités d’esprit, parce que, ne sachant point d’ailleurs si les autres diffèrent, il les suppose tous semblables.

Un religieux de quelque ordre tombe dans une faute, cela suffit afin que la plupart de ceux qui le savent condamnent indifféremment tous les particuliers du même ordre. Ils portent tous le même habit et le même nom, ils se ressemblent en cela : c’est assez afin que le commun des hommes s’imagine qu’ils se ressemblent en tout. On suppose qu’ils sont semblables, parce que ne pénétrant pas le fond de leurs cœurs. on ne peut pas voir positivement s’ils diffèrent.

Les calomniateurs qui s’étudient aux moyens de ternir la réputation de leurs ennemis, se servent d’ordinaire de celui-ci, et l’expérience nous apprend qu’il réussit presque toujours. En effet il est très-proportionné à la portée du commun des hommes, et il n’est pas difficile de trouver dans des communautés nombreuses, si saintes qu’elles soient, quelques personnes peu réglées, ou dans de mauvais sentiments, puisque dans la compagnie des apôtres dont Jésus-Christ même était le chef, il s’est trouvé un larron, un traître, un hypocrite, en un mot un Judas.

Les Juifs auraient eu sans doute grand tort s’ils eussent porté des jugements désavantageux contre la compagnie la plus sainte qui fut jamais, à cause de l’avarice et du dérèglement de Judas ; et s’ils les eussent tous condamnés dans leur cœur, à cause qu’ils soufraient avec eux ce méchant homme, et que Jésus-Christ même ne le punissait pas quoiqu’il connût ses crimes.

Il est donc manifestement contre la raison et contre la charité de prétendre qu’une communauté est dans quelque erreur, parce qu’il se trouve quelques particuliers qui y sont tombés, quand même les chefs la dissimuleraient ou qu’ils en seraient eux-mêmes les partisans. Il est vrai que lorsque tous les particuliers veulent soutenir l’erreur ou la faute de leur frère, on doit juger que toute la communauté est coupable. Mais on peut dire que cela n’arrive presque jamais, car il paraît moralement impossible que tous les particuliers d’un ordre soient dans les mêmes sentiments.

Les hommes ne devraient donc jamais conclure de cette sorte du particulier au général ; mais ils ne sauraient juger simplement de ce qu’ils voient, ils vont toujours dans l’excès. Un religieux d’un tel ordre est un grand homme, un homme de bien : ils en concluent que tout l’ordre est rempli de grands hommes et de gens de bien. De même un religieux d’un ordre est dans de mauvais sentiments : donc tout cet ordre est corrompu et dans de mauvais sentiments. Mais ces derniers jugements sont bien plus dangereux que les premiers, parce qu’on doit toujours bien juger de son prochain, et que la malignité de l’homme fait que les mauvais jugements et les discours tenus contre la réputation des autres plaisent beaucoup plus et s’impriment plus fortement dans l’esprit que les jugements et les discours avantageux qu’on en fait.

Quand un homme du monde et qui suit ses passions s’attache fortement à son opinion, et qu’íl prétend dans les mouvements de sa passion qu’íl a raison de la suivre, on juge avec sujet que c’est un opiniâtre, et il le reconnaît lui-même des que sa passion est passée. De même quand une personne de piété, qui est pénétré de ue qu’íl dit, et qui a reconnu la vérité de la religion et la vanité des choses du monde, veut sur ses lumières résister aux dérèglements des autres, et qu’íl les reprend avec quelque zèle ; les gens du monde jugent aussi que c’est’un opiniâtre, et ainsi ils concluent que les dévots sont opiniâtres. Ils jugent même que les gens de bien sont beaucoup plus opiniâtres que les déréglés et les méchants, parce que ces derniers ne défendant leurs opinions que selon les différentes agitations du sang et des passions, ils ne peuvent pas demeurer long-temps dans leurs sentiments : ils en reviennent. Au lieu que les personnes de piété y demeurent fermes, parce qu”ils ne s’appuient que sur des fondements immobiles qui ne dépendent pas d’une chose aussi inconstante qu’est la circulation des humeurs et du sang.

Voici donc pourquoi le commun des hommes juge que les personnes de piété sont opiniâtres aussi bien que les personnes vicieuses. C’est que les gens de bien sont passionnés pour la vérité et pour la vertu, comme les méchants le sont pour le vice et pour le mensonge. Les uns et les autres parlent presque de la même manière pour soutenir leurs sentiments ; ils sont semblables en cela quoiqu’ils diffèrent dans le fond. En voilà assez afin que le monde, qui ne pénètre pas la différence des raisons, juge qu’ils sont semblables en tout à cause qu’ils sont semblables en la manière dont tout le monde est capable de juger.

