De la recherche de la vérité/Livre I

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 1-94).


LIVRE PREMIER.


DES SENS.




CHAPITRE PREMIER.
De la nature et des propriétés de l’entendement. — De la nature et des propriétés de la volonté, et ce que c’est que la liberté.


L’erreur est la cause de la misère des hommes ; c’est le mauvais principe qui a produit le mal dans le monde ; c’est elle qui a fait naître et qui entretient dans notre âme tous les maux qui nous affligent, et nous ne devons point espérer de bonheur solide et véritable qu’en travaillant sérieusement à l’éviter.

L’Écriture Sainte nous apprend que les hommes ne sont misérables que parce qu’ils sont pécheurs et criminels ; et ils ne seraient ni pécheurs, ni criminels, s’ils ne se rendaient point esclaves du péché en consentant à l’erreur.

S’il est donc vrai que l’erreur soit l’origine de la misère des hommes, il est bien juste que les hommes fassent effort pour s’en délivrer. Certainement leur effort ne sera point inutile et sans récompense, quoiqu’il n’ait pas tout l’effet qu’ils pourraient souhaiter. Si les hommes ne deviennent pas infaillibles, ils se tromperont beaucoup moins, et s’ils ne se délivrent pas entièrement de leurs maux ils en éviteront au moins quelques-uns. On ne doit pas en cette vie espérer une entière félicité, parce qu’ici-bas on ne doit pas prétendre à l’infaillibilité ; mais on doit travailler sans cesse à ne se point tromper, puisqu’on souhaite sans cesse de se délivrer de ses misères. En un mot, comme on désire avec ardeur un bonheur sans l’espérer, on doit tendre avec effort à l’infaillibilité sans y prétendre.

Il ne faut pas s’imaginer qu’il y ait beaucoup à souffrir dans la recherche de la vérité ; il ne faut que se rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en soi-même, et suivre exactement quelques règles que nous donnerons dans la suite[1]. L’exactitude de l’esprit n’a presque rien de pénible ; ce n’est point une servitude comme l’imagination la représente ; et si nous y trouvons d’abord quelque difficulté, nous en recevons bientôt des satisfactions qui nous récompensent abondamment de nos peines ; car enfin il n’y a qu’elle qui produise la lumière et qui nous découvre la vérité.

Mais sans nous arrêter davantage à préparer l’esprit des lecteurs, qu’il est bien plus juste de croire assez portés d’eux-mêmes à la recherche de la vérité, examinons les causes et la nature de nos erreurs ; et puisque la méthode qui examine les choses en les considérant dans leur naissance et dans leur origine a plus d’ordre et de lumière, et les fait connaitre plus à fond que les autres, tâchons de la mettre ici en usage.

I. L’esprit de l’homme n’étant point matériel ou étendu, est sans doute une substance simple, indivisible, et sans aucune composition de parties ; mais cependant on a coutume de distinguer en lui deux facultés, savoir : l’entendement et la volonté, lesquelles il est nécessaire d’expliquer d’abord, car il semble que les notions ou les idées qu’on a de ces deux facultés, ne sont pas assez nettes ni assez distinctes.

Mais parce que ces idées sont fort abstraites et qu’elles ne tombent point sous l’imagination, il semble à propos de les exprimer par rapport aux propriétés qui conviennent à la matière, lesquelles se pouvant facilement imaginer, rendront les notions qu’il est bon d’attacher à ces deux mots entendement et volonté, plus distinctes et même plus familières. Il faudra seulement prendre garde que ces rapports de l’esprit et de la matière ne sont pas entièrement justes, et qu’on ne compare ensemble ces deux choses que pour rendre l’esprit plus attentif et faire comme sentir aux autres ce que l’on veut dire.

La matière ou l’étendue renferme en elle deux propriétés ou deux facultés. La première faculté est celle de recevoir différentes figures, et la seconde est la capacité d’être mue. De même l’esprit de l’homme renferme deux facultés : la première qui est l’entendement, est celle de recevoir plusieurs idées, c’est-à-dire d’apercevoir plusieurs choses ; la seconde, qui est la volonté, est celle de recevoir plusieurs inclinations ou de vouloir différentes choses. Nous expliquerons d’abord les rapports qui se trouvent entre la première des deux facultés qui appartiennent à la matière, et la première de celles qui appartiennent à l’esprit.

L’étendue est capable de recevoir de deux sortes de figures. Les unes sont seulement extérieures, comme la rondeur à un morceau de cire ; les autres sont intérieures, et ce sont celles qui sont propres à toutes les petites parties dont la cire est composée ; car il est indubitable que toutes les petites parties qui composent un morceau de cire ont des figures fort différentes de celles qui composent un morceau de fer. J’appelle donc simplement figure celle qui est extérieure, et j’appelle configuration la figure qui est intérieure et qui est nécessaire à toutes les parties dont la cire est composée, afin qu’elle soit ce qu’elle est.

On peut dire de même que les perceptions que l’âme a des idées sont de deux sortes. Les premières, que l’on appelle perceptions pures, sont pour ainsi dire superficielles à l’âme ; elles ne la pénètrent et ne la modifient pas sensiblement. Les secondes, qu’on appelle sensibles, la pénètrent plus ou moins vivement. Telles sont le plaisir et la douleur, la lumière et les couleurs, les saveurs, les odeurs, etc. Car on fera voir dans la suite que les sensations ne sont rien autre chose que des manières d’être de l’esprit ; et c’est pour cela que je les appellerai des modifications de l’esprit.

On pourrait appeler aussi les inclinations de l’âme des modifications de la même âme. Car, puisqu’il est constant que l’inclination de la volonté est une manière d’être de l’âme, on pourrait l’appeler modification de l’âme ; ainsi que le mouvement dans les corps étant une manière d’être de ces mêmes corps, on pourrait dire que le mouvement est une modification de la matière. Cependant je n’appelle pas les inclinations de la volonté ni les mouvements de la matière des modifications, parce que ces inclinations et ces mouvements ont ordinairement rapport à quelque chose d’extérieur, car les inclinations ont rapport au bien, et les mouvements ont rapport à quelque corps étranger. Mais les figures et les configurations des corps et les sensations de l’âme n’ont aucun rapport nécessaire au dehors. Car de même qu’une figure est ronde lorsque toutes les parties extérieures d’un corps sont également éloignées d’une de ses parties qu’on appelle le centre, sans aucun rapport à ceux de dehors, ainsi toutes les sensations dont nous sommes capables pourraient subsister sans qu’il y eût aucun objet hors de nous. Leur être n’enferme point de rapport nécessaire avec les corps qui semblent les causer, comme on le prouvera ailleurs ; et elles ne sont rien autre chose que l’âme modifiée d’une telle ou telle façon ; de sorte qu’elles sont proprement les modifications de l’âme. Qu’il me soit donc permis de les nommer ainsi pour m’expliquer.

La première et la principale des convenances qui se trouvent entre la faculté qu’a la matière de recevoir différentes figures et différentes configurations, et celle qu’a l’âme de recevoir différentes idées et différentes modifications, c’est que de même que la faculté de recevoir différentes figures et différentes configurations dans les corps, est entièrement passive et ne renferme aucune action, ainsi la faculté de recevoir différentes idées et différentes modifications dans l’esprit, est entièrement passive et ne renferme aucune action ; et j’appelle cette faculté ou cette capacité qu’a l’âme de recevoir toutes ces choses, entendement.

D’où il faut conclure que c’est l’entendement qui aperçoit ou qui connaît, puisqu’il n’y a que lui qui reçoive les idées des objets ; car c’est une même chose à l’âme d’apercevoir un objet que de recevoir l’idée qui le représente. C’est aussi l’entendement qui aperçoit les modifications de l’âme ou qui les sent, puisque j’entends par ce mot entendement, cette faculté passive de l’âme par laquelle elle reçoit toutes les différentes modifications dont elle est capable. Car c’est la même chose à l’âme de recevoir la manière d’être qu’on appelle la douleur, que d’apercevoir ou de sentir la douleur ; puisqu’elle ne peut recevoir la douleur d’autre manière qu’en l’apercevant. D’où l’on peut conclure que c’est l’entendement qui imagine les objets absents et qui sent ceux qui sont présents ; et que les sens et l’imagination ne sont que l’entendement apercevant les objets par les organes du corps, ainsi que nous expliquerons dans la suite.

Or, parce que quand on sent de la douleur ou autre chose on l’aperçoit d’ordinaire par l’entremise des organes des sens, les hommes disent ordinairement que ce sont les sens qui l’aperçoivent sans savoir distinctement ce qu’ils entendent par le terme de sens. Ils pensent qu’il y a quelque faculté distinguée de l’âme qui la rend, elle ou le corps, capable de sentir ; car ils croient que les organes des sens ont véritablement part à nos perceptions. Ils s’imaginent que le corps aide tellement l’esprit à sentir que si l’esprit était séparé du corps il ne pourrait jamais rien sentir. Mais ils ne pensent toutes ces choses que par préoccupation et parce que dans l’état où nous sommes nous ne sentons jamais rien sans l’usage des organes des sens, comme nous expliquerons ailleurs plus au long.

C’est pour nous accommoder à la manière ordinaire de parler, que nous dirons dans la suite que les sens sentent ; mais par le mot de sens nous n’entendons rien autre chose que cette faculté passive de l’âme dont nous venons de parler, c’est-à-dire l’entendement apercevant quelque chose à l’occasion de ce qui se passe dans les organes de son corps, selon l’institution de la nature, comme on expliquera ailleurs.

L’autre convenance entre la faculté passive de l’âme et celle de la matière, c’est que, comme la matière n’est point véritablement changée par le changement qui arrive à sa figure, je veux dire par exemple que, comme la cire ne reçoit point de changement considérable pour être ronde ou carrée, ainsi l’esprit ne reçoit point de changement considérable par la diversité des idées qu’il a ; je veux dire que l’esprit ne reçoit point de changement considérable, quoiqu’il reçoive l’idée d’un carré ou d’un rond, en apercevant un carré ou un rond.

De plus, comme l’on peut dire que la matière reçoit des changements considérables lorsqu’elle perd la configuration propre aux parties de la cire pour recevoir celle qui est propre au feu et à la fumée, quand la cire se change en feu et en fumée, ainsi l’on peut dire que l’âme reçoit des changements fort considérables lorsqu’elle change ses modifications et qu’elle souffre de la douleur après avoir senti du plaisir. D’où il faut conclure que les perceptions pures sont à l’âme à peu près ce que les figures sont à la matière, et que les configurations sont à la matière à peu près ce que les sensations sont à l’âme. Mais il ne faut pas s’imaginer que la comparaison soit exacte ; je ne la fais que pour rendre sensible la notion de ce mot entendement, j’expliquerai dans le troisième livre la nature des idées.

II. L’autre faculté de la matière, c’est qu’elle est capable de recevoir plusieurs mouvements, et l’autre faculté de l’âme, c’est qu’elle est capable de recevoir plusieurs inclinations. Comparons ensemble ces facultés.

De même que l’auteur de la nature est la cause universelle de tous les mouvements qui se trouvent dans la matière, c’est aussi lui qui est la cause générale de toutes les inclinations naturelles qui se trouvent dans les esprits ; et de même que tous les mouvements se font en ligne droite, s’ils ne trouvent quelques causes étrangères et particulières qui les déterminent et qui les changent en des lignes courbes par leurs oppositions ; ainsi toutes les inclinations que nous avons de Dieu sont droites, et elles ne pourraient avoir d’autre fin que la possession du bien et de la vérité s’il n’y avait une cause étrangère qui déterminât l’impression de la nature vers de mavaises fins. Or, c’est cette cause étrangère qui est la cause de tous nos maux et qui corrompt toutes nos inclinations.

Pour la bien comprendre, il faut savoir qu’il y a une différence fort considérable entre l’impression ou le mouvement que l’auteur de la nature produit dans la matière, et l’impression ou le mouvement vers le bien en général, que le même auteur de la nature imprime sans cesse dans l’esprit. Car la matière est toute sans action ; elle n’a aucune force pour arrêter son mouvement, ni pour le déterminer et le détourner d’un côté plutôt que d’un autre. Son mouvement, comme l’on vient de dire, se fait toujours en ligne droite, et lorsqu’il est empêché de se continuer en cette manière, il décrit une ligne circulaire la plus grande qu’il est possible, et par conséquent la plus approchante de la ligne droite, parce que c’est Dieu qui lui imprime son mouvement, et qui règle sa détermination. Mais il n’en est pas de même de la volonté[2] ; on peut dire en un sens qu’elle est agissante et qu’elle a en elle-même la force de déterminer diversement l’inclination ou l’impression que Dieu lui donne ; car quoiqu’elle ne puisse pas arrêter cette impression, elle peut en un sens la détourner du côté qu’il lui plaît, et causer ainsi tout le déréglement qui se rencontre dans ses inclinations, et toutes les misères qui sont des suites nécessaires et certaines du péché.

De sorte que par ce mot de volonté, je prétends ici désigner l’impression ou le mouvement naturel, qui nous porte vers le bien indéterminé et en général ; et par celui de liberté, je n’entends autre chose que la force qu’a l’esprit de détourner cette impression vers les objets qui nous plaisent, et faire ainsi que nos inclinations naturelles soient terminées à quelque objet particulier, lesquelles étaient auparavant vagues et indéterminées vers le bien en général ou universel, c’est-à-dire vers Dieu qui est seul le bien général, parce qu’il est le seul qui renferme en soi tous les biens.

D’où il est facile de reconnaître que, quoique les inclinations naturelles soient volontaires, elles ne sont toutefois pas libres de la liberté d’indifférence dont je parle, qui renferme la puissance de vouloir ou de ne pas vouloir, ou bien de vouloir le contraire de ce à quoi nos inclinations naturelles nous portent. Car quoique ce soit volontairement et librement que l’on aime le bien en général, puisqu’on ne peut aimer que par sa volonté et qu’il y a contradiction que la volonté puisse jamais être contrainte, on ne l’aime pourtant pas librement, dans le sens que je viens d’expliquer, puisqu’il n’est pas au pouvoir de notre volonté de ne pas souhaiter d’être heureux.

Mais il faut bien remarquer que l’esprit, considéré comme poussé vers le bien en général, ne peut déterminer son mouvement vers le bien particulier, si le même esprit, considéré comme capable d’idées, n’a la connaissance de ce bien particulier. Je veux dire, pour me servir, des termes ordinaires, que la volonté est une puissance aveugle, qui ne peut se porter qu’aux choses que l’entendement lui représente. De sorte que la volonté ne peut déterminer diversement l’impression qu’elle a pour le bien, et toutes ses inclinations naturelles, qu’en commandant à l’entendement de lui représenter quelque objet particulier[3]. La force qu’a la volonté de déterminer ses inclinations renferme donc nécessairement celle de pouvoir porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent.

Je rends sensible par un exemple ce que je viens de dire de la volonté et de la liberté. Une personne se représente une dignité comme un bien qu’elle peut espérer ; aussitôt sa volonté veut ce bien, c’est-à-dire que l’impression que l’esprit reçoit sans cesse vers le bien indéterminé et universel, le porte vers cette dignité. Mais comme cette dignité n’est pas le bien universel, et qu’elle n’est point considérée, par une vue claire et distincte de l’esprit, comme le bien universel (car l’esprit ne voit jamais clairement ce qui n’est pas), l’impression que nous avons vers le bien universel n’est point entièrement arrêtée par ce bien particulier. L’esprit a du mouvement pour aller plus loin ; il n’aime point nécessairement ni invinciblement cette dignité, et il est libre à son égard. Or sa liberté consiste en ce que n’étant point pleinement convaincu que cette dignité renferme tout le bien qu’il est capable d’aimer, il peut suspendre son jugement et son amour ; et ensuite, comme nous expliquerons dans le troisième livre, il peut, par l’union qu’il a avec l’être universel ou celui qui renferme tout bien, penser à d’autres choses et par conséquent aimer d’autres biens. Enfin il peut comparer tous les biens, les aimer selon l’ordre, à proportion qu’ils sont aimables, et les rapporter tous à celui qui les renferme tous et qui est seul digne de borner notre amour, comme étant seul capable de remplir toute la capacité que nous avons d’aimer.

C’est à peu près la même chose de la connaissance de la vérité que de l’amour du bien. Nous aimons la connaissance de la vérité, comme la jouissance du bien, par une impression naturelle ; et cette impression, aussi bien que celle qui nous porte vers le bien, n’est point invincible ; elle n’est telle que par l’évidence ou par une connaissance parfaite et entière de l’objet ; et nous sommes aussi libres dans nos faux jugements que dans nos amours déréglés, comme nous l’allons faire voir dans le chapitre suivant.


CHAPITRE II.
I. Des jugements et des raisonnements. — II. Qu’ils dépendent de la volonté. — III. De l’usage qu’on doit faire de sa liberté à leur égard. — IV. Deux règles générales pour éviter l’erreur et le péché. — V. Réflexions nécessaires sur ces règles.


I. On pourrait assez conclure des choses que nous avons dites dans le chapitre précédent que l’entendement ne juge jamais, puisqu’il ne fait qu’apercevoir, ou que les jugements et les raisonnements, même de la part de l’entendement, ne sont que de pures perceptions ; que c’est la volonté seule qui juge véritablement en acquiesçant à ce que l’entendement lui représente et en s’y reposant volontairement ; et qu’ainsi c’est elle seule qui nous jette dans l’erreur. Mais il faut expliquer ces choses plus au long.

Je dis donc qu’il n’y a point d’autre différence de la part de l’entendement entre une simple perception, un jugement et un raisonnement, sinon que l’entendement aperçoit une chose simple sans aucun rapport à quoi que ce soit, par une simple perception ; qu’il aperçoit les rapports, entre une ou plusieurs choses, dans les jugements ; et qu’enfin il aperçoit des rapports, qui sont entre les rapports des choses, dans les raisonnements ; de sorœ que toutes les opérations de l’entendement ne sont que de pures perceptions.

Quand on aperçoit, par exemple, deux fois 2 ou 4, ce n’est qu’une simple perception. Quand on juge que deux fois 2 sont 4, ou que deux fois 2 ne sont pas 5, l’entendement ne fait encore qu’apercevoir le rapport d’égalité qui se trouve entre deux fois 2 et 4, ou le rapport d’inégaIité qui se trouve entre deux fois 2 et 5. Ainsi le jugement de la part de l’entendement n’est que la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs choses. Mais le raisonnement est la perception du rapport qui se trouve, non pas entre deux ou plusieurs choses, car ce serait un jugement, mais c’est la perception du rapport qui se trouve entre deux ou plusieurs rapports de deux ou plusieurs choses. Ainsi, quand je conclus que 4 étant moins que 6, deux fois 2 étant égaux à 4, ils sont par conséquent moins que 6 ; je n’aperçois pas seulement le rapport d’inégalité entre 2 et 2 et 6, car alors ce ne serait qu’un jugement, mais le rapport d’inégalité qui est entre le rapport de deux fois 2 et 4, et le rapport qui est entre 4 et 6, ce qui est un raisonnement. Uentendement ne fait donc qu’apercevoir, et il n’y a que la volonté qui juge et qui raisonne, en se reposant volontairement dans ce que l'entendement lui représente, comme l’on vient de dire.

II. Mais, cependant, lorsque les choses que nous considérons sont dans une entière évidence, il nous semble que ce n’est plus volontairement que nous y consentons ; de sorte que nous sommes portés à croire que ce n’est point notre volonté, mais notre entendement qui en juge.

Afin de reconnaître notre erreur, il faut savoir que les choses que nous considérons ne nous paraissent entièrement évidentes, que lorsque l’entendement en a examiné tous les côtés et tous les rapports nécessaires pour en juger ; d’où il arrive que la volonté ne pouvant rien vouloir sans connaissance, elle ne peut plus agir dans l’entendement, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus désirer qu’il représente quelque chose de nouveau dans son objet, parce qu’il en a déjà considéré tous les côtés qui ont rapport à la question que l’on veut décider. Elle est donc obligée de se reposer dans ce qu’il a déjà représenté, et de cesser de l’agiter et de l’appliquer à des considérations inutiles ; et c’est ce repos qui, est proprement ce qu’on appelle jugement et raisonnement. Ainsi ce repos ou ce jugement n’étant pas libre, quand les choses sont dans la dernière évidence, il nous semble aussi qu’il n’est pas volontaire. »

Mais tant qu’il y a quelque chose d’obscur dans le sujet que nous considérons, ou que nous ne sommes pas entièrement assurés que nous ayons découvert tout ce qui est nécessaire pour résoudre la question, comme il arrive presque toujours dans celles qui sont difficiles et qui renferment plusieurs rapports, il nous est libre de ne pas consentir, et la volonté peut encore commander à l’entendement de s’appliquer à quelque chose de nouveau ; ce qui fait que nous ne sommes pas si éloignés de croire que les jugements que nous formons sur ces sujets soient volontaires.

Cependant la plupart des philosophes prétendent que ces jugements mêmes que nous formons sur des choses obscures ne sont pas volontaires, et ils veulent généralement que le consentement à la vérité soit une action de l’entendement, ce qu’ils appellent acquiescement, assensus, à la différence du consentement au bien qu’il attribuent à la volonté, et qu’ils appellent consentement, consensus. Mais voici la cause de leur distinction et de leur erreur.

C’est que dans l’état où nous sommes souvent nous voyons évidemment des vérités sans aucune raison d’en douter, et ainsi la volonté n’est point indifférente dans le consentement qu’elle donne à ces vérités évidentes, comme nous venons d’expliquer ; mais il n’en est pas de même des biens, et nous n’en connaissons aucun sans quelque raison de douter que nous le devions aimer. Nos passions et les inclinations que nous avons naturellement pour les plaisirs sensibles sont des raisons confuses, mais très-fortes à cause de la corruption de notre nature, lesquelles nous rendent froids et indifférents dans l’amour même de Dieu ; et ainsi nous sentons manifestement notre indifférence, et nous sommes intérieurement convaincus que nous faisons usage de notre liberté quand nous aimons Dieu.

Mais nous n’apercevons pas de même que nous fassions usage de notre liberté quand nous consentons à la vérité, principalement lorsqu’elle nous paraît entièrement évidente ; et cela nous fait croire que le consentement, à la vérité, n’est pas volontaire. Comme s’il fallait que nos actions fussent indifférentes pour être volontaires, et comme si les bienheureux n’aimaient pas Dieu très-volontairement sans en être détournés par quoi que ce soit, de même que nous consentons à cette proposition évidente que deux fois 2 sont 4, sans être détournés de la croire par quelque apparence de raison contraire.

Mais afin que l’on reconnaisse distinctement la différence qu’il y a entre le consentement de la volonté à la vérité et son consentement à la bonté, il faut savoir la différence qui se trouve entre la vérité et la bonté prise dans le sens ordinaire et par rapport à nous. Cette différence consiste en ce que la bonté nous regarde et nous touche, et que la vérité ne nous touche pas ; car la vérité ne consiste que dans le rapport que deux ou plusieurs choses ont entre elles, mais la bonté consiste dans le rapport de convenance que les choses ont avec nous[4]. Ce qui fait qu’il n’y a qu’une seule action de la volonté au regard de la vérité, qui est son acquiescement ou son consentement à la représentation du rapport qui est entre les choses, et qu’il y en a deux au regard de la bonté, qui sont son acquiescement ou son consentement au rapport de convenance de la chose avec nous, et son amour ou son mouvement vers cette chose, lesquelles actions sont bien différentes, quoiqu’on les confonde ordinairement. Car il y a bien de la différence entre acquiescer simplement et se porter par amour à ce que l’esprit représente, puisqu’on acquiesce souvent à des choses que l’on voudrait bien qui ne fussent pas et que l’on fuit.

Or, si on considère bien ces choses, on reconnaîtra visiblement que c’est toujours la volonté qui acquiesce, non pas aux choses si elles ne lui sont agréables, mais à la représentation des choses ; et que la raison pour laquelle la volonté acquiesce toujours à la représentation des choses qui sont dans la dernière évidence est, comme nous l’avons déjà dit, qu’il n’y a plus dans ces choses aucun rapport qu’il ait fallu considérer que l’entendement ne l’ait aperçu. De sorte qu’il est comme nécessaire que la volonté cesse de s’agiter et de se fatiguer inutilement, et qu’elle acquiesce avec une pleine assurance qu’elle ne s’est pas trompée, puisqu’il n’y a plus rien vers quoi elle puisse tourner son entendement.

Il faut principalement remarquer que dans l’état où nous sommes, nous ne connaissons les choses qu’imparfaitement, et que par conséquent, il est absolument nécessaire que nous ayons cette liberté d’indifférence par laquelle nous pouvons nous empêcher de consentir.

Pour en reconnaître la nécessité, il faut considérer que nous sommes portés par nos inclinations naturelles vers la vérité et vers la bonté ; de sorte que la volonté ne se portant qu’aux choses dont l’esprit a quelque connaissance, il faut qu’elle se porte à ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté. Mais parce que tout ce qui a l’apparence de la vérité et de la bonté, n’est pas toujours tel qu’il paraît ; il est visible que si la volonté n’était pas libre, et si elle se portait infailliblement et nécessairement à tout ce qui a ces apparences de bonté et de vérité, elle se tromperait presque toujours. D’où on pourrait conclure que l’auteur de son être serait aussi l’auteur de ses égarements et de ses erreurs.

III. La liberté nous est donc donnée de Dieu afin que nous nous empêchions de tomber dans l’erreur, et dans tous les maux qui suivent de nos erreurs, en ne nous reposant jamais pleinement dans les vraisemblances. mais seulement dans la vérité, c’est-à-dire en ne cessant jamais d’appliquer l’esprit, et de lui commander qu’il examine jusqu’à ce qu’il ait éclairci, et développé tout ce qu’il y a à examiner. Car la vérité ne se trouve presque jamais qu’avec l’évidence, et l’évidence ne consiste que dans la vue claire et distincte de toutes les parties, et de tous les rapports de l’objet, qui sont nécessaires pour porter un jugement assuré.

L’usage donc que nous devons faire de notre liberté, c’est de nous en servir autant que nous le pouvons ; c’est-à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu’à ce que nous y soyons comme forcés par des reproches intérieurs de notre raison.

C’est se faire esclave contre la volonté de Dieu que de se soumettre aux fausses apparences de la vérité ; mais c’est obéir à la voix de la vérité éternelle, qui nous parle intérieurement, que de nous soumettre de bonne foi à ces reproches secrets de notre raison qui accompagnent le refus que l’on fait de se rendre à l’évidence. Voici donc deux règles établies sur ce que je riens de dire, lesquelles sont les plus nécessaires de toutes pour les sciences spéculatives et pour la morale, et que l’on peut regarder comme le fondement de toutes les sciences humaines.

IV. Voici la première qui regarde les sciences : On ne doit jamais donner de consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies, qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison ; c’est-à-dire sans que l’on connaisse clairement qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne voulait pas consentir, ou si l’on voulait étendre son pouvoir sur des choses sur lesquelles elle n’en a plus.

La seconde pour la morale est telle : On ne doit jamais aimer absolument un bien si l’on peut sans remords ne le point aimer. D’où il s’ensuit qu’on ne doit rien aimer que Dieu absolument et sans rapport, car il n’y a que lui seul qu’on ne puisse s’abstenir d’aimer de cette sorte sans remords ; c’est-a-dire sans qu’on sache évidemment qu’on fait mal, supposé qu’on le connaisse par la raison ou par la foi.

V. Mais il faut remarquer ici que quand les choses que nous apercevons nous paraissent fort vraisemblables, nous nous trouvons extrêmement portés à les croire ; nous sentons même de la peine quand nous ne nous en laissons pas persuader ; de sorte que si nous n’y prenons bien garde, nous sommes fort en danger d’y consentir, et par conséquent de nous tromper ; car c’est un grand hasard que la vérité se trouve entièrement conforme à la vraisemblance. Et c’est pour cela que j’ai mis expressément dans ces deux règles, qu’il ne faut consentir à rien jusqu’à ce que l’on voie évidemment qu’on ferait mauvais usage de sa liberté, si l’on ne consentait pas.

Or quoi que l’on se sente extrêmement porté à consentir a la vraisemblance, si toute lois on prend le soin de faire réflexion si l’on voit évidemment qu’on est obligé d’y consentir, on trouvera sans doute que non. Car si la vraisemblance est appuyée sur les impressions de nos sens, vraisemblance néanmoins qui n’en mérite pas le nom, alors on se trouvera fort incliné à s’y rendre ; mais on n’en reconnaîtra point d’autre cause que quelque passion, ou l’affection générale que l’on a pour ce qui touche les sens, comme on le verra assez dans la suite.

Mais si la vraisemblance vient de quelque conformité avec la vérité, comme d’ordinaire les connaissances vraisemblables sont vraies, prises dans un certain sens, alors si on fait réflexion sur soi-même, l’on se sentira porté à faire deux choses ; l’une à croire, et l’autre à examiner encore ; mais on ne se trouvera jamais si persuadé, qu’on croie évidemment mal faire, si l’ou ne consent pas tout à fait.

