De la recherche de la vérité/Livre IV

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 291-372).


LIVRE QUATRIÈME.


DES INCLINATIONS, OU DES MOUVEMENTS NATURELS DE L’ESPRIT.




CHAPITRE PREMIER.


I. Les esprits doivent avoir des inclinations, comme les corps ont des mouvements. — II. Dieu ne donne aux esprits du mouvement que pour lui. — III. Les esprits ne se portent aux biens particuliers que par le mouvement qu’ils ont pour le bien en général. — IV. Origine des principales inclinations naturelles, qui feront la division de ce quatrième livre.


Il ne serait pas nécessaire de traiter des inclinations naturelles, comme nous allons le faire dans ce quatrième livre, ni des passions, comme nous ferons dans le suivant, pour découvrir les causes des erreurs des hommes, si l’entendement ne dépendait point de la volonté dans la perception des objets ; mais parce qu’il reçoit d’elle sa direction, que c’est elle qui le détermine et qui l’applique à quelques objets plutôt qu’à d’autres ; il est absolument nécessaire de bien comprendre ses inclinations, afin de pénétrer les causes des erreurs auxquelles nous sommes sujets.

I. Si Dieu, en créant ce monde, eût produit une matière infiniment étendue sans lui imprimer aucun mouvement, tous les corps n’auraient point été différents les uns des autres ; tout ce monde visible ne serait encore à présent qu’une masse de matière ou d’étendue, qui pourrait bien servir à faire connaître la grandeur et la puissance de son auteur ; mais il n’y aurait pas cette succession de formes et cette variété de corps, qui fait toute la beauté de l’univers, et qui porte tous les esprits à admirer la sagesse infinie de celui qui le gouverne.

Or il me semble que les inclinations des esprits sont au monde spirituel ce que le mouvement est au monde matériel, et que si tous les esprits étaient sans inclinations, ou s’ils ne voulaient jamais rien, il ne se trouverait pas dans l’ordre des choses spirituelles cette variété qui ne fait pas seulement admirer la profondeur de la sagesse de Dieu, comme fait la diversité qui se rencontre dans les choses matérielles ; mais aussi sa miséricorde, sa justice, sa bonté, et généralement tous ses autres attributs. La différence des inclinations fait donc dans les esprits un effet assez semblable, à celui que la différence des mouvements produit dans les corps ; et les inclinations des esprits, et les mouvements des corps font ensemble toute la beauté des êtres créés. Ainsi tous les esprits doivent avoir quelques inclinations, de même que les corps ont différents mouvements. Mais tâchons de découvrir quelles inclinations ils doivent avoir.

Si notre nature n’était point corrompue, il ne serait pas nécessaire de chercher par la raison, ainsi que nous allons faire, quelles doivent être les inclinations naturelles des esprits créés : nous n’aurions pour cela qu’à nous consulter nous-mêmes, et nous reconnaîtrions par le sentiment intérieur, que nous avons de ce qui se passe en nous, toutes les inclinations que nous devons avoir naturellement. Mais parce que nous savons par la foi que le péché a renversé l’ordre de la nature, et que la raison même nous apprend que nos inclinations sont déréglées, comme on le verra mieux dans la suite, nous sommes obligés de prendre un autre tour. Ne pouvant nous fier à ce que nous sentons, nous sommes obligés d’expliquer les choses d’une manière plus relevée ; mais qui semblera sans doute peu solide à ceux qui n’estiment que ce qui se fait sentir.

II. C’est une vérité incontestable que Dieu ne peut avoir d’autre fin principale de ses opérations que lui-même, et qu’il peut avoir plusieurs fins moins principales, qui tendent toutes à la conservation des êtres qu’il a créés. Il ne peut avoir d’autre fin principale que lui-même ; parce qu’il ne peut pas errer ou mettre sa dernière fin dans les êtres qui ne renferment pas toute sorte de biens. Mais il peut avoir pour fin moins principale la conservation des êtres créés ; parce que, participant tous de sa bonté, ils sont nécessairement bons, et même très bons selon l’Écriture, valde bona. Ainsi Dieu les aime, et c’est même son amour qui les conserve ; car tous les êtres ne subsistent que parce que Dieu les aime. Diligis omnia quae sunt, dit le Sage, et nihil odisti eorum quae fecisti : nec enim odiens aliquid constituisti et fecisti. Quomodo auteur posset aliquid permanere, nisi tu voluisses ; aut quod a te vocatum non esset conservaretur ? En effet, il n’est pas possible de concevoir que des choses, qui ne plaisent pas à un être infiniment parfait et tout-puissant, subsistent, puisque toutes choses ne subsistent que par sa volonté. Dieu veut donc sa gloire comme sa fin principale et la conservation de ses créatures, mais pour sa gloire.

Les inclinations naturelles des esprits étant certainement des impressions continuelles de la volonté de celui qui les a créés et qui les conserve, il est, ce me semble, nécessaire que ces inclinations soient entièrement semblables à celles de leur créateur et de leur conservateur. Elles ne peuvent donc avoir naturellement d’autre fin principale que sa gloire, ni d’autre fin seconde que leur propre conservation et celle des autres, mais toujours par rapport à celui qui leur donne l’être. Car enfin il me paraît incontestable que Dieu, ne pouvant vouloir que les volontés qu’il crée aiment davantage un moindre bien qu’un plus grand bien, c’est-à-dire qu’elles aiment davantage ce qui est moins aimable que ce qui est plus aimable : il ne peut créer aucune créature sans la tourner vers lui-même et lui commander de l’aimer plus que toutes choses, quoiqu’il puisse la crée libre et avec puissance de se détacher et de se détourner de lui.

III. Comme il n’y a proprement qu’un amour en Dieu, qui est l’amour de lui-même ; et que Dieu ne peut rien aimer que par cet amour, puisque Dieu ne peut rien aimer que par rapport à lui, aussi Dieu n’imprime qu’un amour en nous, qui est l’amour du bien en général ; et nous ne pouvons rien aimer que par cet amour, puisque nous ne pouvons rien aimer qui ne soit ou qui ne paraisse un bien. C’est l’amour du bien en général qui est le principe de tous nos amours particuliers, parce qu’en effet cet amour n’est que notre volonté ; car, comme j’ai déjà dit ailleurs, la volonté n’est autre chose que l’impression continuelle de l’auteur de la nature, qui porte l’esprit de l’homme vers le bien en général. Certainement il ne faut pas s’imaginer que cette puissance que nous avons d’aimer vienne ou dépende de nous. Il n’y a que la puissance de mal aimer, ou plutôt de bien aimer ce que nous ne devons point aimer, qui dépende de nous ; parce qu’étant libres nous pouvons déterminer et nous déterminons, en effet, à des biens particuliers, et par conséquent à de faux biens, le bon amour que Dieu ne cesse point d’imprimer en nous, tant qu’il ne cesse point de nous conserver.

Mais non seulement notre volonté, ou notre amour pour le bien en général vient de Dieu, nos inclinations pour des biens particuliers, lesquelles sont communes à tous les hommes, quoique inégalement fortes dans tous les hommes, comme notre inclination pour la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous sommes unis par la nature, sont encore des impressions de la volonté de Dieu sur nous ; car j’appelle ici indifféremment du nom d’inclination naturelle toutes les impressions de l’auteur de la nature, qui sont communes à tous les esprits.

IV. Je viens de dire que Dieu aimait ses créatures, et que c’était même son amour qui leur donnait et leur conservait l’être. Ainsi, Dieu imprimant sans cesse en nous un amour pareil au sien, puisque c’est sa volonté qui fait et qui règle la nôtre, il donne aussi toutes ces inclinations naturelles qui ne dépendent point de notre choix, et qui nous portent nécessairement à la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous vivons.

Car, quoique le péché ait corrompu toutes choses, il ne les a pas détruites. Quoique nos inclinations naturelles n’aient pas toujours Dieu pour fin par le choix libre de notre volonté, elles ont toujours Dieu pour fin dans l’institution de la nature ; car Dieu qui les produit et qui les conserve en nous, ne les produit et ne les conserve que pour lui. Tous les pécheurs tendent à Dieu par l’impression qu’ils reçoivent de Dieu, quoiqu’ils s’en éloignent par l’erreur et l’égarement de leur esprit. Ils aiment bien, car on ne peut jamais mal aimer, puisque c’est Dieu qui fait aimer. Mais ils aiment de mauvaises choses, mauvaises seulement parce que Dieu, qui donne même aux pécheurs le pouvoir d’aimer, leur défend de les aimer, à cause que depuis le péché elles les détournent de son amour : car les hommes, s’imaginant que les créatures causent en eux le plaisir qu’ils sentent à leur occasion, se portent avec fureur vers les corps, et tombent dans un entier oubli de Dieu, qui ne paraît point à leurs yeux.

Nous avons donc encore aujourd’hui les mêmes inclinations naturelles, ou les mêmes impressions de l’auteur de la nature qu’avait Adam avant son péché. Nous avons même les inclinations qu’ont les bienheureux dans le Ciel, car Dieu ne fait et ne conserve point des créatures, qu’il ne leur donne un amour pareil au sien. Il s’aime, il nous aime, il aime toutes ses créatures : il ne fait donc point d’esprits qu’il ne les porte à l’aimer, à s’aimer, et à aimer toutes les créatures.

Mais comme toutes nos inclinations ne sont que des impressions de l’auteur de la nature lesquelles nous portent à l’aimer, et toutes choses pour lui, elles ne peuvent être réglées que lorsque nous aimons Dieu de toutes nos forces, et toutes choses pour Dieu, par le choix libre de notre volonté ; car nous ne pouvons sans injustice abuser de l’amour que Dieu nous donne pour lui en aimant par cet amour autre chose que lui et sans rapport à lui. Ainsi, nous connaissons présentement non seulement quelles sont nos inclinations naturelles, mais encore quelles elles doivent être, afin qu’elles soient bien réglées et selon l’institution de leur auteur.

Nous avons donc, premièrement une inclination pour le bien en général, laquelle est le principe de toutes nos inclinations naturelles, de toutes nos passions et de tous les amours libres de notre volonté.

En second lieu nous avons de l’inclination pour la conservation de notre être ou de notre bonheur.

En troisième lieu, nous avons tous de l’inclination pour les autres créatures, lesquelles sont utiles ou à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons. Nous avons encore beaucoup d’autres inclinations particulières qui dépendent de celles-ci, mais nous en perlerons peut-être ailleurs. Nous prétendons seulement rapporter dans ce quatrième Livre les erreurs de nos inclinations à ces trois chefs : à l’inclination que nous avons pour le bien en général, à l’amour de nous-mêmes et à l’amour du prochain.


CHAPITRE II.
I. L’inclination pour le bien en général est le principe de d’inquiétude de notre volonté. — II. Et par conséquent de notre peu d’application et de notre ignorance. — III. Premier exemple, la morale peu connue du commun des hommes. — IV. Second exemple, l’immortalité de l’âme contestée par quelques personnes. — V. Que notre ignorance est extrême à l’égard des choses arbitraires, ou qui n’ont guère de rapport à nous.


I. Cette vaste capacité qu’a la volonté pour tous les biens en général, à cause qu’elle n’est faite que pour un bien qui renferme en soi tous les biens, ne peut être remplie par toutes les choses que l’esprit lui représente ; et cependant ce mouvement continuel que Dieu lui imprime vers le bien ne peut s’arrêter. Ce mouvement, ne cessant jamais, donne nécessairement à l’esprit une agitation continuelle ; la volonté qui cherche ce qu’elle désire oblige l’esprit de se le représenter sous toutes sortes d’objets. L’esprit se les représente, mais l’âme ne les goûte pas ; ou, si elle les goûte, elle ne s’en contente pas. L’âme ne les goûte pas, parce que souvent la vue de l’esprit n’est point accompagnée de plaisir ; car c’est par le plaisir que l’âme goûte son bien ; et l’âme ne s’en contente pas, parce qu’il n’y a rien qui puisse arrêter le mouvement de l’àme que celui qui le lui imprime. Tout ce que l’esprit se représente comme son bien est fini ; et tout ce qui est fini peut détourner pour un moment notre amour, mais il ne peut le fixer. Lorsque l’esprit considère des objets fort nouveaux et fort extraordinaires, ou qui tiennent quelque chose de l’infini, la volonté souffre pour quelque temps qu’il les examine avec attention, parce qu’elle espère y trouver ce qu’elle cherche, et que ce qui paraît infini porte le caractère de son vrai bien ; mais, avec le temps, elle s’en dégoûte aussi bien que des autres. Elle est donc toujours inquiète, parce qu’elle est portée à chercher ce qu’elle ne peut jamais trouver et ce qu’elle espère toujours de trouver ; et elle aime le grand, l’extraordinaire et ce qui tient de l’infini, parce que, n’ayant pas trouvé son vrai bien dans les choses communes et familières, elle s’imagine le trouver dans celles qui ne lui sont point connues. Nous ferons voir, dans ce chapitre, que l’inquiétude de notre volonté est une des principales causes de l’ignorance où nous sommes et des erreurs où nous tombons sur une infinité de sujets ; et, dans les deux suivants, nous expliquerons ce que produit en nous l’inclination que nous avons pour tout ce qui a quelque chose de grand et d’extraordinaire.

II. Il est assez évident par les choses que l’on a dites, premièrement, que la volonté n’applique guère l’entendement qu’à des objets qui ont quelque rapport avec nous, et qu’elle néglige fort les autres ; car, souhaitant toujours la félicité avec ardeur et par l’impression de la nature, elle ne tourne l’entendement que vers les choses qui nous paraissent utiles et qui nous causent quelque plaisir.

Secondement, que la volonté ne permet pas que l’entendement s’occupe long-temps à des choses même qui lui donnent quelque plaisir, parce que, comme on vient de dire, toutes les choses créées peuvent bien nous plaire pour quelque temps, mais nous nous en dégoûtons bientôt après, et alors notre esprit s’en détourne et cherche ailleurs de quoi se satisfaire.

Troisièmement, que la volonté est excitée à faire ainsi courir l’esprit d’objet en objet, parce qu’il n’est jamais sans lui représenter coufusément, et comme de loin, celui qui contient en soi tous les êtres, comme nous l’avons dit dans le troisième livre. Car la volonté voulant, pour ainsi dire, approcher davantage de soi son vrai bien pour en être touchée et pour en recevoir le mouvement qui l’anime, elle excite l’entendement à se le représenter par quelque endroit. Mais alors ce n’est plus l’être général et universel, ce n’est plus l’être infiniment parfait que l’esprit aperçoit ; c’est quelque chose de borné et d’imparfait, qui ne pouvant arrêter le mouvement de la volonté ni lui plaire long-temps, elle l’abandonne pour courir après quelque autre objet.

Cependant l’attention et l’application de l’esprit étant absolument nécessaire pour découvrir les vérités un peu cachées, il est manifeste que le commun des hommes doit être dans une ignorance très-grossière à l’égard même des choses qui ont quelque rapport à eux, et qu’ils sont dans un aveuglement inconcevable à l’égard de toutes les vérités abstraites et qui n’ont point de rapport sensible avec eux. Mais il faut lâcher de faire sentir ces choses par des exemples.

III. Il n’y a point de science qui ait tant de rapport à nous que la morale ; c’est elle qui nous apprend tous nos devoirs à l’égard de Dieu, de notre prince, de nos parents, de nos amis, et généralement de tout ce qui nous environne. Elle nous enseigne même le chemin qu’il faut suivre pour devenir éternellement heureux ; et tous les hommes sont dans une obligation essentielle, ou plutôt dans une nécessité indispensable de s’y appliquer uniquement. Cependant il y a six mille ans qu’il y a des hommes, et cette science est encore fort imparfaite.

Cette partie de la morale qui regarde ce que l’on doit à Dieu, et qui sans doute est la principale, puisqu’elle a rapport à l’éternité, n’a presque point été connue des plus savants, et l’on trouve encore à présent des personnes d’esprit qui n’en ont aucune connaissance. Cependant c’est la partie de la morale la plus facile ; car, premièrement, quelle difficulté y a-t-il à reconnaître qu’il y a un Dieu ? Tout ce que Dieu a fait le prouve ; tout ce que les hommes et les bêtes font le prouve ; tout ce que nous pensons, tout ce que nous voyons, tout ce que nous sentons le prouve ; en un mot, il n’y a rien qui ne prouve l’existence de Dieu ou qui ne la puisse prouver zi des esprits attentifs et qui s’appliquent sérieusement à rechercher l’auteur de toutes choses.

En second lieu, il est évident qu’il faut suivre les ordres de Dieu pour être heureux ; car, étant puissant et juste, on ne peut lui désobéir sans être puni, ni lui obéir sans être récompensé. Mais que demande-t-il de nous ? Que nous l’aimions, que notre esprit soit occupé de lui, que notre cœur soit tourné vers lui. Car pourquoi a-t-il créé les esprits ? Certainement il ne peut rien faire que pour lui : il ne nous a donc faits que pour lui, et nous sommes indispensable ment obligés à ne point détourner ailleurs l’impression d’amour qu’il conserve sans cesse en nous afin que nous l’aimions sans cesse.

Ces vérités ne sont pas fort difficiles à découvrir pour peu que l’on s’y applique. Cependant ce seul principe de morale : que pour être vertueux et heureux, il est absolument nécessaire d’aimer Dieu sur toutes choses et en toutes choses, est le fondement de toute la morale chrétienne. Il ne faut pas aussi s’appliquer extrêmement pour en tirer toutes les conséquences dont nous avons besoin, pour établir les règles générales de notre conduite, quoiqu’il y ait très-peu de personnes qui les firent, et que l’on dispute encore tous les jours sur des questions de morale qui sont des suites immédiates et nécessaires d’un principe aussi évident qu’est celui-là.

Les géomètres font toujours quelques nouvelles découvertes dans leur science ; ou, s’ils ne la perfectionnent pas beaucoup, c’est qu’ils ont déjà tiré de leurs principes les conséquences les plus utiles et les plus nécessaires. Mais la plupart des hommes semblent incapables de rien conclure du premier principe de la morale : toutes leurs idées s’évanouissent et se dissipent lorsqu’ils veulent seulement y penser, parce qu’ils ne le veulent pas comme il faut ; et ils ne le veulent pas parce qu’ils ne le goûtent pas ou parce qu’ils s’en dégoûtent trop tôt après qu’ils l’ont goûté. Ce principe est abstrait, métaphysique, purement intelligible : il ne se sent pas, il ne s’imagine pas. Il ne parait donc pas solide à des yeux charnels ou à des esprits qui ne voient que par les yeux. Il ne se trouve rien dans la considération sèche et abstraite de ce principe qui puisse faire cesser l’inquiétude de leur volonté et qui puisse fixer la vue de leur esprit pour le considérer avec quelque attention. Quelle espérance donc qu’ils le voient bien, qu’ils le comprennent bien et qu’ils en concluent directement ce qu’ils en doivent conclure ?

Si les hommes ne comprenaient qu’imparfaitement cette proposition de géométrie : que les côtés des triangles semblables sont proportionnels entre eux, certainement ils ne seraient pas de grands géomètres. Mais si, outre cette vue confuse et imparfaite de cette proposition fondamentale de géométrie, ils avaient encore quelque intérêt que les côtés des triangles semblables ne fussent pas proportionnels, et que la fausse géométrie fut aussi commode pour leurs inclinations perverses que la fausse morale, ils pourraient bien faire des paralogismes aussi absurdes en géométrie qu’en matière de morale, parce que leurs erreurs leur seraient agréables, et que la vérité ne ferait que les embarrasser, que les étourdir et que les fâcher.

Il ne faut donc pas s’étonner de l’aveuglement des hommes qui vivaient dans les siècles passés, pendant lesquels l’idolâtrie régnait dans le monde, ou de ceux qui vivent maintenant, et qui ne sont point encore éclairés par la lumière de l’Évangile. Il fallait que la sagesse éternelle se rendît enfin sensible pour instruire des hommes qui n’interrogent que leurs sens. Il y avait quatre mille ans que la vérité parlait à leur esprit ; mais ne rentrant point dans eux-mêmes, ils ne l’entendaient pas : il fallait qu’elle parlât à leurs oreilles. La lumière qui éclaire tous les hommes luisait dans leurs ténèbres sans les dissiper, ils ne pouvaient même la regarder ; il fallait que la lumière intelligible se voilât et se rendit visible ; il fallait que le Verbe se fit chair, et que la sagesse cachée et inaccessible aux hommes charnels les instruisit d’une manière charnelle, carnaliter, dit saint Bernard[1]. La plupart des hommes, et principalement les pauvres, qui sont le plus digne objet de la miséricorde et de la providence du Créateur, ceux qui sont obligés de travailler pour gagner leur vie, sont extrêmement grossiers et stupides : ils n’entendent que parce qu’ils ont des oreilles, et ils ne voient que parce qu’ils ont des yeux. Ils sont incapables de rentrer en eux-mêmes par quelque effort d’esprit, pour y interroger la vérité dans le silence de leurs sens et de leurs passions. Ils ne peuvent s’appliquer à la vérité, parce qu’ils ne peuvent la goûter ; et souvent ils ne s’avisent pas même de s’y appliquer, parce qu’ils ne s’avisent pas de s’appliquer à ce qui ne les touche pas. Leur volonté inquiète et volage tourne incessamment la vue de leur esprit vers tous les objets sensibles qui leur plaisent et qui les divertissant par leur variété ; car la multiplicité et la diversité des biens sensibles sont cause que l’on en reconnaît moins la vanité, et que l’on est toujours dans Vespérance d’y rencontrer le vrai bien que l’on désire.

Ainsi, quoique les conseils que Jésus-Christ, comme homme, comme auteur de notre foi, nous donne dans l’Évangile, soient beaucoup plus proportionnes à la faiblesse de notre esprit que ceux que le même Jésus-Christ, comme sagesse éternelle, comme vérité intérieure, comme lumière intelligible, nous inspire dans le plus secret de notre raison ; quoique Jésus-Christ rende ces conseils agréables par sa grâce, sensibles par son exemple, convaincants par ses miracles, les hommes sont si stupides et si incapables de réflexion, même sur les choses qu’il leur est de la dernière conséquence de bien savoir, qu’íls n’y pensent presque jamais comme ils le doivent. Peu de gens voient la beauté de l’Évangile ; peu de gens conçoivent la solidité et la nécessité des conseils de Jésus-Christ ; peu les méditent, peu s’en nourrissent et s’en fortifient, l’agitation continuelle de la volonté qui cherche le goût du bien ne permettant pas que l’on s’arrête à des vérités qui semblent Pen priver. Voici une autre preuve de ce que je dis.

IV. Les impies doivent sans doute se mettre fort en peine de savoir si leur âme est mortelle, comme ils le pensent, ou si elle est immortelle, comme la foi et la raison nous l’apprennent. C’est là une chose de la dernière conséquence pour eux, il y va de leur éternité, et le repos même de leur esprit en dépend. D’où vient donc qu’ils ne le savent pas, ou qu’ils demeurent dans le doute, si ce n’est qu’ils ne sont pas capables d’une attention un peu sérieuse, et que leur volonté inquiète et corrompue ne permet pas à leur esprit de regarder fixement les raisons, qui sont contraires aux sentiments qu’ils voudraient être véritables ? Car enfin est-ce une chose si difficile à reconnaître que la différence qu’il y a entre l’âme et le corps, entre ce qui pense et ce qui est étendu ? Faut-il apporter une si grande attention d’esprit pour voir qu’une pensée n’est rien de rond ni de carré, que l’étendue n’est capable que de différentes figures et de différents mouvements, et non pas de pensée et de raisonnement, et qu’ainsi ce qui pense et ce qui est étendu sont deux êtres tout à-fait opposés ? Cependant cela seul suffit pour démontrer que l’âme est immortelle, et qu’elle ne peut périr quand même le corps serait anéanti.

Lorsqu’une substance périt, il est vrai que les modes ou les manières d’être de cette substance périssent avec elle. Si un morceau de cire était anéanti, il est vrai que les figures de cette cire seraient aussi anéanties avec elle, parce que la rondeur, par exemple, de la cire, n’est en effet que la cire même d’une telle façon ; ainsi elle ne peut subsister sans la cire. Mais quand Dieu détruirait toute la cire qui est au monde, il ne s’ensuivrait pas pourtant de là qu’aucune autre substance ni que les modes d’aucune autre substance fussent anéantis. Toutes les pierres, par exemple, subsisteraient avec tous leurs modes, parce que les pierres sont des substances ou des êtres, et non pas des manières d’être de la cire.

De même, quand Dieu anéantirait la moitié de quelque corps, il ne s’ensuivrait pas que l’autre moitié fût anéantie. Cette dernière moitié est unie avec l’autre, mais elle n’est pas une avec elle. Ainsi. une moitié étant anéantie, il s’ensuit bien, selon la lumière de la raison, que l’autre moitié n’y a plus de rapport, mais il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit plus, puisque son être étant différent, il ne peut être réduit au néant par l’anéantissement de l’autre. Il est donc clair que la pensée n’étant point la modification de l’étendue, notre âme n’est point anéantie, quand même on supposerait que la mort anéantirait notre corps.

Mais on n’a pas raison de s’imaginer que le corps même soit anéanti lorsqu’il est détruit. Les parties qui le composent se dissipent en vapeurs et se résolvent en poussière : on ne les voit plus et on ne les reconnaît plus. Il est vrai, mais on n’en doit pas conclure qu’elles ne sont plus, car l’esprit les aperçoit toujours. Si l’on sépare un grain de moutarde en deux, en quatre, en vingt parties, on l’anéantit à nos yeux, car on ne le voit plus ; mais on ne l’anéantit pas en lui-même, on ne l’anéantit pas à l’esprit, car l’esprit le voit, quand même on le diviserait en mille ou cent mille parties.