Les dévots ne sont donc pas opiniâtres, ils sont seulement fermes comme ils le doivent être, et les vicieux et les libertins sont toujours opiniâtres, quand ils ne demeureraient qu’une heure dans leur sentiment : parce qu’on est seulement opiniâtre lorsqu’on défend une fausse opinion, quand même on ne la défendrait que peu de temps.

Il en est de même de certains philosophes, qui ont soutenu des opinions chimériques dont ils reviennent. Ils veulent que les autres qui défendent des vérités constantes et dont ils voient la certitude avec évidence les quittent comme de simples opinions ainsi qu’ils ont fait de celles dont ils s’étaient entêtes mal à propos. Et parce qu’íl n’ost pas facile d’avoir de la déférence pour eux au préjudiœ de la vérité, et que l’amour qu’on a naturellement pour elle porte à la défendre avec ardeur, ils jugent que l’on est opiniâtre.

Ces personnes avaient tort de défendre avec obstination leurs chimères, mais les autres ont raison de soutenir la vérité avec force et fermeté d’esprit. La manière des uns et des autres est la même, mais les sentiments sont différents ; et c’est cette différenre de sentiments qui fait que les uns sont fermes et que les autres étaient des opiniâtres.


CONCLUSION DES TROIS PREMIERS LIVRES.


Des le commencement de cet ouvrage j’aí distingué comme deux parties dans l’être simple et indivisible de l’âme, l’une purement passive, et l’autre passive et active tout ensemble. La première est l’esprit ou l’entendement ; la seconde est la volonté. J’ai attribué à l’esprit trois facultés, parce qu’il reçoit ses modifications et ses idées de l’auteur de la nature en trois manières. Je l’ai appelé sens lorsqu’il reçoit de Dieu des idées confondues avec des sensations, c’est-à-dire des idées sensibles à l’occasion de certains mouvements qui se passent dans les organes de ses sens à la présence des objets. Je l’ai appelé imagination et mémoire lorsqu’il reçoit de Dieu des idées confondues avec des images, lesquelles font une espèce de sensations faibles et languissantes que l’esprit ne reçoit qu’à cause de quelques traces qui se produisent ou qui se réveillent dans le cerveau par le cours des esprits. Enfin je l’ai appelé esprit pur ou entendement pur lorsqu’il reçoit de Dieu les idées toutes pures de la vérité sans mélange de-sensations et d’images : non-par l’union qu’il a avec le corps, mais par celle qu’il a avec le Verbe ou la sagesse de Dieu ; non parce qu’il est dans le monde matériel et sensible, mais parce qu’il subsiste dans le monde immatériel et intelligible ; non pour connaître des choses muables, propres à la conservation de la vie du corps, mais pour pénétrer des vérités immuables, lesquelles conservent en nous la vie de l’esprit.

J’ai fait voir dans le premier et le second livre que nos sens et notre imagination nous sont fort utiles pour connaître les rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre ; que toutes les idées que l’esprit reçoit par le corps sont toutes pour le corps ; qu’il est impossible de découvrir quelque vérité que ce soit avec évidence. par les idées des sens et de l’imagination ; que ces idées confuses ne servent qu’à nous attacher à notre corps et par notre corps à toutes les choses sensibles, et qu’enfin si nous voulons éviter l’erreur nous ne devons point nous y lier. Je conclus de même qu’il est moralement impossible de connaître par les idées pures de l’esprit les rapports que les corps ont avec le nôtre, qu’il ne faut point raisonner selon ces idées pour savoir si une pomme ou une pierre sont bonnes à manger, qu’il en faut goûter, et qu’encore que l’on puisse se servir de son esprit pour connaître confusément les rapports des corps étrangers avec le nôtre, c’est toujours le plus sur de se servir de ses sens. Je donne encore un exemple ; car on ne peut trop imprimer dans l’esprit des vérités si essentielles et si nécessaires.