Or ces deux inclinations que l’on a à l’égard des choses vraisemblables, sont fort bonnes. Car on peut et on doit donner son consentement aux choses vraisemblables, prises au sens qui porte l’image de la vérité : mais on ne doit pas donner encore un consentement entier, comme nous avons mis dans la règle ; et il faut examiner les côtés et les faces inconnues, afin d’entrer pleinement dans la nature de la chose, et bien distinguer le vrai d’avec le faux ; et alors consentir entièrement si l’évidence nous y oblige.

Il faut donc bien s’accoutumer à-distinguer la vérité d’avec la vraisemblance, en s’examinant intérieurement comme je viens d’expliquer : car c’est faute d’avoir eu soin de s’examiner de cette sorte, que nous nous sentons touchés presque de la même manière de deux choses si différentes. Car enfin il est de la dernière conséquence de faire bon usage de sa liberté, en s’abstenant toujours de consentir aux choses et de les aimer, jusqu’à ce qu’on se sente comme forcé de le faire par la voix puissante de l’auteur de la nature, que j’ai appelée auparavant les reproches de notre raison et les remords de notre conscience.

Tous les devoirs des êtres spirituels, tant des anges que des hommes, consistent principalement dans ce bon usage ; et l’on peut dire sans crainte, que, s’ils se servent avec soin de leur liberté, sans se rendre mal à propos esclave du mensonge et de la vanité, ils sont dans le chemin de la plus grande perfection dont ils soient naturellement capables : pourvu néanmoins que leur entendement ne demeure point oisif, qu’ils aient soin de l’exciter continuellement à de nouvelles connaissances, et qu’ils le rendent capable des plus grandes vérités, par des méditations continuelles sur des sujets dignes de son attention.

Car afin de se perfectionner l’esprit, il ne suffit pas de faire toujours usage de sa liberté, en ne consentant jamais à rien, comme ces personnes qui font gloire de ne rien savoir, et de douter de toutes choses. Il ne faut pas aussi consentir à tout, comme plusieurs autres qui ne craignent rien tant que d’ignorer quelque chose, et qui prétendent tout savoir. Mais il faut faire un si bon usage de son entendement, par des méditations continuelles, qu’on se trouve souvent en état de pouvoir consentir à ce qu’il nous représente sans aucune crainte de se tromper.


CHAPITRE III.
I. Réponse à quelques objections. — II. Remarques sur ce qu’on a dit de la nécessité de l’évidence.


I. Il n’est pas fort difficile de deviner que la pratique de la première règle, dont je viens de parler dans le chapitre précédent, ne plaira pas à tout le monde, mais principalement à ces savants imaginaires qui prétendent tout savoir et qui ne savent jamais rien, qui se plaisent à parler hardiment des choses les plus difficiles, et qui certainement ne connaissent pas les plus faciles.

Ils ne manqueront pas de dire avec Aristote, que ce n’est que dans les mathématiques qu’il faut chercher une entière certitude ; mais que la morale et la physique sont des sciences où la seule probabilité suffit, que Descartes a eu grand tort de vouloir traiter de la physique, comme de la géométrie, et que c’est pour cette raison qu’il n’y a pas réussi, qu’il est impossible aux hommes de connaître la nature ; que ses ressorts et ses secrets sont impénétrables à l’esprit humain ; et une infinité d’autres belles choses, qu’ils débitent avec pompe et magnificence, et qu’ils appuient de l’autorité d’une foule d’auteurs. dont ils font gloire de savoir les noms, et de citer quelque passage.

Je voudrais fort prier ces messieurs de ne parler plus de ce qu’ils avouent eux-mêmes qu’ils ne savent pas ; et d’arrêter les mouvements ridicules de leur vanité, en cessant de composer de si gros volumes sur des matières qui, selon leur propre aveu, leur sont inconnues.

Mais que ces personnes examinent sérieusement, s’il n'est pas absolument nécessaire, ou de tomber dans l’erreur, ou de ne donner jamais un consentement entier, qu’à des choses entièrement évidentes : si la vérité n’accompagne pas toujours la géométrie, à cause que les géomètres observent cette règle ; et si les erreurs où quelques-uns sont tombés touchant la quadrature du cercle, la duplication du cube, et quelques autres problèmes fort difficiles, ne viennent pas de quelque précipitation et de quelque entêtement, qui leur a fait prendre la vraisemblance pour la vérité.

Qu’ils considèrent aussi d’un autre côté, si la fausseté et la confusion.ne règnent pas dans la philosophie ordinaire. À cause que les philosophes se contentent d’une vraisemblance fort facile à trouver, et si commode pour leur vanité et pour louis intérêts. N’y trouve-t-on pas presque partout une infinie diversité de sentiments sur les mêmes sujets, et par conséquent une infinité d’erreurs ? Cependant un très-grand nombre de disciples se laissent séduire, et se soumettent aveuglément à l’autorité de ces philosophes, sans comprendre même leurs sentiments.

Il est vrai qu’il y en a quelques-uns qui reconnaissent, après vingt ou trente années de temps perdu, qu’ils n’ont rien appris dans leur lectures, mais il ne leur plaît pas de nous le dire avec sincérité. Il faut auparavant qu’ils aient prouvé à leur mode qu’on ne peut rien savoir, et puis après ils le confessent, parce qu’alors ils croient le pouvoir faire, sans qu’on se moque de leur ignorance.

On aurait toutefois assez de sujet de s’en divertir et d’en rire. si on leur faisait avec adresse des demandes sur le progrès de leur belle érudition ; et s’ils se mettaient en humeur de nous déclarer en détail toutes les fatigues qu’ils ont endurées pour l’acquérir.

Mais quoique cette docte et profonde ignorance mérite d’ètre raillée, il semble plus à propos de l’épargner et d’avoir compassion de ceux qui ont consume tant d’années pour ne rien apprendre, que cette fausse proposition ennemie de toute science et de toute vérité, qu’on ne peut rien savoir.

Puis donc que la règle que j’ai établie est si nécessaire dans la recherche de la vérité, comme nous venons de voir, que l’on ne trouve point à redire qu’on la propose. Et que ceux qui ne veulent pas prendre la peine de l’observer ne condamnent pas au moins un auteur aussi illustre qu’est M. Descartes, à cause qu’il l’a suivie ou qu’il a fait tous ses efforts pour la suivre. Ils ne le condamneraient pas si hardiment s’ils connaissaient celui de qui ils portent un jugement si téméraire, et s’ils ne lisaient point ses ouvrages comme des fables et des romans, qu’on lit pour se divertir, et sur lesquels on ne médite pas pour s’instruire. S’ils méditaient avec cet auteur, ils trouveraient encore dans eux-mêmes quelques notions et quelques semences des vérités qu’il enseigne, qui pourraient se développer malgré le poids incommode de leur fausse érudition.

Le maître qui nous enseigne intérieurement veut que nous l’écoutions plutôt que l’autorité des plus grands philosophes ; il se plaît à nous instruire, pourvu que nous soyons appliqués à ce qu’il nous dit. C’est par la méditation, et par une attention fort exacte, que nous l’interrogeons, et c’est par une certaine conviction intérieure, et par ces reproches secrets qu’il fait à ceux qui ne s’y rendent pas, qu’il nous répond.

Il faut lire de telle sorte les ouvrages des hommes qu’on n’attend point d’être instruit par les hommes. Il faut interroger celui qui éclaire le monde afin qu’il nous éclaire avec le reste du monde ; et s’il ne nous éclaire pas après que nous l’aurons interrogé, ce sera sans doute que nous l’aurons mal interrogé.

Soit donc qu’on lise Aristote, soit qu’on lise Descartes, il ne faut croire d’abord ni Aristote ni Descartes ; mais il faut seulement méditer comme ils ont fait ou comme ils ont dû faire, avec toute l’attention dont on est capable, et ensuite obéir à la voix de notre maître commun, et nous soumettre de bonne foi in la conviction intérieure, et à ces mouvemens que l’on sent en méditant.

C’est après cela qu’il est permis de former un jugement pour ou contre les auteurs. Mais c’est après avoir ainsi digéré les principes de la philosophie de Descartes et d’Aristote, qu’on rejette l’un et qu”on approuve l’autre ; que l’on peut même assurer du dernier qu’on n’expliquera jamais aucun phénomène de la nature, par les principes qui lui sont particuliers, comme ils n’y ont encore de rien servi depuis deux mille ans, quoique sa philosophie ait été l’étude des plus habiles gens dans presque toutes les parties du monde : et qu’au contraire, on peut dire hardiment de l’autre, qu’il a pénétré ce qui paraissait le plus caché aux yeux des hommes, et qu’il leur a montré un chemin très-sûr pour découvrir toutes les vérités qu’un entendement limité peut comprendre.

Mais, sans nous arrêter au sentiment qu’on peut avoir de ces deux philosophes et de tous les autres, regardons-les toujours comme des hommes, et que les sectateurs d’Aristote ne trouvent pas à redire, si après avoir marché pendant tant de siècles dans les ténèbres, sans se trouver plus avancé qu’on était auparavant, on veut enfin voir clair à ce qu’on lait, et si après s’être laissé mener comme des aveugles on se souvient que l’on a des yeux avec lesquels on veut essayer de se conduire.

Soyons donc pleinement convaincus que cette règle : qu’il ne faut jamais donner un consentement entier, qu’aux choses qu’on voit avec évidence, est la plus nécessaire de toutes les règles dans la recherche de la vérité ; et n’admettons dans notre esprit pour vrai que ce qui nous paraît dans l’évidence qu’elle demande. Il faut que nous en soyons persuadés pour nous défaire de nos préjugés ; et il est absolument nécessaire que nous soyons entièrement délivrés de nos préjugés pour entrer dans la connaissance de la vérité ; parce qu’il faut absolument que l’esprit soit purifié avant que d’être éclairé : Sapíentía prima stultitia caruísse.

II. Mais avant que de finir ce chapitre il faut remarquer trois choses. La première est que je ne parle point ici des choses de la loi que l’évidence n’accompagne pas, comme les sciences naturelles, dont il semble que la raison est que nous ne pouvons apercevoir les choses que par les idées que nous en avons. Or Dieu ne nous a donné des idées que selon les besoins que nous en avions pour nous conduire dans l’ordre naturel des choses, selon lequel il nous a créés. De sorte que les mystères de la foi étant d’un ordre sumaturel, il ne faut pas s’étonner si nous n’en avons pas l’évidence puisque nous n’en avons pas même d’idées : parce que nos âmes sont créées en vertu du décret général, par lequel nous avons toutes les notions qui nous sont nécessaires, et les mystères de la foi n’ont été établis que par l’ordre de la grâce qui, selon notre manière ordinaire de concevoir, est un décret postérieur à cet ordre de la nature[5].

Il faut donc distinguer les mystères de la foi des choses de la nature. Il faut se soumettre également à la foi et à l’évidence ; mais dans les choses de la foi il ne faut point chercher d’évidence, comme dans celles de la nature il ne faut point s’arrêter à la foi, c’est-à-dire à l’autorité des philosophes. En un mot, pour être fidèle, il faut croire aveuglément, mais pour être philosophe il faut voir évidemment.

On ne laisse pas de tomber d’accord qu’il y a encore des vérités outre celles de la foi, dont ; on aurait tort de demander des démonstrations incontestables, comme sont celles qui regardent des faits d’histoire, et d’autres choses qui dépendent de la volonté des hommes. Car il y a deux sortes de vérités, les unes sont nécessaires et les autres contingentes. J’appelle vérités nécessaires celles qui sont immuables par leur nature et celles qui ont été arrêtées par la volonté de Dieu, laquelle n’est point sujette aux changements. Toutes les autres sont des vérités contingentes. Les mathématiques, la métaphysique, et même une grande partie de la physique et de la morale contiennent des vérités nécessaires. L’histoire, la grammaire, le droit particulier ou les coutumes, et plusieurs autres qui dépendent de la volonté changeante des hommes, ne contiennent que des vérités contingentes.

On demande donc qu’on observe exactement la règle que l’on vient d’établir dans la recherche des vérités nécesaires, dont la connaissance peut être appelée science, et l’on doit se contenter de la plus grande vraisemblance dans l’histoire qui comprend les choses contingentes. Car on peut généralement appeler du nom d’histoire la connaissance des langues, des coutumes et même celles des différentes opinions des philosophes, quand on ne les a apprises que par mémoire et sans en avoir eu d'évidence ni de certitude.

La seconde chose qu’il faut remarquer, est que dans la morale, la politique, la médecine et dans toutes les sciences qui sont de pratique, on est obligé de se contenter de la vraisemblance, non pour toujours, mais pour un temps ; non parce qu’elle satisfait l’esprit, mais parce que le besoin presse, et que si l’on attendait pour agir qu’on se fût entièrement assuré du succès, souvent l’occasion se perdrait. Mais quoiqu’il arrive qu'il faille agir, l’on doit en agissant douter du succès des choses que l’on exécute, et il faut tâcher de faire de tels progrès dans ces sciences, qu'on puisse dans les occasions agir avec plus de certitude ; car ce devrait être là la fin ordinaire de l’étude et de l’emploi de tous les hommes qui font usage de leur esprit.

La troisième chose enfin, c’est qu’il ne faut pas mépriser absolument les vraisemblances, parce qu’il arrive ordinairement que plusieurs, jointes ensemble, ont autant de force pour convaincre que des démonstrations très-évidentes. Il s’en trouve une infinité d’exemples dans la physique et dans la morale, de sorte qu’il est souvent à propos d’en amasser un nombre suffisant sur les matières qu’on ne peut démontrer autrement, afin de pouvoir trouver la vérité qu’il serait impossible de découvrir d’une autre manière.

Il faut que j’avoue encore ici que la loi que j’impose est bien rigoureuse, qu’une infinité de gens aimeront mieux ne raisonner jamais que de raisonner à ces conditions ; qu’on ne courra pas si vite avec des circonspections si incommodes. Mais il faut aussi que l'on m’accorde qu’on marchera avec sûreté en la suivant ; que jusqu’à présent pour avoir couru trop vite on a été obligé de retourner sur ses pas ; et même un grand nombre de personnes conviendront avec moi, que puisque M. Descartes a découvert en trente années plus de vérités que tous les autres philosophes. À cause qu’il s’est soumis à cette loi ; si plusieurs personnes philosophaient comme lui, on pourrait savoir avec le temps la plupart des choses qui sont nécessaires pour vivre heureux, autant qu’on le petit sur une terre que Dieu a maudite.


CHAPITRE IV.
I. Des causes occasionnelles de l’erreur, et qu’il y en a cinq principales. — II. Dessein général de tout l’ouvrage, et dessein particulier du premier livre.


Nous venons de voir qu’on ne tombe dans l’erreur que parce que l’on ne fait pas l'utsage qu’on devrait faire de sa liberté : que c’est faute de modérer l’empressement et l’ardeur de la volonté pour les seules apparences de la vérité, qu’on se trompe, et que l’erreur ne consiste que dans un consentement de la volonté qui a plus d’étendue que la perception de l’entendement, puisqu’on ne se tromperait point si l’on ne jugeait simplement que de ce que l’on voit.

I. Mais, quoiqu’à proprement parler il n’y ait que le mauvais usage de la liberté qui soit cause de l’erreur, en peut dire néanmoins que nous avons beaucoup de facultés qui sont cause de nos erreurs, non pas causes véritables, mais causes qu’on peut appeler occasionnelles. Toutes nos manières d’apercevoir nous sont autant d’occasions de nous tromper. Car puisque nos faux jugements renferment deux choses, le consentement de la volonté, et la perception de l’entendement ; il est bien clair que toutes nos manières d’apercevoir nous peuvent donner quelque occasion de nous tromper, puisqu’elles nous peuvent porter à des consentements précipités.

Or, parce qu’il est nécessaire de faire d’abord sentir à l’esprit ses faiblesses et ses égarements, afin qu’il entre dans de justes désirs de s’en délivrer, et qu’il se défasse avec plus de facilités de ses préjugés, on va tâcher de faire une division exacte de ses manières d’apercevoir, qui seront comme autant de chefs à chacun desquels on rapportera dans la suite les différentes erreurs auxquelles nous sommes sujets.

L’âme peut apercevoir les choses en trois manières, par l’entendement pur, par l’imagination, par les sens.

Elle aperçoit par l’entendement pur les choses spirituelles, les universelles, les notions communes, l’idée de la perfection, celle d’un être infiniment parfait, et généralement toutes ses pensées lorsqu’elle les connait par la réflexion qu’elle fait sur soi. Elle aperçoit même par l’entendement pur les choses matérielles, l’étendue avec ses propriétés ; car il n’y a que l’entendement pur qui puisse apercevoir un cercle et un carré parfait, une figure de mille côtés, et choses semblables. Ces sortes de perceptions s’appellent pures intellections, ou pures perceptions, parce qu’il n’est point nécessaire que l’esprit forme des images corporelles dans le cerveau pour se représenter toutes ces choses.

Par l’imagination, l’âme n’aperçoit que les êtres matériels, lors qu’étant absents, elle se les rend présents en s’en formant des images dans le cerveau. C’est de cette manière qu’on imagine toutes sortes de figures, un cercle, un triangle, un visage, un cheval, des villes et des campagnes, soit qu’on les ait déjà vues ou non. Ces sortes de perceptions se peuvent appeler imaginations, parce que l’âme se représente ces objets en s’en formant des images dans le cerveau ; et parce qu’on ne peut pas se former des images des choses spirituelles, il s’ensuit que l’âme ne les peut pas imaginer ; ce que l’on doit bien remarquer.

Enfin l’âme n’aperçoit par les sens que les objets sensibles et grossiers, lors qu’étant présents ils font impression sur los organes extérieurs de son corps et que cette impression se communique jusqu’au cerveau, ou, lors qu’étant absents, le cours des esprits animaux fait dans le cerveau une semblable impression. C’est ainsi qu’elle voit des plaines et des rochers présents à ses yeux, qu’elle connaît la dureté du fer, et la pointe d’une épée et choses semblables ; et ces sortes de sensations s’appellent sentiments ou sensations.

L’âme n’aperçoit donc rien qu’en ces trois manières ; ce qu’il est facile de voir si l’on considère que les choses que nous apercevons sont spirituelles ou matérielles. Si elles sont spirituelles, il n’y a que l’entendement pur qui les puisse connaître ; que si elles sont matérielles, elles seront présentes ou absentes. Si elles sont absentes, l’âme ne se les représente ordinairement que par l’imagination ; mais si elles sont présentes, l’âme peut les apercevoir par les impressions qu’elles font sur ses sens ; et ainsi nos âmes n’aperçoivent les choses qu’en trois manières, par l’entendement pur, par l'imagination et par les sens.

On peut donc regarder ces trois facultés comme de certains chefs auxquels on peut rapporter les erreurs des hommes et les causes de ces erreurs, et éviter ainsi la confusion où leur grand nombre nous jetterait infailliblement si nous voulions en parler sans ordre.

Mais nos inclinations et nos passions agissent encore très-fortement sur nous ; elles éblouissent notre esprit par de fausses lueurs, et elles le couvrent et le remplissent de ténèbres. Ainsi nos inclinations et nos passions nous engagent dans un nombre infini d’erreurs lorsque nous suivons ce faux jour et cette lumière trompeuse qu’elles produisent en nous. On doit donc les considérer avec les trois facultés de l’esprit, comme des sources de nos égarements et de nos fautes, et joindre aux erreurs des sens, de l’imagination et de l’entendement pur celles que l’on peut attribuer aux passions et aux inclinations naturelles. Ainsi l’on peut rapporter toutes les erreurs des hommes et leurs causes à cinq chefs, et on les traitera selon cet ordre.

II. Premièrement, on parlera des erreurs des sens ; secondement, des erreurs de l’imagination ; en troisième lieu, des erreurs de l’entendement pur ; en quatrième lieu, des erreurs des inclinations ; en cinquième lieu, des erreurs des passions ; enfin, après avoir essayé de délivrer l’esprit des erreurs auxquelles il est sujet, on donnera une méthode générale pour se conduire dans la recherche de la vérité.

III. Nous allons commencer à expliquer les erreurs de nos sens, ou plutôt les erreurs où nous tombons en ne faisant pas l’usage que nous devrions faire de nos sens, et nous ne nous arrêterons pas tant aux erreurs particulières, qui sont presque infinies, qu’aux causes générales de ces erreurs et aux choses que l’on croit nécessaires pour la connaissance de la nature de l’esprit humain.


CHAPITRE V.
Des sens.
I. Deux manières d’expliquer comment nos sens sont corrompus par le péché. — II. Que ce ne sont pas nos sens, mais notre liberté qui est la véritable cause de nos erreurs. — III. Règle pour ne se point tromper dans l’usage de ses sens.


Quand on considère avec attention les sens et les passions de l’homme, on les trouve si bien proportionnés avec la fin pour laquelle ils nous sont donnés, qu’on ne peut entrer dans la pensée de ceux qui disent qu’ils sont entièrement corrompus par le péché originel. Mais, afin que l’on reconnaisse si c’est avec raison que l’on ne se rend pas à leur sentiment, il est nécessaire d’expliquer de quelle manière on peut concevoir l’ordre qui se trouvait dans les facultés et dans les passions de notre premier père pendant sa justice originelle, et les changements et les désordres qui y sont arrivés après son péché. Ces choses se peuvent concevoir en deux manières, dont voici la première.

I. Il semble que c’est une notion commune, qu’afin que les choses soient bien ordonnées, l’âme doit sentir de plus grands plaisirs à proportion de la grandeur des biens dont elle jouit. Le plaisir est un instinct de la nature, ou, pour parler plus clairement, c’est une impression de Dieu même qui nous incline vers quelque bien, laquelle doit être d’autant plus forte que ce bien est plus grand. Selon ce principe, il semble qu’on ne puisse douter que notre premier père, avant son péché et sortant des mains de Dien, ne trouvât plus de plaisir dans les biens les plus solides que dans les autres. Ainsi, puisque Dieu l’avait créé pour l’aimer, et que Dieu était son vrai bien, on peut dire que Dieu se faisait goûter à lui, qu’il le portait à son amour par un sentiment de plaisir, et qu’il lui donnait des satisfactions intérieures dans son devoir qui contre-balançaient les plus grands plaisirs des sens, lesquelles, depuis le péché, les hommes ne ressentent plus sans une grâce particulière.

Cependant, comme il avait un corps que Dieu voulait qu’il conservât et qu’il regardât comme une partie de lui-même, il lui faisait aussi sentir par les sens des plaisirs semblables à ceux que nous ressentons dans l’usage des choses qui sont propres pour la conservation de la vie.

On n’ose pas décider si le premier homme, avant sa chute, pouvait s’empêcher d’avoir des sensations agréables ou désagréables dans le moment que la partie principale de son cerveau était ébranlée par l’usage actuel des choses sensibles. Peut-être avait-il cet empire sur soi-même, à cause de sa soumission à Dieu, quoiqu’il paraisse plus vraisemblable de penser le contraire ; car, encore qu’Adam pût arrêter les émotions des esprits et du sang, et les ébranlements du cerveau que les objets excitaient en lui, à cause qu’étant dans l’ordre, il fallait que son corps fût soumis à son esprit, cependant il n’est pas vraisemblable qu’il eût pu s’empêcher d’avoir les sensations des objets dans le temps qu’il n’eût point arrêté les mouvements qu’ils produisaient dans la partie de son corps à laquelle son âme était immédiatement unie ; car l’union de l’âme et du corps consistant principalement dans un rapport mutuel des sentiments avec les mouvements des organes, il semble qu’elle eût été plutôt arbitraire que naturelle si Adam eût pu ne rien sentir lorsque la principale partie de son corps recevait quelque impression de ceux qui l’environnaient. Je ne prends toutefois aucun parti sur ces deux opinions.

Le premier homme ressentait donc du plaisir dans ce qui perfectionnait son corps comme il en sentait dans ce qui perfectionnait son âme ; et, parce qu’il était dans un état parfait, il éprouvait celui de l’âme beaucoup plus grand que celui du corps. Ainsi il lui était infiniment plus facile de conserver sa justice qu’à nous sans la grâce de Jésus-Christ, puisque sans elle nous ne trouvons plus du plaisir dans notre devoir. Il s’est toutefois laissé malheureusement séduire ; il a perdu cette justice par sa désobéissance[6]. Ainsi le principal changement qui lui est arrivé, et qui cause tout le désordre des sens et des passions, c’est que, par une juste punition, Dieu s’est retiré de lui et qu’il n’a plus voulu être son bien, ou plutôt qu’il ne lui a plus fait sentir ce plaisir qui lui marquait qu’il était son bien ; de sorte que les plaisirs sensibles qui ne portent qu’aux biens du corps étant demeurés seuls, et n’étant plus contre-balancés par ceux qui le portaient auparavant à son véritable bien, l’union étroite qu’il avait avec Dieu s’est étrangement affaiblie, et celle qu’il avait avec son corps s’est beaucoup augmentée. Le plaisir sensible, étant le maître, a corrompu son cœur en l’attachant a tous les objets sensibles, et la corruption de son cœur a obscurci son esprit en le détournant de la lumière qui l’éclaire et le portant à ne juger de toutes choses que selon le rapport qu’elles peuvent avoir avec le corps.

Mais, dans le fond, on ne peut pas dire que le changement soit fort grand du côté des sens ; car, de même que si deux poids étant en équilibre dans une balance, je venais à en ôter quelqu’un, l’autre la ferait trébucher de son côté sans aucun changement de la part du premier poids, puisqu’il demeure toujours le même, ainsi, depuis le péché, les plaisirs des sens ont abaissé l’âme vers les choses sensibles par le défaut de ces délectations intérieures qui contre-balançaient avant le péché l’inclination que nous avons pour les biens du corps, mais sans un changement aussi considérable de la part des sens qu’on se l’imagine ordinairement.

Voici la seconde manière d’expliquer les désordres du péché, laquelle est certainement plus raisonnable que celle que nous venons de dire. Elle en est beaucoup différente, parce que le principe en est différent, mais cependant ces deux manières s’accordent parfaitement pour ce qui regarde les sens.

Étant composés d’un esprit et d’un corps, nous avons deux sortes de biens à rechercher, ceux de l’esprit et ceux du corps. Nous avons aussi deux moyens de reconnaître qu’une chose nous est bonne ou mauvaise : nous pouvons le reconnaître par l’usage de l’esprit seul et par l’usage de l’esprit joint au corps ; nous pouvons reconnaître notre bien par une connaissance claire et évidente ; nous le pouvons aussi reconnaître par un sentiment confus. Je reconnais par la raison que la justice est aimable ; je sais aussi par le goût qu’un tel fruit est bon. La beauté de la justice ne se sent pas ; la bonté d’un fruit ne se connait pas. Les biens du corps ne méritent pas l’application d’un esprit que Dieu n’a fait que pour lui. Il faut donc que l’esprit reconnaisse de tels biens sans examen et par la preuve courte et incontestable du sentiment. Les pierres ne sont pas propres à la nourriture : la preuve en est convaincante, et le seul goût en a fait tomber d’accord tous les hommes.

Le plaisir et la douleur sont donc les caractères naturels et incontestables du bien et du mal, je l’avoue ; mais ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui, ne pouvant être par elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, ne peuvent aussi être reconnues pour telles par une connaissance claire et évidente ; ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui, étant au-dessous de l’esprit, ne peuvent ni le récompenser ni le punir. Enfin ce n’est que pour ces choses-là seulement, qui ne méritent pas que l’esprit s’occupe d’elles ; et desquelles Dieu ne voulant pas que l’on s’occupe, il ne nous porte à elles que par instinct, c’est-à-dire par des sentiments agréables ou désagréables.

Mais pour Dieu, qui seul est le vrai bien de l’esprit, qui seul est au-dessus de lui, qui seul peut le récompenser en mille façons différentes, qui seul est digne de son application, et qui ne craint point que ceux qui le connaissent ne le trouvent point aimable, il ne se contente pas d’être aimé d’un amour aveugle et d’un amour d’instinct, il veut être aimé d’un amour éclairé et d’un amour de choíx.

Si l’esprit ne voyait dans les corps que ce qui y est véritablement, sans y sentir ce qui n’y est pas, il ne pourrait les aimer ni s’en servir qu’avec beaucoup de peine. Ainsi il est comme nécessaire qu’ils paraissent agréables en causant des sentiments qu’ils n’ont pas. Mais il n’en est pas de même de Dieu : il suffit qu’on le voie tel qu’il est afin qu’on se porte à l’aimer, et il n’est point nécessaire qu’il se serve de cet instinct de plaisir comme d’une espèce d’artifice pour s’attirer de l’amour sans le mériter.

Les choses étant ainsi, on doit dire qu’Adam n’était point porté à l’amour de Dieu et aux choses de son devoir par un plaisir prévenant[7], parce que la connaissance qu’il avait de Dieu comme de son bien, et la joie qu’il ressentait sans cesse comme une suite nécessaire de la vue de son bonheur en s’unissant à Dieu, pouvait suffire pour l’attacher à son devoir et pour le faire agir avec plus de mérite que s’il eût été comme déterminé par un plaisir prévenant. Il était de cette sorte en une pleine liberté ; et c’est peut-être dans cet état que l’Écriture sainte nous le veut représenter par ces paroles : Dieu a fait l’homme dés le commencement, et, après lui avoir proposé ses commandements, il l’a laissé à lui-même[8], c’est-à-dire sans le déterminer par le goût de quelque plaisir prévenant, le tenant seulement attaché à lui par la vue claire de son bien et de son devoir. Mais l’expérience a fait voir, à la honte du libre arbitre et à la gloire de Dieu seul, la fragilité dont Adam était capable dans un état aussi réglé et aussi heureux que celui où il était avant son péché.