C’est une notion commune à tout homme qui se sert plutôt de sa raison que de ses sens, que rien ne peut s’anéantir par les forces ordinaires de la nature ; car de même qu’il ne se peut faire naturellement quelque chose de rien, il ne se peut faire aussi qu’une substance ou qu’un être devienne rien. Le passage de l’être au néant, ou du néant à l’être, est également impossible. Les corps peuvent donc se corrompre, si l’on veut appeler corruption les changements qui leur arrivent, mais ils ne peuvent pas s’anéantir. Ce qui est rond peut devenir carré, ce qui est chair peut devenir terre, vapeur, et tout ce qu’il vous plaira, car toute étendue est capable de toute sorte de configuration ; mais la substance de ce qui est rond et de ce qui est chair ne peut périr. Il y a certaines lois établies dans la nature, selon lesquelles les corps changent successivement de formes, parce que la variété successive de ces formes fait la beauté de l’univers, et donne de Yadmiratíon pour son auteur ; mais il n’y a point de loi dans la nature pour l’anéantissement d’aucun être, parce que le néant n’a rien de beau ni rien de bon, et que l’auteur de la nature aime son ouvrage. Les corps peuvent donc changer, mais ils ne peuvent pas périr.

Mais si en s’arrêtant au rapport de ses sens on veut soutenir avec opíniàtreté que la résolution des corps est un véritable anéantissement, à cause que les parties dans lesquelles ils se résolvent sont imperceptibles à nos yeux ; qu’on se souvienne au moins que les corps ne peuvent se diviser en ces parties imperceptibles que parce qu’ils sont étendus ; car si l’esprit n’est point étendu il ne sera pas divisible, et s’il n’est pas divisible il faudra demeurer d’accord qu’en ce sens il ne sera pas corruptible. Mais comment pourrait-on s’imaginer que l’esprit fût étendu et divisible ? On peut par une ligne droite couper un carré en deux triangles ; en deux parallélogrammes, en deux trapèzes, mais par quelle ligne peut-on concevoir qu’un plaisir, qu’une douleur, qu’un désir se puissent couper, et quelle figure résulterait de cette division ? Certainement je ne crois pas que l’imagination soit assez féconde en fausses idées pour se satisfaire là-dessus.

L’esprit n’est donc point étendu, il n’est point divisible, il n’est point susceptible des mêmes changements que le corps ; néanmoins il faut tomber d’accord qu’il n’est pas immuable par sa nature. Si le corps est capable d’un nombre infini de différentes figures et de différentes configurations, l’esprit est aussi capable d’un nombre infini de différentes idées et de différentes modifications ; Comme après notre mort la substance de notre chair se résoudra en terre, en vapeurs, et en une infinité d’autres corps sans s’anéantir, de même notre âme, sans rentrer dans le néant, aura des pensées et des sentiments bien différents de ceux qu’elle a pendant cette vie. Il est nécessaire, maintenant que nous vivons, que notre corps soit composé de chair et d’os ; il est aussi nécessaire pour vivre que notre âme ait les idées et les sentiments qu’elle a par rapport au corps auquel elle est unie. Mais lorsqu’elle sera séparée de son corps, elle sera en pleine liberté de recevoir de toutes sortes d’idées et de modifications bien ditlérentes de celles qu’elle a présentement, comme notre corps de son cote sera capable de recevoir de toutes sortes de ñgures et de conñgirations bien différentes de celles qu’il est nécessaire qu’il ait pour être le corps d’un homme vivant.

Les choses que je viens de dire font ce me semble assez voir que l’immortalité de l’àme n’est pas une chose si difficile à comprendre. D’où peut donc venir que tant de gens en doutent, si ce n’est qu’il ne leur plaît pas d’apporter aux raisons qui la prouvent le peu d’attention qui est nécessaire pour s’en convaincre ? Et d’où vient qu’ils ne le veulent pas, si ce n’est que leur volonté étant inquiète et inconstante agite sans cesse leur entendement, de sorte qu’il n’a pas le loisir d’apercevoir distinctement les idées mêmes qui lui sont les plus présentes, comme sont celles de la pensée et de l’étendue ; de même qu’un homme agité par quelque passion, et qui tourne incessamment les yeux de tous côtés, ne distingue pas le plus souvent les objets les plus proches et les plus exposés à sa vue ; car enfin la question de l’immortalité de l’âme est une des questions les plus faciles à résoudre, lorsque sans écouler son imagination l’on considère avec quelque attention d’esprit l’idée claire et distincte de l’étendue et le rapport qu’elle peut avoir avec la pensée ?

Si l’inconstance et la légèreté de notre volonté ne permet pas à notre entendement de pénétrer le fond des choses qui lui sont très-présentes et qu’il nous est de la dernière conséquence de savoir ; il est facile de juger qu’elle nous permettra encore moins de méditer celles qui sont éloignées et qui n’ont aucun rapport à nous. De sorte que si nous sommes dans une ignorance très-grossière de la plupart des choses qu’il nous est très-nécessaire de savoir, nous ne serons pas fort éclairés dans celles qui nous paraissent entièrement vaines et inutiles.

ll n’est pas fort nécessaire que je m’arrète à prouver ceci par des exemples ennuyeux et qui ne renferment point de vérités considérales, car s’il y a des choses que l’on doive ignorer ce sont celles qui ne servent à rien. Quoiqu’il y ait peu de gens qui s’appliquent sérieusement à des choses entièrement vaines et inutiles, il n’y en a encore que trop ; mais il ne peut y avoir trop de gens qui ne s’y appliquent pas et qui les méprisent, pourvu seulement qu’ils n’en jugent pas. Ce n’est pas un défaut à un esprit borné que de ne pas savoir certaines choses, c’est seulement un défaut d’en juger. L'ignorance est un mal nécessaire, mais on peut et on doit éviter l’erreur. Ainsi je ne condamne pas dans les hommes l'ignorance de beaucoup de choses, mais seulement les jugements téméraires qu’ils en portent.

V. Lorsque les choses ont beaucoup de rapport à nous, qu’elles sont sensibles et qu’elles tombent aisément sous l’imagination, l’on peut dire que l’esprit s’y applique et qu’il en peut avoir quelque connaissance. Car lorsque nous savons que des choses ont rapport à nous, nous y pensons avec quelque inclination ; et lorsque nous sentons qu’elles nous touchent, nous nous y appliquons avec plaisir. De sorte que nous devrions être plus savants que nous ne sommes dans beaucoup de choses, si l’inquiétude et l’agitation de notre volonté ne troublait et ne fatiguait sans cesse notre attention.

Mais lorsque les choses sont abstraites et peu sensibles, nous n’en pouvons que difficilement avoir quelque connaissance assurée, non que les vérités abstraites soient d’elles-mêmes fort embarrassées, mais à cause que l’attention et la vue de l’esprit commence et finit d’ordinaire en même temps que la vue sensible des objets, parce que l’on ne pense qu’à ce que l’on voitet que l’on sent, et qu’au tant de temps qu’on le voit et qu’on le sent.

Il est certain que si l’esprit pouvait facilement s’appliquer aux idées claires et distinctes sans être comme soutenu par quelque sentiment, et si l'inquiétude de la volonté ne détournait point sans cesse son application, nous ne trouverions pas de fort grandes difficultés dans une infinité de questions naturelles que nous regardons comme inexplorables, et nous pourrions en peu de temps nous délivrer de notre ignorance et de nos erreurs à leur égard.

C’est, par exemple, une vérité incontestable à tout homme qui fait usage de son esprit que la création et l’anéantissement surpassent les forces ordinaires de la nature. Si l’on demeurait donc attentif à cette notion pure de l’esprit et de la raison, on n’admettrait pas avec tant de facilité la création et l’anéantissement d’un nombre infini de nouveaux êtres, comme des formes substantielles, des qualités et des facultés réelles, etc. On chercherait dans les idées distinctes que l’on a de l’étendue, de la figure et du mouvement, la raison des effets naturels ; ce qui n’est pas toujours si difficile qu’on se l’imagine, car toutes les choses de la nature se tiennent et se prouvent les unes les autres.

Les effets du feu, comme ceux des canons et des mines, sont fort surprenants et leur cause est assez cachée. Néanmoins si les hommes, au lieu de s’arrêter aux impressions de leurs sens et à quelques expériences fausses ou trompeuses, s’arrêtaient fortement à cette seule notion de l’esprit pur, qu’il n’est pas possible qu’un corps qui est très-peu agité produise un mouvement violent, puisqu’il n’en peut pas donner plus qu’il n’en a lui-même, il serait facile de cela seul de conclure qu’il y a une matière subtile et invisible, qu’elle est très-agitée, qu’elle est répandue généralement dans tous les corps, et plusieurs autres choses semblables qui nous feraient connaître la nature du feu et qui nous serviraient encore à découvrir d’autres vérités plus cachées.

Car puisqu’il se fait de si grands mouvements dans un canon et dans une mine et que tous les corps visibles qui les environnent ne sont point dans une assez grande agitation pour les produire, c’est une preuve certaine qu’il y en a d’autres invisibles et insensibles qui ont pour le moins autant d’ag|tation que le boulet de canon. mais qui étant très-subtils et très-déliés peuvent tout seuls passer librement et sans rien rompre par les pores du canon avant que le feu y soit, c’est-à-dire, comme on le peut voir expliqué plus au long et avec assez de vraisemblance dans M. Descartes[2], avant qu’ils aient entouré les parties dures et grossières du salpêtre dont la poudre est composée. Mais lorsque le feu y est, c’est-à-dire lorsque ces parties très-subtiles et très-agitées ont environné les parties grossières et solides du salpêtre et leur ont ainsi communiqué leur mouvement très-fort et très-violent, alors il est nécessaire que tout crève, parce que les pores du canon, qui laissaient des passages libres de tous côtés aux parties subtiles dont nous parlons lorsqu’elles étaient seules, ne sont point assez grands pour laisser passer les parties grossières du salpêtre et quelques autres dont la poudre est composée, lorsqu’elles ont reçu l’agitation des parties subtiles qui les environnent.

Car de même que l’eau des rivières qui coule sous les ponts ne les ébranle pas à cause de la petitesse de ses parties, ainsi la matière très-subtile et très-déliée dont on vient de parler passe continuellement au travers des pores de tous les corps sans y faire des changements sensibles. Mais de même aussi que cette rivière est capable de renverser un pont lorsque, traînant dans le cours de ses eaux quelques grandes masses de glaces ou quelques autres corps plus solides, elle les pousse contre lui avec le même mouvement qu’elle a ; ainsi la matière subtile est capable de faire les effets surprenants que nous voyons dans les canons et dans les mines, lorsque ayant communiqué aux parties de la poudre qui nagent au milieu d’elle son mouvement infiniment plus violent et plus rapide que celui des rivières et des torrents, ces mêmes parties de la poudre ne peuvent pas librement passer par les pores du corps qui les enferme, à cause qu’elles sont trop grossières, de sorte qu’elles les rompent avec violence pour se faire un passage libre.

Mais les hommes ne peuvent pas si facilement se représenter des parties subtiles et déliées, et ils les regardent comme des chimères à cause qu’ils ne les voient pas. Contemplatio fere desinit cum aspectu, dit Bacon. La plupart même des philosophes aiment mieux inventer quelque nouvelle entité pour ne se pas taire sur ces choses qu’ils ignorent. Et si on objecte contre leurs fausses et incompréhensibles suppositions qu’il est nécessaire que le feu soit composé de parties très-agitées, puisqu’il produit des mouvements si violents, et qu’une chose ne peut communiquer ce qu’elle n’a pas, ce qui certainement est une objection très-claire et très-solide ; ils ne manquent pas de tout confondre par quelque distinction frivole et imaginaire, comme celle des causes équivoques et univoques, afin de paraitre dire quelque chose lorsqu’en effet. ils ne disent rien. Car enfin c’est une notion commune à des esprits attentifs qu’il ne peut pas y avoir dans la nature de véritable cause équivoque au sens qu’ils l’entendent, et que l’ignorance seule des hommes les a inventées.

Les hommes doivent donc s’attacher davantage à la considération des notions claires et distinctes s’ils veulent connaître la nature ; ils doivent un peu réprimer et arrêter l’inconstance et la légèreté de leur volonté s’ils veulent pénétrer le fond des choses, car leurs esprits seront toujours faibles, superficiels et discursifs, si leurs volontés demeurent toujours légères, inconstantes et volages.

Il est vrai qu’il y a quelque fatigue et qu’il faut se contraindre pour se rendre attentif et pour pénétrer le fond des choses que l’on veut savoir, mais on n’a rien sans peine. Il est honteux que des personnes d’esprit et des philosophes, qui sont obligés par toutes sortes de raisons à la recherche et à la défense de la vérité, parlent sans savoir ce qu’ils disent, et se contentent de termes qui ne réveillent aucune idée distincte dans les esprits attentifs.


CHAPITRE III.
I. La curiosité est naturelle et nécessaire. — II. Trois règles pour la modérer. — III. Explication de la première de ces règles.


I. Tant que les hommes auront de l’inclination pour un bien qui surpasse leurs forces et qu’ils ne le posséderont pas, ils auront toujours une secrète inclination pour tout ce qui porte le caractère du nouveau et de l’extraordinaire ; ils courront sans cesse après les choses qu’ils n’auront point encore considérées, dans l’espérance d’y trouver ce qu’ils cherchent, et, leurs esprits ne pouvant se satisfaire entièrement que par la vue de celui pour qui ils sont faits, ils seront toujours dans l’inquiétude et dans l'agitation jusqu’à ce qu’il leur paraisse dans sa gloire.

Cette disposition des esprits est sans doute très-conforme à leur état, car il vaut infiniment mieux chercher avec inquiétude la vérité et le bonheur qu’on ne possède pas, que de demeurer dans un faux repos en se contentant du mensonge et des faux biens dont on se repaît ordinairement. Les hommes ne doivent pas être insensibles à la vérité et à leur bonheur ; le nouveau et l’extraordinaire les doit donc réveiller, et il y a une curiosité qui leur doit être permise ou plutôt qui leur doit être recommandée. Ainsi les choses communes et ordinaires ne renfermant pas le vrai bien et les opinions anciennœ des philosophes étant très-incertaines, il est juste que nous soyons curieux pour les nouvelles découvertes, et toujours inquiets dans la jouissance des biens ordinaires.

Si un géomètre nous venait donner de nouvelles propositions contraires à celles d'Euclide, s’il prétendait prouver que cette science est pleine d’erreurs, comme Hobbes l’a voulu faire dans le livre qu’il a composé contre le faste des géomètres, j’avoue qu’on aurait tort de se plaire dans cette sorte de nouveauté, parce que quand on a trouvé la vérité il y faut demeurer ferme ; puisque la curiosité ne nous est donnée que pour nous porter à la découvrir. Aussi n’est-ce pas un défaut ordinaire aux géomètres d’être curieux des opinions nouvelles de géométrie. Ils se dégoûteraient bientôt d'un livre qui ne contiendrait que des propositions contraires à celles d’Euclide, parce que étant très-certains de la vérité de ces propositions par des démonstrations incontestables, toute notre curiosité cesse à leur égard ; marque infaillible que les hommes n’ont de l’inclination pour la nouveauté que parce qu’ils ne voient point avec évidence la vérité des choses qu’ils désirent naturellement de savoir et qu’ils ne possèdent point des biens infinis qu’ils souhaitent naturellement de posséder.

II. Il est donc juste que les hommes soient excités par la nouveauté et qu’ils l’aiment ; mais il y a pourtant des exceptions à faire, et ils doivent observer certaines règles qu’il est facile de tirer de ce que nous venons de dire, que l’inclination pour la nouveauté ne nous est donnée que pour la recherche de la vérité et de notre véritable bien.

Il y en a trois, dont la première est que les hommes ne doivent point aimer la nouveauté dans les choses de la foi qui ne sont point soumises à la raison ;

La seconde, que la nouveauté n’est pas une raison qui nous doive porter à croire que les choses sont bonnes ou vraies, c’est-à-dire que nous ne devons point juger que les opinions sont vraies à cause qu’elles sont nouvelles, ni que des biens sont capables de nous contenter à cause qu’ils sont nouveaux et extraordinaires et que nous ne les avons point encore possédés ;

La troisième, que lorsque nous sommes assurés d’ailleurs que des vérités sont si cachées qu’il est moralement impossible de les découvrir, et que les biens sont si petits et si minces qu’ils ne peuvent pas nous satisfaire, nous ne devons point nous laisser exciter par la nouveauté qui s’y rencontre, ni nous laisser séduire sur de fausses espérances. Mais il faut expliquer ces règles plus au long et faire voir que faute de les observer nous tombons dans un très-grand nombre d’erreurs.

III. On trouve assez souvent des esprits de deux humeurs bien différentes : les uns veulent toujours croire aveuglément, les autres veulent toujours voir évidemment. Les premiers, n’ayant presque jamais fait usage de leur esprit, croient sans discernement tout ce qu’on leur dit ; les autres, voulant toujours faire usage de leur esprit sur des matières même qui le surpassent infiniment, méprisent indifféremment toutes sortes d’autorités. Les premiers sont ordinairement des stupides et des esprits faibles, comme les enfants et les femmes ; les autres sont des esprits superbes et libertins, comme les hérétiques et les philosophes.

Il est extrêmement rare de trouver des personnes qui soient justement au milieu de ces deux excès et qui ne cherchent jamais d’évidence dans les choses de la foi par une vaine agitation d’esprit, ou qui ne croient quelquefois sans évidence des opinions fausses touchant les choses de la nature, par une déférence indiscrète et par une basse soumission d’esprit. Si ce sont des personnes de piété et fort soumises à l’autorité de l’Église, leur foi s’étend quelquefois, s’il m’est permis de le dire ainsi, jusqu’à des opinions purement philosophiques ; ils les regardent souvent avec le même respect que les vérités de la religion. Ils condamnent, par un faux zèle, avec une trop grande facilité, ceux qui ne sont pas de leur sentiment. Ils entrent dans des soupçons injurieux contre les personnes qui font de nouvelles découvertes. C’est assez, afin de passer pour libertin dans leur esprit, que de nier qu’il y ait des formes substantielles, que les animaux sentent de la douleur et du plaisir, et d’autres opinions de philosophie qu’ils croient vraies sans raison évidente, seulement à cause qu’ils s’imaginent des liaisons nécessaires entre ces opinions et les vérités de la foi.

Mais si ce sont des personnes trop hardies, leur orgueil les porte in mépriser l’autorité de l’Église, ce n’est qu’avec peine qu’ils s’y soumettent. Ils se plaisent dans des opinions dures et téméraires, ils affectent de passer pour esprits forts, et dans cette vue ils parlent des choses divines sans respect et avec une espèce de fierté. Ils méprisent comme trop crédules ceux qui parlent avec modestie de certains sentiments reçus. Enfin ils sont extrêmement portés à douter de tout et entièrement opposés à ceux qui ont une trop grande facilité à se soumettre à l’autorité des hommes.

Il est manifeste que ces deux extrémités ne valent rien et que les personnes qui ne veulent point d’évidence dans les questions naturelles sont blâmables, aussi bien que les autres qui demandent de l’évidence dans les mystères de la foi. Mais ceux qui se mettent en danger de se tromper dans des questions de philosophie en croyant trop facilement, sont sans doute plus excusables que les autres qui se mettent en danger de tomber dans quelque héresie en doutant témérairement. Car enfin il est moins dangereux de tomber dans une infinite d’erreurs de philosophie, faute de les examiner, que de tomber dans une seule hérésie, faute de se soumettre avec humilité à l’autorité de l’Église.

L’esprit se repose quand il trouve de l’évidence et il s’agite quand il n’en trouve pas, parce que l’évidence est le caractère de la vérité. Ainsi l’erreur des libertins et des hérétiques vient de ce qu’ils doutent que la vérité se rencontre dans les décisions de l’Église, parce qu’ils n’y voient pas d’évidence et qu’ils espèrent que les vérités de la foi se peuvent connaître avec évidence[3]. Or leur amour pour la nouveauté est déréglé, puisque possédant la vérité dans la foi de l’Église ils ne doivent plus rien rechercher ; outre que, les vérités de la foi étant infiniment au-dessus de leur esprit, ils ne pourraient pas les découvrir, supposé, selon leur fausse pensée, que l’Église fût tombée dans l’erreur.

Mais s’il y a plusieurs personnes qui se trompent en refusant de se soumettre à l’autorité de l’Église, il n’y en a pas moins qui se trompent en se soumettant à l’autorité des hommes. Il faut se soumettre à l’autorité de l’Église, parce qu’elle ne peut jamais se tromper ; mais il ne faut jamais se soumettre aveuglément à l’autorité des hommes, parce qu’ils peuvent toujours se tromper. Ce que l’Église nous apprend est infiniment au-dessus des forces de la raison ; ce que les hommes nous apprennent est soumis à notre raison. De sorte que si c’est un crime et une vanité insupportable que de chercher par son esprit la vérité dans les matières de la foi sans avoir égard à l’autorité de l’Église, c’est aussi une légèreté et une bassesse d’esprit méprisable que de croire aveuglément à l’autorité des hommes dans des sujets qui dépendent de la raison.

Cependant, on peut dire que la plupart de ceux que l’on appelle savants dans le monde n’ont acquis cette réputation que parce qu’ils savent par mémoire les opinions d’Aristote, de Platon, d’Èpicure et de quelques autres philosophes, qu’ils se rendent aveuglément à leurs sentiments, et qu’ils les défendent avec opiniâtreté. Pour avoir quelques degrés et quelques marques extérieures de doctrine dans les universités, il suffit de savoir les sentiments de quelques philosophes. Pourvu que l’on veuille jurer in verba magistri, avec un peu de mémoire on devient bientôt un docteur. Presque toutes les communautés ont une doctrine qui leur est propre et qu’il est défendu aux particuliers d’abandonner. Ce qui est vrai chez les uns est souvent faux chez les autres. Ils font gloire quelquefois de soutenir la doctrine de leur ordre contre la raison et l’expérience, et ils se croient obligés de donner des contorsions à la vérité ou à leurs auteurs pour les accorder l’un avec l’autre, ce qui produit un nombre infini de distinctions frivoles, lesquelles sont autant de détours qui conduisent infailliblement à l’erreur.

Si l’on découvre quelque vérité, il faut encore à présent qu’Aristote l’ait vue ; ou si Aristote y est contraire, la découverte sera fausse. Les uns font parler ce philosophe d’une façon, les autres d’une autre ; car tous ceux qui veulent passer pour savants lui font parler leur langage. Il n’y a point d’impertinence qu’on ne lui fasse dire, et il y a peu de nouvelles découvertes qui ne se trouvent énigmatiquement dans quelque recoin de ses livres. En un mot, il se contredit presque toujours, si ce n’est dans ses ouvrages, c’est au moins dans la bouche de ceux qui l’enseignent. Car encore que les philosophes protestent et prétendent même d’enseigner sa doctrine, il est difficile d’en trouver deux qui soient d’accord sur ses sentiments, parce qu’en effet les livres d’Aristote sont si obscurs et remplis de termes si vagues et si généraux, qu’on peut lui attribuer avec quelque vraisemblance les sentiments de ceux qui lui sont les plus opposés. On peut lui faire dire tout ce qu’on veut dans quelques-uns de ses ouvrages, parce qu’il n’y dit presque rien, quoiqu’il fasse beaucoup de bruit ; de même que les enfants font dire au son des cloches tout ce qu’il leur plaît, parce que les cloches font grand bruit et ne disent rien.

Il est vrai qu’il parait fort raisonnable de fixer et d’arrêter l’esprit de l’homme à des opinions particulières, afin de l’empêcher d’extravaguer. Mais quoil faut-il que ce soit par le mensonge et par l’erreur ? ou plutôt croit-on que l’erreur puisse réunir les esprits ? Que l’on examine combien il est rare de trouver des personnes d’esprit qui soient satisfaites de la lecture d’Aristote, et qui soient persuadés d’avoir acquis une véritable science après même qu’ils ont vieilli sur ses livres, et on reconnaîtra manifestement qu’il n’y a que la vérité et l’évidence qui arrêtent l’agitation de l’esprit, et que les disputes, les aversions, les erreurs et les hérésies mêmes sont entretenues et fortifiées par la mauvaise manière dont on étudie. La vérité consiste dans un indivisible, elle n’est pas capable de variété, et il n’y a qu’elle qui puisse réunir les esprits ; mais le mensonge et l’erreur ne peuvent que les diviser et les agiter.

Je ne doute pas qu’il n’y ait quelques personnes qui croient de bonne foi que celui qu’ils appellent le prince des philosophes n’est point dans l’erreur, et que c’est dans ses ouvrages que se trouve la véritable et solide philosophie. Il y a des gens qui s’imaginent que depuis deux mille ans qu’Aristote a écrit on n’a pu encore découvrir qu’il fût tombé dans quelque erreur ; qu’ainsi, étant infaillible en quelque manière, ils peuvent le suivre aveuglément et le citer comme infaillible. Mais on ne veut pas s’arrêter à répondre à ces personnes, parce qu’il faut qu’elles soient dans une ignorance trop grossière et plus digne d’être méprisée que d’être combattue. Ou leur demande seulement que s’ils savent qu’Aristote ou quelqu’un de ceux qui l’ont suivi aient jamais déduit quelque vérité des principes de physique qui lui soient particuliers, ou si peut-être ils l’ont fait eux-mêmes, qu’ils se déclarent, qu’ils l’expliquent et qu’ils le prouvent, et on leur promet de ne plus parler d’Aristote qu’avec éloge. On ne dira plus que ses principes sont inutiles, puisqu’ils auront enfin servi à prouver une vérité ; mais il n’y a pas lieu de l’espérer. Il y a déjà long-temps qu’on en a fait le défi, et M. Descartes entre autres dans ses Méditations métaphysiques, il y a près de quarante ans, avec promesse même de démontrer la fausseté de cette vérité prétendue. Et il y a grande apparence que personne ne se hasardera jamais de faire ce que les plus grands ennemis de M. Descartes et les plus zélés défenseurs de la philosophie d’Aristote n’ont point encore osé entreprendre.

Qu’il soit donc permis après cela de dire que dest aveuglement, bassesse d’esprit, stupidité, que de se rendre ainsi à l’autorité d’Aristote, de Platon, ou de quelque autre philosophe que ce soit ; que l’on perd son temps à les lire quand on n’a point d’autre dessein que d’en retenir les opinions, et qu’on le fait perdre à ceux à qui on les apprend de cette sorte. Qu’il soit permis de dire avec saint Augustin que c’est être sottement curieux que d’envoyer son fils au collège afin qu’il y apprenne les sentiments de son maître ; que les philosophes ne peuvent point nous instruire par leur autorité, et que s’ils le prétendent ils sont injustes ; que c’est une espèce de folie et d’impiété que de jurer solennellement leur défense, et enfin que c’est tenir injustement la vérité captive que de s’opposer par intérèt aux opinions nouvelles de philosophie qui peuvent être vraies, pour conserver celles que l’on sait assez être fausses ou inutiles[4].