Je veux examiner, par exemple, ce qui m’est le plus avantageux d’être juste ou d’être riche. Si j’ouvre les yeux du corps, la justice me paraît une chimère, je n’y vois point d’attraits. Je vois des justes misérables, abandonnés, persécutés, sans défense et sans consolation, car celui qui les console et qui les soutient ne parait point à mes yeux. En un mot, je ne vois pas de quel usage peut être la justice et la vertu. Mais si je considère les richesses les yeux ouverts, j’en vois d’abord l’éclat et j’en suis ébloui. La puissance, la grandeur, les plaisirs et tous les biens sensibles accompagnent les richesses, et je ne puis douter qu’il ne faille être riche pour être heureux. De même, si je me sers de mes oreilles, j’entends que tous les hommes estiment les richesses, qu’on ne parle que des moyens d’en avoir, que l’on loue et que l’on honore sans cesse ceux qui les possèdent. Ce sens et tous les autres me disent donc qu’il faut être riche pour être heureux. Que si je me ferme les yeux et les oreilles, et que j’interroge mon imagination, elle me représentera sans cesse ce que mes yeux auront vu, ce qu’ils auront lu et ce que mes oreilles auront entendu à l’avantage des richesses. Mais elle me représentera encore ces choses tout d’une autre mánière que mes sens, car l’imagination augmente toujours les idées des choses qui ont rapport au corps et que l’on aime. Si je la laisse donc faire elle me conduira bientôt dans un palais enchanté semblable à ceux dont les poëtes et les faiseurs de romans font des descriptions si magnifiques, et là je verrai des beautés qu’il est inutile que je décrive, lesquelles me convaincront que le dieu des richesses qui l’habite est le seul capable de me rendre heureux. Voilà ce que mon corps est capable de me persuader, car il ne parle que pour lui, et il est nécessaire pour son bien que l’imagination s’abatte devant la grandeur et l’éclat des richesses.

Mais si je considère que le corps est infiniment au-dessous de l’esprit, qu’il ne peut en être le maître, qu’il ne peut l’instruire de la vérité ni produire en lui la lumière ; et que dans cette vue je rentre en moi-même, et que je me demande, ou plutôt (puisque je ne suis pas à moi-même, ni mon maître, ni ma lumière) si je m’approche de Dieu, et que, dans le silence de mes sens et de mes passions, je lui demande si je dois préférer les richesses à la vertu ou la vertu aux richesses, j’entendrai une réponse claire et distincte de ce que je dois faire ; réponse éternelle qui a toujours été dite, qui se dit et qui se dira toujours, réponse qu’il n’est pas nécessaire que j’explique, parce que tout la monde la sait, ceux qui lisent ceci et ceux qui ne le lisent pas ; qui n’est ni grecque, ni latine, ni française, ni allemande, et que toutes les nations conçoivent : réponse enfin qui console les justes dans leur pauvreté et qui console les pêcheurs au milieu de leurs richesses. J’entendrai cette réponse et j’en demeurerai convaincu. Je me rirai des visions de mon imagination et des illusions de mes sens. L’homme intérieur qui est en moi se moquera de l’homme animal et terrestre que je porte. Enfin l’homme nouveau croitra et le vieil homme sera détruít, pourvu néanmoins que j’obéisse toujours à la voix de celui qui me parle si clairement dans le plus secret de ma raison et qui, s’étant rendu sensible pour s’accommoder à ma faiblesse et à ma corruption, et pour me donner la vie parce qui me donnait la mort, me parle encore d’une manière très-forte, très-vive et très-familière par mes sens, je veux dire par la prédication de son Évangile. Que si je l'interroge dans toutes les questions métaphysiques, naturelles, et de pure philosophie, aussi bien que dans celles qui regardent le règlement des mœurs, j’aurai toujours un maître fidèle qui ne me trompera jamais : non-seulement je serai chrétien, mais je serai philosophe ; je penserai bien et j’aimerai de bonnes choses ; en un mot. je suivrai le chemin qui conduit à toute la perfection dont je suis capabale, et par la grâce et par la nature.

Il faut donc conclure de tout ce que j’ai dit que, pour faire le meilleur usage qui se puisse des facultés de notre âme, de nos sens, de notre imagination et de notre esprit, nous ne devons les appliquer qu’aux choses pour lesquelles elles nous sont données. Il faut distinguer avec soin nos sensations et nos imaginations d’avec nos idées pures, et juger selon nos sensations et nos imaginations des rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre, sans nous en servir pour découvrir les vérités qu’elles confondent toujours, et il faut nous servir des idées pures de l’esprit pour découvrir les vérités sans nous en servir pour juger des rapports que les corps de dehors ont avec le nôtre, parce que ces idées n’ont jamais assez d’étendue pour nous les représenter parfaitement.