Mais on ne peut pas dire qu’Adam se portait à la recherche et à l’usage des choses sensibles par une connaissance exacte du rapport qu’elles pouvaient avoir avec son corps. Car enfin, s’il avait fallu qu’il eût examiné les configurations des parties de quelque fruit, celles de toutes les parties de son corps et le rapport qui résultait des unes avec les autres pour juger si dans la chaleur présente de son sang et dans mille autres dispositions de son corps ce fruit eût été bon pour sa nourriture, il est visible que des choses qui étaient indignes de l’application de son esprit en eussent entièrement rempli la capacité, et cela même assez inutilement, parce qu’il ne se fût pas conservé long-temps par cette seule voie.

Si l’on considère donc que l’esprit d’Adam n’était pas infini, l’on ne trouvera pas mauvais que nous disions qu’il ne connaissait pas toutes les propriétés des corps qui l’environnaient, puisqu’il est constant que ces propriétés sont infinies ; et si l’on accorde, ce qui ne peut se nier avec quelque attention, que son esprit n’était pas fait pour examiner les mouvements et les configurations de la matière, mais pour être continuellement appliqué à Dieu, l’on ne pourra pas trouver à redire si nous assurons que c’eùt été un désordre et un dérèglement, dans un temps où toutes choses devaient être parfaitement bien ordonnées, s’il eût été obligé de se détourner l’esprit de la vue des perfections de son vrai bien pour examiner la nature de quelque fruit afin de s’en nourrir.

Adam avait donc les mêmes sens que nous, par lesquels il était averti, sans être détourné de Dieu, de ce qu’il devait faire pour son corps. Il sentait, comme nous, des plaisirs, et même des douleurs ou des dégoùts prévenants et indélibérés. Mais ces plaisirs et ces douleurs ne pouvaient le rendre esclave ni malheureux comme nous, parce qu’étant maître absolu des mouvements qui s’excitaient dans son corps, il les arrêtait incontinent, après qu’ils l’avaient averti, s’il le souhaitait ainsi ; et, sans doute, il le souhaitait toujours a l’égard de la douleur. Heureux, et nous aussi, s’il eût fait la même chose à l’égard du plaisir, et s’il ne se fût point distrait volontairement de la présence de son Dieu, en laissant remplir la capacité de son esprit de la beauté et de la douceur espérée du fruit défendu, ou peut-être d’une joie présomptueuse excitée dans son âme à la vue de ses perfections naturelles, ou enfin d’une tendresse naturelle pour sa femme et d’une crainte déréglée de la contrister, car, apparemment, tout cela a contribué à sa désobéissance.

Mais après qu’il eut péché, ces plaisirs qui ne faisaient que l’avertir avec respect, et ces douleurs qui sans troubler sa félicite lui faisaient seulement connaître qu’il pouvait la perdre et devenir malheureux, n’eurent plus pour lui les mêmes égards ; ses sens et ses passions se révoltèrent contre lui, ils n’obéirent plus à ses ordres, et ils le rendirent, comme nous, esclave de toutes les choses sensibles.

Ainsi les sens et les passions ne firent point leur naissance du péché, mais seulement cette puissance qu’ils ont de tyranniser des pécheurs ; et cette puissance n’est pas tant un désordre du côté des sens que de celui de l’esprit et de la volonté des hommes, qui, n’étant plus si étroitement unis à Dieu, ne reçoivent plus de lui cette lumière et cette force par laquelle ils conservaient leur liberté et leur bonheur.

On doit conclure en passant de ces deux manières, selon lesquelles nous venons d’expliquer les désordres du péché, qu’il y a deux choses nécessaires pour nous rétablir dans l’ordre.

La première est qu’il faut ôter de ce poids qui nous fait pencher et qui nous entraîne vers les biens sensibles en retranchant continuellement de nos plaisirs et en mortifiant la sensibilité de nos sens par la pénitence, et par la circoncision du cœur.

La seconde est qu’il faut demander à Dieu le poids de sa grâce et cette délectation prévenante[9] que Jésus-Christ nous a particulièrement méritée, sans laquelle nous avons beau retrancher de ce premier poids, il pesera toujours ; et si peu qu’il pèse, il nous entraînera infailliblement dans le péché et dans le désordre.

Ces deux choses sont absolument nécessaires pour rentrer et pour persévérer dans notre devoir. La raison, comme l’on voit, s’accorde parfaitement avec l’Évangile, et l’un et l’autre nous apprennent que la privation, l’abnégation, la diminution du poids du péché sont des préparations nécessaires, afin que le poids de la grâce nous redresse et nous attache à Dieu.

Mais, quoique dans l’état où nous sommes il y ait obligation de combattre continuellement contre nos sens, on n’en doit pas conclure qu’ils soient absolument corrompus et mal réglés ; car si l’on considère qu’ils nous sont donnés pour la conservation de notre corps, on trouvera qu’ils s’acquittent admirablement bien de leur devoir, et qu’ils nous conduisent d’une manière si juste et si fidèle à leur fin, qu’il semble que c’est à tort qu’on les accuse de corruption et de dérèglement ; il s’avertissent si promptement l’âme par la douleur et par le plaisir, par les goûts agréables et désagréables, et par les autres sensations, de ce qu’elle doit faire ou ne faire pas pour la conservation de la vie, qu’on ne peut pas dire avec raison que cet ordre et cette exactitude soient une suite du péché.

II. Nos sens ne sont donc pas si corrompus qu’on s’imagine ; mais c’est le plus intérieur de notre âme, c’est notre liberté qui est corrompue. Ce ne sont pas nos sens qui nous trompent, mais c’est notre volonté qui nous trompe par ses jugements précipités. Quand on voit, par exemple, de la lumière, il est très-certain que l’on voit de la lumière ; quand on sent de la chaleur, on ne se trompe point de croire que l’on en sent, soit devant ou après le péché. Mais on se trompe quand on juge que la chaleur que l’on sent est hors de l’âme qui la sent, comme nous expliquerons dans la suite.

Les sens ne nous jetteraient donc point dans l’erreur si nous faisions bon usage de notre liberté, et si nous ne nous servions point de leur rapport pour juger des choses avec trop de précipitation. Mais parce qu’il est très-difficile de s’en empêcher, et que nous y sommes quasi contraints à cause de l’étroite union de notre âme avec notre corps, voici de quelle manière nous nous devons conduire dans leur usage pour ne point tomber dans l’erreur.

III. Nous devons observer exactement cette règle de ne juger jamais par les sens de ce que les choses sont en elles-mêmes, mais seulement du rapport quelles ont avec notre corps, parce qu’en effet ils ne nous sont point donnés pour connaître la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour la conservation de notre corps.

Mais afin qu’on se délivre tout à fait de la facilité et de l’inclination que l’on a à suivre ses sens dans la recherche de la vérité, on va faire dans les chapitres suivants une déduction des principales et des plus générales erreurs où ils nous jettent, et l’on reconnaîtra manifestement la vérité de ce que l’on vient d’avancer.


CHAPITRE VI.
I. Des erreurs de la vue à l’égard de l’étendue en soi. — II. Suite de ces erreurs sur des objets invisibles. — III. Des erreurs de nos yeux touchant l’étendue considérée par rapport.


La vue est le premier, le plus noble et le plus étendu de tous les sens ; de sorte que s’ils nous étaient donnés pour découvrir la vérité, elle y aurait seule plus de part que tous les autres ensemble. Ainsi il suffira de ruiner l’autorité que les yeux ont sur la raison pour nous détromper et pour nous porter à une défiance générale de tous nos sens.

Nous allons donc faire voir que nous ne devons point nous appuyer sur le témoignage de notre vue pour juger de la vérité des choses en elles-mêmes, mais seulement pour découvrir le rapport qu’elles ont à la conservation de notre corps ; que nos yeux nous trompent généralement dans tout ce qu’ils nous représentent, dans la grandeur des corps, dans leurs figures et dans leurs mouvements, dans la lumière et dans les couleurs, qui sont les seules choses que nous voyons ; que toutes ces choses ne sont point telles qu’elles nous paraissent ; que tout le monde s’y trompe, et que cela nous jette encore dans d’autres erreurs dont le nombre est infini. Nous commençons par l’étendue, et voici les preuves qui nous font croire que nos yeux ne nous la font jamais voir telle qu’elle est.

I. On voit assez souvent avec des lunettes des animaux beaucoup plus petits qu’un grain de sable qui est presque invisible[10] ; on en a vu même de mille fois plus petits. Ces atomes vivants marchent aussi bien que les autres animaux. Ils ont donc des jambes et des pieds, des os dans ces jambes pour les soutenir (ou plutôt sur ces jambes, car les os des insectes c’est leur peau) ; ils ont des muscles pour les remuer, des tendons et une infinité de fibres dans chaque muscle, et eníin du sang ou des esprits animaux extrêmement subtils et déliés pour remplir ou pour faire mouvoir successivement ces muscles. Ils n’est pas possible sans cela de concevoir qu’ils vivent, qu’ils se nourrissent et qu’ils transportent leur petit corps en différents lieux, selon les différentes impressions des objets ; ou plutôt il n’est pas possible que ceux-mêmes qui ont employé toute leur vie à l’anatomie et à la recherche de la nature se représentent le nombre, la diversité et la délicatesse de toutes les parties dont ces petits corps sont nécessairement composés pour vivre et pour exécuter toutes les choses que nous leur voyons faire.

L’imagination se perd et s’étonne à la vue d’une si étrange petitesse ; elle ne peut atteindre ni se prendre à des parties, qui n’ont point de prise pour elle ; et quoique la raison nous convainque de ce qu’on vient de dire, les sens et l’imagination s’y opposent, et nous obligent souvent d’en douter.

Notre vue est très limitée, mais elle ne doit pas limiter son objet. L’idée qu’elle nous donne de l’étendue a des bornes fort étroites ; mais il ne suit pas de là que l’étendue en ait. Elle est sans doute infinie en un sens ; et cette petite partie de matière, qui se cache à nos yeux, est capable de contenir un monde dans lequel il se trouverait autant de choses, quoique plus petites à proportion, que dans ce grand monde dans lequel nous vivons.

Les petits animaux dont nous venons de parler, ont peut-être d’autres petits animaux qui les dévorent, et qui leur sont imperceptibles à cause de leur petitesse effroyable, de même que ces autres nous sont imperceptibles. Ce qu’un ciron est a notre égard, ces animaux le sont a un ciron ; et peut-être qu’il y en a dans la nature de plus petits, et de plus petits à l’infini dans cette proportion si étrange d’un homme à un ciron.

Nous avons des démonstrations évidentes et mathématiques de la divisibilité de la matière à l’infini ; et cela suffit pour nous faire croire qu’il peut y avoir des animaux plus petits et plus petits à l’infini, quoique notre imagination s’effarouche de cette pensée. Dieu n’a fait la matière que pour en former des ouvrages admirables ; et puisque nous sommes certains qu’il n’y a point de parties dont la petitesse soit capable de borner sa puissance dans la formation de ces petits animaux, pourquoi la limiter et diminuer ainsi sans raison l’idée que nous avons d’un ouvrier infini, en mesurant sa puissance et son adresse par notre imagination qui est finie ?

L’expérience nous a déjà détrompés en partie, en nous faisant voir des animaux mille fois plus petits qu’un ciron, pourquoi voudrions-nous qu’ils fussent les derniers et les plus petits de tous ? Pour moi, je ne vois pas qu’il y ait raison de se l’imaginer. Il est au contraire bien plus vraisemblable de croire qu’il y en a de beaucoup plus petits que ceux que l’on a découverts ; car enfin les petits animaux ne manquent pas aux microscopes, comme les microscopes manquent aux petits animaux.

Lorsqu’on examine au milieu de l’hiver le germe de l’oignon d’une tulipe, avec une simple loupe ou verre convexe, ou même seulement avec les yeux, on découvre fort aisément dans ce germe les feuilles qui doivent devenir vertes, celles qui doivent composer la fleur ou la tulipe, cette petite partie triangulaire qui enferme la graine, et les six petites colonnes qui l’environnent dans le fond de la tulipe. Ainsi on ne peut douter que le germe d’un oignon de tulipe ne renferme une tulipe tout entière.

Il est raisonnable de croire la même chose du germe d’un grain de moutarde, de celui d’un pépin de pomme, et généralement de toutes sortes d’arbres et de plantes, quoique cela ne se puisse pas voir avec les yeux, ni même avec le microscope ; et l’on peut dire avec quelque assurance que tous les arbres sont en petit dans le germe de leur semence.

Il ne paraît pas même déraisonnable de penser qu’il y a des arbres infinis dans un seul germe, puisqu’il ne contient pas seulement l’arbre dont il est la semence, mais aussi un très-grand nombre d’autres semences, qui, peuvent toutes renfermer dans elles-mêmes de nouveaux arbres et de nouvelles semences d’arbres ; lesquelles conserveront peut-être encore, dans une petitesse incompréhensible, d’autres arbres et d’autres semences aussi fécondes que les premières, et ainsi à l’infini. De sorte que, selon cette pensée qui ne peut paraitre impertinente et bizarre qu’a ceux qui mesurent les merveilles de la puissance infinie de Dieu avec les idées de leurs sens et de leur imagination, on pourrait dire que dans un seul pépin de pomme il y aurait des pommiers, des pommes et des semences de pommiers pour des siècles infinis ou presque infinis, dans cette proportion d’un pommier parfait a un pommier dans sa semence ; que la nature ne fait que développer ces petits arbres, en donnant un accroissement sensible à celui qui est hors de sa semence, et des accroissements insensibles, mais très-réels et proportionnés à leur grandeur, à ceux qu’on conçoit être dans leurs semences ; car on ne peut pas douter qu’íl ne puisse y avoir des corps assez petits, pour s’insinuer entre les fibres de ces arbres que l’on conçoit dans leurs semences, et pour leur servir ainsi de nourriture.

Ce que nous venons de dire des plantes et de leurs germes, se peut aussi penser des animaux et du germe dont ils sont produits. On voit dans le germe de l’oignon d’une tulipe une tulipe entière. On voit aussi dans le germe d’un œuf frais, et qui n’a point été couvé, un poulet qui est peut-être entièrement formé[11]. On voit des grenouilles dans les œufs des grenouilles, et on verra encore d’autres animaux dans leur germe, lorsqu’on aura assez d’adresse et d’expérience pour les découvrir. Mais il ne faut pas que l’esprit s’arrête avec les yeux ; car la vue de l’esprit a bien plus d’étendue que la vue du corps. Nous devons donc penser outre cela que tous les corps des hommes et des animaux, qui naîtront jusqu’à la consommation des siècles, ont peut-être été produits des la création du monde ; je veux dire que les femelles des premiers animaux ont peut-être été créées avec tous ceux de même espèce qu’ils ont engendrés, et qui devaient d’engendrer dans la suite des temps.

Un pourrait encore pousser davantage cette pensée, et peut-être avec beaucoup de raison et de vérité ; mais on appréhende avec sujet de vouloir pénétrer trop avant dans les ouvrages de Dieu. On n’y voit qu’infinitós partout, et nou-seulement nos sens et notre imagination sont trop limites pour les comprendre, mais l’esprít même, tout pur et tout dégagé qu’il est de la matière, est trop grossier et trop faible pour pénétrer le plus peut des ouvrages de Dieu. Il se perd, il se dissipe, il s’éblouit, il s’effraie à la vue de ce qu’on appelle un atome selon le langage des sens. Mais toutefois l’esprit pur à cet avantage sur les sens et sur l’imagination, qu’il reconnaît sa faiblesse et la grandeur de Dieu, et qu’il aperçoit l’infini dans lequel il se perd ; au lieu que notre imagination et nos sens rabaissent les ouvrages de Dieu, et nous donnent une sotte confiance qui nous précipite aveuglément dans l’erreur. Car nos yeux ne nous font point avoir l’idée de toutes ces choses que nous découvrons avec les microscopes et par la raison. Nous n’apercevons point par notre vue de plus petit corps qu’un ciron ou une mite. La moitié d’un ciron n’est rien, si nous croyons le rapport qu’elle nous en fait. Une mite n’est qu’un point de mathématique à son égard ; on ne peut la diviser sans l’anéantir. Notre vue ne nous représente donc point l’étendue, selon ce qu’elle est en elle-même, mais seulement ce qu’elle est par rapport à notre corps ; et parce que la moitié d’une mite n’a pas un rapport considérable à notre corps, et que cela ne peut ni le conserver ni le détruire, notre vue nous le cache entièrement.

Mais si nous avions les yeux faits comme les microscopes, ou plutôt si nous étions aussi petits que les cirons et les mites, nous jugerions tout autrement de la grandeur des corps. Car sans doute ces petits animaux ont les yeux disposés pour voir ce qui les environne, et leur propre corps beaucoup plus grand ou composé d’un plus grand nombre de parties que nous ne le voyons, puisqu’autrement ils n’en pourraient pas recevoir les impressions nécessaires à la conservation de leur vie, et qu’ainsi les yeux qu’ils ont leur seraient entièrement inutiles.

Mais afin de se mieux persuader de tout ceci, nous devons considérer que nos propres yeux ne sont en effet que des lunettes naturelles ; que leurs humeurs font le même effet que les verres dans les lunettes ; et que selon la situation qu’ils gardent entre eux, et selon la figure du cristallin et de son éloignement de la rétine, nous voyons les objets différemment. De sorte qu’on ne peut pas assurer qu’il y ait deux hommes dans le monde qui les voient précisément de la même grandeur, ou composés de semblables parties, puisqu’on ne peut pas assurer que leurs yeux soient tout à fait semblables.

Ils voient les objets de la même grandeur en ce sens qu’ils les voient compris dans les mêmes bornes. Car ils en voient les extrémités par des lignes presque droites, et qui composent un angle visuel qui est sensiblement égal, lorsque les objets sont vus d’une égale distance. Mais il n’est pas certain que l’idée sensible qu’ils ont de la grandeur d’un même objet soit égale en eux, parœ que les moyens qu’ils ont de juger de la distance ne sont pas égaux. De plus, ceux dont les fibres du nerf optique sont plus petites et plus délicates peuvent remarquer dans un objet beaucoup plus de parties que ceux dont ce nerf est d’un tissu plus grossier.

Il n’y a rien de si facile que de démontrer géométriquement toutes ces choses ; et si elles n’étaient assez connues, on s’arrêterait davantage à les prouver[12]. Mais parce que plusieurs personnes ont déjà traité ces matières, on prie ceux qui s’en veulent instruire de les consulter.

Puisqu’il n’est pas certain qu’il y ait deux hommes dans le monde qui voient les objets de la même grandeur, et que quelquefois un même homme les voit plus grands de l’œil gauche que du droit, selon les observations que l’on en a faites, qui sont rapportées dans le Journal des Savants de Rome, du mois de janvier 1669, il est visible qu’il ne faut pas nous fier au rapport de nos yeux pour en juger. Il vaut mieux écouter la raison qui nous prouve que nous ne saurions déterminer quelle est la grandeur absolue des corps qui nous environnent, ni quelle idée nous devons avoir de l’étendue d’un pied en carré, ou de celle de notre propre corps, añn que cette idée nous le représente tel qu’il est. Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait point si petit s’il était seul, puisqu’il est composé d’un nombre infini de parties, de chacune desquelles Dieu peut former une terre qui ne serait qu’un point à l’égard des autres jointes ensemble. Ainsi l’esprit de l’homme n’est pas capable de se former une idée assez grande pour comprendre et pour embrasser la plus petite étendue qui soit au monde, puisqu’il est borné et que cette idée doit être infinie.

Il est vrai que l’esprit peut connaître à peu près les rapports qui se trouvent entre ces infinis dont le monde est composé ; que l’un, par exemple, est double de l’autre, et qu’une toise contient six pieds ; mais cependant il ne peut se former une idée qui représente ce que ces choses sont en elles-mêmes.

Je veux toutefois supposer que l’esprit soit capable d’idées qui égalent ou qui mesurent l’étendue des corps que nous voyons ; car il est assez difficile de bien persuader aux hommes le contraire. Examinons donc ce qu’on peut conclure de cette supposition. On en conclura sans doute que Dieu ne nous trompe pas ; qu’il ne nous a pas donné des yeux semblables aux lunettes qui grossissent ou qui diminuent les objets ; et qu’ainsi nous devons croire que nos yeux nous représentent les choses comme elles sont.

Il est vrai que Dieu ne nous trompe jamais ; mais nous nous trompons souvent nous-mêmes en jugeant des choses avec trop de précipitation. Car nous jugeons souvent que les objets dont nous avons des idées existent, et même qu’ils sont tout à fait semblables à ces idées, et il arrive souvent que ces objets ne sont point semblables à nos idées, et même qu’ils n’existent point.

De ce que nous avons l’idée d’une chose, il ne s’ensuit pas qu’elle existe, et encore moins qu’elle soit entièrement semblable à l’idée que nous en avons. De ce que Dieu nous fait avoir une telle idée sensible de grandeur, lorsqu’une toise est devant nos yeux, il ne s’ensuit pas que cette toise n’ait que l’étendue qui nous est représentée par cette idée. Car premièrement tous les hommes n’ont pas précisément la même idée sensible de cette toise, puisque tous n’ont pas les yeux disposés de la même façon. Secondement, une même personne n’a quelquefois pas la même idée sensible d’une toise, lorsqu’il voit cette toise avec l’œil droit, et ensuite avec le gauche, comme nous avons déjà dit. Enfin il arrive souvent que la même personne a des idées toutes différentes des mêmes objets en différents temps, selon qu’elle les croit plus ou moins éloignés, comme nous expliquerons ailleurs.

C’est donc un préjugé qui n’est appuyé sur aucune raison, que de croire qu’on voit les corps tels qu’ils sont en eux-mêmes. Car nos yeux ne nous étant donnés que pour la conservation de notre corps, ils s’acquittent fort bien de leur devoir, en nous faisant avoir des idées des objets, lesquelles soient proportionnées à celle que nous avons de sa grandeur, quoiqu’il y ait dans ces objets une infinité de parties qu’ils ne nous découvrent point.

Mais pour mieux comprendre ce que nous devons juger de l’étendue des corps sur le rapport de nos yeux ; imaginons-nous que Dieu ait fait en petit, et d’une portion de matière de la grosseur d’une balle, un ciel et une terre, et des hommes sur cette terre, avec les mêmes proportions qui sont observées dans ce grand monde. Ces petits hommes se verraient les uns les autres, et les parties de leurs corps, et mêmes les petits animaux qui seraient capables de les incommoder ; car autrement leurs yeux leur seraient inutiles pour leur conservation. Il est donc manifeste dans cette supposition, que ces petits hommes auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes de celles que nous en avons ; puisqu’ils regardemient leur petit monde qui ne serait qu’une balle à notre égard, comme des espaces infinis, à peu près de même que nous jugeons du monde dans lequel nous sommes.

Ou si nous le trouvons plus facile à concevoir, pensons que Dieu ait fait une terre infiniment plus vaste, que celle que nous habitons ; de sorte que cette nouvelle terre soit à la nôtre, comme la nôtre serait à celle dont nous venons de parler dans la supposition précédente. Pensons, outre cela, que Dieu ait gardé dans toutes les parties, qui composeraient ce nouveau monde, la même proportion que dans celles qui composent le nôtre. Il est clair que les hommes de ce dernier monde, seraient plus grands qu’il n’y a d’espace entre notre terre, et les étoiles les plus éloignées que nous voyons ; et cela étant, il est visible que s’ils avaient les mêmes idées de l’étendue des corps que nous en avons, ils ne pourraient pas distinguer quelques-unes des parties de leur propre corps, et qu’ils en verraient quelques autres d’une grosseur énorme. De sorte qu’il est ridicule de penser qu’ils vissent les choses de la même grandeur que nous les voyons.

Il est manifeste dans les deux suppositions que nous venons de faire, que les hommes du grand on du petit monde auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes des nôtres, supposé que leurs yeux leur fissent avoir des idées des objets qui seraient autour d’eux, proportionnées à la grandeur de leur propre corps. Or si ces hommes assuraient hardiment sur le témoignage de leurs yeux, que les corps seraient tels qu’ils les verraient, il est visible qu’ils se tromperaient ; personne n’en peut douter. Cependant il est certain que ces hommes auraient tout autant de raison que nous de défendre leur sentiment. Apprenons donc, par leur exemple, que nous sommes très-incertains de la véritable grandeur des corps que nous voyons, et que tout ce que nous en pouvons savoir par notre vue, n’est que le rapport qui est entre eux et le nôtre, rapport nullement exact ; en un mot, que nos yeux ne nous sont pas donnés pour juger de la vérité des choses, mais seulement pour nous faire connaître celles’qui peuvent nous incommoder ou nous être utiles en quelque chose.

II. Mais les hommes ne se fient pas seulement à leurs yeux pour juger des objets visibles : ils s’y tient même pour juger de ceux qui sont invisibles. Dès qu’ils ne voient point certaines choses, ils en concluent qu’elles ne sont point ; attribuant ainsi à la vue une pénétration en quelque façon infinie. C’est ce qui les empêche de reconnaître les véritables causes d’une infinité d’effets naturels ; car s’ils les rapportent à des facilités et à des qualités imaginaires, c’est souvent parce qu’ils ne voient pas les réelles, qui consistent dans les différentes configurations de ces corps.

Ils ne voient point, par exemple, les petites parties de l’air et de la flamme, encore moins celles de la lumière, ou d’une autre matière encore plus subtile ; et cela les porte a ne pas croire qu’elles existent, ou à juger qu’elles sont sans force et sans action. Ils ont recours à des qualités occultes ou à des facultés imaginaires, pour expliquer tous les effets dont ces parties imperceptibles sont la cause naturelle.

Ils aiment mieux recourir à l’horreur du vide, pour expliquer l’élévation de l’eau dans les pompes, qu’à la pesanteur de l’air ; à des qualités de la lune, pour le flux et reflux de la mer, qu’au pressement de l’air qui environne la terre ; à des facultés attractives dans le soleil pour l’élévation des vapeurs, qu’au simple mouvement d’impulsion causé par les parties de la matière subtile qu’il répand sans cesse.

Ils regardent comme impertinente la pensée de ceux qui n’ont recours qu’à du sang et à de la chair pour rendre raison de tous les mouvements des animaux, des habitudes même, et de la mémoire corporelle des hommes. Et cela vient en partie de ce qu’ils conçoivent le cerveau fort petit, et par conséquent sans une capacité suffisante pour conserver des vestiges d’un nombre presque infini des choses qui y sont. Ils aiment mieux admettre sans le concevoir, une âme dans les bêtes qui ne soit ni corps ni esprit ; des qualités et des espèces intentionnelles pour les habitudes et pour la mémoire des hommes ; ou de semblables choses, desquelles on ne trouve point de notion particulière dans son esprit.

On serait trop long si on s’arrêtait à faire le dénombrement des erreurs auxquelles ce préjugé nous porte ; il y en a très-peu dans la physique, auxquelles il n’ait donné quelque’occasion ; et si on veut faire une forte réflexion, on en sera peut-être étonné.

Mais, quoiqu’on ne veuille pas trop s’arrêter à ces choses, on a pourtant de la peine à se taire sur le mépris que les hommes font ordinairement des insectes, et des autres petits animaux qui naissent d’une matière qu’ils appellent corrompue. C’est un mépris injuste qui n’est fondé que sur l’ignorance de la chose qu’on méprise, et sur le préjugé dont je viens de parler. Il n’y a rien de méprisable dans la nature, et tous les ouvrages de Dieu sont dignes qu’on les respecte et qu’on les admire, principalement si l’on prend garde à la simplicité des voies par lesquelles Dieu les fait et les conserve. Les plus petits moucherons sont aussi parfaits que les animaux les plus énormes, les proportions de leurs membres sont aussi justes que celles des autres ; et il semble même que Dieu ait voulu leur donner plus d’ornements pour récompenser la petitesse de leur corps. Ils ont des couronnes, des aigrettes, et d’autres ajustements sur leur tête, qui effacent tout ce que le luxe des hommes peut inventer ; et je puis dire hardiment que tous ceux qui ne se sont jamais servis que de leurs yeux, n’ont jamais rien vu de si beau, de si juste, ni même de si magnifique dans les maisons des plus grands princes, que ce qu’on voit avec des lunettes sur la tête d’une simple mouche.

Il est vrai que ces choses sont fort petites ; mais il est encore plus surprenant qu’il se trouve tant de beautés ramassées dans un si petit espace ; et quoiqu’elles soient fort communes, elles n’en sont pas moins estimables, et ces animaux n’en sont pas moins parfaits en eux mêmes ; au contraire Dieu en paraît plus admirable, qui a fait avec tant de profusion et de magnificence un nombre presque infini de miracles en les produisant.