CHAPITRE IV.
Continuation du même sujet. — I. Explication de la seconde règle de la curiosité. — II. Explication de la troisième.


I. La seconde règle que l’on doit observer, c’est que la nouveauté ne doit jamais nous servir de raison pour croire que les choses sont véritables. Nous avons déjà dit plusieurs fois que les hommes ne doivent pas se reposer dans l’erreur et dans les faux biens dont ils jouissent ; qu’il est juste qu’ils cherchent l’évidence de la vérité et le vrai bien qu’ils ne possèdent pas, et par conséquent qu’ils se portent aux choses qui leur sont nouvelles et extraordinaires ; mais ils ne doivent pas pour cela toujours s’y attacher ni croire, par légèreté d’esprit, que les opinions nouvelles sont vraies à cause qu’elles sont nouvelles, et que des biens sont véritables parce qu’ils n’en ont point encore joui. La nouveauté les doit seulement pousser à examiner avec soin les choses nouvelles ; ils ne les doivent pas mépriser, puisqu’ils ne les connaissent pas, ni croire aussi témérairement qu’elles renferment ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils espèrent.

Mais voici ce qui arrive assez souvent. Les hommes, après avoir examiné les opinions anciennes et communes, n’y ont point reconnu la lumière de la vérité. Après avoir goûté les biens ordinaires, ils n’y ont point trouvé le plaisir solide qui doit accompagner la possession du bien ; leurs désirs et leurs empressements ne se sont donc point apaisés par les opinions et les biens ordinaires. Si donc on leur parle de quelque chose de nouveau et d’extraordinaire, l’idée de la nouveauté leur fait d’abord espérer que c’est justement ce qu’ils cherchent ; et parce qu’on se flatte ordinairement et qu’on croit volontiers que les choses sont comme on souhaite qu’elles soient, leurs espérances se fortifient à proportion que leurs désirs s’augmentent, et enfin elles se changent insensiblement en des assurances imaginaires. Ils attachent ensuite si fortement l’idée de la nouveauté avec l’idée de la vérité, que l’une ne se représente jamais sans l’autre ; et ce qui est plus nouveau leur parait toujours plus vrai et meilleur que ce qui est plus ordinaire et plus commun ; bien différents en cela de quelques-uns, qui, ayant joint par aversion pour les hérésies l’idée de la nouveauté avec celle de la fausseté, s’imaginent que toutes les opinions nouvelles sont fausses et qu’elles renferment quelque chose de dangereux.

On peut donc dire que cette disposition ordinaire de l’esprit et du cœur des hommes à l’égard de tout ce qui porte le caractère de la nouveauté, est une des causes les plus générales de leurs erreurs, car elle ne les conduit presque jamais à la vérité. Lorsqu’elle les y conduit, ce n’est que par hasard et par bonheur ; et enfin elle les détourne toujours de leur véritable bien en les arrêtant dans cette multiplicité de divertissements et de faux biens dont le monde est rempli ; ce qui est l’erreur la plus dangereuse dans laquelle on puisse tomber.

II. La troisième règle contre les désirs excessifs de la nouveauté est que, lorsque nous sommes assurés d’ailleurs que des vérités sont si cachées qu’il est moralement impossible de les découvrir, et que les biens sont si petits et si minces qu’ils ne peuvent nous rendre heureux, nous ne devons pas nous laisser exciter par la nouveauté qui s’y rencontre.

Tout le monde peut savoir par la foi, par la raison et par l’expérience, que tous les biens créés ne peuvent pas remplir la capacité infinie de la volonté. La foi nous apprend que toutes les choses du monde ne sont que vanité, et que notre bonheur ne consiste pas dans les honneurs ni dans les richesses. La raison nous assure que, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de borner nos désirs et que nous sommes portés par une inclination naturelle à aimer tous les biens, nous ne pouvons devenir heureux qu’en possédant celui qui les renferme tous. Notre propre expérience nous fait sentir que nous ne sommes pas heureux dans la possession des biens dont nous jouissons, puisque nous en souhaitons encore d’autres. Enfin nous voyons tous les jours que les grands biens dont les princes et les rois même les plus puissants jouissent sur la terre, ne sont pas encore capables de contenter leurs désirs ; qu’ils ont même plus d’inquiétudes et de déplaisirs que les autres ; et qu’étant pour ainsi dire au haut de la roue de la fortune, ils doivent être infiniment plus agités et plus secoués par son mouvement que ceux qui sont au-dessous et plus proche du centre. Car enfin ils ne tombent jamais que du haut ; ils ne reçoivent jamais que de grandes blessures ; et toute cette grandeur qui les accompagne et qu’ils attachent à leur être propre ne fait que les grossir et les étendre, afin qu’ils soient capables d’un plus grand nombre de blessures et plus exposés aux coups de la fortune.

La foi donc, la raison et l’expérience, nous convaincant que les biens et les plaisirs de la terre, desquels nous n’avons point encore goûté, ne nous rendraient pas heureux quand nous les posséderions, nous devons bien prendre garde, selon cette troisième règle, à ne pas nous laisser sottement flatter d’une folle espérance de bonheur, laquelle s’augmentant peu à peu à proportion de notre passion et de nos désirs, se changerait à la fin en une fausse assurance. Car lorsqu’on est extrêmement passionné pour quelque bien on se l'imagine toujours très-grand et l’on se persuade même insensiblement que l’on sera heureux quand on le possédera.

Il faut donc résister à ces vains désirs, puisque ce serait inutilement que l’on tâcherait de les contenter ; mais principalement encore parce que quand on se laisse aller à ses passions et que l’on emploie son temps pour les satisfaire, on perd Dieu et toutes choses avec lui. On ne fait que courir d’un faux bien après un autre faux bien ; on vit toujours dans de fausses espérances ; on se dissipe, on s’agite en mille manières différentes ; on trouve partout des oppositions à cause que les biens que l’on recherche sont désirés de plusieurs et ne peuvent être possédés de plusieurs, et enfin on meurt et on ne possède plus rien. Car, comme nous apprend saint Paul[5], ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans le píége du diable, et en divers désirs inutiles et pernicieux qui précipitent les hommes dans l’abíme de la perdition et de la damnation ; car la cupidité est la racine de tous les maux.

Que si nous ne devons pas nous porter à la recherche des biens de la terre qui nous sont nouveaux, parce que nous sommes assurés que nous n’y trouverons pas le bonheur que nous cherchons, nous ne devons pas aussi avoir le moindre désir de savoir les opinions nouvelles sur un très-grand nombre de questions difficiles, parce que nous savons d’ailleurs que l’esprit de l’homme n’en saurait découvrir la vérité. La plupart des questions que l’on traite dans la morale et principalement dans la physique sont de cette nature, et nous devons, par cette raison, nous défier beaucoup des livres que l’on compose tous les jours sur ces matières très-obscures et très-embarrassées. Car, quoique absolument parlant, les questions qu’ils contiennent se puissent résoudre, cependant il y a encore si peu de vérités découvertes et il y en a tant d’autres à savoir avant que de venir à celles dont traitent ces livres, qu’on peut ne les pas lire sans se hasarder de perdre beaucoup.

Cependant ce n’est pas ainsi que les hommes se conduisent, ils font tout le contraire. Ils n’examinent point si ce qu’on leur dit est possible. Il n’y a qu’à leur promettre des choses extraordinaires, comme la réparation de la chaleur naturelle, de l’humíde radical, des esprits vitaux, ou d’autres choses qu’ils n’entendent point, pour exciter leur vaine curiosité et pour les préoccuper. Il suffit pour les éblouir et pour les gagner de leur proposer des paradoxes ; de se servir de paroles obscures, de termes d’influences, de l’autorité de quelques auteurs inconnus, ou bien de faire quelque expérience fort sensible et fort extraordinaire, quoiqu’elle n’ait même aucun rapport à ce qu’on avance, car il suffit de les étourdir pour les convaincre.

Si un médecin, un chirurgien, un empirique citent des passages grecs et latins et se servent de termes nouveaux et extraordinaires pour ceux qui les écoutent, ce sont de grands hommes. On leur donne droit de vie et de mort ; on les croit comme des oracles ; ils s’imaginent eux-mêmes qu’ils sont bien au-dessus du commun des hommes et qu’ils pénètrent le fond des choses ; et si l’on est assez indiscret pour témoigner qu’on ne prend pas pour raison cinq ou six mots qui ne signifient et qui ne prouvent rien, ils s’imaginent qu’on n’a pas le sens commun et que l’on nie les premiers principes. En effet, les premiers principes de ces gens-là sont cinq ou mots latins d’un auteur, ou bien quelque passage grec s’ils sont plus habiles.

Il est même nécessaire que les savants médecins parlent quelquefois une langue que leurs malades n’entendent pas, pour acquérir quelque réputation et pour se faire obéir.

Un médecin qui ne sait que du latin peut bien être estimé au village, parce que du latin c’est du grec et de l’arabe pour les paysans. Mais si un médecin ne sait au moins lire le grec, pour apprendre quelque apriorisme d’Hippocrate, il ne faut pas qu’il s’attende de passer pour savant homme dans l’esprit des gens de ville qui savent ordinairement du latin. Ainsi les médecins, même les plus savants, connaissant cette fantaisie des hommes, se trouvent obligés de parler comme les aiïrouteurs et les ignorants, et l’ou ne doit pas toujours juger de leur capacité et de leur bon sens par les choses qu’ils pement dire dans leurs visites. S’ils parlent grec quelquefois, c’est pour charmer le malade et non pas la maladie, car ils savent bien qu’un passage grec n’a jamais guéri personne.


CHAPITRE V.
I. De la seconde inclination naturelle ou de l’amour-propre. — II. Il se divise en l’amour de l’être et du bien-être, ou de la grandeur et du plaisir.


l. La seconde inclination que l’auteur de la nature imprime sans cesse dans notre volonté, c’est l’amour de nous-mêmes et de notre propre conservation.

Nous avons déjà dit que Dieu aime tous ses ouvrages, que c’est l’amour seul qu’il a pour eux qui les conserve, et qu’il veut que tous les esprits créés aient les mêmes inclinations que lui. Il veut donc qu’ils aient tous une inclination naturelle pour leur conservation et pour leur bonheur, ou qu’ils s’alment eux-mêmes. Cependant il n’est pas juste de mettre sa dernière fin dans soi-même, et de ne se pas aimer par rapport à Dieu ; puisqu’en effet n'ayant de nous-mêmes aucune bonté ni aucune substance, n'ayant aucun pouvoir de nous rendre heureux et parfait, nous ne devons nous aimer que par rapport à Dieu, qui seul peut être notre souverain bien[6].

Si la foi et la raison nous apprennent qu’il n’y a que Dieu qui soit le souverain bien, et que lui seul peut nous combler de plaisirs, nous concevons facilement qu’il faut donc l’aimer, et nous nous y portons avec assez de facilité ; mais sans grâce, c’est toujours imparfaitement et par amour-propre que nous l’aimons, je veux dire par un amour-propre injuste et déréglé. Car, quoique nous l’aimions peut-être comme ayant la puissance de nous rendre heureux, nous ne l’aimons pas comme souveraine justice, nous ne l’aimons pas tel qu’il est. Nous l’aimons comme un Dieu humainement dóbonnaire et accommodant, et nous ne voulons point nous accommoder à sa loi, à l’ordre immuable de ses divines perfections. La charité toute pure est si au-dessus de nos forces, que tantsans faut que nous puissions aimer Dieu pour lui-même, ou tel qu’il est en lui-même, que la raison humaine ne comprend pas facilement que l’on puisse aimer autrement que par rapport à soi, et avoir d’autre dernière fin que sa propre satisfaction.

II. L’amour-propre se peut diviser en deux espèces, savoir : en l’amour de la grandeur et en l’amour du plaisir ; ou bien en l’amour de son être et de la perfection de son être, et en l’amour de son bien-être ou de la félicité.

Par l’amour de la grandeur nous affectons la puissance, l’élévation, l’indépendance, et que notre être subsiste par lui-même. Nous désirons en quelque manière d’avoir l’être nécessaire : nous voulons en un sens être comme des dieux. Car il n’y a que Dieu qui ait proprement l’être, et qui existe nécessairement, puisque tout ce qui est dépendant n’existe que par la volonté de celui dont il dépend. Les hommes donc, souhaitant la nécessité de leur être, souhaitent aussi la puissance et l’indépendance qui les mettent à couvert de la puissance des autres. Mais par l’amour du plaisir ils désirent non pas simplement l’être, mais le bien-être, puisque le plaisir est la manière d’être qui est la meilleure et la plus agréable à l’àme : je dis le plaisir précisément, en tant que plaisir. De sorte que si l’on prend le plaisir en général, en tant qu’il contient les plaisirs raisonnables, aussi bien que les sensibles, il me paraît certain que c’est le principe ou le motif unique de l’amour naturel, ou de tous les mouvements de l’âme vers quelque bien que ce puisse être, car on ne peut aimer que ce qui plaît. Si les bienheureux aiment les perfections divines, Dieu tel qu’il est, c’est que la vue de ces perfections leur plaît. Car l’homme étant fait pour connaître et aimer Dieu, il fallait que la vue de tout ce qui est parfait nous fit plaisir.

Il faut remarquer que la grandeur, l’excellence et l’indépendance de la créature ne sont pas des manières d’être qui la rendent plus heureuse par elles-mêmes, puisqu’il arrive souvent qu’on devient misérable à mesure qu’on s’agrandit. Mais pour le plaisir, c’est une manière d’être que nous ne saurions recevoir actuellement sans devenir actuellement plus heureux, je ne dis pas solidement heureux. La grandeur et l’indépendance le plus souvent ne sont point en nous, et elles ne consistent d’ordinaire que dans le rapport que nous avons avec les choses qui nous environnent. Mais les plaisirs sont dans l’âme même, et ils en sont des manières réelles qui la modifient, et qui par leur propre nature sont capables de la contenter. Ainsi nous regardons l’excellence, la grandeur et l’indépendance comme des choses propres pour la conservation de notre être, et même quelquefois comme fort utiles selon l’ordre de la nature pour la conservation du bien-être ; mais le plaisir est toujours la manière d’être de l’esprit, qui par elle-même le rend heureux, et s’il est solide le rend parfaitement content, de sorte que le plaisir est le bien-être, et l’amour du plaisir l’amour du bien-être.

Or cet amour du bien-être est plus fort en nous que l’amour de l’être ; et l’amour-propre nous fait désirer quelquefois le non-être, parce que nous n’avons pas le bien-être. Cela arrive à tous les damnés, auxquels il serait meilleur, selon la parole de Jésus-Christ, de n’être point que d’être aussi mal qu’ils sont ; parce que ces malheureux étant ennemis déclarés de celui qui renferme en lui-même toute la bonté, et qui est la cause seule des plaisirs et des douleurs que nous sommes capables de sentir, il n’est pas possible qu’ils jouissent de quelque satisfaction. ils sont et ils seront éternellement misérables, parce que leur volonté sera toujours dans la même disposition et dans le même dérèglement. L’amour de soi-même renferme donc deux amours : l’amour de la grandeur, de la puissance, de l’indépendance et généralement de toutes les choses qui nous paraissent propres pour la conservation de notre être ; et l’amour du plaisir et de toutes les choses qui nous sont nécessaires pour être bien, c’està-dire pour être heureux et contents.

Ces deux amours se peuvent diviser en plusieurs manières ; soit parce que nous sommes composés de deux parties différentes, d’âme et de corps, selon lesquelles on les peut diviser ; soit parce qu’on les peut distinguer ou les spécifier par les différents objets qui nous sont utiles pour notre conservation. On ne s’arrêtera pas toutefois à cela, parce que notre dessein n’étant pas de faire une morale, il n’est pas nécessaire de faire une recherche et une division exacte le toutes les choses que nous regardons comme nos biens. Il a seulement été nécessaire de faire cette division pour rapporter avec quelque ordre les causes de nos erreurs.

Nous parlerons donc premièrement des erreurs qui ont pour cause l’inclination que nous avons pour la grandeur et pour tout ce qui met notre être hors de la dépendance des autres ; et ensuite nous traiterons de celles qui viennent de l’inclination que nous avons pour le plaisir et pour tout ce qui rend notre être le meilleur qui puisse être pour nous, ou qui nous contente le plus.


CHAPITRE VI.
I. De l’inclination que nous avons pour tout ce qui nous élève au-dessus des autres. — II. Des faux jugements de quelques personnes de piété. — III. Des faux jugements des superstitieux et des hypocrites. — IV. De Voët, ennemi de M. Descartes.


I. Toutes les choses qui nous donnent une certaine élévation au-dessus des autres ; en nous rendant plus parfaits, comme la science et la vertu, ou bien qui nous donnent quelque autorité sur eux, en nous rendant plus puissants, comme les dignités et les richesses, semblent nous rendre en quelque sorte indépendants. Tous ceux qui sont au-dessous de nous nous révèrent et nous craignent ; ils sont toujours prêts à faire ce qu’il nous plaît pour notre conservation, et ils n’osent nous nuire ni nous résister dans nos désirs. Ainsi les hommes tâchent toujours de posséder ces avantages qui les élèvent au-dessus des autres. Car ils ne font pas réflexion que leur être et leur bien-être dépendent, selon la vérité, de Dieu seul, et non pas des hommes ; et que la véritable grandeur qui les rendra éternellement heureux ne consiste pas dans ce rang qu’ils tiennent dans l’imagination des autres hommes, aussi faibles et aussi misérables qu’eux-mêmes ; mais dans le rang honorable qu’ils tiennent dans la raison divine, dans cette raison toute-puissante qui rendra éternellement à chacun selon ses œuvres.

Mais les hommes ne désirent pas seulement de posséder effectivement la science et la vertu, les dignités et les richesses ; ils font encore tous leurs efforts afin qu’on croie au moins qu’ils les possèdent véritablement. Et si l’on peut dire qu’ils se mettent moins en peine de paraître riches que de l’être effectivement, on peut dire aussi qu’ils se mettent souvent moins en peine d’être vertueux que de le paraître ; car, comme dit agréablement l’auteur des Réflexions morales : La vertu n’iraít pas loin, si la vanité ne lui tenait compagnie.

La réputation d’être riche, savant, vertueux, produit dans l’imagination de ceux qui nous environnent, ou qui nous touchent de plus près, des dispositions très-commodes pour nous. Elle les abat à nos pieds ; elle les agite en notre faveur ; elle leur inspire tous les mouvements qui tendent à la conservation de notre être, et tt l’augmentation de notre grandeur. Ainsi les hommes conservent leur réputation comme un bien dont ils ont besoin pour vivre commodément dans le monde.

Tous les hommes ont donc de l’inclination pour la vertu, la science, les dignités et les richesses, et pour la réputation de posséder ces avantages. Nous allons faire voir par quelques exemples comment ces inclinations peuvent les engager dans l’erreur. Commençons par l’inclination pour la vertu ou pour l’apparence de la vertu.

Les personnes qui travaillent sérieusement à se rendre vertueux n’emploient guère leur esprit ni leur temps que pour connaître la religion, et s’exercer dans de bonnes œuvres. Ils ne veulent savoir, comme saint Paul, que Jésus-Christ crucifié, le remède de la maladie et de la corruption de leur nature. Ils ne souhaitent point d’autre lumière que celle qui leur est nécessaire pour vivre chrétiennement, et pour reconnaître leurs devoirs ; et ensuite ils ne s’appliquent qu’à les remplir avec ferveur et avec exactitude. Ainsi ils ne s’amusent guère à des sciences qui paraissent vaines et stériles pour leur salut.

II. On ne trouve rien à redire à cette conduite, on l’estime infiniment ; on se croirait heureux de la tenir exactement, et on se repent même de ne l’avoir pas assez suivie. Mais ce que l’on ne peut approuver, c’est qu’étant constant qu’il y a des sciences purement humaines, très-certaines et assez utiles, qui détachent l’esprit des choses sensibles, et qui l’accoutument ou le préparent peu à peu à goûter les vérités de l’Évangile ; quelques personnes de piété, sans les avoir examinées, les condamnent trop librement, ou comme inutiles, ou comme incertaines.

Il est vrai que la plupart des sciences sont fort incertaines et fort inutiles. On ne se trompe pas beaucoup de croire qu’elles ne contiennent que des vérités de peu d’usage. il est permis de ne les étudier jamais, et il vaut mieux les mépriser tout à fait que de s’en laisser charmer et éblouir. Néanmoins on peut assurer qu’il est très-nécessaire de savoir quelques vérités de métaphysique. La connaissance de la cause universelle ou de l’existence d’un Dieu est absolument nécessaire, puisque même la certitude de la foi dépend de la connaissance que la raison donne de l’existence d’un Dieu. On doit savoir que c’est sa volonté qui fait et qui règle la nature, que la force ou la puissance des causes naturelles n’est que sa volonté ; en un mot, que toutes choses dépendent de Dieu en toutes manières.

Il est nécessaire aussi de connaître ce que c’est que la vérité, les moyens de la discerner d’avec l’erreur, la distinction qui se trouve entre les esprits et les corps, les conséquences que l’on en peut tirer, comme l’immortalité de l’àme, et plusieurs autres semblables qu’on peut connaître avec certitude.

La science de l’homme ou de soi-même est une science que l’on ne peut raisonnablement mépriser ; elle est remplie d’une infinité de choses qu’il est absolument nécessaire de connaître pour avoir quelque justesse et quelque pénétration d’esprit ; et l’on peut dire que si un homme grossier et stupide est infiniment au-dessus de la matière, parce qu’il sait qu’il est, et que la matière ne le sait pas ; ceux qui connaissent l’homme sont beaucoup au-dessus des personnes grossières et stupides, parce qu’ils savent ce qu’ils sont, et que les autres ne le savent point.

Mais la science de l’homme n’est pas seulement estimable parce qu’elle nous élève au-dessus des autres ; elle l’est beaucoup plus parce qu’elle nous abaisse, et qu’elle nous humilie devant Dieu. Cette science nous fait parfaitement connaître la dépendance que nous avons de lui en toutes choses, et même dans nos actions les plus ordinaires ; elle nous découvre manifestement la corruption de notre nature ; eIlc nous dispose à recourir à celui qui seul nous peut guérir, à nous attacher à lui, à nous défier et nous détacher de nous-mêmes ; et elle nous donne ainsi plusieurs dispositions d’esprit très-propres pour nous soumettre à la grâce de l’Évangile.

On ne peut guère se passer d’avoir au moins une teinture grossière et une connaissance générale des mathématiques et de la nature. On doit avoir appris ces sciences des sa jeunesse ; elles détachent l’esprit des choses sensibles, et elles l’empêchent de devenir mou et efféminé ; elles sont assez d’usage dans la vie ; elles nous portent même à Dieu la connaissance de la nature le faisant par elle-même, et celle des mathématiques par le dégoût qu’elles nous inspirent pour les fausses impressions de nos sens.

Les personnes de vertu ne doivent point mépriser ces sciences, ni les regarder comme incertaines ou comme inutiles, s’ils ne sont assurés de les avoir assez étudiées pour en juger solidement. Il y en a assez d’autres qu’ils peuvent hardiment mépriser. Qu’ils condamnent au feu les poëtes et les philosophes païens, les rabbins, quelques historiens, et un grand nombre d’auteurs qui font la gloire et l’érudition de quelques savants, on ne s’en mettra guère en peine. Mais qu’ils ne condamnent pas la connaissance de la nature comme contraire à la religion ; puisque la nature étant réglée par la volonté de Dieu, la véritable connaissance de la nature nous fait connaître et admirer la puissance, la grandeur et la sagesse de Dieu. Car enfin il semble que Dieu ait formé l’univers afin que les esprits l’étudient, et que par cette étude ils soient portés à connaître et à révérer son auteur. De sorte que ceux qui condamnent l’étude de la nature semblent s’opposer à la volonté de Dieu ; si ce n’est qu’ils prétendent que depuis le péché l’esprit de l’homme ne soit pas capable de cette étude. Qu’ils ne disent pas aussi que la connaissance de l’homme ne fait que l’enfler et lui donner de la vanité, à cause que ceux qui passent dans le monde pour avoir une parfaite connaissance de l’homme, quoique souvent ils le connaissent très-mal, sont d’ordinaire pleins d’un orgueil insupportable ; car il est évident que l’on ne peut se bien connaître sans sentir ses faiblesses et ses misères.

III. Aussi, ce ne sont pas les personnes d’une véritable et solide piété qui condamnent ordinairement ce qu’ils n’entendent pas, ce sont plutôt les superstitieux et les hypocrites. Les superstitieux, par une crainte servile et par une bassesse et une faiblesse d’esprit, s’effarouchent dès qu’ils voient quelque esprit vif et pénétrant. Il n’y a par exemple qu’à leur donner des raisons naturelles du tonnerre et de ses effets, pour être un athée dans leur esprit. Mais les hypocrites par une malice de démon se transforment en anges de lumière. Ils se servent des apparences de vérités saintes et révérées de tout le monde, pour s’opposer par des intérêts particuliers à des vérités peu connues et peu estimées. Ils combattent la vérité par l’image de la vérité ; et, se moquant quelquefois dans leur cœur de ce que tout le monde respecte, ils s’établissent dans l’esprit des hommes une réputation d’autant plus solide et plus à craindre, que la chose dont ils ont abusé est plus sainte.

Ces personnes sont donc les plus forts, les plus puissants et les plus redoutables ennemis de la vérité. Il est vrai qu’ils sont assez rares, mais il en faut peu pour faire beaucoup de mal. L’apparence de la vérité et de la vertu fait souvent plus de mal que la vérité et la vertu ne font de bien ; car il ne faut qu’un hypocrite adroit pour renverser ce que plusieurs personnes vraiment sages et vertueuses ont édifié avec beaucoup de peines et de travaux.