Il est impossible que les hommes connaissent assez toutes les figures et tous les mouvements des petites parties de leur corps et de leur sang. et de celles d’un certain fruit dans un certain temps de leur maladie, pour connaître qu’il y a un rapport de convenance entre ce fruit et leur corps, et que s’ils en mangent ils seront guéris. Ainsi nos sens seuls sont plus utiles à la conservation de notre santé que les règles de la médecine expérimentale, et la médecine expérimentale que la médecine raisonnée. Mais la médecine raisonnée, qui défère beaucoup à l’expérience et encore plus aux sens, est la meilleure, parce qu’il faut joindre toutes ces choses ensemble.

On se peut donc servir de sa raison en toutes choses, et c’est le privilège qu’elle a sur les sens et sur l’imagination, qui sont limités aux choses sensibles ; mais il faut s’en servir avec règle. Car quoique ce soit la principale partie de nous-mêmes, il arrive souvent qu’on se trompe en la laissant trop agir, parce qu’elle ne peut assez agir sans se lasser : je veux dire qu’elle ne peut assez connaître pour bien juger, et que cependant on veut juger.

  1. Par l’essence d’une chose j’entends ce que l’on conçoit de premier dans cette chose, duquel dépendent toutes les modifications que l’ou y remarque.
  2. 2. Seconde partie de l’Esprit pur, c. 7.
  3. S. Aug. liv. 6, De Musica. Descartes, dans son Homme, etc.
  4. L’Art de penser.
  5. Voyez les Entretiens sur la Méth. et sur la Religion.
  6. l. Liv. 5, De gener. anim., ch. 1.
  7. Liv. 6, dans la première partie de la Méthode.
  8. 1. Voy. le ch. 7 de la seconde partie de ce livre.
  9. Savoir, d’un amour naturel : car on peut haïr le plaisir d’une haine élective ou de choix.
  10. Parce que l’amour électif ne peut être long-temps sans se conformer à l’amour naturel.
  11. Cet article est en italiques, parce qu’on le peut passer et qu’il est difficile de l’entendre si l’on ne sait ce que je pense de l’âme et de la nature des idées.
  12. Si l’on veut savoir comment toutes ces impressions des objets visibles, quelque opposées, se peuvent communiquer sans s’affaiblir, on peut lire la Dioptrique de M. Descartes, et l’Éclaírcissement sur le quatrième ch. de la deuxième part. du sixiême liv., qui traite de la lumière et des couleurs. Ou le trouvera à la fin de ce liv.
  13. Tanto meliora esse judico quae oculis cerno, quanto pro sui natura vlciniora sunt tis quæ animo intelligo. Aug.
  14. Quis bene se inspiciens non expertus est tanto se aliquid intellexisse sincerius, quanto removere atque subducere intentionem mentis a corporis sensibus potuit ? Aug. De immort. animae, c. 10.
  15. 1. Voy. le ch. 3 de la deuxième part. de la Méthode et de l’Éclaire. sur ce même ch.
  16. Voy. Des vraies et fausses idées de M. Arnauld.
  17. Serm. 8, de verbis Domini..
  18. a et b Exode, 3, 14.
  19. 1. 2 ad Cor. 3, 5.
  20. Rom. 1, 17.
  21. Jac. 1, 17.
  22. Ps. 93, 10.
  23. Joann. 1, 11.
  24. 1. On trouvera cette preuve expliquée au long dans le liv. suiv. ch. II.
  25. I. In Journ., tract. 23.
  26. — 2. Liv. 1. ch. I.
  27. 1. Voy. la préface des Entr. sur la Met. et la Rép. aux vraies et fausses idées ch. 7 et 21.
  28. Liv 13. de Trium., ch. 15.
  29. Voy. les Éclairc. ; la Réponse au livre Des vraies et des fausses idées ; la première Lettre contre la défense opposée à cette Réponse ; les deux premiers Rais. sur la Mét. ; la Réponse à M. Régis, etc. Vous trouverez peut-être la mon sentiment plus clairement démontré.
  30. 1. Act. Apost., c. 17, 28.
  31. l. Humnnis mentibus nnlla interposita natura prœsidet, Aug. 'lib. De vers. relig. c. 55.
  32. 1. Voy. les Éclaircissements.
  33. 1. Si on reçoit cette définition du mot essence, tout le reste est absolument démontré ; si on ne la reçoit pas, ce n’est plus qu’une question de nom. de savoir en quoi consiste l'essence de la matière, ou plutôt cela ne peut entrer en question.
  34. I. P. Riccioli. vol. 2.
  35. Journal des Savants du 9 août 1666.