Cependant notre vue nous cache toutes ces beautés, elle nous fait mépriser tous ces ouvrages de Dieu, si dignes de notre admiration ; et à cause que ces animaux sont petits par rapport à notre corps, elle nous les fait considérer comme petits absolument, et ensuite comme méprisables à cause de leur petitesse, comme si les corps pouvaient être petits en eux mêmes.

Tâchons donc de ne point suivre les impressions de nos sens dans le jugement que nous portons de la grandeur des corps ; et quand nous dirons, par exemple, qu’un oiseau est petit, ne l’entendons pas absolument, car rien n’est grand ni petit en soi. Un oiseau même est grand par rapport à une mouche ; et s’il est petit par rapport à notre corps, il ne s’ensuit pas qu’il le soit absolument, puisque notre corps n’est pas une règle absolue sur laquelle nous devions mesurer les autres. Il est lui-même très-petit par rapport à la terre ; et la terre par rapport au cercle que le soleil ou la terre même décrit à l’entour l’un de l’autre ; et ce cercle par rapport à l’espace contenu entre nous et les étoiles fixes ; et ainsi en continuant, car nous pouvons toujours imaginer des espaces plus grands et plus grands à l’infini.

III. Mais il ne faut pas nous imaginer que nos sens nous apprennent au juste le rapport que les autres corps ont avec le nôtre : car l’exactitude et la justesse ne sont point essentielles aux connaissances sensibles qui ne doivent servir qu’à la conservation de la vie. Il est vrai que nous connaissons assez exactement le rapport que les corps qui sont proches de nous ont avec le nôtre : mais à proportion que ces corps s’éloignent nous les connaissons moins parce qu’alors ils ont moins de rapport avec notre corps. L’idée ou le sentiment de grandeur que nous avons à la vue de quelque corps, diminue à proportion que ce corps est moins en état de nous nuire : et cette idée ou sentiment s’étend à mesure que ce corps s’approche de nous, ou plutôt à mesure que le rapport qu’il a avec notre corps s’augmente. Enfin si ce rapport cesse tout in fait, je veux dire, si quelque corps est si petit ou si éloigné de nous qu’il ne puisse nous nuire, nous n’en avons plus aucun sentiment. De sorte que par la vue nous pouvons quelquefois juger à peu près du rapport que les corps ont avec le nôtre, et de celui qu’ils ont entre eux ; mais nous ne devons jamais croire qu’ils soient de la grandeur qu’ils nous paraissent.

Nos yeux, par exemple, nous représentent le soleil et la lune de la largeur d’un ou de deux pieds ; mais il ne faut pas nous imaginer, comme Épicure et Lucrèce, qu’ils n’aient véritablement que cette largeur. La même lune nous paraît à la vue beaucoup plus grande que les plus grandes étoiles, et néanmoins on ne doute pas qu’elle ne soit sans comparaison plus petite. De même nous voyons tous les jours sur la terre deux ou plusieurs choses, desquelles nous ne saurions découvrir au juste la grandeur ou le rapport, parce qu’il est nécessaire pour en juger d’en connaître la juste distance, ce qu’il est très-difficile de savoir.

Nous avons même de la peine à juger avec quelque certitude du rapport qui se trouve entre deux corps qui sont tout proche de nous ; il les faut prendre entre nos mains et les tenir l’un contre l’autre pour les comparer, et avec tout cela nous hésitons souvent sans en pouvoir rien assurer. Cela se reconnaît visiblement lorsqu’on veut examiner la grandeur de quelques pièces de monnaie presque égales ; car alors on est obligé de les mettre les unes sur les autres pour voir d’une manière plus sûre que par la vue si elles conviennent en grandeur. Nos yeux ne nous trompent donc pas seulement dans la grandeur des corps en eux-mêmes, mais aussi dans les rapports que les corps ont entre eux.


CHAPITRE VII.
I. Des erreurs de nos yeux touchant les figures. — II. Nous n’avons aucune connaissance des plus petites. — III. Que la connaissance, que nous avons des plus grandes, n’est pas exacte. — IV. Explication de certains jugements naturels, qui nous empêchent de nous tromper. — V. Que ces mêmes jugements nous trompent dans des rencontres particulières.


I. Notre vue nous porte moins à l’erreur quand elle nous représente les figures que quand elle nous représente toute autre chose ; parce que la figure en soi n’est rien d’absolu, et que sa nature consiste dans le rapport qui est entre les parties qui terminent quelque espace et un point que l’on conçoit dans cet espace, et que l’on peut appeler, comme dans le cercle, centre de la figure. Cependant nous nous trompons en mille manières dans les figures, et nous n’en connaissons jamais aucune par les sens dans la dernière exactitude.

II. Nous venons de prouver que notre vue ne nous fait pas voir toute sorte d’étendue, mais seulement celle qui a un rapport assez considérable avec notre corps, et que pour cette raison nous ne voyons pas toutes les parties des plus petits animaux ni celles qui composent tous les corps tant durs que liquides. Ainsi ne pouvant apercevoir ces parties à cause de leur petitesse, il s’ensuit que nous n’en pouvons apercevoir les figures, puisque la figure des corps n’est que le terme qui les borne. Voilà donc déjà un nombre presque infini de figures, et même le plus grand, que nos yeux ne nous découvrent point ; et ils portent même l’esprit qui se fie trop à leur capacité, et qui n’examine pas assez les choses, à croire que ces figures ne sont point.

III. Pour les corps proportionnés à notre vue, qui sont en très-petit nombre en comparaison des autres, nous découvrons à peu pres leur figure, mais nous ne la connaissons jamais exactement par les sens. Nous ne pouvons pas même nous assurer par la vue si un rond et un carré, qui sont les deux figures les plus simples, ne sont point une ellipse et un parallélogramme, quoique ces figures soient entre nos mains et tout proche de nos yeux.

Je dis plus, nous ne pouvons distinguer exactement si une ligne est droite. ou non, principalement si elle est un peu longue ; il nous faut pour cela une règle. Mais quoi ? nous ne savons pas si la règle même est telle que nous la supposons devoir être, et nous ne pouvons nous en assurer entièrement. Cependant sans la connaissance de la ligne on ne peut jamais connaître aucune figure, comme tout le monde sait assez.

Voilà ce que l’on peut dire en général des figures qui sont tout proche de nos yeux et entre nos mains ; mais si on les suppose éloignées de nous, combien trouverons-nous de changement dans la projection quelles feront sur le fond de nos yeux ? Je ne veux pas m'arrêter ici a les décrire, on les apprendra aisément dans quelque livre d’optique ou dans l’examen des figures qui se trouvent dans les tableaux. Car, puisque les peintres sont obligés de les changer presque toutes afin qu’elles paraissent dans leur naturel, et de peindre par exemple des cercles comme des ovales, c’est une marque infaillible des erreurs de notre vue dans les objets qui ne sont pas peints. Mais ces erreurs sont corrigées par de nouvelles sensations qu’on pourrait peut-être regarder comme une espèce de jugements naturels et qu’on pourrait appeler jugements des sens.

IV. Quand nous regardons un cube par exemple, il est certain que tous les côtés que nous en voyons ne font presque jamais de projection ou d’image d’égale grandeur dans le fond de nos yeux, puisque l’image de chacun de ces côtés qui se peint sur la rétine ou nerf optique est fort semblable à un cube peint en perspective, et par conséquent la sensation que nous en avons nous devrait représenter les faces du cube comme inégales, puisqu’elles sont inégales dans un cube en perspective. Cependant nous les voyons toutes égales, et nous ne nous trompons point.

Or, l’on pourrait dire que cela arrive par une espèce de jugement que nous faisons naturellement, savoir : que les faces du cube les plus éloignées et qui sont vues obliquement ne doivent pas former sur le fond de nos yeux des images aussi grandes que les faces qui sont plus proches. Mais, comme les sens ne font que sentir et ne jugent jamais à proprement parler, il est certain que ce jugement n’est qu’une sensation composée, laquelle par conséquent peut quelquefois être fausse.

Cependant ce qui n’est en nous que sensation, pouvant être considéré par rapport à l’auteur de la nature qui l’excite en nous comme une espèce de jugement, je parle quelquefois des sensations comme de jugements naturels, parce que cette manière de parler sert à rendre raison des choses ; comme on le peut voir ici, dans le neuvième chapitre, vers la fin, et dans plusieurs autres endroits.

V. Quoique ces jugements dont je parle nous servent à corriger nos sens en mille façons différentes, et que sans eux nous nous tromperions presque toujours, cependant ils ne laissent pas de nous être des occasions d’erreur. S’il arrive par exemple que nous voyions le haut d’un clocher derrière une grande muraille ou derrière une montagne, il nous paraîtra assez proche et assez petit. Que si après nous le voyons dans la même distance, mais avec plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui, il nous paraitra sans doute plus éloigné et plus grand ; quoique dans l’une et dans l’autre manière la projection des rayons du clocher, ou l’image du clocher qui se peint au fond de notre œil, soit toute la même. Or, l’on peut dire que nous le voyons plus grand à cause d’un jugement que nous faisons naturellement, savoir : que, puisqu’il y a tant de terres entre nous et le clocher, il faut qu’il soit plus éloigné, et par conséquent plus grand.

Que si au contraire nous ne voyons point de terres entre nos yeux et le clocher, quoique nous sachions même d’autre part qu’il y en a beaucoup et qu’il est fort éloigné, ce qui est assez remarquable, il nous paraîtra toutefois fort proche et fort petit, comme je viens de dire. Et l’on peut encore penser que cela se fait par une espèce de jugement naturel à notre âme, laquelle voit de la sorte ce clocher, parce qu’elle le juge à cinq ou six cents pas. Car d’ordinaire notre imagination ne se représente pas plus d’étendue entre les objets si elle n’est aidée par la vue sensible d’autres objets qu’elle voie entre deux, et au delà desquels elle puisse encore imaginer[13].

C’est pour cela que quand la lune se lève ou qu’elle se couche, nous la voyons beaucoup plus grande que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon ; car étant fort haute, nous ne voyons point entre elle et nous d’objets dont nous sachions la grandeur pour juger de celle de la lune par leur comparaison. Mais quand elle vient de se lever ou qu’elle est prête à se coucher, nous voyons entre elle et nous plusieurs campagnes dont nous connaissons à peu près la grandeur ; et ainsi nous la jugeons plus éloignée, et à cause de cela nous la voyons plus grande.

Et il faut remarquer que lorsqu’elle est élevée au-dessus de nos têtes, quoique nous sachions très-certainement par la raison qu’elle est dans une très-grande distance, nous ne laissons pourtant pas de la voir fort proche et fort petite ; parce qu’en effet ces jugements naturels de la vue ne sont appuyés que sur des perceptions de la même vue, et que la raison ne peut les corriger. De sorte qu’ils nous portent souvent à l’erreur en nous faisant former des jugements libres qui s’accordent parfaitement avec eux. Car quand on juge comme l’on sent on se trompe toujours ; quoiqu’on ne se trompe jamais quand on juge comme l’on conçoit, parce que le corps n’instruit que pour le corps, et qu’il n’y a que Dieu qui enseigne toujours la vérité, comme je ferai voir ailleurs.

Ces faux jugements ne nous trompent pas seulement dans l’ëéloignement et dans la grandeur des corps, ce qui n’est pas de ce chapitre, mais aussi en nous faisant voir leur figure autre qu’elle n’est. Nous voyons, par exemple, le soleil et la lune et les autres corps sphériques fort éloignés comme s’ils étaient plats et comme des cercles ; parce que dans cette grande distance nous ne pouvons pas distinguer si la partie qui nous est opposée est plus proche de nous que les autres, et à cause de cela nous la jugeons dans une égale distance. C’est aussi pour la même raison que nous jugeons que toutes les étoiles et le bleu qui paraît au ciel sont à peu près dans le même éloignement que leurs voisines et comme dans une voûte parfaitement convexe et elliptique, parce que notre esprit suppose toujours l’égalité où il ne voit point d’inégalité ; cependant il ne la devrait positivement reconnaître qu’où il la voit avec évidence.

On ne s’arrète pas ici à expliquer plus au long les erreurs de notre vue à l’égard des figures des corps, parce qu’on s’en peut instruire dans quelque livre d’optique. Cette science en effet n’apprend que la manière de tromper les yeux ; et toute son adresse ne consiste qu’à trouver des moyens pour nous faire faire les jugements naturels dont je viens de parler dans le temps que nous ne les devons pas faire. Et cela se peut exécuter en tant de différentes manières que de toutes les figures qui sont au monde, il n’y en a pas une seule qu’on ne puisse peindre en mille façons ; de sorte que la vue s’y trompera infailliblement. Mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ces choses à fond. Ce que l’on a dit suffit pour faire voir qu’il ne faut pas tant se fier à ses yeux, lors même qu’ils nous représentent la figure des corps ; quoiqu’en matière de figures ils soient beaucoup plus fidèles qu’en toute autre rencontre.


CHAPITRE VIII.
I. Que nos yeux ne nous apprennent point la grandeur ou la vitesse du mouvement considéré en soi. — II. Que la durée qui est nécessaire pour connaître le mouvement ne nous est pas connue. — III. Exemple des erreurs de nos yeux touchant le mouvement et le repos.


Nous avons découvert les principales et plus générales erreurs de notre vue à l’égard de l’étendue et des figures ; il faut maintenant corriger celles où cette même vue nous engage touchant le mouvement de la matière. Et cela ne sera guère difficile après ce que nous avons dit de l’étendue ; car il y a tant de rapport entre ces deux choses que si nous nous trompons dans la grandeur des corps, il est absolument nécessaire que nous nous trompions aussi dans leur mouvement.

Mais afin de ne rien dire que de net et de distinct, il faut d’abord ôter l’équivoque du mot de mouvement ; car ce terme signifie ordinairement deux choses : la première est une certaine force qu’on imagine dans le corps mu qui est la cause de son mouvement ; la seconde est le transport continuel d’un corps qui s’éloigne ou qui s’approche d’un autre que l’on considère comme en repos.

Quand on dit par exemple qu’une boule a communiqué de son mouvement à une autre, le mot de mouvement se prend dans la première signification ; mais si on dit simplement qu’on voit une boule dans un grand mouvement, il se prend dans la seconde. En un mot, ce terme mouvement signifie la cause et l’effet tout ensemble, qui sont cependant deux choses toutes différentes.

On est, ce me semble, dans des erreurs très-grossières et même très-dangereuses touchant la force qui donne le mouvement et qui transporte les corps. Ces beaux termes de nature et de qualités impresses ne semblent être propres qu’a mettre à couvert l’ignorance des faux savants et l’impiété des libertins, comme il serait facile de le prouver. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler de cette force qui meut les corps ; elle n’est rien de visible, et je ne parle ici que des erreurs de nos yeux. Je remets à le faire quand il sera temps[14].

Le mouvement pris dans le second sens, et pour ce transport d’un corps qui s’éloigne d’un autre, est quelque chose de visible et le sujet de ce chapitre.

I. J’ai, ce me semble, démontré dans le sixième chapitre que notre vue ne nous faisait pas connaître la grandeur des corps en eux-mêmes, mais seulement le rapport qu’ils ont les uns avec les autres, et principalement avec le nôtre. D’où je conclus que nous ne pouvons aussi connaître la grandeur véritable ou absolue de leurs mouvements, c’est-à-dire de leur vitesse et de leur lenteur, mais seulement le rapport que ces mouvements ont les uns avec les autres, et principalement avec celui qui arrive ordinairement à notre corps ; ce que je prouve ainsi :

Il est constant que nous ne saurions juger de la grandeur du mouvement d’un corps que par la longeur de l’espace que ce même corps a parcouru. Ainsi puisque nos yeux ne nous font pas voir la véritable longueur de l’espace parcouru, il s’ensuit qu’ils ne peuvent pas nous faire connaître la véritable grandeur du mouvement.

Cette preuve n’est qu’une suite de ce que j’ai dit de l’étendue, et elle n’a sa force que parce qu’elle est une suite nécessaire de ce que j’en ai démontré. En voici une qui ne suppose rien. Je dis donc que quand même nous pourrions connaître clairement la véritable grandeur de l’espace parcouru, il ne s’ensuivrait pas que nous pussions de même connaître celle du mouvement.

II. La grandeur ou la vitesse du mouvement renferme deux choses : la première est le transport d’un corps d’un lieu à un autre, comme de Paris à Saint-Germain ; la seconde est le temps qu’il a fallu pour faire ce transport. Or, il ne suffit pas de savoir exactement combien il y a d’espace entre Paris et Saint-Germain pour savoir si un homme y est allé d’un mouvement vite ou d’un mouvement lent ; il faut outre cela savoir combien il a employé de temps pour en faire le chemin. J’accorde donc que l’ou sache au vrai la longueur de ce chemin ; mais je nie absolument qu’on puisse connaître exactement par la vue, ni même de quel qu’autre manière que ce soit, le temps qu’on a mis à le faire et la véritable grandeur de la durée.

Cela paraît assez de ce qu’en certains temps une seule heure nous paraît aussi longue que quatre ; et au contraire en d’autres temps quatre heures s’écoulent insensiblement. Quand, par exemple, on est comblé de joie, les heures ne durent qu’on moment, parce qu’alors le temps passe sans qu’on y pense. Mais quand on est abattu de tristesse ou que l’on souffre quelque douleur, les jours durent beaucoup plus long-temps. La raison de ceci est qu’alors l’esprit s’ennuie de sa durée, parce qu’elle lui est pénible. Comme il s’y applique davantage, il la reconnaît mieux ; et ainsi il la trouve plus longue que durant la joie ou quelque occupation agréable qui le fait sortir comme hors de lui pour l’attacher à l’objet de sa joie ou de son occupation. Car de même qu’une personne trouve un tableau d’autant plus grand qu’elle s’arrête à considérer avec plus d’attention les moindres choses qui y sont représentées ; ou de même qu’on trouve la tête d’une mouche fort grande quand on en distingue toutes les parties avec un microscope, ainsi l’esprit trouve sa durée d’autant plus grande qu’il la considère avec plus d’attention et qu’il en sent toutes les parties.

De sorte que je ne doute point que Dieu ne puisse appliquer de telle sorte notre esprit aux parties de la durée, en nous faisant avoir un très-grand nombre de sensations dans très-peu de temps, qu’une seule heure nous paraisse plusieurs siècles. Car enfin il n’y a point d’instant dans la durée, comme il n’y a point d’atomes dans les corps ; et de même que la plus petite partie de la matière se peut diviser à l’infini, on peut aussi donner des parties de durée plus petites et plus petites à l’infini, comme il est facile de le démontrer. Si donc l’esprit était attentif à ces petites parties de sa durée par des sensations qui laissassent quelques traces dans le cerveau, desquelles il se pût ressouvenir, il la trouverait sans doute beaucoup plus longue qu’elle ne lui parait.

Mais enfin l’usage des montres prouve assez qu’on ne connaît point exactement la durée, et cela me suffit. Car puisque l’on ne peut connaître la grandeur du mouvement en lui-même qu’on ne connaisse auparavant celle de la durée ; comme nous l’avons montré, il s’ensuit que si l’on ne peut exactement connaître la grandeur absolue de la durée, on ne peut aussi connaître exactement la grandeur absolue du mouvement.

Mais parce que l’on peut connaître quelques rapports des durées ou des temps les uns avec les autres, on peut aussi connaître quelques rapports des mouvements les uns avec les autres. Car de même qu’on peut savoir que l’année du soleil est plus longue que celle de la lune, on peut aussi savoir qu’un boulet de canon a plus de mouvement qu’une tortue. De sorte que si nos yeux ne nous font point voir la grandeur absolue du mouvement, ils ne laissent pas de nous aider à en connaître à peu près la grandeur relative ; c’està-dire le rapport qu’un mouvement a avec un autre ; et c’est cela seul qu’il est nécessaire de savoir pour la conservation de notre corps.

III. Il y a bien des rencontres dans lesquelles on reconnaît clairement que notre vue nous trompe touchant le mouvement des corps. Il arrive même assez souvent que les choses qui nous paraissent se mouvoir ne sont point mues, et qu’au contraire celles qui nous paraissent comme en repos ne laissent pas d’être en mouvement. Lors, par exemple, qu’on est assis sur le bord d’un vaisseau qui va fort vite et d’un mouvement fort égal, on voit que les terres et les villes s’éloignent ; elles paraissent en mouvement, et le vaisseau parait en repos.

De même, si un homme était placé sur la planète de Mars, il jugerait à la vue que le soleil, la terre et les autres planètes avec toutes les étoiles fixes feraient leur circonvolution environ en 24 ou 25 heures, qui est le temps que Mars emploie à faire son tour sur son axe. Cependant la terre, le soleil et les étoiles ne tournent point autour de cette planète ; de sorte que cet homme verrait des choses en mouvement qui sont en repos, et se croirait en repos quoiqu’il fût en mouvement.

Je ne m’arrête point à expliquer d’où vient que celui qui serait sur le bord d’un vaisseau corrigerait facilement l’erreur de ses yeux. et que celui qui serait sur la planète de Mars demeurerait obstinément attaché à son erreur. Il est trop facile d’en connaître la raison ; et on la trouvera encore avec plus de facilité si l’on fait réflexion sur ce qui arriverait à un homme dormant dans un vaisseau qui se réveillerait en sursaut et ne verrait à son réveil que le haut du mât de quelque autre vaisseau qui s’approcherait de lui. Car supposé qu’íl ne vît point de voiles enflées de vent, ni de matelots en besogne, et qu’il ne sentit point l’agitation et les secousses de son vaisseau ni autre chose semblable : il demeurerait absolument dans le doute, sans savoir lequel des deux vaisseaux serait en mouvement ; ni ses yeux, ni même sa propre raison ne lui en pourraient rien découvrir.


CHAPITRE IX.
Continuation du même sujet. — I. Preuve générale des erreurs de notre vue touchant le mouvement. — II. Qu’il est nécessaire de connaître la distance des objets pour juger de la grandeur de leur mouvement. — III. Examen des moyens pour reconnaître les distances.


I. Voici une preuve générale de toutes les erreurs dans lesquelles notre vue nous fait tomber touchant le mouvement.

A soit l’œil du spectateur ; C l’objet que je suppose assez éloigné d’A. Je dis que quoique l’objet demeure immobile en C, on peut le croire s’éloigner jusqu’à D ou s’approcher jusqu’à B. Que quoique l’objet s’éloigne vers D, on peut le croire immobile en C et même s’approcher vers B ; et au contraire, quoiqu’il s’approche vers B, on peut le croire immobile en C et même s’éloigner vers D. Que quoique l’objet se soit avancé depuis C jusqu’en E ou en H, ou jusqu’en G, ou en K, on peut croire qu'il ne s’est mu que depuis C jusqu’à F ou I ; et au contraire, que bien que l’objet se soit mu depuis C jusqu’à F ou I, on peut croire qu’il s’est mu jusqu’à E, ou H, ou bien jusqu’à G ou K. Que si l’objet se ment par une ligne également distante du spectateur, c’est-à-dire par une circonférence dont le spectateur soit le centre : encore que cet objet se meuve de C en P, on peut croire qu’il ne se meut que de B en O ; et au contraire, bien qu’il ne se meuve que de B en O, on le peut croire se mouvoir de C en P.

Si par delà l’objet C il se trouve un autre objet M, que l’on croie immobile, et qui cependant se meuve vers N ; quoique l’objet C demeure immobile, ou se meuve beaucoup plus lentement vers F, que M. vers N, il paraîtra se mouvoir vers Y, et au contraire, si, etc.

II. Il est évident que la preuve de toutes ces propositions, hormis de la dernière, où il n’y a point de difficultés, ne dépend que d’une chose, qui est, que nous ne pouvons d’ordinaire juger avec assurance de la distance des objets. Car s’il est vrai que nous n’en saurions juger avec certitude, il s’ensuit que nous ne pouvons savoir si C s’est avancé vers D, ou s’il s’est approché vers B, et ainsi des autres propositions.

Or pour voir si les jugements que nous formons de la distance des objets sont assurés, il n’y a qu’à examiner les moyens dont nous nous servons pour en juger ; et si ces moyens sont incertains, il ne se peut pas faire que les jugements soient infaillibles. Il y en a plusieurs et il les faut expliquer.

III. Le premier, le plus universel, et quelquefois le plus sûr moyen que nous ayons pour juger de la distance des objets, est l’angle que font les rayons de nos yeux duquel l’objet en est le sommet, c’est-à-dire, duquel l’objet est le point où ces rayons se rencontrent. Lorsque cet angle est fort grand, nous voyons l’objet fort proche, et au contraire quand il est fort petit, nous le voyons fort éloigné. Et le changement qui arrive dans la situation de nos yeux selon les changements de cet angle, est le moyen dont notre âme se sert pour juger de l’éloignement ou de la proximité des objets. Car de même qu’un aveugle qui aurait dans ses mains deux bâtons droits desquels il ne saurait pas la longueur, pourrait, par une espèce de géométrie naturelle, juger à peu près de la distance de quelque corps en le touchant du bout de ces deux bâtons, à cause de la disposition et de l’éloignement ou ses mains se trouveraient ; ainsi on peut dire que l’âme juge de la distance d’un objet par la disposition de ses yeux qui n’est pas la même quand l’angle par lequel elle le voit est grand que quand il est petit, c’est-à-dire quand l’objet est proche que quand il est éloigné[15].

On se persuadera facilement de ce que je dis, si l’on prend la peine de faire cette expérience qui est fort facile. Que l’on suspende au bout d’un filet une bague dont l’ouverture ne nous regarde pas, ou bien qu’on enfonce un bâton dans la terre, et qu’on en prenne un autre à la main qui soit courbe par le bout ; que l’on se retire à trois ou quatre pas de la bague ou du bâton ; que l’on ferme un œil d’une main et que de l’autre on tâche d’enfiler la bague, ou de toucher de travers et à la hauteur environ de ses yeux le bâton avec celui que l’on tient à sa main ; et on sera surpris de ne pouvoir peut-être faire en cent fois ce que l’on croyait très-facile. Si l’on quitte même le bâton et qu’on veuille encore enfiler de travers la bague avec quelqu’un de ses doigts, on y trouvera quelque difficulté, quoique l’on en soit tout proche.

Mais il faut bien remarquer que j’ai dit qu’on tâchât d’enfiler la bague ou de toucher le bâton de travers, et non point par une ligne droite de notre œil à la bague ; car alors il n’y aurait aucune difficulté, et même il serait encore plus facile d’en venir à bout avec un œil fermé que les deux yeux ouverts, parce que cela nous réglerait.

Or l’on peut dire que la difficulté qu’on trouve à enfiler une bague de travers n’ayant qu’un œil ouvert, vient de ce que l’autre étant fermé, l’angle dont je viens de parler n’est point connu. Car il ne suffit pas pour connaître la grandeur d’un angle, de savoir celle de la base et celle d’un angle que fait un de ses côtés sur cette base ; ce qui est connu par l’expérience précédente. Mais il est encore nécessaire de connaître l’autre angle que fait l’autre côté sur la base, ou la longueur d’un des côtés, ce qui ne se peut exactement savoir qu’en ouvrant l’autre œil. Ainsi l’âme ne se peut servir de sa géométrie naturelle pour juger de la distance de la bague.

La disposition des yeux qui accompagne l’angle formé des rayons visuels qui se coupent et se rencontrent dans l’objet, est donc un des meilleurs et des plus universels moyens dont l’âme se serve pour juger de la distance des choses. Si donc cet angle ne change point sensiblement, quand l’objet est un peu éloigné, soit qu’il s’approche ou qu’il se recule de nous, il s’ensuivra que ce moyen sera faux, et que l’âme ne s’en pourra servir pour juger de la distance de cet objet.

Or il est très-facile de reconnaître que cet angle change notablement, quand un objet qui est à un pied de notre vue est transporte à quatre : mais s’il est seulement transporté de quatre à huit, le changement est beaucoup moins sensible ; si de huit a douze encore moins ; si de mille à cent mille, presque plus ; enfin ce changement ne sera plus sensible, quand même on le porterait jusque dans les espaces imaginaires. De sorte que s’il y a un espace assez considérable entre A et C, l’âme ne pourra point par ce moyen connaître si l’objet est proche de B ou de D.

C’est pour cette raison que nous voyons le soleil et la lune comme s’ils étaient enveloppes dans les nues, quoiqu’ils en soient étrangement éloignés ; que nous croyons naturellement que tous les astres sont dans une égale distance, et que les comètes sont stables et presque sans aucun mouvement sur la fin de leur cours. Nous nous imaginons même que les comètes se dissipent entièrement au bout de quelques mois, à cause qu’elles s’éloignent de nous par une ligne presque droite ou directe à nos yeux, et quelles vont ainsi se perdre dans ces grands espaces, d’où elles ne retournent qu’après plusieurs années, ou même après plusieurs siècles ; car il y a bien de l’apparence qu’elles ne se dissipent pas dès qu’on cesse de les voir.