IV. M. Descartes, par exemple, a prouvé démonstrativement l’existence d’un Dieu, l’immortalité de nos âmes, plusieurs autres questions métaphysiques, un très-grand nombre de questions de physique, et notre siècle lui a des obligations infinies pour les vérités qu’il nous a découvertes. Voici cependant qu’il s’élève un petit homme, ardent et véhément déclamateur, respecté des peuples à cause du zèle qu’il fait paraitre pour leur religion ; il compose des livres pleins d’injures contre lui, et il l’accuse des plus grands crimes. Descartes est un catholique ; il a étudié sous les PP. Jésuites, il a souvent parlé d’eux avec estime. Cela suffit à cet esprit malin pour persuader à des peuples ennemis de notre religion, et faciles à exciter sur des choses aussi délicates que sont celles de la religion, que c’est un émissaire des jésuites, et qui a de dangereux desseins, parce que les moindres apparences de vérité sur des matières de foi ont plus de force sur les esprits que les vérités réelles et effectives des choses de physique ou de métaphysique, desquelles on se met fort peu en peine. M. Descartes a écrit de l'existence de Dieu. C’en est assez à ce calomniateur pour exercer son faux zèle et pour opprimer toutes les vérités que défend son ennemi. Il l’accuse d’être un athée, et même d’enseigner finement et secrètement l’athéisme, ainsi que cet infâme athée nommé Vanini, qui fut brûlé à Toulouse, lequel couvrait sa malice et son impiété en écrivant pour l’existence d’un Dieu ; car une des raisons qu’il apporte que son ennemi est un athée, c’est qu’il écrivait contre les athées, comme faisait Vaniní, qui pour couvrir son impiété écrivait contre les athées.

C'est ainsi qu’on opprime la vérité lorsqu’on est soutenu par les apparences de la vérité, et que l’on s’est acquis beaucoup d’autorité sur les esprits faibles. La vérité aime la douceur et la paix, et toute forte qu’elle est, elle cède quelquefois à l’orgueil et à la fierté du mensonge qui se pare et qui s’arme de ses apparences. Elle sait bien que l’erreur ne peut rien contre elle ; et si elle demeure quelque temps comme proscrite et dans l’obscurité, ce n’est que pour attendre des occasions plus favorables de se montrer au jour ; car enfin elle paraît presque toujours plus forte et plus éclatante que jamais dans le lieu même de son oppression.

On n’est pas surpris qu’un ennemi de M. Descartes, qu’un homme d’une religion différente de la sienne, qu’un ambitieux qui ne songe qu’à s’élever sur les ruines des personnes qui sont au-dessus de lui, qu’un déclamateur sans jugement, que Voët parle avec mépris de ce qu’il n’entend pas et qu’il ne veut pas entendre. Mais on a raison de s’étonner que des gens qui ne sont ennemis ni de M. Descartes, ni de sa religion, aient pris des sentiments d’aversion et de mépris contre lui, à cause des injures qu’ils ont lues dans des livres composés par l’ennemi de sa personne et de sa religion.

Le livre de cet hérétique, qui a pour titre Desperata causa papatus, fait assez voir son impudence, son ignorance, son emportement et le désir qu’il a de paraître zélé pour acquérir par ce moyen quelque réputation parmi les siens. Ainsi ce n’est pas un homme qu’on doive croire sur sa parole. Car de même qu’on ne doit pas croire toutes les fables qu’il a ramassées dans ce livre contre notre religion, l’on ne doit pas aussi croire sur sa parole les accusations atroces et injurieuses qu’il a inventées contre son ennemi.

Il ne faut donc pas que des hommes raisonnables se laissent persuader que M. Descartes est un homme dangereux, parce qu’ils l’ont lu dans quelque livre, ou bien parce qu’ils l’ont ouï dire à quelques personnes dont ils respectent la piété. Il n’est pas permis de croire les hommes sur leur parole lorsqu’ils accusent les autres des plus grands crimes. Ce n’est pas une preuve suffisante pour croire une chose que de l’entendre dire par un homme qui parle avec zèle et avec gravité ; car enfin ne peut-on jamais dire des faussetés et des sottises de la même manière qu’on dit de bonnes choses, principalement si on s’en est laissé persuader par simplicité et par faiblesse ?

Il est facile de s’instruire de la vérité ou de la fausseté des accusations que l’on forme contre M. Descartes ; ses écrits sont faciles à trouver et fort aisés à comprendre lorsqu’on est capable d’attention. Qu’on lise donc ses ouvrages ; afin que l’on puisse avoir d’autres preuves contre lui qu’un simple ouï-dire ; et j’espère qu’après qu’on les aura lus et qu’on les aura bien médités, on ne l’accusera plus d’athéisme, et que l’on aura au contraire tout le respect qu’on doit avoir pour un homme qui a démontré d’une manière très-simple et très-évidente, non-seulement l’existence d’un Dieu et l’immortalité de l’âme, mais aussi une infinité d’autres vérités qui avaient été inconnues jusqu’à son temps.


CHAPITRE VII.
Du désir de la science, et des jugements des faux savants.


L’esprit de l’homme a sans doute fort peu de capacité et d’étendue, et cependant il n’y a rien qu’il ne souhaite de savoir ; toutes les sciences humaines ne peuvent contenter ses désirs, et sa capacité est si étroite qu’il ne peut comprendre parfaitement une seule science particulière. Il est continuellement agité, et il désire toujours de savoir, soit parce qu’il espère trouver ce qu’il cherche, comme nous avons dit dans les chapitres précédents, soit parce qu’il se persuade que son âme et son esprit s’agrandissent par la vaine possession de quelques connaissances extraordinaires. Le désir déréglé de son bonheur et de sa grandeur fait qu’il étudie toutes les sciences, espérant trouver son bonheur dans les sciences de morale, et cherchant cette fausse grandeur dans les sciences spéculatives.

D’où vient qu’il y a des personnes qui passent toute leur vie à lire des rabbins et d’autres livres écrits dans des langues étrangères, obscures et corrompues, et par des auteurs sans goût et sans intelligence ; si ce n’est parce qu’ils se persuadent que lorsqu’ils savent les langues orientales, ils sont plus grands et plus élevés que ceux qui les ignorent ? Et qui peut les soutenir dans leur travail ingrat, désagréable, pénible et inutile, si ce n’est l’espérance de quelque élévation et la vue de quelque vaine grandeur ? En effet, on les regarde comme des hommes rares ; on leur fait des compliments sur leur profonde érudition ; on les écoute plus volontiers que les autres : et quoiqu’on puisse dire que ce sont ordinairement les moins judicieux, quand ce ne serait qu’à cause qu’ils ont employé toute leur vie à une chose fort inutile, et qui ne peut les rendre ni plus sages ni plus heureux ; néanmoins on s’imagine qu’ils ont beaucoup plus d’esprit et de jugement que les autres. Étant plus savants dans l’origine des mots, on se laisse persuader qu’ils sont savants dans la nature des choses.

C’est pour la même raison que les astronomes emploient leur temps et leur bien pour savoir au juste ce qu’il est non-seulement inutile, mais impossible de savoir. Ils veulent trouver dans le cours des planètes une exacte régularité qui ne s’y rencontre jamais, et dresser des tables astronomiques pour prédire des effets dont ils ne connaissent pas les causes. Ils ont fait la sénélographie ou la géographie de la lune, comme si l’on avait quelque dessein d’y voyager. Ils l’ont déjà donnée en partage à tous ceux qui sont illustres dans l’astronomie ; il y en a peu qui n’aient quelque province en ce pays, comme une récompense de leurs grands travaux ; et je ne sais s’ils ne firent point quelque gloire d’avoîr été dans les bonnes grâces de celui qui leur a distribué si magnifiquement ces royaumes.

D’où vient que des hommes raisonnables s’appliquent si fort à cette science et demeurent dans des erreurs très-grossières à l’égard des vérités qu’il leur est très-utile de savoir, si ce n’est qu’il leur semble que c’est quelque chose de grand que de connaître ce qui se passe dans le ciel ? La connaissance de la moindre chose qui se passe là-haut leur semble plus noble, plus relevée et plus digne de la grandeur de leur esprit que la connaissance des choses viles, abjectes et corruptibles, comme sont selon leur sentiment les seuls corps sublunaires. La noblesse d’une science se tire de la noblesse de son objet : c’est un grand principe ! La connaissance du mouvement des corps inaltérables et incorruptibles est donc la plus haute et la plus relevée de toutes les sciences. Ainsi elle leur parait digne de la grandeur et l’excellence de leur esprit.

C’est ainsi que les hommes se laissent éblouir par une fausse idée de grandeur qui les flatte et qui les agite. Dès que leur imagination en est frappée, elle s’abat devant ce fantôme ; elle le révère et elle renverse et aveugle la raison qui en doit juger. Il semble que les hommes rêvent quand ils jugent des objets de leurs passions et qu’ils manquent de sens commun. Car enfin qu’y a-t-il de grand dans la connaissance des mouvements des planètes, et n’en savons-nous pas assez présentement pour régler nos mois et nos années ? Qu’avons-nous tant affaire de savoir si Saturne est environné d’un anneau ou d’un grand nombre de petites lunes, et pourquoi prendre parti là-dessus ? Pourquoi se glorifier d’avoir prédit la grandeur d’une éclipse où l’on a peut-être mieux rencontré qu’un autre, parce qu’on a été plus heureux ? Il y a des personnes destinées par l’ordre du prince à observer les astres. contentons-nous de leurs observations. Ils s’appliquent à cet emploi avec raison, car ils s’y appliquent par devoir : c’est leur affaire. Ils y travaillent avec succès, car ils y travaillent san cesse avec art, avec application et avec toute l’exactitude possible ; rien ne leur manque pour y réussir. Ainsi nous devons être pleinement satisfaits sur une matière qui nous touche si peu, lorsqu’ils nous font part de leurs découvertes.

Il est bon que plusieurs personnes s’appliquent à l’anatomie, puisqu’il est extrêmement utile de la savoir, et que les connaissances auxquelles nous devons aspirer sont celles qui nous sont les plus utiles. Nous pouvons et nous devons nous appliquer à ce qui contribue quelque chose à notre bonheur, ou plutôt au soulagement de nos infirmités et de nos misères. Mais passer toutes les nuits pendu à une lunette pour découvrir dans les cieux quelque tache ou quelque nouvelle planète, perdre sa santé et son bien et abandonner ie soin de ses affaires pour rendre réglément visite aux étoiles et pour en mesurer les grandeurs et les situations, il me semble que c’est oublier entièrement et ce qu’on est présentement et ce qu’on sera un jour.

Et qu’on ne dise pas que c’est pour reconnaître la grandeur de celui qui a fait tous ces grands objets. Le moindre moucheron manifeste davantage la puissance et la sagesse de Dieu à ceux qui le considèrent avec attention, et sans être préoccupés de sa petitesse, que tout ce que les astronomes savent des cieux Néanmoins les hommes ne sont pas faits pour examiner toute leur vie les moucherons et les insectes ; et l’on n’approuve pas trop la peine que quelques personnes se sont donnée pour nous apprendre comment sont faits les poux de chaque espèce d’animal, et les transformations de différents vers en mouches et en papillons. Il est permis de s’amuser à cela quand on n’a rien à faire et pour se divertir ; mais les hommes ne doivent point y employer tout leur temps s’ils ne sont insensibles à leurs misères.

Ils doivent incessamment s’appliquer à la connaissance de Dieu et d’eux-mêmes, travailler sérieusement à se défaire de leurs erreurs et de leurs préjugés, de leurs passions et de leurs inclinations au péché ; rechercher avec ardeur les vérités qui leur sont les plus nécessaires. Car enfin ceux-là sont les plus judicieux qui recherchent avec le plus de soin les vérités les plus solides.

La principale cause qui engage les hommes dans de fausses études, c’est qu’ils ont attaché l’idée de savant à des connaissances vaines et infructueuses, au lieu de ne l’attacher qu’aux sciences solides et nécessaires. Car quand un homme se met en tête de devenir savant, et que l’esprit de polymathie commence à l’agiter, il n’examine guère quelles sont les sciences qui lui sont les plus nécessaires, soit pour se conduire en honnête homme, soit pour perfectionner sa raison ; il regarde seulement ceux qui passent pour savants dans le monde et ce qu’il y a en eux qui les rend considérables. Toutes les sciences les plus solides et les plus nécessaires étant assez communes, elles ne font point admirer ni respecter ceux qui les possèdent ; car on regarde sans attention et sans émotion les choses communes, quelque belles et quelque admirables qu’elles soient en elles-mêmes. Ceux qui veulent devenir savants ne s’arrêtent donc guère aux sciences nécessaires à la conduite de la vie et à la perfection de l’esprit. Ces sciences ne réveillent point en eux cette idée des sciences qu’ils se sont formée, car ce ne sont pas ces sciences qu’ils ont admirées dans les autres et qu’ils souhaitent qu’on admire en eux.

L’Évangile et la morale sont des sciences trop communes et trop ordinaires ; ils souhaitent de savoir la critique de quelques termes qui se rencontrent dans les philosophes anciens ou dans les poëtes grecs. Les langues, et principalement celles qui ne sont point en usage dans leur pays, comme l’arabe et le rabbinage ou quelques autres semblables, leur paraissent dignes de leur application et de leur étude. S’ils lisent l’Écriture sainte, ce n’est pas pour y apprendre la religion et la piété ; les points de chronologie, de géographie, et les difficultés de grammaire, les occupent tout entiers ; ils désirent avec plus d’ardeur la connaissance de ces choses que les vérités salutaires de l’Évangile. Ils veulent posséder dans eux-mêmes la science qu’ils ont admirée sottement dans les autres, et que les sots ne manqueront pas d’admirer en eux.

De même dans les connaissances de la nature ils ne recherchent guère les plus utiles, mais les moins communes. L’anatomie est trop basse pour eux, mais l’astronomie est plus relevée. Les expériences ordinaires sont peu dignes de leur application ; mais ces expériences rares et surprenantes, qui ne nous peuvent jamais éclairer l’esprit, sont celles qu’ils observent avec plus de soin.

Les histoires les plus rares et les plus anciennes sont celles qu’ils font gloire de savoir. Ils ne savent pas la généalogie des princes qui règnent présentement, et ils recherchent avec soin celle des hommes qui sont morts il y a quatre mille ans. Ils négligent d’apprendre les histoires de leur temps les plus communes, et ils tâchent de savoir exactement les fables et les fictions des poëtes. Ils ne connaissent pas même leurs propres parents ; mais si vous le souhaitez, ils vous apporteront plusieurs autorités pour vous prouver qu’un citoyen romain était allié d’un empereur, et d’autres choses semblables.

A peine savent-ils le nom des vêtements ordinaires dont on se sert de leur temps, et ils s’amusent à la recherche de ceux dont se servaient les Grecs et les Romains. Les animaux de leur pays leur sont peu connus, et ils ne craindront pas d’employer plusieurs années à composer de grands volumes sur les animaux de la Bible, pour paraitre avoir mieux deviné que les autres ce que signifient des termes inconnus. Un tel livre fait les délices de son auteur et des savants qui le lisent, parce qu’étant tout cousu de passages grecs, hébreux, arabes, etc., de citations de rabbins et d’autres auteurs obscurs et extraordinaires, il satisfait la vanité de son auteur et la sotte curiosité de ceux qui le lisent, qui se croiront aussi plus savants que les autres quand ils pourront assurer avec fierté qu’il y a six mots différents dans l’Écriture pour signifier un lion ou quelque chose de semblable.

La carte de leur pays ou même de leur ville leur est souvent inconnue dans le temps qu’ils étudient les cartes de la Grèce ancienne, de l’Italie, des Gaules du temps de Jules César, ou les rues et les places publiques de l’ancienne Rome. Labor stultorum, dit le Sage, affliget eos qui nesciunt in urbem pergere : ils ne savent pas le chemin de leur ville, et ils se fatiguent sottement dans des recherches inutiles. ils ne savent pas les lois ni les coutumes des lieux où ils vivent ; mais ils étudient avec soin le droit ancien, les lois des Douze Tables, les coutumes des Lacédémoniens ou des Chinois, ou les ordonnances du grand Mogol. Enfin ils veulent savoir toutes les choses rares, extraordinaires, éloignées, et que les autres ne savent pas, parce qu’ils ont attaché par un renversement d’esprit l’idée de savant à ces choses, et qu’il suffit pour être estimé savant de savoir ce que les autres ne savent pas, quand même on ignorerait les vérités les plus nécessaires et les plus belles. Il est vrai que la connaissance de toutes ces choses et d’autres semblables est appelée science, érudition, doctrine, l’usage l’a voulu ; mais il y a une science qui n’est que folie et que sottise, selon l’Écriture : Doctrina stultorum fatuítas. Je n’ai point encore remarqué que le Saint-Esprit, qui donne tant d’éloges à la science dans les livres saints, dise quelque chose à l’avantage de cette fausse science dont je viens de parler.


CHAPITRE VIII.
I. Du désir de paraître savant. — II. Des conversations des faux savants. — III. De leurs ouvrages.


I. Si le désir déréglé de devenir savant rend souvent les hommes plus ignorants, le désir de paraître savant ne les rend pas seulement plus iμorants, mais il semble qu’il leur renverse l’esprit ; car il y a une infinité de gens qui perdent le sens commun, parce qu’ils le veulent passer ; et qui ne disent que des sottises. parce qu’ils ne veulent dire que des paradoxes. Ils s’éloignent si fort de toutes les pensées communes dans le dessein qu’ils ont d’acquérir la qualité d’esprit rare et extraordinaire, qu’en effet ils y réussissent, et qu’on ne les regarde plus ou qu’avec admiration, ou qu’avec beaucoup de mépris.

On les regarde quelquefois avec admiration, lorsque étant élevés à quelque dignité qui les couvre, on s’imagine qu’ils sont autant au-dessus des autres par leur génie et par leur érudition qu’ils le sont par leur rang ou par leur naissance ; mais on les regarde le plus souvent avec mépris, et quelquefois même comme des fous, lorsqu’on les regarde de plus près et que leur grandeur ne les cache point aux yeux des autres.

Les faux savants font manifestement paraître ce qu’ils sont dans les livres qu’ils composent et dans leurs conversations ordinaires. Il est peut-être à propos d’en dire quelque chose.

II. Comme c’est la vanité et le désir de paraître plus que les autres qui les engage dans l’étude, dès qu’ils se sentent en conversation, la passion et le désir de l’élévation se réveille en eux et les emporte. Ils montent tout d’un coup si haut, que tout le monde les perd quasi de vue, et qu’ils ne savent souvent eux-mêmes où ils en sont ; ils ont si peur de n’être pas au-dessus de tous ceux qui les écoutent, qu’ils se fâchent même qu’on les suive, qu’ils s’effarouchent lorsqu’on leur demande quelque éclaircissement, et qu’ils prennent même un air de fierté à la moindre opposition qu’on leur fait. Enfin, ils disent des choses si nouvelles et si extraordinaires, mais si éloignées du sens commun, que les plus sages ont bien de la peine à s’empêcher de rire, lorsque les autres en demeurent tout étourdis.

Leur première fougue passée, si quelque esprit assez fort et assez ferme pour n’en avoir pas été renversé leur montre qu’ils se trompent, ils ne laissent pas de demeurer obstinément attachés à leurs erreurs. L’air de ceux qu’ils ont étourdis les étourdit eux-mêmes ; la vue de tant d’approbateurs qu’ils ont convaincus par impression, les convainc par contre-coup ; ou si cette vue ne les convainc pas, elle leur enfle au moins assez le courage pour soutenir leurs faux sentiments. La vanité ne leur permet pas de rétracter leur parole. Ils cherchent toujours quelque raison pour se défendre ; ils ne parlent même jamais avec plus de chaleur et d’empressement que lorsqu’ils n’ont rien à dire ; ils s’imaginent qu’on les injurie, et que l’on tâche de les rendre méprisables à chaque raison qu’on apporte contre eux ; et plus elles sont fortes et judicieuses, plus elles irritent leur aversion et leur orgueil.

Le meilleur moyen de défendre la vérité contre eux n’est pas de disputer, car enfin il vaut mieux et pour eux et pour nous les laisser dans leurs erreurs que de s’attirer leur aversion. Il ne faut pas leur blesser le cœur lorsqu’on veut leur guérir l’esprit, puisque les plaies du cœur sont plus dangereuses que celles de l’esprit ; outre qu’il arrive quelquefois que l’on a affaire avec un homme qui est véritablement savant et qu’on pourrait le mépriser faute de bien concevoir sa pensée, il faut donc prier ceux qui parlent d’une manière décisive de s’expliquer le plus distinctement qu’il leur est possible, sans leur permettre de changer de sujet ni de se servir de termes obscurs et équivoques, et si ce sont des personnes éclairées, on apprendra quelque chose avec eux ; mais si ce sont de faux savants, ils se confondront par leurs propres paroles sans aller fort loin, et ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes ; on en recevra peut-être quelque instruction et même quelque divertissement, s’il est permis de se divertir de la faiblesse des autres en tâchant d’y remédier ; mais ce qui est plus considérable, c’est qu’on empêchera par là que les faibles qui les écoutaient avec admiration ne se soumettent à l’erreur en suivant leurs décisions.

Car il faut bien remarquer que le nombre des sots, ou de ceux qui se laissent conduire machinalement et par l’impression sensible étant infiniment plus grand que de ceux qui ont quelque ouverture d’esprit et qui ne se persuadent que par raison, quand un de ces savants parle et décide de quelque chose, il y a toujours beaucoup plus de personnes qui le croient sur sa parole que d’autres qui s’en défient. Mais, parce que ces faux savants s’éloignent le plus qu’ils peuvent des pensées communes, tant par le désir de trouver quelque opposant qu'ils maltraitent pour s’élever et pour paraître, que par renversement d’esprit ou par esprit de contradiction ; leurs décisions sont ordinairement fausses ou obscures, et il est assez rare qu’on les écoute sans tomber dans quelque erreur.

Or, cette manière de découvrir les erreurs des autres ou la solidité de leurs sentiments est assez difficile à mettre en usage. La raison de ceci est que les faux savants ne sont pas les seuls qui veulent paraitre ne rien ignorer, presque tous les hommes ont ce défaut, principalement ceux qui ont quelque lecture et quelque étude, ce qui fait qu’ils veulent toujours parler et expliquer leurs sentiments sans apporter assez d’attention pour bien comprendre celui des autres. Les plus complaisants et les plus raisonnables, méprisant dans leur cœur le sentiment des autres, montrent seulement une mine attentive, pendant que l’on voit dans leurs yeux qu’ils pensent à tout autre chose qu’à ce qu’on leur dit, et qu’ils ne sont occupés que de ce qu’ils veulent nous prouver sans songer à nous répondre. C’est ce qui rend souvent les conversations très-désagréables ; car de même qu’il n'y a rien de plus doux et qu’on ne saurait nous faire plus d’honneur que d’entrer dans nos raisons et d’approuver nos opinions, il n’y a rien aussi de si choquant que de voir qu’on ne les comprend pas et qu’on ne songe pas même à les comprendre : car enfin on ne se plaît pas à parler et à converser avec des statues, mais qui ne sont statues à notre égard que parce que ce sont des hommes qui n’ont pas beaucoup d’estime pour nous, et qui ne songent point à nous plaire, mais seulement à se contenter eux-mêmes en tâchant de se faire valoir. Que si les hommes savaient bien écouter et bien répondre, les conversations seraient non-seulement fort agréables, mais même très-utiles. Au lieu que, chacun tachant de paraître savant, on ne fait que s’entêter et disputer sans s’entendre ; on blesse quelquefois la charité, et l’on ne découvre presque jamais la vérité.

Mais les égarements où tombent les faux savants dans la conversation sont en quelque manière excusables. On peut dire pour eux que l’on apporte d’ordinaire peu d’application à ce qu’on dit dans ce temps-là ; que les personnes les plus exactes y disent souvent des sottises, et qu’ils ne prétendent pas qu’on recueille toutes leurs paroles comme l’on a fait cales de Scaliger et du cardinal du Perron.

Il y a raison dans ces excuses, et l’on veut bien croire que ces sortes de fautes sont dignes de quelque indulgence. On veut parler dans la conversation, mais il y a des jours malheureux dans lesquels on rencontre mal. On n’est pas toujours en humeur de bien penser et de bien dire, et le temps est si court dans certaines rencontres, que le plus petit nuage et la plus légère absence d’esprit fait malheureusement tomber dans des absurdités extravagantes les esprits mêmes les plus justes et les plus pénétrants.

Mais si les fautes que les faux savants commettent dans les conversations sont excusables, les fautes où ils tombent dans leurs livres, après y avoir sérieusement pensé, ne sont pas pardonnables, principalement si elles sont fréquentes, et si elles ne sont point réparées par quelques bonnes choses ; car enfin, lorsque l’on a composé un méchant livre, on est cause qu’un très-grand nombre de personnes perdent leur temps à le lire, qu’ils tombent souvent dans les mêmes erreurs dans lesquelles on est tombé, et qu’ils en déduisent encore plusieurs autres, ce qui n’est pas un petit mal.

Mais, quoique ce soit une faute plus grande qu’on ne s’imagine que de composer un méchant livre, ou simplement un livre inutile, c’est une faute dont on est plutôt récompensé qu’on n’en est puni ; car il y a des crimes que les hommes ne punissent pas, soit parce qu’ils sont à la mode, soit parce qu’on n’a pas d’ordinaire une raison assez ferme pour condamner des criminels qu’on estime plus que soi.

On regarde ordinairement les auteurs comme des hommes rares et extraordinaires, et beaucoup élevés au-dessus des autres ; on les révère donc au lieu de les mépriser et de les punir. Ainsi il n’y a guère d’apparence que les hommes érigent jamais un tribunal pour examiner et pour condamner tous les livres qui ne font que corrompre la raison.

C’est pourquoi l’on ne doit jamais espérer que la république des lettres soit mieux réglée que les autres républiques, puisque ce sont toujours des hommes qui la composent. Il est même très à propos, afin que l’on puisse se délivrer de l’erreur, qu’il y ait plus de liberté dans la république des lettres que dans les autres où la nouveauté est toujours fort dangereuse, car ce serait nous confirmer dans les erreurs où nous sommes que de vouloir ôter la liberté aux gens d’étude, et que de condamner sans discernement toutes les nouveautés.

On ne doit donc point trouver à redire si je parle contre le gouvernement de la république des lettres, et si je tâche de montrer que souvent ces grands hommes qui font l’admiration des autres pour leur profonde érudition ne sont dans le fond que des hommes vaíns et superbes, sans jugement et sans aucune véritable science. Je suis obligé d’en parler de cette sorte afin qu’on ne se rende pas aveuglément à leurs décisions et qu’on ne suive pas leurs erreurs.

III. Les preuves de leur vanité, de leur peu de jugement et de leur ignorance se tirent manifestement de leurs ouvrages, car si l’on prend la peine de les examiner avec dessein d’en juger selon les lumières du sens commun, et sans préoccupation d’estime pour ces auteurs, on trouvera que la plupart des desseins de leurs études sont des desseins qu’une vanité peu judicieuse a formés, et que leur principal but n’est pas de perfectionner leur raison et encore moins de bien régler les mouvements de leur cœur, mais seulement d’étourdir les autres et de paraître plus savants qu’eux.

C’est dans cette vue qu’ils ne traitent, comme nous avons déjà dit, que des sujets rares et extraordinaires, et qu’ils ne s’expliquent que par des termes rares et extraordinaires, et qu’ils ne citent que des auteurs rares et extraordinaires. Ils ne s’expliquent guère en leur langue, elle est trop commune ; ni avec un latin simple, net et facile : ce n’est pas pour se faire entendre qu’ils parlent, mais pour parler et pour se faire admirer. Ils s’appliquent rarement à des sujets qui peuvent servir à la conduite de la vie, cela leur semble trop commun ; ce qu’ils cherchent n’est pas d’être utile aux autres ni à eux-mêmes, c’est seulement d’être estimés savants : ils n’apportent point de raisons des choses qu’ils avancent, ou ce sont des raisons mystérieuses et incompréhensibles que ni eux ni personne ne conçoit avec évidence ; ils n’ont point de raisons claires ; mais s’ils en avaient, ils ne les diraient pas. Ces raisons ne surprennent point l’esprit, elles semblent trop simples et trop communes, tout le monde en est capable. Ils apportent plutôt des autorités pour prouver, ou pour faire semblant de prouver leurs pensées, car souvent les autorités dont ils se servent ne prouvent rien par le sens qu’elles contiennent ; elles ne prouvent que parce que c’est du grec ou de l’arabe. Mais il est peut-être à propos de parler de leurs citations, cela fera connaître eq quelque manière la disposition de leur esprit.

Il est, ce me semble, évident qu’il n’y a que la fausse érudition et l’esprit de polymathie qui ait pu rendre les citations à la mode comme elles ont été jusqu’ici, et comme elles sont encore maintenant chez quelques savants ; car il n’est pas fort difficile de trouver des auteurs qui citent à tous moments de grands passages sans aucune raison de citer, soit parce que les choses qu’ils avancent sont si claires que personne n’en doute, soit parce qu’elles sont si cachées que l’autorité de leurs auteurs ne les peut pas prouver, puisqu’ils n’en pouvaient rien savoir, soit enfin parce que les citations qu’ils apportent ne peuvent servir d’aucun ornement à ce qu’ils disent.

Il est contraire au sens commun d’apporter un grand passage grec pour prouver que l’air est transparent, parce que c’est une chose connue à tout le monde ; de se servir de l’autorité d’Aristote pour nous faire croire qu’il y.a des intelligences qui remuent les cieux, parce qu’il est évident qu’Aristote n’en pouvait rien savoir ; et enfin de mêler des langues étrangères, des proverbes arabes et persans dans des livres français ou latins faits pour tout le monde, parce que ces citations n’y peuvent servir d’ornement, ou bien ce sont des ornements bizarres qui choquent un très-grand nombre de personnes et qui n’en peuvent satisfaire que très-peu.

Cependant la plupart de ceux qui veulent paraitre savants se plaisent si fort dans ces sortes de citations qu’ils n’ont quelquefois point de honte d’en rapporter en des langues même qu’ils n’entendent point, et ils font de grands efforts pour coudre dans leurs livres un passage arabe qu’ils ne savent quelquefois pas lire ; ainsi ils s’embarrassent fort de venir à bout d’une chose contraire au bon sens, mais qui contente leur vanité et qui les fait estimer des

Ils ont encore un autre défaut fort considérable, c’est qu’ils se soucient fort peu de paraître avoir lu avec choix et discernement ; ils veulent seulement paraître avoir beaucoup lu, et principalement des livres obscurs, afin qu’on les croie plus savants ; des livres rares et chers, afin qu’on s’imagine que rien ne leur manque ; des livres méchants et impies que les honnêtes gens n’osent lire, à peu près par le même esprit que des gens se vantent d’avoir fait des crimes que les autres n’osent faire. Ainsi ils vous citeront plutôt des livres fort chers, fort rares, fort anciens et fort obscurs, que non pas d’autres livres plus communs et plus intelligibles ; des livres d’astrologie, de cabale et de magie, que de bons livres, comme s’ils ne voyaient pas que la lecture étant la même chose que la conversation ils doivent souhaiter de paraître avoir recherché avec soin la lecture des bons livres et de ceux qui sont le plus intelligibles, et non pas la lecture de ceux qui sont méchants et obscurs.

Car de même que c’est un renversement d’esprit que de rechercher la conversation ordinaire des gens que l’on n’entend point sans interprète, lorsqu’on peut savoir d’une autre manière les choses qu’ils nous apprennent ; ainsi il est ridicule de ne lire que des livres qu’on ne peut entendre sans dictionnaire, lorsqu’on peut apprendre ces mêmes choses dans ceux qui nous sont plus intelligibles ; et comme c’est une marque de dérèglement que d’affecter la compagnie et la conversation des impies, c’est aussi le caractère d’un cœur corrompu que de se plaire dans la lecture des méchants livres. Mais c’est un orgueil extravagant que de vouloir paraitre avoir lu ceux-là même qu’on n’a pas lus, ce qui arrive toutefois assez souvent, car il y a des personnes de trente ans qui vous citent dans leurs ouvrages plus de méchants livres qu’ils n’en pourraient avoir lu en plusieurs siècles, et cependant ils veulent persuader aux autres qu’ils les ont lus fort exactement ; mais la plupart des livres de certains savants ne sont fabriqués qu’à coups de dictionnaires, et ils n’ont guère lu que les tables des livres qu’ils citent, ou quelques lieux communs ramassés de différents auteurs.

On n’oserait entrer davantage dans le détail de ces choses ni en donner des exemples, de peur de choquer des personnes aussi fières et aussi bilieuses que le sont ces faux savants, car on ne prend pas plaisir à se faire injurier en grec et en arabe. Outre qu’il n’est pas nécessaire pour rendre ce que je dis plus sensible d’en donner des preuves particulières, l’esprit de l’homme étant assez porté à trouver à redire à la conduite des autres et à faire application de ce que l’on vient de dire, qu’ils se repaissent cependant puisqu’ils le veulent de ce vain fantôme de grandeur, et qu’ils se donnent les uns aux autres les applaudissements que nous leur refusons, c’est peut-être les avoir déjà trop inquiètes dans une jouissance qui leur semble si douce et si agréable.


CHAPITRE IX.
Comment l’inclination que l’on a pour les dignités et les richesses porte à l’erreur.


Les dignités et les richesses aussi bien que la vertu et les sciences dont nous venons de parler, sont les principales choses qui nous élèvent au-dessus des autres hommes, car il semble que notre être s’agrandisse et devienne comme indépendant par la possession de ces avantages, de sorte que l’amour que nous nous portons à nous mêmes se répandant naturellement jusqu’aux dignités et aux richesses, on peut dire qu’il n’y a personne qui n’ait pour elles quelque inclination petite ou grande. Expliquons en peu de mots comment ces inclinations nous empêchent de trouver la vérité et nous engagent dans le mensonge et dans l’erreur.

Nous avons montré en plusieurs endroits qu’il faut beaucoup de temps et de peine, d’assiduité et de contention d’esprit pour pénélrer des vérités composées, environnées de difficultés, et qui dépendent de beaucoup de principes : de là il est facile de juger que les personnes publiques qui sont dans de grands emplois, qui ont de grands biens à gouverner et de grandes affaires à conduire, et qui désirent ardemment les dignités et les richesses, ne sont guère pmpres à la recherche de ces vérités, et qu’ils tombent souvent dans l’erreur à l’égard de toutes les choses qu’il est difficile de savoir lorsqu’ils en veulent juger.

1° Parce qu’ils ont fort peu de temps à employer à la recherche de la vérité.

2° Parce qu’ordinairement ils ne se plaisent guère dans cette recherche.

3° Parce qu’ils sont très-peu capables d’attention, à cause que la capacité de leur esprit est partagée par le grand nombre des idées des choses qu’ils souhaitent, et auxquelles ils sont occupés même malgré eux.

4° Parce qu’ils s’imaginent tout savoir et qu’ils ont de la peine à croire que des gens qui leur sont inférieurs aient plus de raison qu’eux ; car s’ils souffrent bien qu’ils leur apprennent quelques faits, ils ne souffrent pas volontiers qu’ils les instruisent des vérités solides et nécessaires, ils s’emportent lorsqu’on les contredit et qu’on les détrompe.

5° Parce qu’on a de coutume de leur applaudir en toutes leurs imaginations, quelque fausses et éloignées du sens commun qu’elles puissent être, et de railler ceux qui ne sont pas de leur sentiment, quoi qu’ils ne défendent que des vérités incontestables. C’est à cause des lâches flatteries de ceux qui les approchent qu’ils se confirment dans leurs erreurs et dans la fausse estime qu’ils ont d’eux-mêmes, et qu’ils se mettent en possession de juger cavalièrement de toutes choses.

6° Parce qu’ils ne s’arrètent guère qu’aux notions sensibles, qui sont plus propres pour les conversations ordinaires et pour se conserver l’estime des hommes, que les idées pures et abstraites de l’esp1-it, qui servent à découvrir la vérité.

7° Parce que ceux qui aspirent à quelque dignité tâchent autant qu’ils peuvent de s’accommoder à la portée des autres, à cause qu’il n’y a rien qui excite si fort l’envie et l’aversion des hommes que de paraître avoir des sentiments peu communs. Il est rare que ceux qui ont l’esprit et le cœur occupé de la pensée et du désir de faire fortune, puissent découvrir des vérités cachées ; mais lorsqu’ils en découvrent, ils les abandonnent souvent par intérêt et parce que la défense de ces vérités ne s’accorde pas avec leur ambition. Il faut souvent consentir à Finjustice pour devenir magistrat ; une piété solide et peu commune éloigne souvent des bénéfices, et l’amour généreux de la vérité fait très-souvent perdre les chaires où l’on ne doit enseigner que la vérité.

Toutes ces raisons jointes ensemble font que les hommes qui sont beaucoup élevés au-dessus des autres par leurs dígnités, leur noblesse et leurs richesses, ou qui ne pensent qu’á s’élever et à faire quelque fortune, sont extrêmement sujets à l’erreur et très-peu capables des vérités un peu cachées. Car entre les choses qui sont nécessaires pour éviter l’erreur dans les questions un peu difficiles, il y en à deux principales qui ne se rencontrent pas ordinairement dans les personnes dont nous parlons, savoir : l’attention de l’esprit, pour bien pénétrer le fond des choses ; et la retenue, pour n’en pasjuger avec trop de précipitation. Ceux-là même qui sont choisis pour enseigner les autres, et qui ne doivent point avoir d’autre but que de se rendre habiles pour instruire ceux qui sont commis à leurs soins. deviennent d’ordinaire sujets à l’erreur aussitôt qu’ils deviennent personnes publiques ; soit parce qu’ayant très-peu de temps à eux, ils sont incapables d’att›ention et de s’appliquer aux choses qui en demandent beaucoup ; soit parce que, souhaitant étrangement de paraître savants, ils décident hardiment de toutes choses sans aucune retenue, et ne souffrent qu’avec peine qu’on leur résiste et qu’on les instruise.


CHAPITRE X.
De l’amour du plaisir par rapport à la morale. — I. Il faut fuir le plaisir, quoiqu’il rende heureux. — II. Il ne doit point nous porter A l’amour des biens sensibles.


Nous venons de parler dans les trois chapitres précédents de l’inclination que nous avons pour la conservation de notre être, et comment elle est cause que nous tombons dans plusieurs erreurs. Nous parlerons présentement de celle que nous avons pour le bien-être, c’est-à-dire pour les plaisirs et pour toutes les choses qui nous rendent plus heureux et plus contents, ou que nous croyons capables de cela ; et nous tâcherons de découvrir les erreurs qui naissent de cette inclination.

Il y a des philosophes qui tâchent de persuader aux hommes, que le plaisir n’est point un bien, et que la douleur n’est point un mal ; qu’on peut être heureux au milieu des douleurs les plus violentes, et qu’on peut être malheureux au milieu des plus grands plaisirs. Comme ces philosophes sont fort pathétiques et fort imaginatifs, ils enlèvent bientôt les esprits faibles et qui se laissent aller à l’impression que ceux qui leur parlent produisent en eux ; car les stoïques sont un peu visionnaires, et les visionnaires sont véhéments ; ainsi ils impriment facilement dans les autres les faux sentiments dont ils sont prévenus. Mais comme il n’y a point de conviction contre l’expérience et contre notre sentiment intérieur, toutes ces raisons pompeuses et magnifiques, qui étourdissent et éblouissent l’imagination des hommes, s’évanouissent avec tout leur éclat aussitôt que l’âme est touchée de quelque plaisir ou de quelque douleur sensible ; et ceux qui ont mis toute leur confiance dans cette fausse persuasion de leur esprit se trouvent sans sagesse et sans force à la moindre attaque du vice ; ils sentent qu’ils ont été trompés et qu’ils sont vaincus.

I. Si les philosophes ne peuvent donner à leurs disciples la force de vaincre leurs passions, du moins ne doivent-ils pas les séduire ni leur persuader qu’ils n’ont point d’ennemis à combattre. Il faut dire les choses comme elles sont : le plaisir est toujours un bien, et la douleur toujours un mal ; mais il n’est pas toujours avantageux de jouir du plaisir, et il est quelquefois avantageux de souffrir la douleur.

Mais pour faire bien comprendre ce que je veux dire, il faut savoir :

4° Qu’il n’y a que Dieu qui soit assez puissant pour agir en nous, et pour nous faire sentir le plaisir et la douleur : car il est évident à tout homme qui consulte sa raison, et qui méprise les rapports de ses sens, que ce ne sont point les objets que nous sentons qui agissent effectivement en nous, puisque le corps ne peut agir sur l’esprit ; et que ce n’est point non plus notre âme qui cause en elle-même son plaisir et sa douleur à leur occasion, car s’il dépendait de l’âme de sentir la douleur, elle n’en soutïrirait jamais ;

2° Qu’on ne doit donner ordinairement quelque bien que pour faire faire quelque bonne action ou pour la récompenser ; et qu’on ne doit ordinairement faire souffrir quelque mal que pour détourner d’une méchante action ou pour la punir : et qu’ainsi Dieu agissant toujours avec ordre, et selon les règles de la justice, tout plaisir dans son institution nous porte à quelque bonne action ou nous en récompense ; et toute douleur nous détourne de quelque action mauvaise ou nous en punit.

3° Qu’il y a des actions qui sont bonnes en un sens et mauvaises en un autre. C’est, par exemple, une mauvaise action que de s’exposer à la mort, lorsque Dieu le défend ; mais c’est aussi une bonne action que de s’y exposer lorsque Dieu le commande. Car toutes nos actions ne sont bonnes ou mauvaises que parce que Dieu les a commandées ou les a défendues, ou par la loi éternelle, que tout homme raisonnable peut consulter en rentrant en lui-même ; ou par la loi écrite, exposée aux sens de l’homme sensible et charnel, qui depuis le péché n’est pas toujours en état de consulter la raison.

Je dis donc que le plaisir est toujours bon, mais qu’il n’est pas toujours avantageux de le goûter.

1° Parce qu’au lieu de nous attacher à celui qui seul est capable de le causer, il nous en détache pour nous unir à ce qui semble faussement le causer ; il nous détache de Dieu pour nous unir à une vile créature. Il est toujours avantageux de goûter le plaisir qui se rapporte à la vraie cause et qui en est la perception. Car comme on ne peut aimer que ce qu’on aperçoit, ce plaisir ne peut exciter qu’un amour juste, que l’amour de la cause véritable du bonheur. Mais il est du moins fort dangereux de goûter les plaisirs qui se rapportent aux objets sensibles, et qui en sont la perception ; parce que ces plaisirs nous portent à aimer ce qui n’est point cause de notre bonheur actuel. Car encore que ceux qui sont éclairés de la véritable philosophie pensent quelquefois que le plaisir n’est point causé par les objets de dehors, et que cela puisse en quelque manière les porter à reconnaître et à aimer Dieu en toutes choses : néanmoins depuis le péché la raison de l’homme est si faible, et ses sens et son imagination ont tant de pouvoir sur son esprit, qu’ils corrompent bientôt son cœur, lorsqu’on ne se prive pas, selon le conseil de l’Évangile. de toutes les choses qui ne portent point à Dien par elles-mêmes ; car la meilleure philosophie ne saurait guérir l’esprit ni résister aux désordres de la volupté.

2° Parce que le plaisir étant une récompense, c’est faire une injustice que de produire dans son corps des mouvements qui obligent Dieu, en conséquence de sa première volonté ou des lois générales de la nature, à nous faire sentir du plaisir lorsque nous n’en méritons pas ; soit parce que l’action que nous laisons est inutile ou criminelle ; soit parce qu’étant pleins de péchés, nous ne devons point lui demander de récompense. L’homme avant son péché pouvait, avec justice, goûter les plaisirs sensibles dans ses actions réglées ; mais depuis le péché il n’y a plus de plaisirs sensibles entièrement innocents, ou qui ne soient capables de nous blesser lorsque nous les goûtons, car souvent il suifit de les goûter pour en devenir esclave.

3° Parce que, Dieu étant juste, il ne se peut faire qu’il ne punisse un jour la violence qu’on lui fait, lorsqu’on l’oblige de récompenser par le plaisir des actions criminelles que l’on commet contre lui. Lorsque notre âme ne sera plus unie à notre corps, Dieu n’aura plus l’obligation qu’il s’est imposée de nous donner les sentiments qui doivent répondre aux traces du cerveau, et il aura toujours l’obligation de satisfaire à se justice ; ainsi ce sera le temps de sa vengeance et de sa colère. Alors, sans changer l’ordre de la nature, et demeurant toujours immuable dans sa première volonté, il punira par des douleurs qui ne finiront jamais les injustes plaisirs des voluptueux.

4° Parce que la certitude que l’on a des cette vie qu’il faut que cette justice se fasse, agite l’esprit de mortelles inquiétudes, et le jette dans une espèce de désespoir qui rend les voluptueux misérables au milieu même des plus grands plaisirs.

5° Parce qu’il y a presque toujours des remords fâcheux qui accompagnent les plaisirs les plus innocents, à cause que nous sommes assez convaincus que nous n’en méritons point ; et ces remords nous privent d’une certaine joie intérieure que l’on trouve même dans la douleur de la pénitence.

Ainsi, quoique le plaisir soit un bien, il faut tomber d’accord qu’il n’est pas toujours avantageux de le goûter, par toutes ces raisons ; et par d’autres semblables qu’il est très-utile de savoir, et qu’il est très-facile de déduire de celles-ci, il est presque toujours très-avantageux de souffrir la douleur, quoiqu’elle soit effectivement un mal.

Néanmoins tout plaisir est un bien, et rend actuellement heureux celui qui le goûte, dans l’instant qu’il le goûte et autant qu’il le goûte ; et toute douleur est un mal et rend actuellement malheureux celui qui la souffre, dans l’instant qu’il la soutïre et autant qu’il la souffre. On peut dire que les justes et les saints sont en cette vie les plus malheureux de tous les hommes, et les plus dignes de compassion. Si in vita tantum in Christo speramus, miserabiliores sumus omníbus homíníbus[7], dit saint Paul. Car ceux qui pleurent et qui souffrent persécution pour la justice, ne sont point heureux parce qu’ils souffrent pour la justice, mais parce que le royaume du ciel at à eux, et qu’une grande récompense leur est réservée dans le ciel, c’est-à-dire parce qu'ils seront quelque jour heureux. Ceux qui souffrent persécution pour la justice sont en cela justes, vertueux et parfaits, parce qu’ils sont dans l’ordre de Dieu, et que la perfection consiste à le suivre ; mais ils ne sont pas heureux à cause qu’ils souffrent. Un jour ils ne souffriront plus, et alors ils seront heureux aussi bien que justes et parfaits.

Cependant je ne nie pas que des cette vie les justes ne soient heureux en quelque manière par la force de leur espérance et de leur foi, qui rendent ces biens futurs comme présents à leur esprit. Car il est certain que lorsque l’espérance de quelque bien est forte et vive, elle l’approche de l’esprit et le lui fait goûter ; ainsi elle le rend en quelque manière heureux, puisque c’est le goût du bien, la possession du bien, le plaisir qui nous rend heureux.

Il ne faut donc pas dire aux hommes que les plaisirs sensibles ne sont point bons et qu’ils ne rendent point plus heureux ceux qui en jouissent ; puisque cela n’est pas vrai, et que dans le temps de la tentation ils le reconnaissent à leur malheur. Il leur faut dire que bien que ces plaisirs soient bons en eux-mêmes et capables de les rendre en quelque manière heureux, ils doivent néanmoins les éviter pour des raisons semblables à celles que j’ai apportées ; mais qu’ils-ne les peuvent point éviter par leurs propres forces. parce qu’ils désirent d’être heureux par une inclination qu’ils ne peuvent vaincre, et que ces plaisirs passagers qu’ils doivent éviter la contentent en quelque manière, et qu’ainsi ils sont dans une misérable nécessité de se perdre, s’ils ne sont secourus par la délectation de la grâce qui contre-balance l’effort. continuel des plaisirs sensibles. Il leur faut dire ces choses, afin qu’ils connaissent distinctement leur faiblesse et le besoin qu’ils ont d’un libérateur.

Il faut parler aux hommes comme Jésus-Christ leur a parlé, et non pas comme les stoïciens, qui ne connaissaient ni la nature, ni la maladie de l’esprit humain. Il leur faut dire sans cesse qu’il faut en un sens se haïr et se mépriser soi-même, et qu’il ne faut point chercher ici-bas d’établissement et de bonheur ; qu’il faut tous les jours porter sa croix ou l’instrument de son supplice, et perdre présentement sa vie pour la conserver éternellement. Enfin il leur faut montrer qu’ils sont obligés de faire tout le contraire de ce qu’ils désirent, afin qu’ils sentent leur impuissance pour le bien. Car les hommes veulent invinciblement être heureux, et l’on ne peut être actuellement heureux si l’on ne fait ce qu’on veut. Peut-être que sentant leurs maux présents, et connaissant leurs maux futurs, ils s’humilieront sur la terre. Peut-être qu'ils crieront vers le ciel, qu’ils chercheront un médiateur, qu’ils craindront les objets sensibles, et qu’ils auront une horreur salutaire pour tout ce qui flatte les sens et la concupiscence. Peut-être qu’ils entreront ainsi dans cet esprit de prière et de pénitence si nécessaire pour obtenir la grâce, sans laquelle il n’y a point de force, point de santé, point de salut à espérer.

II. Nous sommes intérieurement convaincus que le plaisir est bon ; et cette conviction intérieure n’est point fausse, car le plaisir est effectivement bon. Nous sommes naturellement convaincus que le plaisir est le caractère du bien, et cette conviction naturelle est certainement vraie, car ce qui cause le plaisir est certainement très-bon et très-aimable. Mais nous ne sommes pas convaincus que les objets sensibles ni que notre âme même soient capables de produire en. nous du plaisir ; car il n’y a aucune raison de le croire, et il y en a mille pour ne le pas croire. Ainsi les objets sensibles ne sont point bons, ils ne sont point aimables. S’ils sont utiles à la conservation de la vie, nous en devons user ; mais comme ils ne sont pas capables d’agir en nous, nous ne les devons point aimer. L’âme ne doit aimer que ce qui lui est bon, que ce qui est capable de la rendre plus heureuse et plus parfaite. Elle ne doit donc aimer que ce qui est au-dessus d’elle, car il est évident qu’elle ne peut recevoir sa perfection que de ce qui est au-dessus d’elle.

Mais parce que nous jugeons qu’une chose est cause de quelque effet lorsqu’elle l’accompagne toujours, nous nous imaginons que ce sont les objets sensibles qui agissent en nous, à cause qu’à leur approche nous avons de nouveaux sentiments, et que nous ne voyons point celui qui les cause véritablement en nous. Nous goûtons d’un fruit et en même temps nous sentons de la douceur ; nous attribuons donc cette douceur à ce fruit ; nous jugeons qu’il la cause et même qu’il la contient. Nous ne voyons point Dieu comme nous voyons et comme nous touchons ce fruit ; nous ne pensons pas même à lui, ni peut-être à nous. Ainsi nous ne jugeons pas que Dieu soit la véritable cause de cette douceur, ni que cette douceur soit une modification de notre âme ; nous attribuons et la cause et l’effet à ce fruit que nous mangeons.

Ce que j’ai dit des sentiments qui ont rapport au corps se doit aussi entendre de ceux qui n’y ont point de rapport, comme sont ceux qui se rencontrent dans les pures intelligences.

Un esprit se considère soi-même, il voit que rien ne manque à son bonheur et à sa perfection, ou bien il voit qu’il ne possède pas ce qu’il souhaite. A la vue de son bonheur il sent de la joie, à la vue de son malheur il sent de la tristesse. Il s’imagine aussitôt que c’est la vue de son bonheur qui produit en lui-même ce sentiment de joie, parce que ce sentiment accompagne toujours cette vue. Il s’imagine aussi que c’est la vue de son malheur qui produit en lui-même ce sentiment de tristesse, parce que ce sentiment suit cette vue. La véritable cause de ces sentiments, qui est Dieu seul, ne lui paraît pas ; il ne pense pas même à Dieu, car Dieu agit en nous sans que nous le sachions.

Dieu nous récompense d’un sentiment de joie lorsque nous connaissons que nous sommes dans l’état où nous devons être, afin que nous y demeurions, que notre inquiétude cesse, et que nous goûtions pleinement notre bonheur sans laisser remplir la capacite de notre esprit d’aucune autre chose. Mais il produit en nous un sentiment de tristesse lorsque nous connaissons que nous ne sommes pas dans l’état où nous devons être, afin que nous n’y demeurions pas, et que nous cherchions avec inquiétude la perfection qui nous manque. Car Dieu nous pousse sans cesse vers le bien, lorsque nous connaissons que nous ne le possédons pas ; et il nous y arrête fortement lorsque nous voyons que nous le possédons pleinement. Ainsi il me semble évident que les sentiments de joie ou de tristesse intellectuelle, aussi bien que les sentiments de joie et de tristesse sensible, ne sont point des productions volontaires de l’esprit.