Pour expliquer le second moyen dont l’âme se sert pour juger de la distance des objets, il faut savoir qu’il est absolument nécessaire que la figure de l’œil soit différente, selon la différente distance des objets que nous voyons ; car lorsqu’un homme voit un objet proche de soi, il est nécessaire que ses yeux soient plus longs que si l’objet était plus éloigné : parce qu’afin que les rayons de cet objet se rassemblent sur le nerf optique, ce qui est nécessaire afin qu’on le voie distinctement, principalement parce que l’objet est peu éclairé, il faut que la distance d’entre ce nerf et le cristallin soit plus grande.

ll est vrai que si le cristallin devenait plus convexe quand l’objet est proche, cela ferait le même effel que si l’œil s’allongeait ; mais il n’est pas croyable que le cristallin puisse facilement changer de convexité ; et l’on a, d’un autre côté, une preuve assez vraisemblable que l’œil s’allonge ; car l’anatomie apprend qu’il y a des muscles qui environnent l’œil par le milieu, et l’on sent l’effort de ces muscles qui le pressent, et qui l’allongent apparemment quand on veut voir quelque chose de fort près.

Mais il n’est pas nécessaire de savoir ici de quelle manière cela se fait, il suffit qu’il arrive du changement dans l’œil, soit parce que les muscles qui l’environnent le pressent, soit parce que les petits nerfs qui répondent aux ligaments ciliaires, lesquels tiennent le cristallin suspendu entre les autres humeurs de l’œil, se lâchent pour augmenter la convexité du cristallin, ou se roidissent pour la diminuer, soit enfin parce que la prunelle se dilate ou se resserre, car il y a bien des gens dont les yeux ne reçoivent point d’autre changement.

Can enfin, le changement qui arrive, quel qu’il soit, n’est que pour faire que les rayons des objets se rassemblent tout juste sur le nerf optique. Or il est constant que, quand l’objet est à cinq cents pas ou à dix mille lieues, on le regarde avec la même disposition des yeux, sans qu’il y ait aucun changement sensible dans les muscles qui environnent l’œil, ni dans les nerfs qui répondent aux ligaments ciliaires du cristallin, ni enfin dans l’ouverture de la prunelle, et les rayons des objets se rassemblent fort exactement sur la rétine ou nerf optique. Ainsi l’âme jugerait que des objets éloignés de dix mille ou de cent mille lieues ne sont qu’à cinq ou six cents pas, si elle ne jugeait de leur éloignement que par la disposition des yeux dont je viens de parler.

Cependant il est certain que ce moyen pourrait servir à l’âme quand l’objet est proche. Si par exemple un objet n’est qu’à demi-pied de nous, nous pouvons distinguer assez bien sa distance par la disposition des muscles qui pressent nos yeux, afin de les faire un peu plus longs, et même cette disposition est pénible. Si cet objet est a deux pieds, nous le distinguons encore, parce que la disposition des muscles est quelque peu sensible, quoiqu’elle ne soit plus pénible. Mais si l’on éloigne encore l’objet de quelques pieds, cette disposition de nos muscles devient si peu sensible, qu’elle nous est tout à fait inutile pour juger de la distance de l’objet.

Voila donc déjà deux moyens dont l’âme se peut servir pour juger de la distance de l’objet qui sont fort inutiles, quand cet objet est éloigné de cinq à six cents pas, et qui même ne sont point assurés quoique l’objet soit plus proche.

Le troisième moyen consiste dans la grandeur de l’image qui se peint au fond de l’œil et qui représente les objets que nous voyons. On avoue que cette image diminue à proportion que l’objet s’éloigne, mais cette diminution est d’autant moins sensible que l’objet qui change de distance est plus éloigné. Car lorsqu’un objet est déjà dans une distance raisonnable, comme de cinq à six cents pas, plus ou moins à proportion de sa grandeur, il arrive des changements fort considérables dans son éloignement, sans qu’il arrive de changement sensible dans l’image qui le représente, comme il est facile de le démontrer. Ainsi ce troisième moyen a le même défaut que les deux autres dont nous venons de parler.

il y a de plus à remarquer que l’âme ne juge pas ces objets-là les plus éloignés, dont l’image, peinte sur la rétine, est plus petite. Quand je vois par exemple un homme et un arbre à cent pas, ou bien plusieurs étoiles dans le ciel, je ne juge pas que l’homme soit plus éloigné que l’arbre, et les petites étoiles plus éloignées que les plus grandes, quoique les images de l’homme et des petites étoiles qui sont peintes sur la rétine, soient plus petites que celles de l’arbre et des grandes étoiles ; il faut encore savoir par l’expérience du sentiment la grandeur de l’objet pour pouvoir juger à peu près de son éloignement ; et parce que je sais ou que j’ai vu plusieurs fois qu’une maison est plus grande qu’un homme, quoique l’image d’une maison soit plus grande que celle d’un homme, je ne la juge pas néanmoins ou je ne la vois pas plus proche[16].Il en est de même des étoiles. Nos yeux nous les représentent toutes dans une même distance, quoiqu’il soit très-raisonnable d’en croire quelques-unes beaucoup plus éloignées de nous que les autres. Ainsi il y a une infinité d’objets dont nous ne pouvons point savoir la distance, puisqu’il y en a une infinité dont nous ne connaissons point la grandeur.

Nous jugeons encore de l’éloignement de l’objet par la force avec laquelle il agit sur nos yeux, parce qu’un objet éloigné agit bien plus faiblement qu’un autre ; et par la distinction et la netteté de l’image qui se forme dans l’œil ; parce que quand l’objet est éloigné il faut que le trou de l’œil s’ouvre davantage et par conséquent que les rayons se rassemblent un peu confusément. C’est pour cela que les objets peu éclairés, ou que nous voyons confusément, nous paraissent plus éloignés qu’ils ne sont, et, au contraire, que les corps lumíneux, et que nous voyons distinctement, nous paraissent plus proches. Il est assez clair que ces derniers moyens ne sont pas assurés pour juger avec quelque certitude de la distance des objets ; et on ne veut point s’y arrêter pour venir enfin au dernier de tous, qui est celui qui aide le plus l’imagination et qui porte plus facilement l’âme à juger que les objets sont fort éloignés.

Le sixième donc et le principal moyen consiste en ce que l’œil ne rapporte point à l’âme un seul objet séparé des autres, mais qu’il lui fait voir aussi tous ceux qui se trouvent entre nous et l’objet principal que nous considérons.

Quand par exemple nous regardons un clocher assez éloigné, nous voyons d’ordinaire dans le même temps plusieurs terres et plusieurs maisons entre nous et lui ; et parce que nous jugeons de l’éloignement de ces terres et de ces maisons, et que cependant nous voyons que le clocher est au delà, nous jugeons aussi qu’il est bien plus éloigné et même plus gros et plus grand que si nous le voyions tout seul. Cependant l’image qui s’en trace au fond de l’œil est toujours d’une égale grandeur, soit qu’il y ait des terres et des maisons entre nous et lui, soit qu’il n’y en ait point, pourvu que nous le voyions d’un lieu également distant, comme on le suppose. Ainsi nous jugeons de la grandeur des objets par l’éloignement où nous les croyons ; et les corps que nous voyons entre nous et les objets aident beaucoup notre imagination à juger de leur éloignement, de même que nous jugeons de la grandeur de notre durée ou du temps qui s’est passé depuis que nous avons fait quelque action par le souvenir confus des choses que nous avons faites ou des pensées que nous avons eues successivement depuis cette action. Car ce sont toutes ces pensées et toutes ces actions qui se sont succédé les unes aux autres qui aident notre esprit à juger de la longueur de quelque temps ou de quelque partie de notre durée ; ou plutôt le souvenir confus de toutes ces pensées successives est la même chose que le jugement de notre durée, comme la vue confuse des terres qui sont entre nous et un clocher est la même chose que le jugement naturel de l’éloignement du clocher, car ces jugements ne sont que des sensations composées[17].

De là il est facile de reconnaître la véritable raison pourquoi la lune nous paraît plus grande lorsqu’elle se lève que lorsqu’elle est fort haute sur l’horizon ; car lorsqu’elle se lève elle nous paraît éloignée de plusieurs lieues et même au delà de l’horizon sensible ou des terres qui terminent notre vue, au lieu que nous ne la jugeons qu’environ à une demi-lieue de nous ou sept ou huit fois plus élevée que nos maisons lorsqu’elle est montée sur notre horizon. Ainsi nous la jugeons beaucoup plus grande quand elle est proche de l’horizon que lorsqu’elle en est fort éloignée, parce que nous la jugeons beaucoup plus éloignée de nous lorsqu’elle se leve que lois qu’elle est fort haute sur notre horizon.

Il est vrai qu’un très-grand nombre de philosophes attribuent ce que nous venons de dire aux vapeurs qui s’élèvent de la terre. Ils prétendent que les vapeurs rompant les rayons des objets, elles les tout paraître plus grands. Mais il est certain qu’ils se trompent, car les réfractions n’augmentent que leur élévation sur l’horizon et elles diminuent au contraire quelque peu l’angle visuel sous lequel ils sont vus. Elles n’empêchent pas que l’image qui se trace au fond de nos yeux, lorsque que nous voyons la lune qui se lève, ne soit plus petite que celle qui s’y forme lorsqu’il y a long-temps qu’elle est levée.

Les astronomes qui mesurent le diametre des planètes remarquent que celui de la lune s’agrandit à proportion qu’elle s’éloigne de l’horizon, et par conséquent à proportion qu’elle nous paraît plus petite ; ainsi le diametre de l’image que nous en avons dans le fond de nos yeux est plus petit lorsque nous la voyons plus grande. En effet lorsque la lune se lève, elle est plus éloignée de nous du diamètre de la terre que lorsqu’elle est perpendiculairement sur notre tête ; et c’est là la raison pour laquelle son diamètre s’agrandit lorsqu’elle monte sur l’horizon, parce qu’alors elle s’approche de nous.

Ce qui fait donc que nous la voyons plus grande lorsqu’elle se lève n’est point la réfraction que souffrent ses rayons dans les vapeurs qui sortent de la terre, puisque l’image qui est formée de ces rayons est alors plus petite ; mais c’est le jugement naturel qui se forme en nous de son éloignement, à cause qu’elle nous paraît au delà des terres que nous voyons fort éloignées de nous, comme l’on a expliqué auparavant ; et l’on s’étonne que des philosophes tiennent que la raison de cette apparence et de cette tromperie de nos sens soit plus difficile à trouver que les plus grandes équations d’algèbre.

Ce moyen que nous avons pour juger de l’éloignement de quelque objet par la connaissance de la distance des choses qui sont entre nous et lui, nous est souvent assez utile quand les autres moyens dont j’ai parlé ne nous peuvent de rien servir ; car nous pouvons juger par ce dernier moyen que de certains objets sont éloignés de nous de plusieurs lieues, ce que nous ne pouvons pas faite par les autres. Cependant si on l’examine on y trouvera plusieurs défauts.

Car premièrement ce moyen ne nous sert que pour les objets qui sont sur la terre, puis qu’on n’en peut faire usage que très-rarement et même fort inutilement pour ceux qui sont dans l’air ou dans les cieux. Secondement, on ne s’en peut servir sur la terre que pour des choses éloignées de peu de lieues. En troisième lieu, il faut être assuré qu’il ne se trouve entre nous et l’objet ni vallées, ni montagnes, ni autre chose semblable qui nous empêche de nous servir de ce moyen. Enfin je crois qu’il n’y a personne qui n’ait fait assez d’expériences sur ce sujet pour être persuadé qu’il est extrêmement difficile de juger avec quelque certitude de l’éloignement des objets par la vue sensible des choses qui se trouvent entre eux et nous, et on ne s’y est peut-être que trop arrêté.

Voilà tous les moyens que nous avons pour juger de la distance des objets ; on y a fait remarquer des défauts considérables, et on en doit conclure que les jugements qui sont appuyés sur des moyens si peu sûrs doivent être aussi très-incertains.

Il est facile de là de faire voir la vérité des propositions que j’ai avancées. On a supposé l’objet C assez éloigné d’A, dont il peut en plusieurs rencontres s’avancer vers D ou s’approcher vers B, sans qu’on le reconnaisse, puisqu’on n’a pas de moyen assuré pour juger de sa distance. Il peut même reculer vers D lorsqu’on le croira s’approcher vers B parce que l’image de l’objet s’augmente et s’agrandit quelquefois sur le nerf optique, soit à cause que la matière transparente qui est entre l’objet et l’œil peut faire une plus grande réfraction en un temps qu’en un autre, soit parce qu’il arrive quelquefois de petits tremblements ce nerf, soit enfin parce que l’impression que fait l’union peu exacte des rayons sur ce même nerf se répand et se communique aux parties qui n’en devaient point être agitées, ce qui peut venir de plusieurs causes différentes. Ainsi l’image des mêmes objets se trouvant plus grande dans ces occasions, elle donne sujet à l’âme de croire que l’objet s’approche. Il en faut dire autant des autres propositions.

Avant que de finir ce chapitre, il faut remarquer qu’il nous importe beaucoup, pour la conservation de notre vie, de connaître mieux le mouvement ou le repos des corps à proportion qu’ils sont plus proches de nous, et qu’il nous est assez inutile de savoir avec exactitude la vérité de ces choses quand elles se passent dans des lieux forts éloignés. Car cela montre évidemment que ce que j’ai avancé généralement de tous les sens, qu’ils ne nous font connaître les choses que par rapport à la conservation de notre corps et non pas selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, se trouve exactement vrai en cette rencontre, puisque nous connaissons mieux le mouvement ou le repos des objets à proportion qu’ils s’approchent de nous, et que nous ne saurions juger par les sens quand ils sont si éloignés qu’il semble qu’ils n’aient plus ou presque plus de rapport à nos corps ; comme quand ils sont à cinq ou six cents pas de nous, s’ils sont d’une grandeur médiocre ; ou même plus près que cela, s’ils sont plus petits, ou enfin plus loin de quelque chose, s’ils sont plus grands.


CHAPITRE X.
Des erreurs touchant les qualités sensibles. — I. Distinction de l’âme et du corps — II. Explication des organes des sens. — III. A quelle partie du corps l’âme est immédiatement unie. — IV. Ce que les objets font sur les corps. — V. Ce qu’ils produisent dans l’âme, et les raisons pour lesquelles l’âme n’aperçoit point les mouvements des libres du corps. — VI. Quatre choses que l’on confond dans chaque sensation.


Nous avons vu, dans les chapitres précédents, que les jugements que nous formons sur le rapport de nos yeux touchant l’étendue. la figure et le mouvement, ne sont jamais exactement vrais : cependant il faut tomber d’accord qu’ils ne sont pas entièrement faux ; ils renferment au moins cette vérité, qu’il y a hors de nous de l’étendue, des figures et des mouvements quels qu’ils soient.

Il est vrai que nous voyons souvent des choses qui ne sont point et qui ne furent jamais, et que nous ne devons pas conclure qu’une chose soit hors de nous de cela seul que nous la voyons hors de nous. Il n’y a point de liaison nécessaire entre la présence d’une idée à l’esprit d’un homme et l’existence de la chose que cette idée représente, et ce qui arrive à ceux qui dorment ou qui sont en délire le prouve suffisamment. Mais cependant on peut assurer qu’il y a ordinairement hors de nous de l’étendue, des figures et des mouvements lorsque nous en voyons. Ces choses ne sont point seulement imaginaires, elles sont réelles, et nous ne nous trompons point de croire qu’elles ont une existence réelle et indépendante de notre esprit, quoiqu’il soit très-difficile de le prouver démonstrativement[18].

Il est donc constant que les jugements que nous faisons touchant l’étendue, les figures et les mouvements des corps, renferment quelque vérité ; mais il n’en est pas de même de ceux que nous faisons touchant la lumière, les couleurs, les saveurs, les odeurs et toutes les autres qualités sensibles : car la vérité ne s’y rencontre jamais, comme nous l’allons faire voir dans le reste de ce premier livre.

On ne sépare point ici la lumière d’avec les couleurs, parce qu’on ne les croit pas fort différentes et qu’on ne les peut expliquer séparément. L’on sera même obligé de parler des autres qualités sensibles en général en même temps que l’on traitera de ces deux-ci, parce qu’elles s’expliqueront par les mêmes principes. Il faut apporter beaucoup d’attention aux choses qui suivent ; car elles sont de la dernière conséquence, et bien différentes pour leur utilité de celles qui ont précédé.

I. Je suppose d’abord qu’on sache bien distinguer l’âme du corps par les attributs positifs et par les propriétés qui conviennent à ces deux substances. Le corps n’est que l’étendue en longueur, largeur et profondeur, et toutes ses propriétés ne consistent que dans le repos et le mouvement, et dans une infinité de figures différentes ; car il est clair : 1° que l’idée de l’étendue représente une substance, puisqu’on peut penser à l’étendue sans penser à autre chose ; 2° et cette idée ne peut représenter que des rapports de distance ou successifs ou permanents, c’est-à-dire des mouvements et des figures. Comme on ne se trompe point quand on ne croit que ce qu’on conçoit, il ne faut attribuer aux corps que les propriétés que je viens de dire. l’âme, au contraire, c’est ce moi qui pense, qui sent, qui veut : c’est la substance où se trouvent toutes les modifications dont j’ai sentiment intérieur, et qui ne peuvent subsister que dans l’âme qui les sent. Ainsi il ne faut attribuer à l’âme aucune propriété différente de ses diverses pensées. Je suppose donc que l’on sache bien distinguer l’âme du corps ; que si ce que je viens de dire ne suffit pas pour faire sentir la différence de ces deux substances, ou peut lire et méditer quelques endroits de saint Augustin, comme le chapitre 40 du livre de la Trinité, les chapitres 4 et 14 du livre de la Quantité de l’âme, ou les Méditations de M. Descartes, principalement ce qui regarde la distinction de l’âme et du corps ; ou enfin le sixième discours du Discemement de l’âme et du corps, de M. de Cordemoy.

II. Je suppose aussi qu’on sache l’anatomie des organes des sens, et qu’ils sont composés de petits filets qui ont leur origine dans le milieu du cerveau ; qu’ils se répandent dans tous nos membres où il y a du sentiment, et qu’ils viennent enfin aboutir, sans aucune interruption, jusqu’aux parties extérieures du corps ; que, pendant que l’on veille et qu’on est en santé, on ne peut en remuer un bout que l’autre ne se remue en même temps, à cause qu’ils sont toujours un peu bandés ; de même qu’il arrive à une corde bandée, de laquelle on ne peut remuer une partie sans que l’autre soit éhranlée.

Il faut aussi savoir que ces filets peuvent être remués en deux manières, ou bien par le bout qui est hors du cerveau, ou par le bout qui est dans le cerveau. Si ces filets sont agitée au dehors par l’action des objets, et que leur agitation ne se communique point jusqu’au cerveau, comme il arrive dans le sommeil, l’âme n’en reçoit pour lors aucune sensation nouvelle. Mais si ces petits filets sont remués dans le cerveau par le cours des esprits animaux ou par quel qu’autre cause, l’âme aperçoit quelque chose, quoique les parties de ces filets, qui sont hors du cerveau et répandus dans toutes les parties de notre corps, soient dans un parlait repos, Oomme il arrive encore pendant qu’on dort.

III. Il est bon de remarquer ici, en passant, que l’expérience apprend qu’il peut arriver que nous sentions de la douleur dans des parties de notre corps qui nous ont été entièrement coupées, parce que les filets du cerveau, qui leur répondent, étant ébranlés de la même manière que si elles étaient effectivement blessées, l’âme sent dans ces parties imaginaires une douleur très-réelle. Car toutes ces choses montrent visiblement que l’âme réside immédiatement dans la partie du cerveau à laquelle tous les organes des sens aboutissent : je veux dire qu’elle y sent tous les changements qui s’y passent par rapport aux objets qui les ont causés ou qui ont accoutumé de les causer, et qu’elle n’aperçoit ce qui se passe au dehors de cette partie que par l’entremise des fibres qui y aboutissent, ou, si l’on veut, par les diverses secousses des esprits contenus dans ces fibres. Cela posé et bien conçu, il ne sera pas fort difficile de voir comment la sensation se fait : ce qu’il faut expliquer par quelque exemple.

IV. Lorsqu’on appuie la pointe d’une aiguille sur sa main, cette pointe remue et sépare les fibres de la chair. Ces fibres sont étendues depuis cet endroit jusqu’au cerveau ; et, quand on veille, elles sont assez bandées pour ne pouvoir être ébranlées que celles du cerveau ne le soient. Il s’ensuit donc que les extrémités de ces fibres, qui sont dans le cerveau, sont aussi remuées. Si le mouvement des fibres de la main est modéré, celui des fibres du cerveau le sera aussi ; et si ce mouvement est assez violent pour rompre quelque chose sur la main, il sera de même plus fort et plus violent dans le cerveau.

De même, si on approche sa main du feu, les petites parties du bois qu’il pousse continuellement en fort grand nombre et avec beaucoup de violence, comme la raison le démontre au défaut de la vue, viennent heurter contre ces fibres et leur communiquent une partie de leur agitation. Si cette action est modérée, celle des extrémités des fibres du cerveau, qui répondent à la main, sera modérée ; et si ce mouvement est assez violent dans la main pour en séparer quelques parties, comme il arrive quand on se brûle, le mouvement des fibres intérieures du cerveau sera, à proportion. plus fort et plus violent. Voilà ce qu’en peut concevoir qui arrive à notre corps quand les objets nous frappent. Il faut maintenant voir ce qui arrive à notre âme.

V. Elle réside principalement, s’il est permis de le dire ainsi, dans cette partie du cerveau où tous les filets de nos nerfs aboutissent ; elle y est pour entretenir et pour conserver toutes les parties de notre corps ; et, par conséquent, il faut qu’elle soit avertie de tous les changements qui y arrivent, et qu’elle puisse distinguer ceux qui sont conformes à la constitution de son corps d’avec les autres, parce qu’il lui serait inutile de les reconnaître absolument et sans ce rapport à son corps. Ainsi, quoique tous ces changements de nos fibres ne consistent, selon la vérité, que dans des mouvements qui ne diffèrent ordinairement que du plus et du moins, il est nécessaire que l’âme les regarde comme des changements essentiellement différents ; car encore qu’en eux-mêmes ils ne diffèrent que très-peu, on les doit toutefois considérer comme essentiellement différents par rapport à la conservation du corps.

Le mouvement, par exemple, qui cause la douleur ne diffère assez souvent que très-peu de celui qui cause le chatouillement. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait de différence essentielle entre ces deux mouvements ; mais il est nécessaire qu’il y ait une différence essentielle entre le chatouillement et la douleur que ces deux mouvements causent dans l’âme, car l’ébranlement des fibres qui accompagne le chatouillement témoigne à l’âme la bonne constitution de son corps, qu’il a assez de force pour résister à l’impression de l’objet, et qu’elle ne doit point appréhender qu’il en soit blessé. Mais le mouvement qui accompagne la douleur étant quelque peu plus violent, il est capable de rompre quelque fibre du corps, et l’âme en doit être avertie par quelque sensation désagréable, afin qu’elle y prenne garde. Ainsi, quoique les mouvements qui se passent dans le corps ne diffèrent que du plus et du moins en eux-mêmes, si néanmoins on les considère par rapport à la conservation de notre vie, on peut dire qu’ils diffèrent essentiellement[19].

C’est pour cela que notre âme n’aperçoit point les ébranlements que les objets excitent dans les fibres de notre chair. Il lui serait assez inutile de les connaître, et elle n’en tirerait pas assez de lumière pour juger si les choses qui nous environnent seraient capables de détruire ou d’entretenir l’économie de notre corps ; mais elle se sent touchée de sentiments qui diffèrent essentiellement, et qui, marquant précisément les qualités des objets par rapport à son corps, lui font sentir très-distinctement si ces objets sont capables de lui nuire.

Il faut, de plus, considérer que si l’âme n’apercevait que ce qui se passe dans sa main quand elle se brûle, si elle n’y voyait que le mouvement et la séparation de quelques fibres, elle ne s’en mettrait guère en peine ; et même elle pourrait quelquefois, par fantaisie ou par caprice, y prendre quelque satisfaction, comme ces fantasques qui se divertissent à tout rompre dans leurs emportements et dans leurs débauches.

Ou bien, de même qu’un prisonnier ne se mettrait guère en peine s’il voyait qu’on démolit les murailles qui l’enferment, et que même il s’en réjouirait dans l’espérance d’être bientôt délivré ; ainsi, si nous n’apercevions que la séparation des parties de notre corps lorsque nous nous brûlons ou que nous recevons quelque blessure, nous nous persuaderions bientôt que notre bonheur n’est pas d’être renfermé dans un corps qui nous empêche de jouir des choses qui nous doivent rendre heureux, et ainsi nous serions bien aises de le voir détruire.

Il s’ensuit de là que c’est avec une grande sagesse que l’auteur de l’union de notre âme avec notre corps a ordonné que nous sentions de la douleur quand il arrive au corps un changement capable de lui nuire, comme quand une aiguille entre dans la chair ou que le feu en sépare quelques parties, et que nous sentions du chatouillement ou une chaleur agréable quand ces mouvements sont modérés, sans apercevoir la vérité de ce qui se passe dans notre corps ni les mouvements de ces fibres dont nous venons de parler.

Premièrement, parce qu’en sentant de la douleur et du plaisir, qui sont des choses qui diffèrent bien davantage que du plus ou du moins, nous distinguons avec plus de facilité les objets qui en sont l’occasion ; secondement, parce que cette voie de nous faire connaître si nous devons nous unir aux corps qui nous environnent ou nous en séparer est la plus courte, et qu’elle occupe moins la capacité d’un esprit qui n’est fait que pour Dieu ; enfin, parce que la douleur et le plaisir étant des modifications de notre âme, qu’elle sent par rapport à son corps et qui la touchent bien davantage que la connaissance du mouvement de quelques fibres qui lui appartiendraient, cela l’oblige à s’en mettre fort en peine, et fait une union très-étroite entre l’une et l’autre partie de l’homme. Il est donc évident de tout ceci que les sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps, et non pour nous apprendre la vérité.

Ce que l’on vient de dire du chatouillement et de la douleur se doit entendre généralement de toutes les autres sensations, comme on le verra mieux dans la suite. On a commencé par ces deux sentiments plutót que par les autres, parce que ce sont les plus vifs et qu’ils font concevoir plus sensiblement ce que l’on voulait dire.

Il est présentement très-facile de faire voir que nous tombons en une infinité d’erreurs touchant la lumière et les couleurs, et généralement touchant toutes les qualités sensibles, comme le froid, le chaud, les odeurs, les saveurs, le son, la douleur, le chatouillement ; et, si je voulais m’arrêter à rechercher en particulier toutes celles où nous lombons sur tous les objets de nos sens, des années entières ne suffiraient pas pour les déduire, parce qu’elles sont presque infinies. Ainsi ce sera assez d’en parler en général.

Dans presque toutes les sensations il y a quatre choses différentes, que l’on confond, parce qu’elles se font toutes ensemble et comme en un instant. C’est là le principe de toutes les autres erreurs de nos sens.

VI. La première est l’action de l’objet, c’est-à-dire dans la chaleur, par exemple, l’impulsion et le mouvement des petites parties du bois contre les fibres de la main.

La seconde est la passion de l’organe du sens, c’est-à-dire l’agitation des fibres de la main causée par celle des petites parties du feu, laquelle agitation se communique jusque dans le cerveau, parce qu’autrement l’âme ne sentirait rien.

La troisième est la passion, la sensation ou la perception de l’âme, c’est-à-dire ce que chacun sent quand il est auprès du feu.

La quatrième est le jugement que l’âme fait, que ce qu’elle sent est dans sa main et dans le feu. Or, ce jugement est naturel, ou plutôt ce n’est qu’une sensation composée ; mais cette sensation ou ce jugement naturel est presque toujours suivi d’un autre jugement libre, que l’âme a pris une si grande habitude de faire, qu’elle ne peut presque plus s’en empêcher.

Voilà quatre choses bien différentes, comme l’on peut voir, lesquelles on n’a pas soin de distinguer et que l’on est porté à confondre à cause de l’union étroite de l’âme et du corps, laquelle nous empéche de bien démêler les propriétés de la matière d’avec celles de l’esprit.

Il est cependant facile de reconnaître, que de ces quatre choses qui se passent en nous, quand nous sentons quelque objet, les deux premières appartiennent au corps, et que les deux autres ne peuvent appartenir qu’à l’âme, pourvu qu’on ait un peu inédite sur la nature de l’âme et du corps, comme on l’a dû faire, ainsi que je l’ai supposé ; mais il faut expliquer ces choses en particulier.


CHAPITRE XI.
I. De l’erreur où l’on tombe touchant l’action des objets contre les fibres extérieures de nos sens. — II. Cause de cette erreur. — III. Objection et réponse.


On traitera dans ce chapitre et dans les trois suivants, de ces quatre choses que nous venons de dire que l’on confondait et que l’on prenait pour une simple sensation ; et on expliquera seulement, en général, les erreurs dans lesquelles nous tombons : parce que si on voulait entrer dans le détail, ce ne serait jamais fait. On espère toutefois mettre l’esprit des lecteurs en état de découvrir avec une très-grande facilité toutes les erreurs où les sens nous peuvent porter ; mais on leur demande pour cela qu’ils méditent avec quelque application, tant sur les chapitres qui suivent que sur celui qu’ils viennent de lire.