Nous devons donc reconnaître sans cesse par la raison, cette main invisible qui nous comble de biens, et qui se cache à notre esprit sous les apparences sensibles. Nous devons l’adorer ; nous devons l’aimer ; mais nous devons aussi la craindre, puisque si elie nous comble de plaisirs, elle peut aussi nous accabler de douleurs. Nous devons l’aimer par un amour de choix, par un amour éclairé, par un amour digne de Dieu et digne de nous. Notre amour est digne de Dieu, lorsque nous l’aimons par la connaissance que nous avons qu’il est aimable ; et cet amour est digne de nous, parce qu’étant raisonnables, nous devons aimer ce que la raison nous fait connaître digne de notre amour. Mais nous aimons les choses sensibles par un amour indigne de nous et dont aussi elles sont indignes ; car étant raisonnables nous les aimons sans raison de les aimer, puisque nous ne connaissons point clairement qu’elles soient aimables, et que nous savons au contraire qu’elles ne le sont pas. Mais le plaisir nous séduit et nous les fait aimer, l’amour aveugle et déréglé du plaisir étant la véritable cause des faux jugements des hommes dans les sujets de morale.


CHAPITRE XI.
De l’amour du plaisir par rapport aux sciences spéculatives. — I. Comment il nous empêche de découvrir la vérité. — II. Quelques exemples.


L’inclination que nous avons pour les plaisirs sensibles étant mal réglée, n’est pas seulement l’origine des erreurs dangereuses où nous tombons dans les sujets de morale et la cause générale du dérèglement de nos mœurs ; elle est aussi une des principales causes du dérèglement de notre esprit, et elle nous engage insensiblement dans des erreurs très-grossières mais moins dangereuses sur des sujets purement spéculatifs ; parce que cette inclination nous empêche d’apporter aux choses qui ne nous touchent pas, assez d’attention pour les comprendre et pour en bien juger.

On a déjà parlé en plusieurs endroits de la difficulté que les hommes trouvent à s’appliquer à des sujets un peu abstraits, parce que la matière dont on traitait alors le demandait ainsi. On en a parlé vers la fin du premier livre, en montrant que les idées sensibles touchant plus l’âme que les idées pures de l’esprit, elle s’appliquait souvent davantage aux manières qu’aux choses mêmes. On en a parlé dans le second, parce que, traitant de la délicatesse des fibres du cerveau, on y faisait voir d’où venait la mollesse de certains esprits efféminés. Enfin on en a parlé dans le troisième, en parlant de l’attention de l’esprit, lorsqu’il a fallu montrer que notre âme n’était guère attentive aux choses purement spéculatives, mais beaucoup plus à celles qui la touchent et qui lui font sentir du plaisir ou de la douleur.

Nos erreurs ont presque toujours plusieurs causes, qui contribuent toutes à leur naissance ; de sorte qu’il ne faut pas s’imaginer que ce soit faute d’ordre que l’on répète quelquefois presque les mêmes choses, et que l’on donne plusieurs causes des mêmes erreurs ; c’est qu’en effet il y en a plusieurs. Je ne parle pas des causes réelles, car nous avons dit souvent qu’il n’y en avait point d’autre réelle et véritable que le mauvais usage de notre liberté, de laquelle nous n’usons pas bien en cela seul que nous n’en usons pas toujours autant que nous le pouvons, ainsi que nous avons expliqué dès le commencement de cet ouvrage[8].

On ne doit donc pas trouver à redire si, pour faire pleinement concevoir comment par exemple les manières sensibles dont on couvre les choses nous surprennent et nous font tomber dans l’erreur, on a été obligé de dire par avance dans les autres livres que nous avions inclination pour les plaisirs, ce qu’il semble qu’on devait remettre à celui-ci, qui traite des inclinations naturelles ; et ainsi de quelques autres choses dans d’autres endroits. Tout le mal qui en arrivera, c’est que l’on n’aura pas besoin de dire ici beaucoup de choses que l’on serait obligé d’expliquer si on ne l’avait pas fait ailleurs.

Tout ce qui est dans l’homme est si fort dépendant l’un de l’autre, qu’on se trouve souvent comme accablé sous le nombre des choses qu’il faut dire dans le même temps pour expliquer à fond ce que l’on conçoit. On se trouve quelquefois obligé de ne point séparer les choses qui sont jointes par la nature les unes avec les autres, et d’aller contre l’ordre qu’on s’est prescrit, lorsque cet ordre n’apporte que de la confusion, comme il arrive nécessairement en quelques rencontres. Cependant avec tout cela il n’est jamais possible de faire sentir aux autres tout ce qu’on pense. Ce que l’on doit prétendre pour l’ordinaire, c’est de mettre les lecteurs en état de découvrir tout seuls, avec plaisir et facilité, ce que l’on a découvert soi-même avec beaucoup de peine et de fatigue. Et parce qu’on ne peut rien découvrir sans attention, l’on doit principalement s’étudier aux moyens de rendre les autres attentifs. C’est ce qu’on a tâché de faire, quoique l’on reconnaisse l’avoir assez mal exécute ; et l’on avoue sa faute d’autant plus volontiers, que l’aveu qu’on en fait doit exciter ceux qui liront ceci à se rendre attentifs par eux-mêmes pour y remédier, et pour pénétrer à fond des sujets qui méritent sans doute d’être pénétrés.

Les erreurs où nous jette l’inclination que nous avons pour les plaisirs, et généralement pour tout ce qui nous touche, sont infinies ; parce que cette inclination dissipe la vue de l’esprit, qu’elle l’applique sans cesse aux idées confuses des sens et de l’imagination, et qu’elle nous porte à juger de toutes choses avec précipitation par le seul rapport qu’elles ont avec nous.

I. On ne voit la vérité que lorsque l’on voit les choses comme elles sont, et on ne les voit jamais comme elles sont, si on ne les voit dans celui qui les renferme d’une manière intelligible. Lorsque nous voyons les choses en nous, nous ne les voyons que d’une manière fort imparfaite ; ou plutôt nous ne voyons que nos sentiments, et non pas les choses que nous souhaitons de voir et que nous croyons faussement que nous voyons.

Pour voir les choses comme elles sont en elles-mêmes, il faut de l’application, parce que présentement on ne s’unit pas à Dieu sans peine et sans effort. Mais pour voir les choses en nous, il ne faut aucune application de notre part, parce que nous sentons même malgré nous ce qui nous touche. Nous ne trouvons point naturellement de plaisir prévenant dans l’union que nous avons avec Dieu, les idées pures des choses ne nous touchent point. Ainsi l’inclination que nous avons pour le plaisir ne nous applique et ne nous unit point à Dieu ; au contraire, elle nous en détache et nous en éloigne sans cesse. Car cette inclination nous porte continuellement à considérer les choses par leurs idées sensibles, à cause que ces idées fausses et impures nous touchent. L’amour du plaisir, et la jouissance actuelle du plaisir qui en réveille et qui en fortifie l’amour, nous éloigne donc sans cesse de la vérité, pour nous jeter dans l’erreur.

Ainsi ceux qui veulent s’approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l’esprit ; car il faut que les sens et les passions se taisent, si l’on veut entendre la parole de la vérité, l’éloignement dp monde et le mépris de toutes les choses sensibles étant nécessaires, aussi bien pour la perfection de l’esprit que pour la conversion du cœur.

Lorsque nos plaisirs sont grands, lorsque nos sentiments sont vifs, nous ne sommes pas capables des vérités les plus simples, et nous ne demeurons pas même d’accord des notions communes, si elles ne renferment quelque chose de sensible. Lorsque nos plaisirs ou nos autres sentiments sont modérés, nous pouvons reconnaître quelques vérités simples et faciles : mais s’il se pouvait faire que nous fussions entièrement délivrés des plaisirs et des sentiments, nous serions capables de découvrir avec facilité les vérités les plus abstraites et les plus difficiles que l’on sache. Car à proportion que nous nous éloignons de ce qui n’est point Dieu, nous nous approchons de Dieu même ; nous évitons l’erreur et nous découvrons la vérité. Mais depuis le péché, depuis l’amour déréglé du plaisir prévenant, dominant et victorieux, l’esprit est devenu si faible qu’il ne peut rien pénétrer, et si matériel et dépendant de ses sens, qu’il ne peut trouver de prise à ce qui n’a point de corps, se rendre attentif aux vérités abstraites et qui ne le touchent pas. Ce n’est même qu’avec peine qu’il aperçoit les notions communes ; et souvent il juge, faute d’attention, qu’elles sont fausses ou obscures. Il ne peut discerner la vérité des choses d’avec leur utilité, le rapport qu’elles ont entre elles d’avec le rapport qu’elles ont avec lui ; et il croit souvent que celles-là sont les plus vraies, qui lui sont les plus utiles, les plus agréables, et qui le touchent le plus. Enfin cette inclination infecte et trouble toutes les perceptions que nous avons des objets, et par conséquent tous les jugements que nous en faisons : voici quelques exemples.

II. C’est une notion commune que la vertu est plus estimable que le vice, qu’il vaut mieux être sobre et chaste qu’intempérant et voluptueux. Mais l’inclination pour le plaisir brouille si fort cette idée en de certaines occasions, qu’on ne la fait plus qu’entrevoir, et qu’on ne peut en tirer les conséquences qui sont nécessaires pour la conduite de la vie. L’âme s’occupe si fort des plaisirs qu’elle espère, qu’elle les suppose innocents et qu’elle ne cherche que les moyens de les goûter.

Tout le monde sait bien qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, que la justice rend un homme plus grand que la possession des plus superbes bâtiments, qui souvent ne montrent pas tant la grandeur de celui qui les a fait bâtir que la grandeur de ses injustices et de ses crimes. Mais le plaisir que des gens de néant reçoivent dans la vaine ostentation de leur fausse grandeur. remplit suffisamment la petite capacité de leur esprit pour leur cacher et leur obscurcir une vérité si évidente. Ils s’imaginent sottement qu’ils sont de grands hommes, parce qu’ils ont de grandes maisons.

L’analyse ou l’algèbre spécieuse est assurément la plus belle, je veux dire la plus féconde et la plus certaine de toutes les sciences. Sans elle l’esprit n’a ni pénétration ni étendue ; et avec elle il est capable de savoir presque tout ce qui se peut savoir avec certitude et avec évidence. Tout imparfaite qu’ait été cette science, elle a rendu célèbres tous ceux qui en ont été instruits, et qui ont su en faire usage ; ils ont découvert par son moyen des vérités qui paraissaient comme incompréhensibles aux autres hommes. Elle est si proportionnée à l’esprit humain que, sans partager sa capacité à des choses inutiles pour ce qu’on recherche, elle le conduit infailliblement à son but. En un mot, c’est une science universelle et comme la clef de toutes les autres sciences. Cependant quelque estimable qu’elle soit en elle-même, elle n’a rien d’éclatant ni de charmant pour la plupart des hommes, par cette seule raison qu’elle n’a rien de sensible. Elle a été tout à fait dans l’oubli durant plusieurs siècles. Il y a encore bien des gens qui n’en connaissent pas même le nom ; et de mille personnes à peine y en a-t-il un ou deux qui en sachent quelque chose. Les plus savants qui l’ont renouvelée en nos jours ne l’ont point encore poussée fort avant, et ne l’ont point traitée avec l’ordre et la netteté qu’elle mérite. Étant homme, comme les autres, ils se sont enfin dégoûtés de ces vérités pures que le plaisir sensible n’accompagne pas, et l’inquiétude de leur volonté corrompue par le péché, la légèreté de leur esprit qui dépend de l’agitation et de la circulation du sang, ne leur a pas permis de se nourrir davantage de ces grandes, de ces vastes et de ces fécondes vérités, qui sont les règles immuables et universelles de toutes les vérités passagères et particulières, qui se peuvent connaître avec exactitude.

La métaphysique de même est une science abstraite qui ne flatte point les sens, et à l’étude de laquelle l’âme n’est point sollicitée par quelque plaisir prévenant ; c’est aussi par la même raison que cette science est fort négligés, et que l’on trouve souvent des personnes assez stupides pour nier hardiment des notions communes. Il y en a même qui nient que l’on puisse et que l’on doive assurer d’une chose ce qui est renferme dans l’idée claire et distincte qu’on en a ; que le néant n’a point de propriétés ; qu’une chose ne peut être réduite à rien sans miracle ; qu’aucun corps ne se peut mouvoir par ses propres forces ; qu’un corps agité ne peut communiquer aux corps qu’il rencontre plus de mouvement qu’il en a, et d’autres choses semblables. Ils n’ont jamais considéré ces axiomes d’une vue assez fixe et assez nette, pour en découvrir clairement la vérité ; et ils ont fait quelquefois des expériences qui les ont faussement convaincus que quelques-uns de ces axiomes n’étaient pas vrais. Ils ont vu qu’en certaines rencontres les corps qui se choquaient avaient plus de mouvement après qu’avant le choc, et que dans d’autres ils en avaient moins. Ils ont vu souvent que le simple attouchement de quelque corps visible a été subitement suivi de grands mouvements. Et cette vue sensible de quelques expériences dont ils ne voient point les raisons leur a fait conclure que les forces naturelles se pouvaient et augmenter et détruire. Ne devraient-ils pas considérer que les mouvements peuvent se répandre des corps visibles aux invisibles, lorsque les corps mus se rencontrent ; ou des corps invisibles aux visibles dans d’autres occasions ? Lorsqu’un corps est suspendu à une corde, ce ne sont point les ciseaux avec lesquels on coupe la corde qui donnent le mouvement à ce corps, c’est une matière invisible. Lorsqu’on jette un charbon dans un tas de poudre à canon, ce n’est point le mouvement du charbon, mais une matière invisible qui sépare toutes les parties de cette poudre, et qui leur donne un mouvement capable de faire sauter une maison. Il y a mille manières inconnues par lesquelles la matière invisible communique son mouvement aux corps grossiers et visibles. Du moins n’est-il pas évident que cela ne se puisse faire, comme il est évident que la force mouvante des corps ne peut naturellement augmenter ni diminuer.

De même les hommes voient que le bois que l’on jette dans le feu cesse d’être ce qu’il est, et que toutes les qualités sensibles qu’ils y remarquent se dissipent : et de là ils s’imaginent avoir droit de conclure qu’il se peut faire qu’une chose rentre dans le néant dont elle est sortie. Ils cessent de voir le bois, et ne voient qu’un peu de cendres qui lui succèdent : et de là ils jugent que la plus grande partie du bois cesse d’être, comme si le bois ne pouvait pas être réduit en des parties qu’ils ne pussent voir. Du moins n’est-il pas aussi évident que cela ne se puisse faire qu’il est évident que la force qui donne l’être à toutes choses n’est pas sujette au changement, et que, par les forces ordinaires de la nature, ce qui est ne peut être réduit à rien, comme ce qui n’est point ne peut commencer d’être. Mais la plupart des hommes ne savent ce que c’est que de rentrer dans eux-mêmes pour y entendre la voix de la vérité, selon laquelle ils doivent juger de toutes choses. Ce sont leurs yeux qui règlent leurs décisions. Ils jugent selon ce qu’ils sentent et non pas selon qu’ils conçoivent, car ils sentent avec plaisir et ils conçoivent avec peine.

Demandez à tout ce qu’il y a d’hommes au monde si l’on peut assurer, sans crainte de se tromper, que le tout est plus grand que sa partie ; et je m’assure qu’il ne s’en trouvera pas un qui ne réponde d’abord ce qu’il faut répondre. Demandez-leur ensuite si l’on peut de même, sans crainte de se tromper, assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, et vous verrez qu’il s’en trouvera peu qui l’accordent sans hésiter, qu’il y en aura quelques-uns qui le nieront, et que la plupart ne sauront que répondre. Cependant cet axiome métaphysique : que l’on peut assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente ou plutôt, que tout ce que l’on conçoit clairement est précisément tel que l’on le conçoit, est plus évident que l’axiome que le tout est plus grand que sa partie, parce que ce dernier axiome n’est pas tant un axiome qu’une conclusion à l’égard du premier. On peut prouver que le tout est plus grand que sa partie par ce premier axiome, mais ce premier ne se peut prouver par aucun autre : il est absolument le premier et le fondement de toutes les connaissances claires et évidentes. D’où vient donc que personne n’hésite sur la conclusion, et que bien des gens doutent du principe dont elle est tirée, si ce n’est que les idées de tout et de partie sont sensibles, et qu’on voit pour ainsi dire de ses yeux que le tout est plus grand que sa partie, mais qu’on ne voit pas avec les yeux la vérité du premier axiome de toutes les sciences ?

Comme dans cet axiome il n’y a rien qui arrête et qui applique naturellement l’esprit, il faut vouloir le considérer, et même avec un peu de constance et de fermeté, pour en reconnaître la vérité avec évidence ; il faut que la force de la volonté supplée à l’attrait sensible. Mais les hommes ne s’avisent pas de penser aux objets qui ne flattent point leurs sens ; ou s’ils s’en avisent, ils ne font point d’effort pour cela.

Car pour continuer notre même exemple, ils pensent qu’il est évident que le tout est plus grand que sa partie, qu’une montagne de marbre est possible, et qu’une montagne sans vallée est impossible, et qu’il n’est pas également évident qu’il y a un Dieu. Néanmoins on peut dire, que l’évidence est égale dans toutes ces propositions, puisqu’elles sont toutes également éloignées du premier principe.

Voici le premier principe. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, on conçoit clairement qu’il y a plus de grandeur dans l’idée qu’on a du tout que dans l’idée qu’on a de sa partie ; que l’existence possible est contenue dans l’idée d’une montagne de marbre ; l’existence impossible dans l’idée d’une montagne sans vallée, et l’existence nécessaire dans l’idée qu’on a de Dieu, je veux dire de l’être infiniment parfait. Donc le tout est plus grand que sa partie : donc une montagne de marbre peut exister : donc une montagne sans vallée ne peut exister : donc Dieu ou l’être infiniment parfait existe nécessairement. Il est visible que ces conclusions sont également éloignées du premier principe de toutes les sciences ; elles sont donc également évidentes en elles-mêmes. Il est donc aussi évident que Dieu existe qu’il est évident que le tout est plus grand que sa partie. Mais parce que les idées d’infini, de perfection, d’existence nécessaire, ne sont pas sensibles comme les idées de tout et de partie, on s’imagine qu’on ne conçoit pas ce qu’on ne sent pas ; et quoique ces conclusions soient également évidentes, elles ne sont pas toutefois également reçues.

Il y a des gens qui tâchent de persuader qu’ils n’ont point d’idée d’un être infiniment parfait. Mais je ne sais comment ils s’avisent de répondre positivement lorsqu’on leur demande si un être infiniment parfait est rond ou carré, ou quelque chose de semblable ; car ils devraient dire qu’ils n’en savent rien, s’il est vrai qu’ils n’en aient point d’idée.

Il y en a d’autres qui accordent que c’est bien raisonner que de conclure que Dieu n’est point un être impossible de ce qu’on voit que l’idée de Dieu n’enferme point de contradiction ou l’existence impossible ; et ils ne veulent pas que l’on conclue de même que Dieu existe nécessairement de ce qu’on conçoit l’existence nécessaire dans l’idée qu’on a de lui.

Il y en a d’autres enfin qui prétendent que cette preuve de l’existence de Dieu, qui est de M. Descartes, est un pur sophisme ; et que l’argument ne conclut que supposé qu’il soit vrai que Dieu existe, comme si on ne le prouvait pas. Voici la preuve. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente. C’est la le principe général de toutes les sciences. L’existence nécessaire est renfermée dans l’idée qui représente un être infiniment parfait. Ils l’accordent. Et par conséquent on doit dire que l’être infiniment parfait existe. Oui, disent-ils, supposé qu’il existe.

Mais faisons une réponse pareille à un argument pareil, afin qu’on juge de la solidité de leur réponse. Voici l’argument pareil. On doit attribuer à une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente : c’est le principe. On conçoit clairement quatre angles renfermés dans l’idée qui représente un carré, ou bien on conçoit clairement que l’existence possible est renfermée dans l’idée d’une tour de marbre ; donc un carré à quatre angles ; donc une tour de marbre est possible. Je dis que ces conclusions sont vraies, supposé que le carré ait quatre angles, et que la tour de marbre soit possible ; de même qu’ils répondent que Dieu existe, supposé qu’il existe : c’est-à-dire, en un mot, que les conclusions de ces démonstrations sont vraies, supposé qu’elles soient vraies.

J’avoue que si je faisais un tel argument : On doit attribuera une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, on conçoit clairement l’existence nécessaire renfermée dans l’idée d’un corps infiniment parfait ; donc un corps infiniment parfait existe ; il est vrai, dis-je, que si je faisais un tel argument, on aurait raison de me répondre qu’il ne conclurait pas l’existence actuelle d’un corps infiniment parfait ; mais seulement que, supposé qu’il y eût un tel corps, il aurait par lui-même son existence. La raison en est que l’idée de corps infiniment parfait est une fiction de l’esprit ou une idée composée, et qui par conséquent peut être fausse ou contradictoire, comme elle est en effet : car on ne peut concevoir clairement de corps infiniment parfait ; un être particulier et fini, tel que le corps, ne pouvant pas être conçu universel et infini.

Mais l’idée de Dieu ou de l’être en général, de l’être sans restriction, de l’être infini, n’est point une fiction de l’esprit. Ce n’est point une idée composée qui renferme quelque contradiction ; il n’y a rien de plus simple, quoiqu’elle comprenne tout ce qui est et tout ce qui peut être. Or cette idée simple et naturelle de l’être ou de l’infini renferme l’existence nécessaire ; car il est évident que l’être (je ne dis pas un tel être) à son existence par lui-même ; et que l’être ne peut n’être pas actuellement, étant impossible et contradictoire que le véritable être soit sans existence. Il se peut faire que les corps ne soient pas, parce que les corps sont de tels êtres qui participent de l’être et qui en dépendent. Mais l’être sans restriction est nécessaire ; il est indépendant ; il ne tient ce qu’il est que de lui-même : tout ce qui est vient de lui. S’il y a quelque chose, il est, puisque tout ce qui est vient de lui ; mais quand il n’y aurait aucune chose en particulier, il serait, parce qu’il est par lui-même, et qu’on ne peut le concevoir clairement comme n’étant point ; si ce n’est qu’on se le représente comme un être en particulier ou comme un tel être, et que l’on considère ainsi toute autre idée que la sienne. Car ceux qui ne voient pas que Dieu soit, ordinairement ils ne considèrent point l’être, mais un tel être, et par conséquent un être qui peut être ou n’être pas.

Cependant afin que l’on puisse comprendre encore plus distinctement cette preuve de M. Descartes de l’existence de Dieu, et répondre plus clairement à quelques instances que l’on pourrait y faire ; voici, ce me semble, ce qu’il est nécessaire d’y ajouter. Il faut se souvenir que lorsqu’on voit une créature on ne la voit point en elle-même ni par elle-même ; car on ne la voit, comme on l’a prouvé dans le troisième livre, que par la vue de certaines perfections qui sont en Dieu, lesquelles la représentent. Ainsi on peut voir l’essence de cette créature sans en voir l’existence, son idée sans elle ; on peut voir en Dieu ce qui la représente sans qu’elle existe. C’est uniquement à cause de cela que l’existence nécessaire n’est point renfermée dans l’idée qui la représente, n’étant point nécessaire qu’elle soit actuellement, afin qu’on la voie, si ce n’est qu’on prétende que les objets créés soient visibles immédiatement, intelligibles par eux-mêmes, capables d’éclairer, d’affecter, de modifier des intelligences. Mais il n’en est pas de même de l’être infiniment parfait ; on ne le peut voir que dans lui-même ; car il n’y a rien de fini qui puisse représenter l’infini. L’on ne peut donc voir Dieu qu’il n’existe ; on ne peut voir l’essence d’un être infiniment parfait sans en voir l’existence ; on ne le peut voir simplement comme un être possible ; rien ne le comprend ; rien ne le peut représenter. Si donc on y pense, il faut qu’il soit.

Ce raisonnement me paraît dans la dernière évidence. Cependant il y a des gens qui soutiennent cette proposition, que le fini peut représenter l’infini ; et que les modalités de notre âme, quoique finies, sont essentiellement représentatives de l’être infiniment parfait, et généralement de tout ce que nous apercevons : erreur grossière, et qui par ses conséquences détruit la certitude de toutes les sciences, comme il est facile de le prouver. Mais il est si faux que les modalités de l’âme soient représentatives de tous les êtres, qu’elles ne le peuvent être d’aucun, pas même de ce qu’elles sont ; car quoique nous ayons sentiment intérieur de notre existence et de nos modalités actuelles, nous ne les connaissons nullement.

Certainement l’âme n’a point d’idée claire de sa substance : on sait ce que j’entends[9] par idée claire. Elle ne peut découvrir en se considérant si elle est capable de telle et telle modification qu’elle n’a jamais eue. Elle sent véritablement sa douleur, mais elle ne la connaît point ; elle ne sait point comment sa substance doit être modifiée pour en souffrir, et pour souffrir une douleur plutôt qu’une autre. Il y a bien de la différence entre se sentir et se connaître. Dieu qui agit incessamment dans l’âme la connaît parfaitement ; il voit clairement, sans souffrir la douleur, comment l’âme doit être modifiée afin qu’elle en souffre ; mais l’âme au contraire souffre la douleur et ne la connaît pas. Dieu la connaît sans la sentir, et l’âme la sent sans la connaître. Dieu connaît clairement la nature de l’âme, parce qu’il en trouve en lui-même une idée claire et représentative.

Dieu, comme parle saint Thomas, connaît parfaitement sa substance ou son essence, et il y découvre par conséquent toutes les manières dont elle est participable par les créatures. Ainsi sa substance en est véritablement représentative parce qu’elle en renferme l’archétype ou le modèle éternel. Car Dieu ne peut tirer que de lui-même ses connaissances. Il voit dans son essence les idées ou les essences de tous les êtres possibles, et dans ses volontés leur existence et toutes les circonstances de leur existence. Mais l’âme n’est à elle-même que ténèbres, sa lumière lui vient d’ailleurs. Tous les êtres qu’elle connaît et qu’elle peut connaître, ne sont point des ressemblances de sa substance, ils n’y participent point. Elle ne contient point éminemment leurs perfections. Les modalités de l’âme ne peuvent donc point être, comme en Dieu, représentatives de l’essence ou de l’idée des êtres possibles. Il est donc nécessaire de distinguer les idées qui nous éclairent, qui nous affectent, et qui représentent ces êtres, des modalités de notre âme, c’est-à-dire des perceptions que nous en avons. Et comme l’existence des créatures ne dépend point de nos volontés, mais de celle du Créateur, il est encore clair que nous ne pouvons nous assurer de leur existence que par quelque espèce de révélation ou naturelle ou surnaturelle. Mais de plus, quand tous les êtres seraient des ressemblances de notre âme, comment pourrait-elle les voir dans ses modalités prétendues représentatives, elle qui ne connaît point sa substance parfaitement, secundum omnem modum quo cognoscibilis est ; qui ne connaît point comment elle est modifiée par la perception qu’elle a des objets ; que dis-je ! elle qui se confond avec le corps, et qui ne sait pas souvent quelles sont les modalités qui lui appartiennent ; elle enfin qui, lorsqu’on la touche, ou que les idées l’affectent par leur efficace, sent en elle-même ses modalités ou ses perceptions, car où pourrait-elle les sentir ailleurs ? mais qui ne découvrira jamais clairement ce qu’elle est, sa nature, ses propriétés, toutes les modalités dont elle est capable, jusques à ce que la substance lumineuse et toujours efficace de la divinité lui découvre l’idée qui la représente, l’esprit intelligible, le modèle éternel sur lequel elle a été formée ? Mais tâchons d’éclaircir encore cette matière, et de forcer tout esprit attentif à se rendre à cette proposition, qui m’avait paru claire par elle-même, que rien de fini ne peut représenter l’infini.

Il est certain que le néant ou le faux n’est point visible ou intelligible. Ne rien voir, ce n’est point voir ; penser à rien, c’est ne point penser. Il est impossible d’apercevoir une fausseté, un rapport, par exemple, d’égalité entre deux et deux et cinq ; car ce rapport ou tel autre, qui n’est point, peut être cru, mais certainement il ne peut être aperçu, parce que le néant n’est pas visible. C’est là proprement le premier principe de toutes nos connaissances ; c’est aussi celui par lequel j’ai commencé les Entretiens sur la métaphysique, dont il est à propos de lire les deux premiers ; car celui-ci, ordinairement reçu des cartésiens, qu’on peut assurer d’une chose ce que l’on conçoit clairement être renfermé dans l’idée qui la représente, en dépend ; et il n’est vrai qu’en supposant que les idées sont immuables, nécessaires et divines. Car si nos idées n’étaient que nos perceptions, si nos modalités étaient représentatives, comment saurions-nous que les choses répondent à nos idées, puisque Dieu ne pense, et par conséquent n’agit pas selon nos perceptions, mais selon les siennes ? Or, il suit de ce que le néant n’est point visible, que tout ce qu’on voit clairement, directement, immédiatement, existe nécessairement. Je dis ce qu’on voit immédiatement, qu’on y prenne garde, ou ce que l’on conçoit ; car, à parler en rigueur, les objets que l’on voit immédiatement sont bien différents de ceux que l’on voit au dehors, ou plutôt que l’on croit voir, ou que l’on regarde ; car il est vrai en un sens que l’on ne voit point ces derniers, puisqu’on peut voir ou plutôt croire voir au dehors des objets qui ne sont point, nonobstant que le néant ne soit point visible. Mais il y a contradiction qu’on puisse voir immédiatement ce qui n’est point, car dans le même temps on verrait et l’on ne verrait point, puisque voir rien c’est ne point voir.

Mais quoiqu’il faille être pour être aperçu, tout ce qui est actuellement n’est pas visible pour cela par lui-même ; car, afin qu’il le fût, il faudrait qu’il pût agir immédiatement dans l’âme, qu’il pût par lui-même éclairer, affecter ou modifier les esprits, autrement notre âme, qui est purement passive, en tant que capable de perceptions, ne l’apercevrait jamais : car quand même on imaginerait que l’âme fût dans l’objet et le pénétrât, comme l’on suppose ordinairement qu’elle est dans le cerveau et qu’elle le pénètre, elle ne pourrait l’apercevoir, puisqu’elle ne peut pas découvrir les parties qui composent son cerveau, celle-là même où l’on dit qu’elle fait sa principale résidence. C’est qu’il n’y a rien de visible et d’intelligible par soi-même que ce qui peut agir dans les esprits.

Supposons néanmoins ces deux faussetés : 1° que toute réalité puisse être aperçue par l’action prétendue de l’esprit ; 2° que l’âme n’ait pas seulement sentiment intérieur de son être et de ses modalités, mais qu’elle les connaisse parfaitement. Pourvu qu’on m’accorde seulement que le néant ne soit pas visible, ce que je viens de démontrer, il est bien aisé d’en conclure que les modalités de l’âme ne peuvent représenter l’infini ; car on ne peut voir trois réalités où il n’y en a que deux, puisqu’on verrait un néant, une réalité qui ne serait point. On ne peut voir cent réalités où il n’y en a que quarante, car on verrait soixante réalités qui ne seraient point. On ne peut donc pas voir l’infini dans l’âme ni dans ses modalités finies, car on verrait un infini qui ne serait point. Or le néant n’est ni visible ni intelligible ; donc l’âme ne peut voir dans sa substance ni dans ses modalités une réalité infinie, cette étendue intelligible, par exemple, qu’on voit si clairement être infinie. que l’on est certain que l’âme ne l’épuisera jamais. Mais pouvoir représenter l’infini, ce n’est pas pouvoir l’apercevoir, pouvoir en avoir une perception fort légère ou infiniment petite, telle qu’est celle que nous en avons, c’est pouvoir le faire apercevoir en soi, et par conséquent le contenir, pour ainsi parler, puisque le néant ne peut être aperçu ; et le contenir même tel qu’il soit intelligible ou efficace par lui-même, capable d’affecter la substance intelligente de l’âme.

Il est donc clair que l’âme, que ses modalités, que rien de fini ne peut représenter l’infini, qu’on ne peut voir l’infini qu’en lui-même et que par l’efficace de sa substance ; que l’infini n’a point et ne peut avoir d’archétype, ou d’idée distinguée de lui, qui le représente, et qu’ainsi si l’on pense à l’infini il faut qu’il soit. Mais certainement on y pense ; on en a, je ne dis pas une compréhension, ou une perception qui le mesure et qui l’embrasse ; mais on en a quelque perception, c’est-à-dire une perception infiniment petite, comparée à une compréhension parfaite ; car on doit bien prendre garde qu’il ne faut pas plus de pensée, ou une plus grande capacité de penser, pour avoir une perception infiniment petite de l’infini, que pour avoir une perception parfaite de quelque chose de fini, puisque toute grandeur finie, comparée à l’infini ou divisée par l’infini, est à cette grandeur finie comme cette même grandeur est à l’infini. Cela est évident, par la même raison qui prouve que 1/1000 est à 1 comme 1 est à 1000 ; que deux, trois, quatre millionièmes est à deux, trois, quatre, comme deux, trois, quatre est à deux, trois, quatre millions : car quoiqu’on augmente infiniment les zéros, il est clair que la proportion demeure toujours la même. C’est qu’une grandeur ou une réalité finie est égale à une réalité infiniment petite de l’infini, ou par rapport à l’infini : je dis par rapport à l’infini, car le grand et le petit n’est tel que par rapport. Ainsi, il est certain qu’une modalité ou une perception finie en elle-même peut être la perception de l’infini, pourvu que la perception de l’infini soit infiniment petite par rapport à une perception infinie ou à la compréhension parfaite de l’infini.

On ne doit pas juger de la grandeur des objets ou de la réalité des idées par la force et la vivacité, ou, pour parler comme l’école, par le degré d’intention des modalités ou des perceptions dont les idées affectent notre âme. La pointe d’une épine qui me pique, un charbon ardent qui me brûle, n’a pas tant de réalité qu’une campagne que je vois. Cependant, la capacité que j’ai de penser est plus remplie par la douleur de la piqûre ou de la brûlure que par la vue de la campagne. De même quand j’ai les yeux ouverts au milieu d’une campagne, j’ai une perception sensible d’une étendue bornée bien plus vive et qui occupe davantage la capacité de mon âme que celle que j’ai quand je pense à l’étendue les yeux fermés. Mais l’idée de l’étendue qui m’affecte par le sentiment de diverses couleurs n’a pas tant de réalité que celle qui ne m’affecte que de pure intellection ; car par la pure intellection je vois de l’étendue infiniment au delà de celle que je vois les yeux ouverts. Il ne faut donc pas juger, je ne dis pas de l’efficace, je dis de la réalité des idées par la manière forte ou légère dont elles nous touchent ; mais il en faut juger de ce qu’elles nous touchent, quelque légère que puisse être la modalité dont elles nous touchent, quelque faible que soit la perception que nous en avons. Il faut juger de leur réalité, parce que nous l’apercevons et que le néant ne peut être aperçu. Je dis ceci pour faire concevoir qu’il n’y a point de contradiction que l’infini puisse être aperçu par une capacité finie de perception, et pour désabuser ceux qui, trompés par cette contradiction prétendue, soutiennent qu’on n’a point d’idée de l’infini, nonobstant le sentiment intérieur qui nous apprend que nous pensons actuellement à l’infini, ou, pour parler comme les autres, que nous avons naturellement l’idée de Dieu ou de l’être infiniment parfait.

J’aurais pu prouver que les modalités de l’âme ne sont point représentatives de l’infini ni de quoi que ce soit, ou que les idées sont bien différentes des perceptions que nous en avons, par d’autres preuves que celle que je viens de tirer de cette notion commune, que le néant n’est pas visible. Car il est clair que les modalités de l’âme sont changeantes et que les idées sont immuables ; que ses modalités sont particulières, et que les idées sont universelles et générales à toutes les intelligences ; que ses modalités sont contingentes, et que les idées sont éternelles et nécessaires ; que ses modalités sont obscures et ténébreuses, et que les idées sont très-claires et très-lumineuses ; c’est-à-dire que ses modalités ne sont qu’obscurément, quoique vivement senties, et que les idées sont clairement connues, comme étant le fondement de toutes les sciences. Mais j’ai déjà tant écrit sur la nature des idées dans cet ouvrage et dans plusieurs autres, que je crois avoir quelque droit d’y renvoyer le lecteur.

Il est donc aussi évident qu’il y a un Dieu qu’il l’est à moi que je suis. Je conclus que je suis, parce que je me sens, et que le néant ne peut être senti. Je conclus de même que Dieu est, que l’être infiniment parfait existe, parce que je l’aperçois, et que le néant ne peut être aperçu, ni par conséquent l’infini dans le fini.

Mais il est inutile de proposer au commun des hommes de ces démonstrations. Ce sont des démonstrations que l’on peut appeler personnelles, parce qu’elles ne convainquent point généralement tous les hommes. C’est que la plupart, et quelquefois même les plus savants ou qui ont le plus de lecture, ne veulent ou ne peuvent pas donner d’attention à des preuves métaphysiques, pour lesquelles ils ont d’ordinaire un souverain mépris. Il faut donc, si l’on veut les convaincre, en apporter de plus sensibles : et certainement on n’en manque pas ; car il n’y a aucune vérité qui ait plus de preuves que celle de l’existence de Dieu. On n’apporte celle-ci que pour faire voir que les vérités abstraites n’agissant presque point sur nos sens, on les prend pour des illusions et pour des chimères ; au lieu que, les vérités grossières, palpables, et qui se font sentir. forçant l’àme à les considérer, l’on se persuade qu’elles ont beaucoup de réalité, à cause que, depuis le péché, elles font beaucoup plus d’impression sur notre esprit que les vérités purement intelligibles.

C’est encore par la même raison qu’il n’y a pas lieu d’espérer que le commun des hommes se rende jamais à cette démonstration pour prouver que les animaux ne sentent point, savoir : qu’étant innocents, comme tout le monde en convient, et je le suppose, s’ils étaient capables de sentiment, il arriverait que, sous un Dieu infiniment juste et tout-puissant, un innocent souffrirait de la douleur, qui est une peine et la punition de quelque péché. Les hommes sont d’ordinaire incapables de voir l’évidence de cet axiome : Sub justo Deo, quisquam, nisi mereatur, miser esse non potest[10], dont saint Augustin se sert avec beaucoup de raison, contre Julien, pour prouver le péché originel et la corruption de notre nature. Ils s’imaginent qu’il n’y a aucune force ni aucune solidité dans cet axiome et dans quelques autres qui prouvent que les bêtes ne sentent point, parce que, comme nous venons de dire, ces axiomes sont abstraits, qu’ils ne renferment rien de sensible ni de palpable, et qu’ils ne font aucune impression sur nos sens.

Les actions et les mouvements sensibles que font les bêtes pour la conservation de leur vie sont des raisons, quoique seulement vraisemblables, qui nous touchent bien davantage, et qui par conséquent nous inclinent bien plus fortement à croire qu’elles souffrent de la douleur, lorsqu’on les frappe et qu’elles crient, que cette raison abstraite de l’esprit pur, quoique très-certaine et très-évidente par elle-même ; car il est certain que la plupart des hommes n’ont point d’autre raison pour croire que les animaux ont des âmes que la vue sensible de tout ce que les bêtes font pour la conservation de leur vie.

Cela paraît assez de ce que la plupart ne s’imaginent pas qu’il y ait une âme dans un œuf, quoique la transformation d’un œuf en poulet soit infiniment plus difficile que la conservation seule du poulet lorsqu’il est entièrement formé ; car, de même qu’il faut plus d’esprit pour faire une montre d’un morceau de fer que pour la faire aller quand elle est tout achevée, il faudrait plutôt admettre une âme dans un œuf pour en former un poulet que pour faire vivre ce poulet quand il est tout à fait formé. Mais les hommes ne voient pas sensiblement la manière admirable dont un poulet se forme, de même qu’ils voient toujours sensiblement la manière dont il cherche les choses qui sont nécessaires à sa conservation. Ainsi, ils ne sont pas portés à croire qu’il y a des âmes dans les œufs par quelque impression sensible des mouvements nécessaires pour transformer les œufs en poulets ; mais ils donnent des âmes aux animaux à cause de l’impression sensible des actions extérieures que ces animaux font pour la conservation de leur vie, quoique la raison que je viens de dire soit plus forte pour donner des âmes aux œufs que pour en donner aux poulets.

Cette seconde raison, qui est que la matière est incapable de sentir et de désirer, est sans doute une raison démonstrative contre ceux qui disent que les animaux sentent, quoique leurs âmes soient corporelles. Mais les hommes confondront et brouilleront éternellement ces raisons plutôt que d’avouer une chose contraire à des preuves seulement vraisemblables, mais très-sensibles et très-touchantes ; et on ne les pourra pleinement convaincre qu’en opposant des preuves sensibles à leurs preuves sensibles, et en leur montrant visiblement comment toutes les parties des animaux ne sont que des machines, et qu’ils peuvent se remuer sans âme par la seule impression des objets et par leur constitution particulière, comme M. Descartes a commencé de le faire dans son traité De l’homme. Car toutes les raisons les plus certaines et les plus évidentes de l’entendement pur ne leur persuaderont jamais le contraire des preuves obscures qu’ils ont par les sens ; et c’est même s’exposer à la risée des esprits superficiels et peu capables d’attention que de prétendre leur prouver, par des raisons un peu relevées, que les animaux ne sentent point.

Il faut donc bien retenir que la forte inclination que nous avons pour les divertissements, les plaisirs, et généralement pour tout ce qui touche nos sens, nous jette dans un très-grand nombre d’erreurs, parce que, la capacité de notre esprit étant bornée, cette inclination nous détourne sans cesse de l’attention aux idées claires et distinctes de l’entendement pur, propres à découvrir la vérité, pour nous appliquer aux idées fausses, obscures et trompeuses de nos sens, lesquelles inclinent plus la volonté par l’espérance du bien et du plaisir qu’elles n’éclairent par leur lumière et leur évidence.


CHAPITRE XII.
Des effets que la pensée des biens et des maux futurs est capable de produire dans l’esprit.


S’il arrive souvent que de petits plaisirs et de légères douleurs, que l’on sent actuellement ou même que l’on s’attend de sentir, nous brouillent étrangement l’imagination et nous empêchent de juger des choses selon leurs véritables idées, il ne faut pas s’imaginer que l’attente de l’éternité n’agisse point sur notre esprit ; mais il est à propos de considérer ce qu’elle est capable d’y produire.

Il faut d’abord remarquer que l’espérance d’une éternité de plaisirs n’agit pas si fort sur les esprits que la crainte d’une éternité de tourments. La raison en est que les hommes n’aiment pas tant le plaisir qu’ils haïssent la douleur. De plus, par le sentiment intérieur qu’ils ont de leurs désordres, ils savent qu’ils sont dignes de l’enfer, et ils ne voient rien dans eux-mêmes qui mérite des récompenses aussi grandes que celle de participer à la félicité de Dieu même. Ils sentent lorsqu’ils le veulent, et même souvent lorsqu’ils ne le veulent pas, que, loin de mériter ces récompenses, ils sont dignes des plus grands châtiments ; car leur conscience ne les quitte jamais. Mais ils ne sont pas de même incessamment convaincus que Dieu veut faire paraître sa miséricorde sur des pécheurs après avoir fait éclater sa justice contre son fils. Ainsi, les justes mêmes appréhendent plus vivement l’éternité des tourments qu’ils n’espèrent l’éternité des plaisirs. La vue de la peine agit donc davantage que la vue de la récompense ; et voici à peu près ce qu’elle est capable de produire, non pas toute seule, mais comme cause principale.

Elle fait naître dans l’esprit une infinité de scrupules, et les fortifie de telle sorte qu’il est presque impossible de s’en délivrer. Elle étend pour ainsi dire la foi jusques aux préjugés, et fait rendre le culte qui n’est dû qu’à Dieu à des puissances imaginaires. Elle arrête opiniâtrement l’esprit à des superstitions vaines ou dangereuses. Elle fait embrasser avec ardeur et avec zèle des traditions humaines et des pratiques inutiles pour le salut, des dévotions juives et pharisaïques que la crainte servile a inventées. Enfin elle jette quelquefois les hommes dans un aveuglement de désespoir ; de sorte que, regardant confusément la mort comme le néant, ils se hâtent brutalement de se perdre, afin de se délivrer des inquiétudes mortelles qui les agitent et qui les effraient. Les femmes, les jeunes gens, les esprits faibles sont les plus sujets aux scrupules et aux superstitions, et les hommes sont les plus capables de désespoir.

Il est facile de reconnaître les raisons de toutes ces choses ; car il est visible que l’idée de l’éternité étant la plus grande, la plus terrible et la plus effrayante de toutes celles qui étonnent l’esprit et qui frappent l’imagination, il est nécessaire qu’elle soit accompagnée d’une grande suite d’idées accessoires, lesquelles fassent toutes un effet considérable sur l’esprit, à cause du rapport qu’elles ont à cette grande et terrible idée de l’éternité.

Tout ce qui a quelque rapport à l’infini n’est point petit ; ou, s’il est petit en lui-même, il reçoit, par ce rapport, une grandeur qui n’a point de bornes, et qui ne se peut comparer avec tout ce qui est fini. Ainsi, tout ce qui a quelque rapport, ou même que l’on s’imagine avoir quelque rapport à cette alternative nécessaire d’une éternité de tourments ou d’une éternité de délices qui nous est proposée, effraie par nécessité tous les esprits qui sont capables de quelque réflexion et de quelque sentiment.

Les femmes, les jeunes gens et les esprits faibles, ayant, comme j’ai déjà dit ailleurs, les fibres du cerveau molles et flexibles, reçoivent des vestiges très-profonds de cette alternative ; et, lorsqu’ils ont abondance d’esprits et qu’ils sont plus capables de sentiment que de juste réflexion, ils reçoivent, par la vivacité de leur imagination, un très-grand nombre de faux vestiges et de fausses idées accessoires qui n’ont point de rapport naturel avec l’idée principale. Cependant ce rapport, quoique imaginaire, ne laisse pas d’entretenir et de fortifier ces faux vestiges et ces fausses idées acœssoires auxquelles il a donné la naissance.

Lorsque des plaideurs ont une grande affaire qui les occupe tout entiers et qu’ils n’entendent point le procès, ils ont souvent de vaines frayeurs, parce qu’ils craignent que de certaines choses leur nuisent, auxquelles les juges n’ont aucun égard et que les gens du métier n’appréhendent point. L’affaire est de si grande conséquence pour eux que l’ébranlement qu’elle produit dans leur cerveau se répand et se communique à des traces éloignées qui n’y ont point naturellement de rapport. Il en est de même des scrupuleux ; ils se font sans raison des sujets de crainte et d’inquiétude. Au lieu d’examiner la volonté de Dieu dans les saintes écritures. et de s’en rapporter à ceux dont l’imagination n’est point blessée, ils pensent incessamment à une loi imaginaire que des mouvements déréglés de crainte gravent dans leur cerveau. Et quoiqu’ils soient intérieurement convaincus de leur faiblesse et que Dieu ne leur demande point certains devoirs qu’ils se prescrivent, puisqu’ils les empêchent de le servir, ils ne peuvent s’empêcher de préférer leur imagination à leur esprit, et de se rendre plutôt à de certains sentiments confus qui les effraient et qui les font tomber dans l’erreur, qu’à l’évidence de la raison qui les rassure et qui les remet dans le vrai chemin de leur salut.

Il se trouve souvent beaucoup de vertu et de charité dans les personnes affligées de scrupules ; mais il y en a beaucoup moins dans ceux qui sont attachés à quelques superstitions et qui font leur principale occupation de quelques pratiques juives et pharisaïques. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité ; il ne se contente pas de grimaces et de civilités extérieures, qu’on se mette à genoux en sa présence et qu’on le loue par un mouvement des lèvres auquel le cœur n’ait point de part. Les hommes ne se contentent de ces marques de respect que parce qu’ils ne pénètrent point le cœur ; car les hommes mêmes sont assez injustes pour vouloir être adorés en esprit et en vérité. Dieu demande donc notre esprit et notre cœur : il ne l’a fait que pour lui et il ne le conserve que pour lui. Mais il y a bien des gens qui, malheureusement pour eux, lui refusent les choses sur lesquelles il a toutes sortes de droits. Ils ont des idoles dans leur cœur, qu’ils adorent en esprit et en vérité, et auxquelles ils sacrifient tout ce qu’íls sont.

Mais, parce que le vrai Dieu les menace, dans le secret de leur conscience, d’une éternité de tourments, pour punir l’excès de leur ingratitude, et que, cependant, ils ne veulent point quitter leur idolâtrie, ils s’avisent de faire extérieurement quelques bonnes œuvres : ils jeûnent, comme les autres ; ils font des aumônes ; ils disent des prières. Ils continuent quelque temps de pareils exercices, et, parce qu’ils sont pénibles à ceux qui manquent de charité, ils les quittent d’ordinaire pour embrasser certaines petites pratiques ou dévotions aisées, qui, s’accordant avec l’amour-propre, renversent nécessairement, mais d’une manière insensible, toute la morale de Jésus-Christ. Ils sont fidèles, ardents et zélés défenseurs de ces traditions humaines, que des personnes peu éclairées leur persuadent être très-utiles, et que l’idée de l’éternité, qui les effraie, leur représente sans cesse comme absolument nécessaires à leur salut.

Il n’en est pas de même des justes. Ils entendent, comme les impies, les menaces de leur Dieu ; mais le bruit confus de leurs passions ne les empêche pas d’en entendre les conseils. Les fausses lueurs des traditions humaines ne les éblouissant pas jusques à ne point sentir la lumière de la vérité. Ils mettent leur confiance dans les promesses de Jésus-Christ, et ils suivent ses conseils ; car ils savent que les promesses des hommes sont aussi vaines que leurs conseils. Néanmoins, on peut dire que cette crainte que l’idée de l’éternité fait naître dans leurs esprits produit quelquefois un si grand ébranlement dans leur imagination, qu’ils n’osent tout à fait condamner ces traditions humaines, et que souvent ils les approuvent par leur exemple, parce qu’elles ont quelque apparence de sagesse dans leur superstition et dans leur fausse humilité, comme ces traditions pharisaïques dont parle saint Paul[11].