I. La première de ces choses que nous confondons dans chacune de nos sensations est l’action des objets sur les fibres extérieures de notre corps. Il est certain qu’on ne met presque jamais de différence entre la sensation de l’âme et cette action des objets, et cela n’a pas besoin de preuve. Presque tous les hommes s’imaginent que la chaleur, par exemple, que l’on sent, est dans le feu qui la cause, que la lumière est dans l’air, et que les couleurs sont sur les objets colorés. Ils ne pensent point aux mouvements des corps imperceptibles qui causent ces sentiments ou plutôt qui les accompagnent.

II. Il est vrai qu’ils ne jugent pas que la douleur soit dans l’aiguille qui les pique, de même qu’ils jugent que la chaleur est dans le feu ; mais c’est que l’aiguille et son action sont visibles, et que les petites parties du bois qui sortent du feu et leur mouvement contre nos mains ne se voient pas. Ainsi ne voyant rien qui frappe nos mains quand nous nous chauffons, et y sentant de la chaleur, nous jugeons naturellement que cette chaleur est dans le feu, faute d’y voir autre chose.

De sorte qu’il est ordinairement vrai que nous attribuons nos sensations aux objets, quand les causes de ces sensations nous sont inconnues ; et parce que la douleur et le chatouillement sont produits avec des corps sensibles, comme avec une aiguille et une plume que nous voyons et que nous touchons, nous ne jugeons pas à cause de cela qu’il y ait rien de semblable à ces sentiments dans les objets qui nous les causent.

III. Il est vrai néanmoins que nous ne laissons pas de juger que la brûlure n’est pas dans le feu, mais seulement dans la main, quoiqu’elle ait pour cause les petites parties du bois aussi bien que la chaleur, laquelle toutefois nous attribuons au feu : mais la raison de ceci est que la brûlure est une espèce de douleur ; car ayant jugé plusieurs fois que la douleur n’est pas dans le corps extérieur qui la cause, nous sommes portés à faire encore le même jugement de la brûlure.

Ce qui nous porte encore à en juger de la sorte, c’est que la douleur ou la brûlure appliquent fortement notre âme aux parties de notre corps, et cela nous détourne de penser à autre chose. Ainsi l’esprit attache la sensation de la brûlure à l’objet qui lui est le plus présent ; et parce que nous reconnaissons un peu après que la brûlure a laissé quelques marques visibles dans la partie où nous avons senti de la douleur, cela nous confirme dans le jugement que nous avons fait que la brûlure est dans la main.

Mais cela n’empêche pas qu’on ne doive recevoir cette règle générale : que nous avons coutume d’attribuer nos sensations aux objets, toutes les fois qu’íls agissent sur nous par le mouvement de quelques parties invisibles ; et c’est pour cette raison que l’on croit ordinairement que les couleurs, la lumière, les odeurs, les saveurs, le son, et quelques autres sentiments, sont dans l’air ou dans les objets extérieurs qui les causent, parce que toutes ces sensations sont produites en nous par le mouvement de quelques corps imperceptibles[20].


CHAPITRE XII.
I. Des erreurs touchant les mouvements des fibres de nos sens. — II. Que nous n'apercevons pas ces mouvements, ou que nous les confondons avec nos sensations. — III. Expérience qui le prouve. — IV. Trois sortes de sensations. — V. Les erreurs qui les accompagnent.


I. La seconde chose qui se trouve dans chacune des sensations est ébranlement des fibres de nos nerfs qui se communique jusqu’au cerveau, et nous nous trompons en ce que nous confondons toujours cet ébranlement avec la sensation de l'âme, et que nous jugeons qu’il n’y a point de tel ébranlement lorsque nous n’en apercevons point par les sens.

II. Nous confondons, par exemple, l'ébranlement que le feu excite dans les fibres de notre main, avec la sensation de chaleur, et nous disons que la chaleur est dans notre main : mais parce que nous ne sentons point l’ébranlement que les objets visibles font sur le nerf optique qui est au fond de l’œil, nous pensons que ce nerf n’est point ébranlé et qu'il n’est point couvert des couleurs que nous voyons ; nous jugeons au contraire qu'il n’y a que l’objet extérieur sur lequel ces couleurs soient répandues. Cependant on peut voir par l’expérience qui suit que les couleurs sont presque aussi fortes et aussi vives sur le fond du nerf optique que sur les objets visibles ;

III. Que l’on prenne un œil de bœuf nouvellement tué, qu’on ôte les peaux qui sont à l’opposite de la prunelle à l’endroit où est le nerf optique et qu’on mette en leur place quelque morceau de papier assez mince pour être transparent ; cela fait, qu’on mette cet œil au trou d’une fenêtre, ensorte que la prunelle soit à l’air, et que le derrière de l’œíl soit dans la chambre, qu’il faut bien fermer afin qu’elle soit fort obscure, et alors on verra toutes les couleurs des objets qui sont hors de la chambre répandues sur le fond de l’œil, mais peints à la renverse. Que s’il arrive que ces couleurs ne soient pas assez vives, il faudra allonger l’œil en le pressant par les côtés, si les objets qui se peignent au fond de l’œil sont trop proches, ou bien le faire plus court si les objets sont trop éloignés.

On voit bien par cette expérience que nous devrions juger on sentir les couleurs au fond de nos yeux, de même que nous jugeons que la chaleur est dans nos mains, si nos sens nous étaient donnés pour découvrir la vérité, et si nous nous conduisions par raison dans les jugements que nous formons sur les objets de nos sens.

Mais pour rendre quelque raison de toute la bizarrerie de nos jugements sur les qualités sensibles, il faut considérer que l’âme est unie si étroitement à son corps, et qu’elle est encore devenue si charnelle depuis le péché, qu’elle lui attribue beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à elle-même, et qu’elle ne se distingue presque plus d’avec lui. De sorte qu’elle ne lui attribue pas seulement toutes les sensations dont nous parlons à présent, mais aussi la force d’imaginer, et même quelquefois la puissance de raisonner ; car il y a eu un grand nombre de philosophes assez stupides et assez grossiers pour croire que l’âme n’était que la plus déliée et la plus subtile partie du corps. ›

Si l’on veut bien lire Tertullien, on ne verra que trop de preuves de ce je dis, puisqu’il est lui-même de ce sentiment après un très-grand nombre d’auteurs qu’il rapporte. Cela est si vrai, qu’il tâche de prouver dans le livre De l’Ame que la foi, l’Écriture et même les révélations particulières nous obligent de croire que l’âme est corporelle[21] ; et il ne faut pas s’en étonner puisqu’il est tombé dans cet excès de folie de s’imaginer que Dieu même était corporel. Je ne veux point réfuter ces sentiments, parce que j’ai supposé qu’on devait avoir lu quelques ouvrages de saint Augustin, ou de M. Descartes, qui auront assez fait voir l’extravagance de ces pensées, et qui auront assez affermi l’esprit dans la distinction de l’étendue et de la pensée, de l’àme et du corps.

L’âme est donc si aveugle qu’elle se méconnaît elle-même, et qu’elle ne voit pas que ses propres sensations lui appartiennent ; mais, pour expliquer çeci, il faut distinguer dans l’âme trois sortes de sensations, quelques-unes fortes et vives, quelques autres faibles et languissantes, et enfin de moyennes entre les unes et les autres.

IV. Les sensations fortes et vives, sont celles qui étonnent l’esprit et qui le réveillent avec quelque force, parce qu’elles lui sont fort agréables ou fort incommodes ; telles sont la douleur, le chatouillement, le grand froid, le grand chaud, et généralement toutes celles qui ne sont pas seulement accompagnées de vestiges dans le cerveau, mais encore de quelque mouvement des esprits vers les parties intérieures du corps, c’est-à-dire de quelques mouvements des esprits, propres à exciter les passions, comme nous expliquerons ailleurs.

Les sensations faibles et languissantes sont celles qui touchent fort peu l’âme, et qui ne lui sont ni fort agréables ni fort incommodes, comme la lumière médiocre, toutes les couleurs, les sons ordinaires et assez faibles, etc.

Enfin, j’appelle moyennes entre les fortes et les faibles ces sortes de sensations qui touchent l’âme médiocrement, comme une grande lumière, un son violent, etc. Or, il faut remarquer qu’une sensation faible et languissante peut devenir moyenne, et enfin forte et vive. La sensation, par exemple, qu’on a de la lumière est faible quand la lumière d’un flambeau est languissante ou que le flambeau est éloigné ; mais cette sensation peut devenir moyenne si l’on approche le flambeau assez près de nous ; et enfin, elle peut devenir très-forte et très-vive si l’on approche le flambeau si près de ses yeux qu’on en soit ébloui, ou bien quand on regarde le soleil. Ainsi la sensation de la lumière peut être forte, faible ou moyenne, selon ses différens degrés.

V. Voici donc les jugements que notre âme fait de ces trois sortes de sensations, où nous pouvons voir qu’elle suit presque toujours aveuglément les impressions sensibles ou les jugements naturels des sens, et qu’elle se plait pour ainsi dire à se répandre sur tous les objets qu’elle considère en se dépouillant de ce qu’elle a pour les en revêtir.

Les premières de ces sensations sont si vives et si touchantes, que l’âme ne peut presque s’empêcher de reconnaître qu’elles lui appartiennent en quelque façon, de sorte qu’elle ne juge pas seulement qu’elles sont dans les objets, mais elle les croit aussi dans les membres de son corps, lequel elle considère comme une partie d’elle-même. Ainsi elle juge que le froid et le chaud ne sont pas seulement dans la glace et dans le feu, mais qu’ils sont aussi dans ses propres mains.

Pour les sensations languissantes, elles touchent si peu l’âme. qu’elle ne croit pas qu’elles lui appartiennent ni qu’elles soient au dedans d’elle-même, ni aussi dans son propre corps, mais seulement dans les objets. C’est pour cette raison que nous ôtons la lumière et les couleurs à notre âme et à nos propres yeux pour en parer les objets de dehors, quoique la raison nous apprenne qu’elles ne se trouvent point dans l’idée que nous avons de la matière, et que l’expérience nous fasse voir que nous les devrions juger dans nos yeux aussi bien que sur les objets, puisque nous les y voyons aussi bien que dans les objets, comme j’ai prouvé par l’expérience d’un œil de bœuf mis au trou d’une fenêtre.

Or, la raison pour laquelle tous les hommes ne voient point d’abord que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et toutes les autres sensations, sont des modifications de leur âme, c’est que nous n’avons point d’idée claire de notre âme ; car lorsque nous connaissons une chose par l’idée qui la représente, nous connaissons clairement les modifications qu’elle peut avoir. Tous les hommes conviennent que la rondeur, par exemple, est une modification de I’étendue, parce que tous les hommes connaissent l’étendue par une idée claire qui la représente[22]. Ainsi ne connaissant point notre âme par son idée, comme je l’expliquerai ailleurs, mais seulement par le sentiment intérieur que nous en avons, nous ne savons point par simple vue, mais seulement par raisonnement, si la blancheur, la lumière, les couleurs, et les autres sensations faibles et languissantes sont ou ne sont pas des modifications de notre âme. Mais pour les sensations vives, comme la douleur et le plaisir, nous jugeons facilement qu’elles sont en nous, à cause que nous sentons bien qu’elles nous touchent, et que nous n’avons pas besoin de les connaître par leurs idées pour savoir qu’elles nous appartiennent.

Pour les sensations moyennes, l’âme s’y trouve fort embarrassée. Car, d’un côté, elle veut suivre les jugements naturels des sens et, pour cela, elle éloigne de soi, autant qu’elle peut, ces sortes de sensations, pour les attribuer aux objets ; mais, de l’autre côté, elle ne peut qu’elle ne sente au dedans d’elle-même qu’elles lui appartiennent, principalement quand ces sensations approchent de celles que j’ai nommées fortes et vives. De sorte que voici comme elle se conduit dans le jugement qu’elle en fait : si la sensation la touche assez fort, elle la juge dans son propre corps aussi bien que dans l’objet ; si elle ne la touche que très-peu, elle ne la juge que dans l’objet ; et, si cette sensation est exactement moyenne entre les fortes et les faibles, alors l’âme ne sait plus qu’en croire, lorsqu’elle n’en juge que par les sens.

Par exemple, si on regarde une chandelle d’un peu loin, l’âme juge que la lumière n’est que dans l’objet ; si on la met tout proche de ses yeux, l’âme juge qu’elle n’est pas seulement dans la chandelle, mais aussi dans ses yeux ; que si on la retire environ à un pied de soi, l’âme demeure quelque temps sans juger si cette lumière n’est que dans l’objet. Mais elle ne s’avise jamais de penser, comme elle devrait faire, que la lumière n’est et ne peut être une propriété ou une modification de la matière, et qu’elle n’est qu’au dedans d’elle-même ; parce qu’elle ne pense pas à se servir de sa raison pour découvrir la vérité de ce qui en est, mais seulement de ses sens, qui ne la découvrent jamais et qui ne sont donnés que pour la conservation du corps.

Or, la cause pour laquelle l’âme ne se sert pas de sa raison, c’est-à-dire de sa pure intellection, quand elle considère un objet qui peut être aperçu par les sens, c’est que l’âme n’est point touchée par les choses qu’elle aperçoit par la pure intellection, et qu’au contraire elle l’est très-vivement par les choses sensibles ; car l’âme s’applique fort à ce qui la touche beaucoup, et elle néglige de s’appliquer aux choses qui ne la touchent pas. Ainsi, elle conforme presque toujours ses jugements libres aux jugements naturels de ses sens.

Pour juger donc sainement de la lumière et des couleurs, aussi bien que de toutes les autres qualités sensibles, on doit distinguer avec soin le sentiment de couleur d’avec le mouvement du nerf optique, et reconnaître, par la raison, que les mouvements et les impulsions sont des propriétés des corps, et qu’ainsi ils se peuvent rencontrer dans les objets et dans les organes de nos sens ; mais que la lumière et les couleurs que l’on voit sont des modifications de l’âme bien différentes des autres, et desquelles aussi l’on a des idées bien différentes.

Car il est certain qu’un paysan, par exemple, voit fort bien les couleurs et qu’il les distingue de toutes les choses qui ne sont point couleur ; il est de même certain qu’il n’aperçoit point de mouvement ni dans les objets colorés ni dans le fond de ses yeux. Donc la couleur n’est point du mouvement. De même, un paysan sent fort bien la chaleur, et il en a une connaissance assez claire pour la distinguer de toutes les choses qui ne sont point chaleur ; cependant il ne pense pas seulement que les fibres de sa main soient remuées. La chaleur, qu’il sent n’est donc point un mouvement, puisque les idées de chaleur et de mouvement sont différentes, et qu’il peut avoir l’une sans l’autre. Car il n’y a point d’autre raison pour dire qu’un carré n’est pas un rond, que parce que l’idée d’un carré est différente de celle d’un rond, et que l’on peut penser à l’une sans penser à l’autre.

Il ne faut qu’un peu d’attention pour reconnaître qu’il n’est pas nécessaire que la cause qui nous fait sentir telle ou telle chose la contienne en soi. Car, de même qu’il ne faut pas qu’il y ait de la lumière dans ma main afin que l’on voie quand je me frappe les yeux, il n’est pas aussi nécessaire qu’il y ait de la chaleur dans le feu afin que j’en sente quand je lui présente mes mains, ni que toutes les autres qualités sensibles que je sens soient dans les objets ; il suffit qu’ils causent quelque ébranlement dans les fibres de ma chair afin que mon âme qui y est unie soit modifiée par quelque sensation. Il n’y a point de rapports entre des mouvements et des sentiments, il est vrai ; mais il n’y en a point aussi entre le corps et l’esprit, et, puisque la nature, ou la volonté du Créateur, allie ces deux substances, tout opposées qu’elles sont par leur nature, il ne faut pas s’étonner si leurs modifications sont réciproques. Il est nécessaire que cela soit, afin qu’elles ne fassent ensemble qu’un tout.

Il faut bien remarquer que nos sens nous étant donnés seulement pour la conservation de notre corps, il est très à propos qu’ils nous portent à juger comme nous faisons des qualités sensibles. Il nous est bien plus avantageux de sentir la douleur et la chaleur comme étant dans notre corps, que si nous jugions qu’elles ne fussent que dans les objets qui les causent, parce que la douleur et la chaleur, étant capables de nuire à nos membres, il est à propos que nous soyons avertis quand ils en sont attaqués, afin d’empêcher qu’ils n’en soient offensés.

Mais il n’en est pas de même des couleurs. Elles ne peuvent d’ordinaire blesser le fond de l’œil, où elles se rassemblent, et il nous est inutile de savoir qu’elles y sont peintes. Ces couleurs ne nous sont nécessaires que pour connaître plus distinctement les objets, et c’est pour cela que nos sens nous portent à les attribuer seulement aux objets. Ainsi, les jugements auxquels l’impression de nos sens flous portent sont très-justes, si on les considère par rapport à la conservation du corps ; mais, néanmoins, ils sont tout-à-fait bizarres et très-éloignés de la vérité, comme on a déjà vu en partie et comme on le verra encore mieux dans la suite.


CHAPITRE XIII.
I. De la nature des sensations. — II. Qu’on les connait. mieux qu’on ne croit. — III. Objection et réponse. — IV. Pourquoi l’on s’imagine ne rien connaître de ses sensations. — V. Qu’on se trompe de croire, que tous les hommes ont les mêmes sensations des mêmes objets. — VI. Objection et réponse.


I. La troisième chose qui se trouve dans chacune de nos sensations, ou ce que nous sentons, par exemple, quand nous sommes auprès du feu, est une modification de notre âme par rapport à ce qui se passe dans le corps auquel elle est unie. Cette modification est agréable quand ce qui se passe dans le corps est propre pour aider la circulation du sang et les autres fonctions de la vie : on la nomme du terme équivoque de chaleur ; et cette modification est pénible et toute différente de l’autre, quand ce qui se passe dans le corps est capable de l’incommoder ou de le brûler, c’est-à-dire quand les mouvements qui sont dans le corps sont capables d’en rompre quelques fibres, et elle s’appelle ordinairement douleur ou brûlure et ainsi des autres sensations. Mais voici les pensées ordinaires que l’on a sur ce sujet.

II. La première erreur est que l’on croit n’avoir aucune connaissance de ses sensations. Il se trouve tous les jours une infinité de gens qui se mettent fort en peine de savoir ce que c’est que la douleur, le plaisir et les autres sensations ; ils ne demeurent pas d’accord qu’elles ne sont que dans l’âme et qu’elles n’en sont que des modifications. Il est vrai que ces sortes de gens sont admirables, de vouloir qu’on leur apprenne ce qu’ils ne peuvent ignorer, car il n’est pas possible à un homme d’ignorer entièrement ce que c’est que la douleur quand il la sent.

Une personne, par exemple, qui se brûle la main, distingue fort bien la douleur qu’elle sent d’avec la lumière, la couleur, le son, les saveurs, les odeurs, le plaisir, et d’avec toute autre douleur que celle qu’elle sent ; elle la distingue très-bien de l’admiration, du désir, de l’amour ; elle la distingue d’un carré, d’un cercle, d’un mouvement ; enfin elle la reconnaît fort différente de toutes les choses qui ne sont point cette douleur qu’elle sent. Or, si elle n’avait aucune connaissance de la douleur, je voudrais bien savoir comment elle pourrait connaître avec évidence et certitude que ce qu’elle sent n’est aucune de ces choses.

Nous connaissons donc, en quelque manière, ce que nous sentons immédiatement quand nous voyons des couleurs ou que nous avons quelque autre sentiment, et même il est très-certain que, si nous ne le connaissions pas, nous ne connaîtrions aucun objet sensible ; car il est évident que nous ne pourrions pas distinguer, par exemple, l’eau d’avec le vin, si nous ne savions que les sensations que nous avons de l’un sont différentes de celles que nous avons de l’autre, et ainsi de toutes les choses que nous connaissons par les sens.

III. Il est vrai que, si on me presse, et qu’on me demande que j’explique donc ce que c’est que la douleur, le plaisir, la couleur, etc., je ne le pourrai pas faire comme il faut par des paroles ; mais il ne s’ensuit pas de là que, si je vois de la couleur ou que je me brûle, je ne connaisse au moins, en quelque manière, ce que je sens actuellement.

Or, la raison pour laquelle toutes les sensations ne peuvent pas bien s’expliquer par des paroles, comme toutes les autres choses, c’est qu’il dépend de la volonté des hommes d’attacher les idées des choses à tels noms qu’il leur plaît. Ils peuvent appeler le ciel Ouranos, Schamajim, etc., comme les Grecs et les Hébreux ; mais ces mêmes hommes n’attachent pas comme il leur plaît leurs sensations à des paroles, ni même à aucune autre chose. Ils ne voient point de couleur quoiqu’on leur en parle, s’ils n’ouvrent les yeux ; ils ne goùtent point de saveurs s’il n’arrive quelque changement dans l’ordre des fibres de leur langue et de leur cerveau. En un mot, toutes les sensations ne dépendent point de la volonté des hommes, et il n’y a que celui qui les a faits qui les conserve dans cette mutuelle correspondance des modifications de leur âme avec celle de leur corps. De sorte que si un homme veut que je lui représente de la chaleur ou de la couleur, je ne puis me servir de paroles pour cela ; mais il faut que j’imprime dans les organes de ses sens les mouvements auxquels la nature a attaché ces sensations ; il faut que je l’approche du feu et que je lui fasse voir des tableaux.

C’est pour cela qu’il est impossible de donner aux aveugles la moindre connaissance de ce que l’on entend par rouge, vert, jaune, etc. Car, puisqu’on ne peut se faire entendre quand celui qui écoute n’a pas les mêmes idées que celui qui parle, il est manifeste que les couleurs n’étant point attachées au son des paroles ou au mouvement du nerf des oreilles, mais à celui du nerf optique, on ne peut pas les représenter aux aveugles, puisque leur nerf optique ne peut être ébranlé par les objets colorés.

IV. Nous avons donc quelque connaissance de nos sensations. Voyons maintenant d’où vient que nous cherchons encore à les connaître et que nous croyons n’en avoir aucune connaissance. En voici sans doute la raison.

L’âme, depuis le péché, est devenue comme corporelle par inclination. Son amour pour les choses sensibles diminue sans cesse l’union ou le rapport qu’elle a avec les choses intelligibles. Ce n’est qu’avec dégoût qu’elle conçoit les choses qui ne se font point sentir, et elle se lasse incontinent de les considérer. Elle fait tous ses efforts pour produire dans son cerveau quelques images qui les représentent ; et elle s’est si fort accoutumée dès l’enfance à cette sorte de conception, qu’elle croit même ne point connaître ce qu’elle ne peut imaginer. Cependant il se trouve plusieurs choses qui, n’étant point corporelles, ne peuvent être représentées à l’esprit par des images corporelles, comme notre âme avec toutes ses modifications. Lors donc que notre âme veut se représenter sa nature et ses propres sensations, elle fait effort pour s’en former une image corporelle ; elle se cherche dans tous les êtres corporels ; elle se prend tantôt pour l’un et tantôt pour l’autre ; tantôt pour l’air, tantôt pour le feu, ou pour l’harmonie des parties de son corps, et, se voulant ainsi trouver parmi les corps et imaginer ses propres modifications, qui sont ses sensations, comme les modifications des corps, il ne faut pas s’étonner si elle s’égare et si elle se méconnaît entièrement elle-même.

Ce qui la porte encore beaucoup à vouloir imaginer ses sensations, c’est qu’elle juge qu’elles sont dans les objets et qu’elles en sont même des modifications, et, par conséquent, que c’est quelque chose de corporel et qui se peut imaginer. Elle juge donc que la nature de ses sensations ne consiste que dans le mouvement qui les cause, ou dans quelque autre modification d’un corps ; ce qui se trouve différent de ce qu’elle sent, qui n’est rien de corporel et qui ne se peut représenter par des images corporelles. Cela l’embarrasse et lui fait croire qu’elle ne connait pas ses propres sensations.

Pour ceux qui ne font point de vains efforts afin de se représenter l’âme et ses modifications par des images corporelles, et qui ne laissent pas de demander qu’on leur explique les sensations, ils doivent savoir qu’on ne connaît point l’âme ni ses modifications par des idées, prenant le mot d’idée dans son véritable sens, tel que je le détermine et que je l’explique dans le troisième livre, mais seulement par sentiment intérieur[23] ; et, qu’ainsi, lorsqu’ils souhaitent qu’on leur explique l’âme et ses sensations par quelques idées, ils souhaitent ce qu’il n’est pas possible à tous les hommes ensemble de leur donner, puisque les hommes ne peuvent pas nous instruire en nous donnant les idées des choses, mais seulement en nous faisant penser à celles que nous avons naturellement.

La seconde erreur où nous tombons touchant les sensations, c’est que nous les attribuons aux objets. Elle a été expliquée dans les chapitres xi et xii.

V. La troisième, est que nous jugeons que tout le monde a les mêmes sensations des mêmes objets. Nous croyons par exemple que tout le monde voit le ciel bleu, les prés verts, et tous les objets visibles de la même manière que nous les voyons, et ainsi de toutes les autres qualités sensibles des autres sens. Plusieurs personnes s’étonneront même de ce que je mets en doute des choses qu’ils croient indubitables. Cependant je puis assurer qu’ils n’ont jamais eu aucune raison d’en juger de la manière qu’ils en jugent, et quoique je ne puisse pas démontrer mathématiquement qu’ils se trompent, je puis toutefois démontrer que s’ils ne se trompent pas, c’est par le plus grand hasard du monde. J’ai même des raisons assez fortes pour assurer qu’ils sont véritablement dans l’erreur. Pour reconnaître la vérité de ce que j’avance, il faut se souvenir de ce que j’ai déjà prouvé, savoir qu’il y a grande différence entre les sensations et les causes des sensations. Car on peut juger de là qu’absolument parlant il se peut faire que des mouvements semblables des fibres intérieures du nerf optique ne fassent pas avoir à différentes personnes les mêmes sensations, c’est-à-dire voir les mêmes couleurs, et qu’il peut arriver qu’un mouvement, qui causera dans une personne la sensation du bleu, causera celle du vert ou du gris dans une autre, ou même une nouvelle sensation que personne n’aura jamais eue.

Il est constant que cela peut être et qu’on n’a point de raison qui nous démontre le contraire. Cependant on tombe d’accord qu’il n’est pas vraisemblable que cela soit ainsi. Il est bien plus raisonnable de croire que Dieu agit toujours de la même manière dans l’union qu’il a mise entre nos âmes et nos corps, et qu’il a attaché les mêmes idées et les mêmes sensations aux mouvements semblables des fibres intérieures du cerveau de différentes personnes.

Qu’il soit donc vrai que les mêmes mouvements des fibres qui aboutissent dans le cerveau soient accompagnés des mêmes sensations dans tous les hommes ; s’il arrive que les mêmes objets ne produisent pas les mêmes mouvements dans leur cerveau, ils n’exciteront pas par conséquent les mêmes sensations dans leur âme. Or il me paraît indubitable que les organes des sens de tous les hommes n’étant pas disposés de la même manière, ils ne peuvent pas recevoir les mêmes impressions des mêmes objets.

Les coups de poings par exemple que les portefaix se donnent pour se flatter, seraient capables d’estropier des personnes délicates. Le même coup produit des mouvements bien différents, et excite par conséquent des sensations bien différentes dans un homme d’une constitution robuste et dans un enfant ou une femme de faible complexion. Ainsi, n’y ayant pas deux personnes au monde, de qui on puisse assurer qu’ils aient les organes des sens dans une parfaite conformité, on ne peut pas assurer qu’il y ait deux hommes dans le monde qui aient tout à fait les mêmes sentiments des mêmes objets.

C’est là l’origine de cette étrange variété qui se rencontre dans les inclinations des hommes. Il y en à qui aiment extrêmement la musique, d’autres qui y sont insensibles ; et même entre ceux qui sy plaisent, les uns aiment un genre de musique les autres un autre, selon la diversité presque infinie qui se trouve dans les fibres du nerf de l’ouïe, dans le sang et dans les esprits. Combien, par exemple, y a-t-il de diiïérence entre la musique de France, celle d’Italie, celle des Chinois et les autres, et par conséquent entre le goût que les différents peuples ont des différents genres de musique ! Il arrive même qu’en différents temps on reçoit des impressions fort différentes par les mêmes concerts ; car si l’on a l’imagination échauffée par une grande abondance d’esprits agités, on se plaît beaucoup plus à entendre une musique hardie et où il entre beaucoup de dissonances, que dans une musique plus douce et plus selon les règles et l’exactitude mathématique. L’expérience le prouve et il n’est pas fort difficile d’en donner la raison.

Il en est de même des odeurs. Celui qui aime la fleur d’orange ne pourra peut-être souffrir la rose, et d’autres au contraire.

Pour les saveurs il y a autant de diversité que dans les autres sensations. Les sauces doivent être toutes différentes pour plaire également à différentes-personnes, ou pour plaire également à une même personne en différents temps. L’un aime le doux, l’autre aime l’aigre. L’un trouve le vin agréable et l’autre en a de l’horreur ; et la même personne qui le trouve agréable quand elle se porte bien, le trouve amer quand elle à la fièvre, et ainsi des autres sens. Cependant tous les hommes aiment le plaisir ; ils aiment tous les sensations agréables ; ils ont tous en cela la même inclination. Ils ne reçoivent donc pas les mêmes sensations des mêmes objets, puisqu’ils ne les aiment pas également.