Mais ce qui est principalement ici digne de considération, et qui ne regarde pas tant le dérèglement des mœurs que celui de l’esprit, c’est que la crainte dont nous venons de parler étend assez souvent la foi aussi bien que le zèle de ceux qui en sont frappés jusqu’à des choses fausses ou indignes de la sainteté de notre religion. Il y a bien des gens qui croient, mais d’une foi constante et opiniâtre, que la terre est immobile au centre du monde ; que les animaux sentent une véritable douleur ; que les qualités sensibles sont répandues sur les objets ; qu’il y a des formes ou des accidents réels distingués de la matière, et une infinité de semblables opinions fausses ou incertaines, parce qu’ils se sont imaginé que ce serait aller contre la foi que de le nier. Ils sont effrayés par les expressions de l’Écriture sainte, qui parle pour se faire entendre, et qui, par conséquent, se sert des manières ordinaires de parler, sans dessein de nous instruire de la physique. Ils croient non-seulement ce que l’esprit de Dieu veut leur apprendre, mais encore toutes les opinions des juifs. Ils ne voient pas que Josué, par exemple. parle devant ses soldats comme Copernic même, Galilée et Descartes parleraient au commun des hommes, et que, quand même il aurait été dans le sentiment de ces derniers philosophes, il n’aurait point commandé à la terre qu’elle s’arrêtât, puisqu’il n’aurait point fait voir à son armée, par des paroles que l’on n’eût point entendues, le miracle que Dieu faisait pour son peuple. Ceux qui croient que le soleil est immobile ne disent-ils pas à leurs valets, à leurs amis, à ceux même qui sont de leur sentiment. que le soleil se leve ou qu’il se couche ? s’avisent-ils de parler autrement que tous les autres hommes dans le temps que leur principal dessein n’est pas de philosopher ? Josué savait-il parfaitement l’astronomie ? ou, s’il la savait, ses soldats la savaient-ils ? ou, si lui et ses soldats en étaient bien instruits, peut-on dire qu’ils voulaient philosopher dans le temps qu’ils ne pensaient qu’a combattre ? Josué devait donc parler comme il a fait, quand lui-même et ses soldats auraient cru ce que croient présentement les plus habiles astronomes. Cependant ces paroles de ce grand’capitaine : Arrête-toi, soleil, auprès de Gabaon, et ce qui est dit ensuite, que le soleil s’arrêta selon son commandement, persuadent bien des gens que l’opinion du mouvement de la terre est une opinion non-seulement dangereuse, mais même absolument hérétique et insoutenable. Ils ont ouï dire que quelques personnes de piété, pour lesquelles il est juste d’avoir beaucoup de respect et de déférence, condamnaient ce sentiment : ils savent confusément quelque chose de ce qui est arrivé pour ce sujet à un savant astronome de notre siècle, et cela leur semble suffisant pour croire opiniâtrement que la foi s’étend jusqu’à cette opinion. Un certain sentiment confus, excité et entretenu par un mouvement de crainte, duquel même ils ne s’aperçoivent presque pas, les fait entrer en défiance contre ceux qui suivent la raison dans ces choses, qui sont du ressort de la raison. Ils les regardent comme des hérétiques ; ce n’est qu’avec inquiétude et quelque peine d’esprit qu’ils les écoutent, et leurs appréhensions secrètes l’ont naître dans leurs esprits les mêmes respects et les mêmes soumissions pour ces opinions et pour beaucoup d’autres de pure philosophie que pour les vérités qui sont I’objet de la foi.


CHAPITRE XIII.
I. De la troisième inclination naturelle, qui est l’amitié que nous avoirs ! pour les autre : hommes. - II. Elle porte à approuver les pensées de nos amis et à les tromper par de fausses louanges.


De toutes nos inclinations prises en général et au sens que je l’ai expliqué dans le premier chapitre, il ne reste plus que celle que nous avons pour ceux avec qui nous vivons et pour tous les objets qui nous environnent, de laquelle je ne dirai presque rien, parce que cela regarde plutôt la morale et la politique que notre sujet. Comme cette inclination est toujours jointe avec les passions, il serait peut-être plus à propos de n’en parler que dans le livre suivant ; mais l’ordre n’est pas en cela de si grande conséquence.

I. Pour bien comprendre la cause et les effets de cette inclination naturelle, il faut savoir que Dieu aime tous ses ouvrages, et qu’il les unit étroitement les uns avec les autres pour leur mutuelle conservation ; car, aimant sans cesse les ouvrages qu’il produit, puisque c’est son amour qui les produit, il imprime aussi sans cesse dans notre cœur un amour pour ses ouvrages, puisqu’il produit sans cesse dans notre cœur un amour pareil au sien. Et, afin que l’amour naturel que nous avons pour nous-mêmes n’anéantisse et n’affaiblisse pas trop celui que nous avons pour les choses qui sont hors de nous, et qu’au contraire ces deux amours que Dieu met en nous s’entretiennent et se fortifient l’un l’autre, il nous a liés de telle manière avec tout ce qui nous environne, et principalement avec les êtres de même espèce que nous, que leurs maux nous affligent naturellement, que leur joie nous réjouit, et que leur grandeur, leur abaissement, leur diminution, semble augmenter ou diminuer notre être propre. Les nouvelles dignités de nos parents et de nos amis, les nouvelles acquisitions de ceux qui ont le plus de rapport à nous, les conquêtes et les victoires de notre prince, et même les nouvelles découvertes du nouveau monde, semblent ajouter quelque chose à notre substance. Tenant à toutes ces choses, nous nous réjouissons de leur grandeur et de leur étendue : nous voudrions même que ce monde n’eût point de bornes ; et cette pensée de quelques philosophes, que les étoiles et les tourbillons sont infinis, non-seulement semble digne de Dieu, mais elle paraît encore très-agréable à l’homme, qui sent une secrète joie de faire partie de l’infini ; parce que, tout petit qu’il est en lui-même, il lui semble qu’il devienne comme infini en se répandant dans les êtres infinis qui l’environnent.

Il est vrai que l’union que nous avons avec tous les corps qui roulent dans ces grands espaces n’est pas fort étroite. Ainsi, elle n’est pas sensible à la plupart des hommes, et il y en à qui s’intéressent si peu dans les découvertes que l’on fait dans les cieux, que l’on pourrait bien croire qu’ils n’y sont point unis par la nature. si l’on ne savait d’ailleurs que c’est ou faute de connaissance, ou parce qu’ils tiennent trop à d’autres choses.

L’âme, quoique unie au corps qu’elle anime, ne sent pas toujours tous les mouvements qui s’y passent ; ou bien, si elle les sent, elle ne s’y applique pas toujours : la passion qui l’agite étant souvent plus grande que le sentiment qui la touche, elle semble tenir davantage à l’objet de sa passion qu’à son propre corps ; car c’est principalement par les passions que l’âme se répand au dehors et qu’elle sent qu’elle tient effectivement à tout ce qui l’en*ironne ; comme c’est principalement par le sentiment qu’elle se répand dans son corps et qu’elle reconnaît qu’elle est unie in toutes les parties qui le composent. Mais, comme on ne peut pas conclure que l’âme d’un passionné n’est pas unie à son corps. à cause qu’il s’offre à la mort, et qu’il ne s’intéresse point pour la conservation de sa vie : de même on ne doit pas s’imaginer que nous ne tenions point naturellement à toutes choses, à cause qu’il y en a auxquelles nous ne prenons point de part.

Voulez-vous, par exemple, savoir si les hommes tiennent à leur prince, à leur patrie ; cherchez-en qui en connaissent les intérêts et qui n’aient point d’affaires particulières qui les occupent : vous verrez alors combien grande sera leur ardeur pour les nouvelles, leur inquiétude pour les batailles, leur joie dans les victoires, leur tristesse dans les défaites. Vous verrez alors clairement que les hommes sont étroitement unis à leur prince et à leur patrie.

De même, voulez-vous savoir si les hommes tiennent à la Chine et au Japon, aux planètes et aux étoiles fixes : cherchez-en, ou bien imaginez-vous-en quelques-uns dont le pays et la famille jouissent d’une profonde paix, qui n’aient point de passions particulières et qui ne sentent point actuellement l’union qui les tient attachés aux choses qui sont plus proche de nous que les cieux ; et vous reconnaîtrez que s’ils ont quelque connaissance de la grandeur et de la nature de ces astres. ils auront de la joie si l’on en découvre quelques-uns ; ils les considéreront avec plaisir ; et s’ils sont assez habiles, ils se donneront volontiers la peine d’en observer et d’en calculer les mouvements.

Ceux qui sont dans le trouble des affaires ne se mettent guère en peine s’il paraît quelque comète ou s’il arrive quelque éclipse ; mais ceux qui ne tiennent point si fort aux choses qui sont proche d’eux se font une affaire considérable de ces sortes d’événements, parce qu’en effet il n’y a rien à quoi l’on ne tienne, quoiqu’on ne le sente pas toujours ; de même qu’on ne sent pas toujours que son âme est unie, je ne dis pas à son bras et à sa main, mais à son cœur et à son cerveau.

La plus forte union naturelle que Dieu ait mise entre nous et ses ouvrages est celle qui nous lie avec les hommes avec lesquels nous vivons. Dieu nous a commandé de les aimer comme d’autres nous mêmes ; et afin que l’amour de choix par lequel nous les aimons soit ferme et constant, il le soutient et le fortifie sans cesse par un amour naturel qu’il imprime en nous. Il a mis pour cela certains liens invisibles qui nous obligent comme nécessairement à les aimer, à veiller à leur conservation comme à la nôtre, à les regarder comme des parties nécessaires au tout que nous composons avec eux, et sans lequel nous ne saurions subsister.

Il n’y a rien de plus admirable que ces rapports naturels qui se trouvent entre les inclinations des esprits des hommes, entre les mouvements de leur corps, et entre ces inclinations et ces mouvements. Tout cet enchaînement secret est une merveille qu’on ne peut assez admirer et qu’on ne saurait jamais comprendre. A la vue de quelque mal qui surprend ou que l’on sent comme insurmontable par ses propres forces, on jette, par exemple, un grand cri. Ce cri, poussé souvent sans qu’on y pense et par la disposition de la machine, entre infailliblement dans les oreilles de ceux qui sont assez proche pour donner le secours dont on a besoin. Il les pénètre, ce cri, et se fait entendre à eux de quelque nation et de quelque qualité qu’ils soient ; car ce cri est de toutes les langues et de toutes les conditions, comme en effet il en doit être. Il agite le cerveau et change en un moment toute la disposition du corps de ceux qui en sont frappés, il les fait même courir au secours sans qu’ils y pensent. Mais il n’est pas long-temps sans agir sur leur esprit et sans les obliger à vouloir secourir età penser aux moyens de secourir celui qui a fait cette prière naturelle, pourvu toutefois que cette prière ou plutôt ce commandement pressant soit juste et selon les règles de la société. Car un cri indiscret, poussé sans sujet ou par une vaine frayeur, produit dans les assistans de l’indignation ou de la moquerie au lieu de compassion, parce qu’en criant sans raison l’on abuse des choses établies par la nature pour notre conservation. Ce cri indiscret produit naturellement de l’aversion et le désir de venger le tort que l’on a fait à la nature, je veux dire à l’ordre des choses, si celui qui l’a fait sans sujet l’a fait volontairement. Mais il ne doit produire que la passion de moquerie mèlée de quelque compassion, sans aversion et sans un désir de vengeance, si c’est l’épouvante, c’est-à-dire une fausse apparence d’un besoin pressant, qui ait été cause que quelqu’un se soit écrié : car il faut de la moquerie pour le rassurer comme craintif et pour le corriger, et il faut de la compassion pour le secourir comme faible : on ne peut rien concevoir de mieux ordonné.

Je ne prétends pas expliquer par un exemple quels sont les ressorts et les rapports que l’auteur de la nature a mis dans le cerveau des hommes et de tous les animaux pour entretenir le concert et l’union nécessaire à leur conservation. Je fais seulement quelques réflexions sur ces ressorts, afin que l’on y pense et que l’on recherche avec soin, non comment ces ressorts jouent, ni comment leur jeu se communique par l’air, par la lumière et par tous les petits corps qui nous environnant, car cela est presque incompréhensible et n’est pas nécessaire ; mais au moins afin que l’on reconnaisse quels en sont les effets. On peut par différentes observations reconnaître les liens qui nous attachent les uns aux autres, mais on ne peut connaître avec quelque exactitude comment cela se fait. On voit sans peine qu’une montre marque les heures ; mais il faut du temps pour en savoir les raisons ; et il y a tant de ressorts différents dans le cerveau du plus petit des animaux, qu’il n’y a rien de pareil dans les machines les plus composées.

S’il n’est pas possible de comprendre parfaitement les ressorts de notre machine, il n’est pas aussi absolument nécessaire de les comprendre ; mais il est absolument nécessaire pour se conduire de bien savoir les effets que ces ressorts sont capables de produire en nous. Il n’est pas nécessaire de savoir comment une montre est faite pour s’en servir ; mais si l’on s’en veut servir pour régler son temps, il est du moins nécessaire de savoir qu’elle marque les heures. Cependant il y a des gens si peu capables de réflexion qu’on pourrait presque les comparer à des machines purement inanimées. Ils ne sentent point en eux-mêmes les ressorts qui se débandent à la vue des objets ; souvent ils sont agîtés sans qu’ils s’aperçoivent de leurs propres mouvements ; ils sont esclaves sans qu’ils sentent leurs liens ; ils sont enfin conduits en mille manières différentes sans qu’ils reconnaissent la main de celui qui les gouverne. Ils pensent être les seuls auteurs de tous les mouvements qui leur arrivent ; et, ne distinguant point ; ce qui se passe en eux-mêmes en conséquence d’un acte libre de leur volonté d’avec ce qui s’y produit par l’impression des corps qui les environ rient, ils pensent qu’ils se conduisent eux-mêmes dans le temps qu’ils sont conduits par quelque autre. Mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses.

Les rapports que l’auteur de la nature a mis entre nos inclinations naturelles afin de nous unir les uns avec les autres semblent encore être plus dignes de notre application et de nos recherches que ceux qui sont entre les corps ou entre les esprits par rapport aux corps. Car tout y est réglé de telle manière que les inclinations qui semblent être les plus opposées la société y sont les plus utiles lorsqu’elles sont un peu modérées.

Le désir, par exemple, que tous les hommes ont pour la grandeur tend par lui-même à la dissolution de toutes les sociétés. Néanmoins ce désir est tempéré de telle manière par l’ordre de la nature, qu’il sert davantage au bien de l’état que beaucoup d’autres inclinations faibles et languissantes. Car il donne de l’émulation, il excite à la vertu, il soutient le courage dans le service qu’on rend à la patrie, et l’on ne gagnerait pas tant de victoires si les soldats et principalement les officiers n’aspiraient la gloire et aux charges. Ainsi vous ceux qui composent les armées, ne travail tant que pour leurs intérêts particuliers, ne laissent pas de procurer le bien de tout le pays. Ce qui fait voir qu’il est très-avantageux pour le bien public que tous les hommes aient un désir secret de grandeur, pourvu qu’il soit modéré.

Mais, si tous les particuliers paraissaient être ce qu’ils sont en effet, s’ils disaient franchement aux autres qu’ils veulent être les principales parties du corps qu’ils composent, et n’en être jamais les dernières, ce ne serait pas le moyen de se joindre ensemble. Tous les membres d’un corps n’en peuvent pas être la tête et le cœur ; il faut des pieds et des mains, des petits aussi bien que des grands, des gens qui obéissent aussi bien que de ceux qui commandent. Et si chacun disait ouvertement qu’il veut commander et ne jamais obéir, comme en effet chacun le souhaite naturellement, il est visible que tous les corps politiques se détruiraient, et que le désordre et l’injustice régneraient partout.

Il a donc été nécessaire que ceux qui ont le plus d’esprit et qui sont les plus propres à devenir les parties nobles de ce corps et à commander aux autres fussent naturellement civils, c’est-à-dire qu’ils fussent portés par une inclination secrète à témoigner aux autres, par leurs manières et par leurs paroles civiles et honnêtes, qu’ils se jugent indignes que l’on pense à eux, et qu’ils croient être les derniers des hommes, mais que ceux à qui ils parlent sont dignes de toutes sortes d’honneurs, et qu’ils ont beaucoup d’estime et de vénération pour eux. Enfin, au défaut de la charité et de l’amour de l’ordre, il a été nécessaire que ceux qui commandent aux autres eussent l’art de les tromper par un abaissement imaginaire qui ne consiste qu’en civilités et en paroles, afin de jouir sans envie de cette prééminence qui est nécessaire dans tous les corps. Car de cette sorte tous les hommes possèdent en quelque manière la grandeur qu’ils désirent : les grands la possèdent réellement, et les petits et les faibles ne la possèdent que par imagination, étant persuadés en quelque manière par les compliments des autres qu’on ne les regarde pas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour les derniers d’entre les hommes.

Il est facile de conclure en passant de ce que nous venons de dire que c’est une très-grande faute contre la civilité que de parler souvent de soi, surtout quand on en parle avantageusement, quoique l’on ait toutes sortes de bonnes qualités, puisqu’il n’est pas permis de parler aux personnes avec qui l’on converse comme si on les regardait au-dessous de soi, si ce n’est en quelques rencontres. et lorsqu’il y a des marques extérieures et sensibles qui nous élèvent au-dessus d’elles. Car enfin le mépris est la dernière des injures : c’est ce qui est le plus capable de rompre la société ; et naturellement nous ne devons point espérer qu’un homme à qui nous avons fait connaître que nous le regardons au-dessous de nous se puisse jamais joindre avec nous, parce que les hommes ne peuvent souffrir d’être la dernière partie du corps qu’ils composent.

L’inclination que les hommes ont à faire des compliments est donc très-propre pour contre-balancer celle qu’ils ont pour l’estime et l’élévation, et pour adoucir la peine intérieure que ressentent ceux qui sont les dernières parties du corps politique. Et l’on ne peut douter que le mélange de ces deux inclinations ne fasse de très-bons effets pour entretenir la société.

Mais il y a une étrange corruption dans ces inclinations, aussi bien que dans l’amitié, la compassion, la bienveillance et les autres qui tendent à unir ensemble les hommes. Ce qui devrait entretenir la société civile est souvent cause de sa désunion et de sa ruine ; et, pour ne point sortir de mon sujet, il est souvent cause de la communication et de l’établissement de l’erreur.

II. De toutes les inclinations nécessaires à la société civile, celles qui nous jettent le plus dans l’erreur sont l’amitié, la faveur, la reconnaissance, et toutes les inclinations qui nous portent à parler trop avantageusement des autres en leur présence.

Nous ne bornons pas notre amour dans la personne de nos amis, nous aimons encore avec eux toutes les choses qui leur appartiennent en quelque façon ; et comme ils témoignent d’ordinaire assez de passion pour la défense de leurs opinions, ils nous inclinent insensiblement à les croire, à les approuver, et à les défendre même avec plus d’obstination et de passion qu’ils ne font eux-mêmes ; parce qu’ils auraient souvent mauvaise grâce de les soutenir avec chaleur, et qu’on ne peut trouver à redire que nous les défendions. En eux ce serait amour-propre, en nous c’est générosité.

Nous portons de l’affection aux autres hommes pour plusieurs raisons, car ils peuvent nous plaire et nous servir en différentes manières. La ressemblance des humeurs, des inclinations, des emplois, leur air, leurs manières, leur vertu, leurs biens, l’affection ou l’estime qu’ils nous témoignent, les services qu’ils nous ont rendus ou que nous en espérons, et plusieurs autres raisons particulières, nous déterminent à les aimer. S’il arrive donc que quelqu’un de nos amis, c’est-à-dire quelque personne qui ait les mêmes inclinations, qui soit bien fait, qui parle d’une manière agréable, que nous croyions vertueux ou de grande condition, qui nous témoigne de l’affection et de l’estime, qui nous ait rendu quelque service ou de qui nous en espérions, ou enfin que nous aimions pour quelque autre raison particulière ; s’il arrive, dis-je, que cette personne avance quelque proposition, nous nous en laissons incontinent persuader sans faire usage de notre raison. Nous soutenons son opinion sans nous mettre en peine si elle est conforme à la vérité, et souvent même contre notre propre conscience, selon l’obscurité et la confusion de notre esprit, selon la corruption de notre cœur, et selon les avantages que nous espérons tirer de notre fausse générosité.

Il n’est pas nécessaire d’apporter ici des exemples particuliers de ces choses, car on ne se trouve presque jamais une seule heure dans une compagnie sans en remarquer plusieurs si l’on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs, comme l’on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que l’on aime. Celui qui parle est obligeant et civil ; il a donc raison. Si ce qu’il dit est seulement vraisemblable, on le regarde comme vrai ; et si ce qu’il avance est absolument ridicule et impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable. C’est un homme qui m’aime, qui m’estime, qui m’a rendu quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir de m’en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d’autres occasions : je serais donc un ingrat et un imprudent si je m’opposais aux siens et si je manquais même à lui applaudir. C’est ainsi qu’on se joue de la vérité, qu’on la fait servir à ses intérêts et qu’on embrasse les fausses opinions les uns des autres.

Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu’on l’instruise et qu’on l’éclaire quand on le fait selon les règles de la civilité ; et lorsque nos amis se choquent de ce que nous leur représentons modestement qu’ils se trompent, il faut leur permettre de s’aimer eux-mêmes et leurs erreurs, puisqu’ils le veulent et qu’on n’a pas le pouvoir de leur commander ni de leur changer l’esprit.

Mais un vrai ami ne doit jamais approuver les erreurs de son ami, car enfin nous devrions considérer que nous leur faisons plus de tort que nous ne pensons lorsque nous défendons leurs opinions sans discernement. Nos applaudissements ne font que leur enfler le cœur et les confirmer dans leurs erreurs ; ils deviennent incorrigibles ; ils agissent et ils décident enfin comme s’ils étaient devenus infaillibles.

D’où vient que les plus riches, les plus puissants, les plus nobles, et généralement tous ceux qui sont élevés au-dessus des autres, se croient fort souvent infaillibles, et qu’ils se comportent comme s’ils avaient beaucoup plus de raison que ceux qui sont d’une condition vile ou médiocre, si ce n’est parce qu’on approuve indifféremment et lâchement toutes leurs pensées ? Ainsi l’approbation que nous donnons à nos amis leur fait croire peu à peu qu’ils ont plus d’esprit que les autres, ce qui les rend fiers, hardis, imprudents et capables de tomber dans les erreurs les plus grossières sans s’en apercevoir.

C’est pour cela que nos ennemis nous rendent souvent un meilleur service et nous éclairent beaucoup plus l’esprit par leurs oppositions que ne font nos amis par leurs approbations ; parce que nos ennemis nous obligent de nous tenir sur nos gardes et d’être attentifs aux choses que nous avançons ; ce qui seul suffit pour nous faire reconnaître nos égarements. Mais nos amis ne font que nous endormir et nous donner une fausse confiance qui nous rend vains et ignorants. Les hommes ne doivent donc jamais admirer leurs amis et’se rendre à leurs sentiments par amitié, de même qu’ils ne doivent jamais s’opposer à ceux de leurs ennemis par inimítié ; mais ils doivent se défaire de leur esprit flatteur ou contredisant pour devenir sincères et approuver l’évidence et la vérité partout où ils la trouvent.

Nous devons aussi nous bien mettre dans l’esprit que la plupart des hommes sont portés à la flatterie ou à nous faire des compliments per une espèce d’inclination naturelle, pour paraitre spirituels, pour attirer sur eux la bienveillance des autres, et dans l’espérance de quelque retour, ou enfin par une espèce de malice et de raillerie ; et nous ne devons pas nous laisser étourdir par tout ce que l’on peut nous dire. Ne voyons-nous pas tous les jours que des personnes qui ne se connaissent point ne laissent pas de s’élever l’un l’autre jusques aux nues la première fois même qu’ils se voient et qu’1ls se parlent ? et qu’y a-t-il de plus ordinaire que de voir des gens qui donnent des louanges hyperboliques et qui témoignent des mouvements extraordinaires d’admiration à une personne qui vient de parler en public, même en présence de ceux avec lesquels ils s’en sont moqués quelque temps auparavant ? Toutes les fois qu’en se récrie, qu’on pâlit d’admiration, et comme surpris des choses que l’on entend, ce n’est pas une bonne preuve que celui qui parle dit des merveilles, mais plutôt qu’il parle à des hommes flatteurs, qu’il a des amis ou peut-être des ennemis qui se divertissent de lui. C’est qu’il parle d’une manière engageante, qu’il est riche et puissant ; ou, si on le veut, c’est une assez bonne preuve que ce qu’il dit est appuyé sur les notions des sens confuses et obscures, mais fort touchantes et fort agréables, ou qu’il a quelque feu dïmagination, puisque les louanges se donnent à l’amitié, aux richesses, aux dignités, aux vraisemblances, et très-rarement à la vérité.

On s’attendra peut-être qu’ayant traité en général des inclinations des esprits, je doive descendre dans un détail exact de tous les mouvements particuliers qu’ils ressentent à la vue du bien et du mal ; c’est-à-dire que je doive expliquer la nature de l’amour, de la haine, de la joie, de la tristesse et de toutes les passions intellectuelles tant générales que particulières, tant simples que composées. Mais je ne me suis pas engagé à expliquer tous les différents mouvements dont les esprits sont capables.

Je suis bien aise que l’on sache que mon dessein principal dans tout ce que j’ai écrit jusqu’ici de la recherche de la vérité a été de faire sentir aux hommes leur faiblesse et leur ignorance, et que nous sommes tous sujets à l’erreur et au péché. Je l’ai dit, et je le dis encore, peut-être qu’on s’en souviendra : je n’ai jamais eu dessein de traiter à fond de la nature de l’esprit ; mais j’ai été obligé d’en dire quelque chose pour expliquer les erreurs dans leur principe, pour les expliquer avec ordre, en un mot, pour me rendre intelligible ; et si j’ai passé les bornes que je me suis proposées, c’est que j’avais, ce me semblait, des choses nouvelles à dire qui me paraissaient de conséquence, et que je croyais même qu’on pourrait lire avec plaisir. Peut-être me suis-je trompé, mais je devais avoir cette présomption pour avoir le courage de les écrire ; car le moyen de parler lorsqu’on n’espère pas d’être écouté ! ll est vrai que j’ai dit beaucoup de choses qui ne paraissent point tant appartenir au sujet que je traite que ce particulier des mouvements de l’âme ; je l’avoue, mais je ne prétends point m’obliger à rien lorsque je me fais un ordre. Je me fais un ordre pour me conduire, mais je prétends qu’il m’est permis de tourner la tète lorsque je marche si je trouve quelque chose qui mérite d’être considéré. Je prétends même qu’il m’est permis de me reposer en quelques lieux à l’écart, pourvu que je ne perde point de vue le chemin que je dois suivre. Ceux qui ne veulent point se délasser avec moi peuvent passer outre ; il leur est permis, ils n’ont qu’à tourner la page ; mais, s’ils se lâchent, qu’ils sachent qu’il y a bien des gens qui trouvent que ces lieux que je choisis pour me reposer leur font trouver le chemin plus doux et plus agréable.

  1. Serm. 39, de natali Domini.
  2. Principes.
  3. Voy. les treizième et quatorzième Entr. sur la Mét.
  4. Aug. De magistro.
  5. Tim., cap. 6.
  6. Je m’explique plus clairement et plus au long dans le Traité de l’amour de Dieu, et dans la troisième Lettre au P. Lami ; car je ne parle ici des inclinations qu’en passant, et pour rapporter avec quelque ordre les causes de nos erreurs.
  7. 1. Aux Cor.
  8. Ch. 2.
  9. l. Voy. le ch. 7 de la deuxième partie du troisième liv., et l’Éclairc. sur ce chapitre.
  10. Oper. perf.
  11. Col. ch. 2, v. 22, 25.