Ainsi, ce qui fait dire à un homme qu’il aime le doux, c’est que la sensation qu’il en a est agréable ; et ce qui fait qu’un autre dit qu’il n’aime pas le doux, c’est que selon la vérité il n’a pas la même sensation que celui qui l’aime. Et alors quand il dit qu’il n’aime pas le doux, cela ne veut pas dire qu’il n’aime pas à avoir la même sensation que l’autre, mais seulement qu’il ne l’a pas. De sorte que l’on parle improprement quand on dit qu’on n’aime pas le doux, on devrait dire qu’on n’aime pas le sucre, le miel, etc., que tous les autres trouvent doux et agréables, et qu’on ne trouve pas de même goût que les autres parce qu’on a les fibres de la langue autrement disposées.

Voici un exemple plus sensible : supposé que de vingt personnes il y en ait quel qu’une qui ait froid aux mains, et qui ne sache pas les noms dont on se sert en France pour expliquer les sensations de froideur et de chaleur, et que tous les autres au contraire aient les mains extrêmement chaudes. Si en hiver on leur apportait à tous de l’eau un peu tiède pour se laver, ceux qui auraient les mains fort chaudes, se lavant d’abord les uns après les autres, pourraient bien dire : Voilà de l’eau bien froide, je n’aime point cela. Mais quand ce dernier qui a les mains extrêmement froides viendrait à la fin pour se laver, il dirait au contraire : Je ne sais pas pourquoi vous n’aimez pas l’eau froide, pourmoi je prends plaisir de sentir le froid, et de me laver.

Il est bien clair dans cet exemple, que quand ce dernier dirait : J’aime le froid, cela ne signifierait autre chose sinon qu’il aime la chaleur et qu’il la sent où les autres sentent le contraire.

Ainsi quand un homme dit : J’aime ce qui est amer, et je ne puis souffrir les douceurs, cela ne signifie autre chose sinon qu’il n’a pas les mêmes sensations que ceux qui disent qu’ils aiment les douceurs et qu’ils ont de l’aversion pour tout ce qui est amer.

Il est donc certain qu’une sensation qui est agréable à une personne l’est aussi à tous ceux qui la sentent ; mais que les mêmes objets ne la font pas sentir à tout le monde, à cause de la différente disposition des organes des sens : ce qu’il est de la dernière conséquence de remarquer pour la physique et pour la morale.

VI. On peut seulement ici faire une objection fort facile à résoudre, savoir : qu’il arrive quelquefois que des personnes qui aiment extrêmement de certaines viandes viennent enfin à en avoir horreur, ou parce qu’en les mangeant ils y ont trouvé quelque saleté mêlée qui les a surpris, ou parce qu’ils ont été fort malades à cause qu’ils en avaient pris avec excès, ou enfin pour d’autres raisons. Ces sortes de personnes, dira-t-on, n’aiment plus les mêmes sensations qu’ils aimaient autrefois, car ils les ont encore quand ils mangent les mêmes viandes, et cependant elles ne leur sont plus agréables.

Pour répondre à cette objection il faut prendre garde que quand ces personnes goûtent des viandes dont ils ont tant d’horreur et de dégoût, ils ont deux sensations bien différentes en même temps. Ils ont celle de la viande qu’ils mangent, l’objection le suppose, et ils ont encore une autre sensation de dégoût, qui vient par exemple de ce qu’ils imaginent fortement la saleté qu’ils ont vue mêlée avec ce qu’ils mangent. La raison de ceci est, que lorsque deux mouvements se sont faits dans le cerveau en même temps, l’un ne s’excite plus sans l’autre, si ce n’est après un temps considérable. Ainsi, parce que la sensation agréable ne vient jamais sans cette autre degoûtante, et que nous confondons les choses qui se font en meine temps, nous nous. imaginons que cette sensation qui était autrefois agréable ne l’est plus. Cependant, si elle est toujours la même, il est nécessaire qu’elle soit toujours agréable. De sorte que si l’on s’imagine qu’elle n’est pas agréable, c’est parce qu’elle est jointe et confondue avec une autre qui cause plus de dégoût que celle-ci n’a d’agrément.

Il y a plus de difficulté à prouver que les couleurs et quelques autres sensations, que j’ai appelées faibles et languissantes, ne sont pas les mêmes dans tous les hommes, parce que toutes ces sensations touchent si peu l’âme qu’on ne peut pas distinguer, comme dans les saveurs ou d’autres sensations plus fortes et plus vives, que l’une est plus agréable que l’autre, et reconnaître ainsi, par la variété du plaisir ou du dégoût qui se trouverait dans différentes personnes, la diversité de leurs sensations. Toutefois la raison, qui montre que les autres sensations ne sont pas semblables en différentes personnes, montre aussi qu’il doit y avoir de la variété dans les sensations que l’on a des couleurs. En effet, on ne peut pas douter qu’il n’y ait beaucoup de diversité dans les organes de la vue de différentes personnes, aussi bien que dans ceux de l’ouïe ou du goût ; car il n’y a aucune raison de supposer une parfaite ressemblance dans la disposition du nerf optique de tous les hommes, puisqu’il y a une variété infinie dans toutes les choses de la nature, et principalement dans celles qui sont matérielles. Il y a donc quelque apparence que tous les hommes ne voient pas les mêmes couleurs dans les mêmes objets.

Cependant je crois qu’il n’arrive jamais, ou presque jamais, que des personnes voient le blanc et le noir d’une autre couleur que nous, quoiqu’ils ne le voient pas également blanc ou noir. Mais pour les couleurs moyennes, comme le rouge, le jaune et le bleu, et principalement celles qui sont composées de ces trois-ci, je crois qu’il y a très-peu de personnes qui en aient tout à fait la même sensation. Car il se trouve quelquefois des personnes qui voient certains corps d’une couleur jaune, par exemple, lorsqu’ils les regardent d’un œil, et d’une couleur verte ou bleue lorsqu’ils les regardent de l’autre. Cependant si l’on supposait que ces personnes fussent nées borgnes, ou avec des yeux disposés à voir bleu ce qu’on appelle vert, ils croiraient voir les objets de la même couleur que nous les voyons, parce qu’ils auraient toujours entendu nommer vert ce qu’ils verraient bleu.

On pourrait encore prouver que tous les hommes ne voient pas les mêmes objets de même couleur, à cause que, selon les remarques de quelques-uns, les mêmes couleurs ne plaisent pas également à toutes sortes de personnes ; puisque si ces sensations étaient les mêmes elles seraient également agréables à tous les hommes. Mais parce qu’on peut faire contre cette preuve des objections très-fortes, appuyées sur la réponse que j’ai donnée à l’objection précédente, on ne la croit pas assez solide pour la proposer.

En effet, il est assez rare qu’on se plaise beaucoup plus à une couleur qu’à une autre, de même qu’on prend beaucoup plus de plaisir à une saveur qu’à une autre. La raison en est que les sentiments des couleurs ne nous sont pas donnés pour juger si les corps sont propres à notre nourriture ou s’ils n’y sont pas propres. Cela se marque par le plaisir et la douleur, qui sont les caractères naturels du bien et du mal. Les objets en tant que colorés ne sont ni bons ni mauvais à manger. Si les objets nous paraissaient agréables ou désagréables en tant que colorés, leur vue serait toujours suivie du cours des esprits qui excite et qui accompagne les passions, puisqu’on ne peut toucher l’âme sans l’émouvoir. Nous haïrions souvent de bonnes choses, et nous en aimerions de mauvaises, de sorte que nous ne conserverions pas long-temps notre vie. Enfin les sentimens de couleur ne nous sont donnés que pour distinguer les corps les uns des autres, et c’est ce qui se fait aussi bien, soit qu’on voie l’herbe verte ou qu’on la voie rouge, pourvu que la personne qui la voit verte ou rouge la voie toujours de la même manière.

Mais c’est assez parler de ces sensations ; parlons maintenant des jugements naturels et des jugements libres qui les accompagnent. C’est la quatrième chose, que nous confondons avec les trois autres, dont nous venons de traiter.


CHAPITRE XIV.
I. Des faux jugements qui accompagnent nos sensations, et que nous confondons avec elles. — II. Raisons de ces faux jugements. — III. Que l’erreur ne se trouve point dans non sensations, mais seulement dans ces jugements.


I. On prévoit bien d’abord qu’il se trouvera très-peu de personnes qui ne soient choquées de cette proposition générale que l’on avance ; savoir : que nous n’avons aucune sensation des objets de dehors qui ne renferme un ou plusieurs faux jugements. On sait bien que la plupart ne croient pas même qu’il se trouve aucun jugement ou vrai ou faux dans nos sensations. De sorte que ces personnes, surprises de la nouveauté de cette proposition, diront sans doute en eux-mêmes : Mais comment cela se peut-il faire ? Je ne juge pas que cette muraille soit blanche, je vois bien quelle l’est ; je ne juge point que la douleur soit dans ma main, je l’y sens très-certainement ; et qui peut douter de choses si certaines, s’il ne sent les objets autrement que je ne fais ? Enfin leurs inclinations pour les préjugés de l’enfance les porteront bien plus avant ; et s’ils ne passent aux injures et au mépris de ceux qu’ils croiront persuadés des sentiments contraires aux leurs, ils mériteront sans doute d’être mis au nombre des personnes modérées.

Mais il ne faut pas nous arrêter à prophétiser les mauvais succès de nos pensées ; il est plus à propos de tâcher de les produire avec des preuves si fortes, et de les mettre dans un si grand jour, qu’on ne puisse les attaquer les yeux ouverts, ni les regarder avec attention sans s’y soumettre. On doit prouver que nous n’avons aucune sensation des objets de dehors qui ne renferme quelque faux jugement ; en voici la preuve.

Il est, ce me semble, indubitable que nos âmes ne remplissent pas des espaces aussi vastes que ceux qui sont entre nous et les étoiles fixes, quand même on accorderait qu’elles fussent étendues ; ainsi, il n’est pas raisonnable de croire que nos âmes soient dans les cieux quand elles y voient des étoiles. Il n’est pas même croyable qu’elles sortent à mille pas de leur corps pour voir des maisons à cette distance. Il est donc nécessaire que notre âme voie les maisons et les étoiles où elles ne sont pas, puisqu’elle ne sort point du corps, où elle est, et qu’elle ne laisse pas de les voir hors de lui. Or, comme les étoiles qui sont immédiatement unies à l’âme, lesquelles sont les seules que l’âme puisse voir, ne sont pas dans les cieux, il s’ensuit que tous les hommes qui voient les étoiles dans les cieux, et qui jugent ensuite volontairement qu’elles y sont, font deux faux jugements, dont l’un est naturel et l’autre libre. L’un est un jugement des sens ou une sensation composée qui est en nous sans nous et même malgré nous, et selon laquelle on ne doit pas juger ; l’autre est un jugement libre de la volonté que l’on peut s’empêcher de faire, et par conséquent que l’on ne doit pas faire, si l’on veut éviter l’erreur.

II. Mais voici pourquoi l’on croit que ces mêmes étoiles que l’on voit immédiatement sont hors de l’âme et dans les cieux. C’est qu’il n’est pas en la puissance de l’âme de les voir quand il lui plaît ; car elle ne peut les apercevoir que lorsqu’il arrive dans son cerveau des mouvements auxquels les idées de ces objets sont jointes par la nature. Or, parce que l’âme n’aperçoit point les mouvements de ses organes, mais seulement ses propres sensations, et qu’elle sait que ces mêmes sensations ne sont point produites en elle par elle-même, elle est portée à juger qu’elles sont au dehors et dans la cause qui les lui représente ; et elle a fait tant de lois ces sortes de jugements dans le même temps qu’elle aperçoit les objets, qu’elle ne peut presque plus s’empêcher de les faire.

Il serait nécessaire, pour expliquer à fond ce que je viens de dire, de montrer l’inutilité de ce nombre infini de petits êtres qu’on nomme des espèces et des idées, qui ne sont comme rien et qui représentent toutes choses, que nous créons et que nous détruisons quand il nous plaît, et que notre ignorance nous a fait imaginer pour rendre raison des choses que nous n’entendons point. Il faudrait faire voir la solidité du sentiment de ceux qui croient que Dieu est le vrai père de la lumière, qui éclaire seul tous les hommes, sans lequel les vérités les plus simples ne seraient point intelligibles, et le soleil, tout éclatant qu’il est, ne serait pas même visible ; car c’est ce sentiment qui m’a conduit à la découverte de cette vérité, qui paraît un paradoxe : que les idées qui nous représentent les créatures ne sont que des perfections de Dieu qui répondent à ces mêmes créatures et qui les représentent. En un mot il faudrait expliquer et prouver le sentiment que j’ai sur la nature des idées, et ensuite il serait facile de parler plus nettement des choses que je viens de dire ; mais cela nous mènerait trop loin. On n’expliquer tout ceci que dans le troisième livre ; l’ordre le demande ainsi. Il suffit présentement que j’apporte un exemple très-sensible et incontestable, où il se trouve plusieurs jugements confondus avec une même sensation.

Je crois qu’il n’y a personne au monde qui, regardant la lune, ne la voie environ à mille pas loin de soi, et qui ne la trouve plus grande lorsqu’elle se lève ou qu’elle se couche que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, et peut-être même qui ne croie voir seulement qu’elle est plus grande, sans penser qu’il se trouve aucun jugement dans sa sensation. Cependant il est indubitable que, s’il n’y avait point quelque espère de jugement renfermé dans sa sensation, il ne verrait point la lune dans la proximité où elle lui paraît ; et, outre cela, il la verrait plus petite lorsqu’elle se lève que lorsqu’elle est fort élevée sur l’horizon, puisque nous ne la voyons plus grande quand elle se lève qu’à cause que nous la jugeons plus éloignée par un jugement naturel dont j’ai parlé dans le sixième chapitre.

Mais, outre nos jugements naturels, que l’on peut regarder romme des sensations composées, il se rencontre dans presque toutes nos sensations un jugement libre ; car, non-seulement les hommes jugent par un jugement naturel que la douleur par exemple est dans leur main, ils le jugent aussi par un jugement libre ; non seulement ils l’y sentent, mais ils l’y croient ; et ils ont pris une si forte habitude de former de tels jugements, qu’ils ont beaucoup de peine à s’en empêcher. Cependant ces jugements sont très-faux en eux-mêmes, quoique fort utiles à la conservation de la vie ; car nos sens ne nous instruisent que pour notre corps, et tous les jugements libres qui sont conformes aux jugements des sens sont très-éloignés de la vérité.

Mais, afin de ne laisser pas toutes ces choses sans donner quelque moyen d’en découvrir les raisons, il faut reconnaître qu’il y a de deux sortes d’êtres : des êtres que notre âme voit immédiatement, et d’autres qu’elle ne connaît que par le moyen des premiers. Par exemple, lorsque j’aperçois le soleil qui se lève, j’aperçois premièrement celui que je vois immédiatement ; et parce que je n’aperçois ce premier qu’à cause qu’il y a quelque chose hors de moi qui produit certains mouvements dans mes yeux et dans mon cerveau, je juge que ce premier soleil, qui est dans mon âme, est au dehors et qu’il existe[24]

ll peut toutefois arriver que nous voyions ce premier soleil, qui est uni intimement à notre âme, sans que l’autre soit sur l’horizon et même sans qu’il existe du tout. De même, nous pouvons voir ce premier soleil plus grand lorsque l’autre se lève que quand il est fort élevé sur l’horizon ; et, quoiqu’il soit vrai que ce premier soleil que nous voyons immédiatement soit plus grand quand l’autre se lève, il ne s’ensuit pas que cet autre que nous regardons, ou vers lequel nous tournons les yeux, soit plus grand : car ce n’est pas proprement celui qui se lève que nous voyons, ce n’est pas celui que nous regardons, puisqu’il est éloigné de plusieurs millions de lieues ; mais c’est ce premier qui est véritablement plus grand et tel que nous le voyons, parce que toutes les choses que nous voyons immédiatement sont toujours telles que nous les voyons, et nous ne nous trompons que parce que nous jugeons que ce que nous voyons immédiatement se trouve dans les objets extérieurs, qui sont cause de ce que nous voyons.

De même, quand nous voyons de la lumière en voyant ce premier soleil qui est immédiatement uni à notre esprit, nous ne nous trompons pas de croire que nous en voyons ; il n’est pas possible d’en douter. Mais notre erreur est que nous voulons, sans aucune raison et même contre toute raison, que cette lumière que nous voyons immédiatement existe dans le soleil qui est hors de nous. C’est la même chose des autrès-objets de nos sens.

III. Si l’on prend garde à ce que nous avons dit dès le commencement et dans la suite de cet ouvrage, il sera facile de voir que, de toutes les choses qui se trouvent dans chaque sensation, l’erreur ne se rencontre que dans les jugements que nous faisons, que nos sensations sont dans les objets.

Premièrement, ce n’est pas une erreur d’ignorer que l’action des objets consiste dans le mouvement de quelques-unes de leurs parties, et que ce mouvement se communique aux organes de nos sens, qui sont les deux premières choses qui se trouvent dans chaque sensation ; car il y a bien de la différence entre ignorer une chose et être dans une erreur à l’égard de cette chose.

Secondement, nous ne nous trompons point dans la troisième, qui est proprement la sensation. Lorsque nous sentons de la chaleur, lorsque nous voyons de la lumière, des couleurs ou d’autres objets, il est vrai que nous les voyons, quand même nous serions frénétiques ; car il n’y a rien de plus vrai que tous les visionnaires voient ce qu’ils voient, et leur erreur ne consiste que dans les jugements qu’ils font que ce qu’ils voient existe véritablement au dehors à cause qu’ils le voient au dehors.

C’est ce jugement qui renferme un consentement de notre liberté, et par conséquent qui est sujet à l’erreur ; et nous devons toujours nous empêcher de le faire, selon la règle que nous avons mise au commencement de ce livre : que nous ne devons jamais juger de quoi que ce soit, lorsque nous pouvons nous en empêcher, et que l’évidence et la certitude ne nous y contraignent pas ; comme il arrive ici ; car, quoique nous nous sentions extrêmement portés, par une habitude très-forte, à juger que nos sensations sont dans les objets, comme que la chaleur est dans le feu et les couleurs dans les tableaux, cependant nous ne voyons point de raison certaine et évidente qui nous presse et qui nous oblige à le croire ; et ainsi nous nous soumettons volontairement à l’erreur, par le mauvais usage que nous faisons de notre liberté, quand nous formons librement de tels jugements.


CHAPITRE XV.
Explication des erreurs particulières de la vue, pour servir d’exemple des erreurs générales de nos sens.


Nous avons donné, ce me semble, assez d’ouverture pour reconnaître les erreurs de nos sens à l’égard des qualités sensibles en général, desquelles on a parlé à l’occasion de la lumière et des couleurs, que l’ordre demandait qu’on expliquât. Il semble qu'on devrait maintenant descendre un peu dans le particulier et examiner en détail les erreurs où chacun de nos sens nous porte ; mais on ne s’arrêtera pas à ces choses, parce qu’après ce que l’on a déjà dit, un peu d’attention suppléera facilement à des discours en nuyeux que l’on serait obligé de faire. On va seulement rapporter les erreurs générales où notre vue nous fait tomber touchant la lumière et les couleurs, et Fon croit que cet exemple suffira pour faire reconnaître les erreurs de tous les autres sens.

Lorsque nous avons regardé quelques moments le soleil, voici ce qui se passe dans nos yeux et dans notre âme, et les erreurs dans lesquelles nous tombons.

Ceux qui savent les premiers éléments de la dioptrique et quelque chose de la structure admirable des yeux, n’ignorent pas que les rayons du soleil souffrent réfraction dans le cristallin et dans les autres humeurs, et qu’ils se rassemblent ensuite sur la rétine ou nerf optique, qui tapisse tout le fond de l’œil, de la même manière que les rayons du soleil qui traversent une loupe ou verre convexe se rassemblent au foyer ou point brûlant de ce verre, à deux, trois ou quatre pouces de lui, à proportion de sa convexité. Or, l’expérience apprend que si on met au foyer de cette loupe quelque petit morceau d’étoffe ou de papier noir, les rayons du soleil font une si grande impression sur cette étoffe ou sur ce papier, et ils en agitent les petites parties avec tant de violence, qu’ils les rompent et les séparent les unes des autres ; en un mot, qu’ils les brûlent ou les réduisent en fumée et en cendres[25].

Ainsi l’on doit conclure de cette expérience que si le nerf optique était noir, et que si la prunelle ou le trou de l’uvée par laquelle la lumière entre dans les yeux s’élargissait pour laisser librement passer les rayons du soleil, au lieu qu’elle se rétrécit pour les en empêcher, il arriverait la même chose à notre rétine qu’à cette étoffe ou à ce papier noir, et ses fibres seraient si fort agitées qu’elles seraient bientôt rompues et brûlées. C’est pour cette raison que la plupart des hommes sentent une grande douleur s’ils regardent pour un moment le soleil, parce qu’ils ne peuvent si bien fermer le trou de la prunelle qu’il n’y passe toujours assez de rayons pour agiter les filets du nerf optique avec beaucoup de violence et avec quelque sujet de craindre qu’ils ne se rompent.

L’âme n’a aucune connaissance de tout ce que nous venons de dire ; et quand elle regarde le soleil, elle n’aperçoit ni son nerf optique ni qu’il y ait du mouvement dans ce nerf ; mais cela n’est pas une erreur, ce n’est qu’une simple ignorance. La première erreur où elle tombe est qu’elle juge que la douleur qu’elle sent est dans son œil.

Si, incontinent après qu’on a regardé le soleil, on entre dans un lieu fort obscur les yeux ouverts, cet ébranlement des fibres du nerf optique causé par les rayons du soleil diminue et se change peu à peu. C’est là tout le changement que l’on peut concevoir dans les yeux. Cependant ce n’est pas ce que l’âme aperçoit, mais seulement une lumière blanche et jaune ; et la seconde erreur est qu’elle juge que la lumière qu’elle voit est dans ses yeux ou sur une muraille proche de nous.

Enfin l’agitation des fibres de la rétine diminue toujours et cesse peu à peu ; car lorsqu’un corps a été ébranlé, on n’y doit rien concevoir autre chose qu’une diminution de son mouvement ; mais ce n’est point encore ce que l’âme sent dans ses yeux. Elle voit que la couleur blanche devient orangée, puis se change en rouge, et enfin en bleue. Et la troisième erreur où nous tombons est que nous jugeons qu’il y a dans notre œil ou sur une muraille proche de nous des changements qui diffèrent bien davantage que du plus et du moins, à cause que les couleurs bleue, orangée et rouge que nous voyons diffèrent entre elles bien autrement que du plus et du moins.

Voilà quelques erreurs où nous tombons touchant la lumière et les couleurs ; et ces erreurs nous font encore tomber en beaucoup d’autres, comme nous l’allons expliquer dans les chapitres suivants.


CHAPITRE XVI.
I. Que les erreurs de nos sens nous servent de principes généraux et fort féconds pour tirer de fausses conclusions, lesquelles servent. de principes à leur tour. — II. Origine des différences essentielles. — III. Des formes substantielles. — IV. De quelques autres erreurs de la philosophie de l’école.


I. On a, ce me semble expliqué suffisamment, pour des personnes qui ne sont point préoccupées et qui sont capables de quelque attention d’esprit, en quoi consistent nos sensations et les erreurs générales qui s’y trouvent. Il est maintenant à propos de montrer qu’on s’est servi de ces erreurs générales comme de principes incontestables pour expliquer toutes choses ; qu'on en a tiré une infinité de fausses conséquences qui ont aussi à leur tour servi de principes pour tirer d’autres conséquences, et qu’ainsi on a composé peu à peu ces sciences imaginaires sans corps et sans réalité après lesquelles on court aveuglément, mais qui, semblables à des fantômes, ne laissent autre chose à ceux qui les embrassent que la confusion et la honte de s’être laissé séduire, ou ce caractère de folie qui fait qu’on prend plaisir à se repaître d’illusions et de chimères. C’est ce qu’il faut montrer en particulier par des exemples.

On a déjà dit que nous avions coutume d’attribuer aux objets nos propres sensations, et que nous jugions que les couleurs, les odeurs, les saveurs et les autres qualités sensibles se trouvaient dans les corps que nous appelons colorés, odoriférants, savoureux, et ainsi des autres. On a reconnu que c’est une erreur. Il faut présentement montrer que nous nous servons de cette erreur comme d’un principe pour tirer de fausses conséquences, et qu’en suite nous regardons ces dernières conséquences commes d’autres principes sur lesquels nous continuons d’appuyer nos raisonnements. En un mot, il faut exposer ici les démarches que fait l’esprit humain dans la recherche de quelques vérités particulières lorsque ce faux principe, que nos sensations sont dans les objets, lui paraît incontestable.

Mais, afin de rendre ceci plus sensible, prenons quelque corps en particulier dont on rechercherait la nature, et voyons ce que ferait un homme qui voudrait, par exemple, connaître ce que c’est que du miel et du sel. La première chose que ferait cet homme serait d’en examiner la couleur, l’odeur, la saveur, et les autres qualités sensibles, quelles sont celles du miel et celles du sel, en quoi elles conviennent, en quoi elles diffèrent, et le rapport qu’elles peuvent encore avoir avec celles des autres corps. Cela fait, voici à peu près la manière dont il raisonnerait ; supposé qu’il crùt comme un principe incontestable que les sensations fussent dans les objets des sens.

II. Toutes les choses que je sens en goûtant, en voyant et en maniant ce miel et ce sel sont dans ce miel et dans ce sel. Or il est indubitable que ce que je sens dans le miel diffère essentiellement de ce que je sens dans le sel. La blancheur du sel diffère sans doute bien davantage que du plus et du moins de la couleur du miel, et la douceur du miel de la saveur piquante du sel : et par conséquent, il faut qu’il y ait une différence essentielle entre le miel et le sel ; puisque tout ce que je sens dans l’un et dans l’autre ne diffère pas seulement du plus et du moins, mais qu’il diffère essentiellement.

Voilà la première démarche que cette personne ferait ; car sans doute il ne peut juger que le miel et le sel diffèrent essentiellement que parce qu’il trouve que les apparences de l’un diffèrent essentiellement de celles de l’autre, c’est-à-dire que les sensations qu’il a du miel diffèrent essentiellement de celles qu’il a du sel, puisqu’il n’en juge que par l’impression qu’ils font sur les sens. Il regarde donc ensuite sa conclusion comme un nouveau principe duquel il tire d’autres conclusions en cette sorte.

III. Puis donc que le miel et le sel et les autres corps naturels diffèrent essentiellement les uns des autres, il s’ensuit que ceux-la se trompent lourdement qui nous veulent faire croire que toute la différence qui se trouve entre ces corps ne consiste que dans la différente configuration des petites parties qui les composent. Car puisque la figure n’est point essentielle aux différents corps, que la figure de ces petites parties qu’ils imaginent dans le miel change, le miel demeurera toujours miel, quand même ces parties auraient la figure des petites parties du sel. Ainsi, il faut de nécessité qu’il se trouve quelque substance qui, étant jointe à la matière première commune in tous les différents corps, fasse qu’ils diffèrent essentiellement les uns des autres.

Voila la seconde démarche que ferait cet homme, et l’heureuse découverte des formes substantielles : ces substances fécondes qui font tout ce que nous voyons dans la nature, quoiqu’elles ne subsistent que dans l’imagination de notre philosophe. Mais voyons les propriétés qu’il va libéralement donner à cet être de son invention, car il ôtera sans doute à toutes les autres substances les propriétés qui leur sont les plus essentielles pour l’en revêtir.

IV. Puis donc qu’il se trouve dans chaque corps naturel deux substances qui le composent, l’une qui est commune au miel et au sel et à tous les autres corps, et l’autre qui fait que le miel est miel, que le sel est sel, et que tous les autres corps sont ce qu’ils sont, il s’ensuit que la première, qui est la matière, n’ayant point de contraire et étant indifférente à toutes les formes, doit demeurer sans force et sans action, puisqu’elle n’a pas besoin de se défendre. Mais pour les autres, qui sont les formes substantielles, elles ont besoin d’être toujours accompagnées de qualités et de facultés pour les défendre. Il faut quelles soient toujours sur leurs gardes, de peur d’être surprises : qu’elles travaillent continuellement à leur conservation, à étendre leur domination sur les matières voisines, et à pousser leurs conquêtes le plus avant quelles pourront, parce que si elles étaient sans force, ou si elles manquaient d’agir, d’autres formes les viendraient surprendre et les anéantiraient aussitôt. Il faut donc quelles combattent toujours, et quelles nourrissent des antipathies et ces haines irréconciliables contre ces formes ennemies qui ne cherchent qu’a les détruire.

Que s’il arrive qu’une forme s’empare de la matière d’une autre. que la forme (le cadavre, par exemple, s’empare du corps d’un chien, il ne faut pas que cette forme se contente d’anéantir la forme du chien, il faut que sa haine se satisfasse dans la destruction de toutes les qualités qui ont suivi le parti de son ennemie. Il faut aussitôt que le poil du cadavre soit blanc d’une blancheur de création nouvelle ; que son sang soit rouge d’une rougeur qui ne soit point suspecte ; que tout ce corps soit couvert de qualités fidèles à leur maîtresse, et qu’elles la défendent selon le peu de forces qu’ont les qualités d’un corps mort, qui doivent bientôt périr à leur tour. Mais parce qu’on ne peut pas toujours combattre et que toutes choses ont un lieu de repos, il faut sans doute que le feu, par exemple, ait son centre, où il tâche toujours d’aller par sa légèreté et par son inclination naturelle, afin de se reposer, de ne brûler plus, et de quitter même sa chaleur qu’il ne gardait ici-bas que pour sa défense.

Voilà une petite partie des conséquences que l’on tire de ce dernier principe, qu’il y a des formes substantielles, lesquelles conséquences on a fait conclure à notre philosophe avec un peu trop de liberté, car d’ordinaire les autres disent ces mêmes choses plus sérieusement qu’il n’a fait ici.

Il y a encore une infinité d’autres conséquences que tire tous les jours chaque philosophe, selon son humeur et son inclination, selon la fécondité ou la stérilité de son imagination ; car ce ne sont que ces choses qui les font différer les uns des autres.

On ne s’arrète point ici à combattre ces substances chimériques, d’autres personnes les ont assez examinées. Ils ont assez fait voir que les formes substantielles ne furent jamais dans la nature, et quelles servent à tirer un très-grand nombre de conséquences fausses, ridicules et même contradictoires. On se contente d’avoir reconnu leur origine dans l’esprit de l’homme, et qu’elles doivent ce qu’elles sont aujourd’hui à ce préjugé commun à tous les hommes, que les sensations sont dans les objets qu’ils sentent[26]. Car si l’on considère avec un peu d’attention ce que nous avons déjà dit, savoir, qu’il est nécessaire pour la conservation du corps que nous ayons des sensations essentiellement différentes, quoique les impressions que les objets font sur notre corps ne différent que très-peu, on verra clairement que c’est à tort qu’on s’imagine de si grandes différences dans les objets de nos sens.

Mais il faut que je dise ici en passant qu’on ne trouve rien à redire à ces termes de forme et de différence essentielle. Le miel est sans doute miel par sa forme, et c’est ainsi qu’il diffère essentiellement du sel ; mais cette forme ou cette différence essentielle ne consiste que dans la différente configuration de ses parties. C’est cette différente configuration qui fait que le miel est miel et que le sel est sel ; et quoiqu’il ne soit qu’accidente à la matière en général d’avoir la configuration des parties du miel ou du sel, et ainsi d’avoir la forme du miel ou du sel, on peut dire cependant qu’il est essentiel au miel et au sel, pour être ce qu’ils sont, d’avoir une telle ou telle configuration dans leurs parties : de même que les sensations de froid, de chaud, du plaisir et de la douleur ne sont point essentielles à l’âme, mais seulement à l’âme qui les sent ; parce que c’est par ces sensations qu’elle est appelée à sentir du chaud, du froid, du plaisir et de la douleur.


CHAPITRE XVII.
I. Autre exemple tiré de la morale, lequel fait voir que nos sens ne nous offrent que de faux biens. — II. Qu’il n’y a que Dieu qui soit notre bien. — III. Origine des erreurs des épicuriens et des stoïciens.


On a rapporté des preuves qui font, ce me semble, assez voir que ce préjugé, que nos sensations sont dans les objets est un principe très-fécond en erreurs dans la physique. Il en faut maintenant apporter d’autres tirées de la morale. dans laquelle ce même préjugé joint avec celui-ci, que les objets de nos sens sont les véritables causes de nos sensations, est aussi très-dangereux.

I. Il n’y a rien de si commun dans le monde que de voir des personnes qui s’attachent aux biens sensibles : les uns aiment la musique, les autres la bonne chère, et d’autres enfin sont passionnés pour d’autres choses. Or, voici à peu près de quelle manière ils doivent avoir raisonné pour s’être persuadé que tous ces objets sont des biens. Toutes ces saveurs agréables qui nous plaisent dans les festins, ces sons qui flattent l’oreille et ces autres plaisirs que nous sentons en d’autres occasions, sont sans doute renfermés dans les objets sensibles, ou tout au moins ces objets nous les font sentir, et nous ne pouvons les goûter que par leur moyen. Or il n’est pas possible de douter que le plaisir ne soit bon, que la douleur ne soit mauvaise : nous en sommes intérieurement convaincus ; et par conséquent les objets de nos passions sont des biens très-réels, auxquels nous devons nous attacher pour être heureux.

Voilà le raisonnement que nous faisons d’ordinaire presque sans y penser. Ainsi, c’est à cause que nous croyons que nos sensations sont dans les objets, ou bien que les objets ont en eux-mêmes le pouvoir de nous les faire sentir, que nous considérons comme nos biens des choses au-dessus desquelles nous sommes infiniment élevés, qui ne peuvent au plus agir que sur nos corps et produire quelques mouvements dans leurs fibres ; mais qui ne peuvent jamais agir sur nos âmes, ni nous faire sentir du plaisir ou de la douleur[27]

II. Certainement. si ce n’est pas notre âme qui agit sur elle-même à l’occasion de ce qui se passe dans le corps, il n’y a que Dieu seul qui ait ce pouvoir ; et si ce n’est point elle qui se cause du plaisir ou de la douleur selon la diversité des ébranlements des fibres de son corps, comme il y a toutes les apparences, puisqu’elle sent du plaisir et de la douleur sans qu’elle y consente, je ne connais point d’autre main assez puissante pour les lui faire sentir que celle de l’auteur de la nature.

En effet, il n’y a que Dieu qui soit notre véritable bien. Il n’y a que lui qui puisse nous combler de tous les plaisirs dont nous sommes capables. Ce n’est que dans sa connaissance et dans son amour qu’il a résolu de nous les faire sentir ; et ceux qu’il a attachés aux mouvements qui se passent dans notre corps afin que nous eussions soin de sa conservation, sont très-petits, très-faibles et de très-peu de durée, quoique, dans l’état où le péché nous a réduits, nous en soyons comme esclaves. Mais ceux qu’il fera sentir à ses élus dans le ciel seront infiniment plus grands, puisqu’il nous a faits pour le connaître et pour l’aimer. Car enfin l’ordre demandant que l’on ressente de plus grands plaisirs lorsqu’on possède de plus grands biens, puisque Dieu est infiniment au-dessus de toutes choses, le plaisir de ceux qui le posséderont surpassera certainement tous les plaisirs.

III. Ce que nous venons de dire de la cause de nos erreurs à l’égard du bien fait assez connaître la fausseté des opinions qu’avaient les stoïciens et les épicuriens touchant le souverain bien. Les épicuriens le mettaient dans le plaisir ; et parce qu’on le sent aussi bien dans le vice que dans la vertu, et même plus ordinairement dans le premier que dans l’autre, on a cru communément qu’il se laissaient aller à toutes sortes de voluptés.

Or, la première cause de leur erreur est que, jugeant faussement qu’il y avait quelque chose d’agréable dans les objets de leurs sens, ou qu’ils étaient les véritables causes des plaisirs qu’ils sentaient ; étant outre cela convaincus, par le sentiment intérieur qu’ils avaient d’eux-mêmes, que le plaisir était un bien pour eux, au moins pour le temps qu’ils en jouissaient, ils se laissaient aller à toutes les passions, desquelles ils n’appréhendaient point de souffrir quelque incommodité dans la suite. Au lieu qu’ils devaient considérer que le plaisir que l’on sent dans les choses sensibles ne peut être dans ces choses comme dans leurs véritables causes ni d’une autre manière, et par conséquent que les biens sensibles ne peuvent être des biens à l’égard de notre âme, et le reste que nous avons expliqué.

Les stoïciens, persuadés au contraire que les plaisirs sensibles n’étaient que dans le corps et pour le corps, et que l’âme devait avoir son bien particulier, mettaient le bonheur dans la vertu. Or, voici la source de leurs erreurs.

C’est qu’ils croyaient que le plaisir et la douleur sensibles n’étaient point dans l’âme, mais seulement dans le corps ; et ce faux jugement leur servait ensuite de principe pour d’autres fausses conclusions, comme : que la douleur n’est point un mal, ni le plaisir un bien ; que les plaisirs des sens ne sont point bons en eux-mêmes ; qu’ils sont communs aux hommes et aux bêtes, etc. Cependant il est facile de voir que, quoique les épicuriens et les stoïciens aient eu tort en bien des choses, ils ont eu raison en quelques-unes. Car le bonheur des bienheureux ne consiste que dans une vertu accomplie, c’est-à-dire dans la connaissance et l’amour de Dieu, et dans un plaisir très-doux qui les accompagne sans cesse.

Retenons donc bien que les objets extérieurs ne renferment rien d’agréable ni de fâcheux, qu’ils ne sont point les causes de nos plaisirs, que nous n'avons point de sujet de les craindre ni de les aimer ; mais qu’il n’y a que Dieu qu’il faille craindre et qu’il faille aimer, comme il n’y a que lui qui soit assez puissant pour nous punir et pour nous récompenser, pour nous faire sentir du plaisir et de la douleur ; enfin que ce n’est qu’en Dieu et que de Dieu que nous devons espérer les plaisirs, pour lesquels nous avons une inclination si forte, si naturelle et si juste.


CHAPITRE XVIII.
I. Que nos sens nous portent à l'erreur en des choses même qui ne sont point sensibles. — II. Exemple tiré de la conversation des hommes. — III. Qu’il ne faut point s’arrêter aux manières sensibles.


Nos sens ne nous trompent pas seulement à l’égard de leurs objets, comme de la lumière, des couleurs, et des autres qualités sensibles ; ils nous séduisent même touchant les objets qui ne sont point de leur ressort, en nous empêchant de les considérer avec assez d’attention pour en porter un jugement solide. C’est ce qui mérite bien d’être expliqué.

I. L’attention et l’application de l’esprit aux idées claires et distinctes que nous avons des objets est la chose du monde la plus nécessaire pour découvrir ce qu’ils sont véritablement. Car de même qu’il n’est pas possible de voir la beauté de quelque ouvrage sans ouvrir les yeux et sans le regarder fixement, ainsi l’esprit ne peut pas voir évidemment la plupart des choses avec les rapports qu’elles ont les unes aux autres, s’il ne les considère avec attention. Or, il est certain que rien ne nous détourne davantage de l’attention aux idées claires et distinctes que nos propres sens ; et par conséquent, rien ne nous éloigne davantage de la vérité, et ne nous jette sitôt dans l’erreur.

Pour bien concevoir cette vérité, il est absolument nécessaire de savoir que les trois manières dont l’âme aperçoit, savoir, par les sens, par l’imagination et par l’esprit, ne la touchent pas toutes également, et que par conséquent elle n’apporte pas une pareille attention à tout ce qu’elle aperçoit par leur moyen ; car elle s’applique beaucoup à ce qui la touche beaucoup, et elle est peu attentive à ce qui la touche peu.

Or ce qu’elle aperçoit par les sens la touche et l’applique extrêmement, ce qu’elle connaît par l’imagination la touche beaucoup moins ; mais ce que l’entendement lui représente, je veux dire ce qu’elle aperçoit par elle-même ou indépendamment des sens et de l’imagination, ne la réveille presque pas. Personne ne peut douter que la plus petite douleur des sens ne soit plus présente à l’esprit et ne le rende plus attentif que la méditation d’une chose de beaucoup plus grande conséquence.

La raison de ceci est que les sens représentent les objets comme présents, et que l’imagination ne les représente que comme absents. Or, il est à propos que, de plusieurs biens ou de plusieurs maux proposés à l’âme, ceux qui sont présents la touchent et l’appliquent davantage que les autres qui sont absents, parce qu’il est nécessaire que l’âme se détermine promptement sur ce qu’elle doit faire en cette rencontre. Ainsi, elle s’applique beaucoup plus à une simple piqûre qu’à des spéculations fort relevées, et les plaisirs et les maux de ce monde font même plus d’impression sur elle que les douleurs terribles et les plaisirs infinis de l’éternité.

Les sens appliquent donc extrêmement l’âme à ce qu’ils lui représentent. Or, comme elle est limitée et qu’elle ne peut nettement concevoir beaucoup de choses à la fois, elle ne peut apercevoir nettement ce que l’entendement lui représente dans le même temps que les sens lui offrent quelque chose à considérer. Elle laisse donc les idées claires et distinctes de l’entendement, propres cependant à découvrir la vérité des choses en elles-mêmes ; et elle s’applique uniquement aux idées confuses des sens qui la touchent beaucoup, et qui ne lui représentent point les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu’elles ont avec son corps.

II. Si une personne, par exemple, veut expliquer quelque vérité, il est nécessaire qu’il se serve de la parole, et qu’il exprime ses mouvements et ses sentiments intérieurs par des mouvements et des manières sensibles. Or, l’âme ne peut dans le même temps apercevoir distinctement plusieurs choses. Ainsi, ayant toujours une grande attention à ce qui lui vient par les sens, elle ne considère presque point les raisons qu’elle entend dire. Mais elle s’applique beaucoup au plaisir sensible qu’elle a de la mesure des périodes, des rapports des gestes avec les paroles, de l’agrément du visage, enfin de l’air et de la manière de celui qui parle. Cependant après qu’elle a écouté, elle veut juger, c’est la coutume. Ainsi, ses jugements doivent être différents, selon la diversité des impressions qu’elle aura reçues par les sens.

Si, par exemple, celui qui parle s’énonce avec facilité, s’il garde une mesure agréable dans ses périodes, s’il a l’air d’un honnête homme et d’un homme d’esprit, si c’est une personne de qualité, s’il est suivi d’un grand train, s’il parle avec autorité et avec gravité, si les autres l’écoutent avec respect et en silence ; s’il a quelque réputation et quelque commerce avec les esprits du premier ordre ; enfin s’il est assez heureux pour plaire ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu’il avancera, et il n’y aura pas jusqu’à son collet et à ses manchettes qui ne prouvent quelque chose.

Mais s’il est assez malheureux pour avoir des qualités contraires à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne prouvera jamais rien ; qu’il dise les plus belles choses du monde, on ne les apercevra jamais. L’attention des auditeurs n’étant qu’à ce qui touche les sens, le dégoût qu’ils auront de voir un homme si mal composé les occupera tout entiers et empêchera l’application qu’ils devraient avoir à ses pensées. Ce collet sale et chiffonné fera mépriser celui qui le porte et tout ce qui peut venir de lui ; et cette manière de parler de philosophe et de rêveur fera traiter de rêveries et d’extravagances ces hautes et sublimes vérités, dont le commun du monde n’est pas capable.

Voilà quels sont les jugements des hommes. Leurs yeux et leurs oreilles jugent de la vérité, et non pas la raison, dans les choses même qui ne dépendent que de la raison, parce que les hommes ne s’appliquent qu’aux manières sensibles et agréables, et qu’ils n’apportent presque jamais une attention forte et sérieuse pour découvrir la vérité.

III. Qu’y a-t-il cependant de plus injuste que de juger des choses par la manière, et de mépriser la vérité parce qu’elle n’est pas revêtue d’ornements qui nous plaisent et qui flattent nos sens ? Il devrait être honteux à des philosophes et à des personnes qui se piquent d’esprit, de rechercher avec plus de soin ces manières agréables que la vérité même, et de se repaître plutôt l’esprit, de la vanité des paroles, que de la solidité des choses. C’est au commun des hommes, c’est aux âmes de chair et de sang à se laisser gagner par des périodes bien mesurées et par des figures et des mouvements qui réveillent les passions.

Omnia enim stolidi mngis admirantur, amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt ;
Veraque constituunt, quæ belle tangere possunt
Aures, et lepido quæ sunt fucata sonore.

Mais les personnes sages tâchent de se défendre contre la force maligne et les charmes puissants de ces manières sensibles. Les sens leur imposent aussi bien qu’aux autres hommes, puisqu’en effet ils sont hommes ; mais ils méprisent les rapports qu’ils leur font. Ils imitent ce fameux exemple des juges de l’Aréopage, qui défendaient rigoureusement à leurs avocats de se servir de ces paroles et de ces figures trompeuses ; et qui ne les écoutaient que dans les ténèbres, de peur que les agréments de leurs paroles et de leurs gestes ne leur persuadassent quelque chose contre la vérité et la justice, et afin qu’ils pussent davantage s’appliquer à considérer la solidité de leurs raisons.


CHAPITRE XIX.
Deux autres exemples. — I. Le premier, de nos erreurs touchant la nature des corps. — II. Le second, de celles qui regardent les qualités de ces mêmes corps.


Il est certain que la plupart de nos erreurs ont pour première cause cette forte application de l’âme à ce qui lui vient par les sens, et cette nonchalance où elle est pour les choses que l’entendement pur lui représente. On vient d’en donner un exemple de fort grande conséquence pour la morale, tiré de la conversation des hommes ; en voici encore d’autres tirés du commerce que l’on a avec le reste de la nature, lesquels il est absolument nécessaire de remarquer pour la physique.

I. Une des principales erreurs où l’on tombe en matière de physique, c’est que l’on s’imagine qu’il y beaucoup plus de substance dans les corps qui se font beaucoup sentir que dans les autres qu’on ne sent presque pas. La plupart des hommes croient qu’il y a bien plus de matière dans l’or et dans le plomb que dans l’air et dans l’eau ; et les enfants même, qui n’ont point remarqué par les sens les effets de l’air, s’imaginent ordinairement que ce n’est rien de réel.

L’or et le plomb sont fort pesants, fort durs et fort sensibles ; L’eau et l’air au contraire ne se font presque pas sentir. De là les hommes concluent que les premiers ont bien plus de réalité que les autres, ou qu’il y a plus de matière dans un pied cube d’or que dans un pied cube d’air. Ils jugent de la vérité des choses par l’impression sensible qui nous trompe toujours, et ils négligent les idées claires et distinctes de l’esprit qui ne nous trompent jamais, parce que le sensible nous touche et nous applique, et que l’intelligible nous endort. Ces faux jugements regardent la substance des corps ; en voici d’autres sur les qualités des mêmes corps.

II. Les hommes jugent presque toujours que les objets qui excitent en eux des sensations plus agréables sont les plus parfaits et les plus purs, sans savoir seulement en quoi consiste la perfection et la pureté de la matière, et même sans s’en mettre en peine.

Ils disent, par exemple, que de la fange est impure et que de l’eau très-claire est fort pure. Mais les chameaux qui aiment l’eau bourbeuse, et ces animaux qui se plaisent dans la fange, ne seraient pas de leur sentiment. Ce sont des bêtes, il est vrai. Mais les personnes qui aiment les entrailles de la bécasse et les excréments de la fouine ne disent pas que c’est de l’impureté, quoiqu’ils le disent de ce qui sort de tous les autres animaux. Enfin, le musc et l’ambre sont estimés généralement de tous les hommes, de ceux même qui croient que ce ne sont que des excréments.

Certainement on ne juge de la perfection de la matière et de sa pureté que par rapport à ses propres sens ; et de là il arrive que les sens étant différents dans tous les hommes, comme on l’a suffisamment expliqué, ils doivent juger très-diversement de la perfection et de la pureté de la matière. Ainsi, les livres qu’ils composent tous les jours sur les perfections imaginaires qu’ils attribuent à certains corps sont nécessairement remplis d’erreurs dans une variété tout à fait étrange et bizarre, puisque les raisonnements qu’ils contiennent ne sont appuyés que sur les idées fausses, confuses et irrégulières de nos sens.

Il ne faut pas que des philosophes disent que la matière est pure ou impure, s’ils ne savent ce qu’ils entendent précisément par ces mots de pur et d’impur ; car il ne faut pas parler sans savoir ce que l’on dit, c’est-à-dire, sans avoir des idées distinctes qui répondent aux termes dont on se sert. Or, s’ils avaient fixé des idées claires et distinctes à l’un et à l’autre de ces mots, ils verraient que ce qu’ils appellent pur serait souvent très-impur, et que ce qui leur parait impur se trouverait souvent très-pur.

S’ils voulaient, par exemple, que cette matière-là fût la plus pure et la plus parfaite dont les parties seraient les plus déliées et les plus faciles à se mouvoir, l’or, l’argent et les pierres précieuses seraient des corps extrêmement imparfaits, et l’air et le feu seraient au contraire très-parfaits. Quand de la chair viendrait à se corrompre et à sentir mauvais, ce serait alors qu’elle commencerait à se perfectionner, et une charogne puante serait un corps bien plus parfait que la chair ordinaire.

Que si au contraire ils voulaient que les corps les plus parfaits fussent ceux dont les parties seraient les plus grosses, les plus solides et les plus difficiles à remuer, de la terre serait plus parfaite que de l’or, et l’air et le feu seraient les corps les plus imparfaits.

Que si on ne veut pas attacher aux termes de pur et de parfait les idées distinctes dont je viens de parler, il est permis d’en substituer d’autres en leur place. Mais si on prétend ne définir ces mots que par des notions sensibles, on confondre éternellement toutes choses, puisqu’on ne fixera jamais la signification des termes qui les expriment. Tous les hommes, comme l’on a déjà prouvé, ont des sensations bien différentes des mêmes objets ; donc on ne doit pas définir ces objets par les sensations qu’on’en a, si on ne veut parler sans s’entendre, et mettre la confusion partout.

Mais au fond je ne vois pas qu’il y ait de matière, fùt-ce celle dont les cieux sont composés, qui contienne en soi plus de perfection que les autres. Toute matière ne semble capable que de figures et de mouvements, et il lui est égal d’avoir des figures et des mouvements réguliers, ou d’en avoir d’irréguliers. La raison ne nous dit pas que le soleil soit plus parfait ni plus lumineux que la boue, ni que ces beautés de nos romans et de nos poëtes aient aucun avantage sur les cadavres les plus corrompus. Ce sont nos sens faux et trompeurs qui nous le disent. On a beau se récrier ; toutes les railleries et les exclamations paraîtront froides et badines à ceux qui examineront attentivement les raisons qu’on a apportées.

Ceux qui savent seulement sentir croient que le soleil est plein de lumière ; mais ceux qui savent sentir et raisonner ne le croient pas, pourvu qu’ils sachent aussi bien raisonner qu’ils savent sentir. On est très-persuadé que ceux même qui défèrent le plus au témoignage de leurs sens entreraient dans le sentiment où l’on est s’ils avaient bien médité les choses que l’on a dites. Mais ils aiment trop les illusions de leurs sens ; il y a trop long-temps qu’ils obéissent à leurs préjugés, et leur âme s’est trop oubliée pour reconnaître que c’est à elle-même qu’appartiennent toutes les perfections qu’elle s’imagine voir dans les corps.

Ce n’est pas aussi à ces sortes de gens que l’on parle ; on se met peu en peine de leur approbation et de leur estime : ils ne veulent pas écouter, ils ne peuvent donc pas juger. Il suffit qu’on défende la vérité et qu’on ait l’approbation de ceux qui travaillent sérieusement à se délivrer des erreurs de leurs sens et à user bien des lumières de leur esprit. On leur demande seulement qu’ils méditent ces pensées avec le plus d’attention qu’ils pourront, et qu’ils jugent, qu’ils les condamnent ou qu’ils les approuvent. On les soumet à leur jugement, parce que par leur méditation ils ont acquis sur elles droit de vie et de mort, qui ne peut leur être contesté sans injustice.


CHAPITRE XX.
Conclusion de ce premier livre. — I. Que nos sens ne nous sont donnés que pour notre corps. — II. Qu’il faut douter de ce qu’ils nous rapportent. — III. Que ce n’est pas peu que de douter comme il faut.


Nous avons, ce me semble, assez découvert les erreurs générales où nos sens nous portent, soit à l’égard de leurs propres objets, soit à l’égard des choses qui ne peuvent être aperçues que par l’entendement ; et je ne crois pas qui en suivant leur rapport nous tombions dans aucune erreur dont on ne puisse reconnaître la cause par les choses que nous venons de dire, pourvu qu’on les veuille un peu méditer.

I. Nous avons encore vu que nos sens sont très-fidèles et très-cxacts pour nous instruire des rapports que tous les corps qui nous environnent ont avec le nôtre, mais qu’ils sont incapables de nous apprendre ce que ces corps sont en eux-mêmes ; que, pour en faire un bon usage, il ne faut s’en servir que pour conserver sa santé et sa vie, et qu’on ne les peut assez mépríser quand ils veulent s’élever jusqu’à se soumettre l’esprit. C’est la principale chose que je souhaite que l’on retienne bien de tout ce premier livre. Que l’on conçoive bien que nos’sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps ; qu’on se fortifie dans cette pensée, et que pour se délivrer de l’ignorance ou l’on est on cherche d’autres secours que ceux qu’ils nous fournissent.

II. Que s’il se trouve quelques personnes, comme sans doute il n’y en aura que trop, qui ne soient point persuadées de ces dernières propositions par les choses qu’on a dites jusqu’ici, on leur demande encore bien moins. Il suffit qu’ils entrent seulement en quelque défiance de leurs sens ; et s’ils ne peuvent pas rejeter entièrement leurs rapports comme faux et trompeurs, on leur demande seulement qu’ils doutent sérieusement que ces rapports soient entièrement vrais.

Et véritablement il me semble qu’on en a assez dit pour jeter au moins quelque scrupule dans lesprit des personnes raisonnables, et par conséquent pour les exciter à se servir de leur liberté autrement qu’ils n’ont fait jusqu’à présent ; car s’ils peuvent entrer dans quelque doute que les rapports de leurs sens soient vrais, ils auront aussi plus de facilité à retenir leur consentement, et à s’empêcher ainsi de tomber dans les erreurs où ils sont tombés jusqu’ici, principalement s’ils se souviennent de la règle qui est au commencement de ce traité : qu’on ne doit jamais donner un consentement entier qu’à des choses qui paraissent entièrement évidentes, et auxquelles on ne peut s’abstenir de consentir sans reconnaître avec une entière certitude que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne s’y rendait pas.

III. Au reste, qu’on ne s’imagine pas avoir peu avancé si on a seulement appris à douter. Savoir douter par esprit et par raison n’est pas si peu de chose qu’on le pense ; car, il faut le dire ici, il y a bien de la différence entre douter et douter. On doute par emportement et par brutalité, par aveuglement et par malice ; et enfin par fantaisie, et parce que l’on veut douter. Mais on doute aussi par prudence et par défiance, par sagesse et par pénétration d’esprit. Les académiciens et les athées doutent de la première sorte, les vrais philosophes doutent de la seconde : le premier doute est un doute de ténèbres, qui ne conduit point à la lumière, mais qui en éloigne toujours ; le second soutenait de la lumière, et il aide en quelque façon à la produire à son tour.

Ceux qui ne doutent que de la première façon ne comprennent pas ce que c’est que douter avec esprit ; ils se raillent de ce que M. Descartes apprend à douter dans la première de ses Méditations métaphysiques, parce qu’il leur semble qu’il n’y a qu’à douter par fantaisie, et qu’il n’y a qu’à dire en général que notre nature est infirme ; que notre esprit est plein d’aveuglement ; qu’il faut avoir un grand soin de se défaire de ses préjugés, et autres choses semblables. Ils pensent que cela suffit pour ne plus se laisser séduire à ses sens et pour ne plus se tromper du tout. Il ne suffit pas de dire que l’esprit est faible ; il faut lui faire sentir ses faiblesses. Ce n’est pas assez de dire qu’il est sujet à l’erreur ; il faut lui découvrir en quoi consistent ses erreurs. C’est ce que nous croyons avoir commencé de faire dans ce premier livre, en expliquant la nature et les erreurs de nos sens ; et nous allons poursuivre notre même dessein, en expliquant dans le second la nature et les erreurs de notre imagination..



  1. Livre 6.
  2. Voy. les Éclaircissements.
  3. Voy. les Éclaircissements.
  4. Les géomètres n’aiment pas la vérité, mais la connaissance de la vérité, quoiqu’on le dise autrement.
  5. Voy. les Éclaircissements.
  6. S. Grégoire hom. 39, sur les Évangiles.
  7. Voy. les Éclaircissements.
  8. Deus ab initio constituit hominem et reliquit illum in manu consilii sui, adjecit mandata et præcepta sua, etc. Eccli. 15, 11.
  9. 1. Voy. les Éclaircissements.
  10. Journal des Savants du 12 nov. 1668.
  11. Le germe de l’œuf est une petite tache blanche qui est sur le jaune.— Voy. le liv. De formatione pulli ta oro M. Malpighi. — Voy. Miraculum naturœ de M. Swammerdam.
  12. Voy. la Dioptrique de M. Descartes.
  13. Voy. le chap. 9, vers la fin. et ma Réponse à M. Régís, ci-dessous.
  14. Voy. le chap. 3 de la deuxième partie du sixième livre.
  15. L’âme ne fait point tous les jugements que je lui attribue, ces jugements naturels ne sont que des sensations ; et je ne parle ainsi, qu’afin de mieux expliquer les choses. Yoy. l’art. 4 du ch. 7.
  16. Voy. les Eclaircissements sur ce ch. dans la Réponse à M. Régis.
  17. Voy. les Eclairc. sur ce ch. dans la Rép. à M. Régis.
  18. Voy. les Éclairc. — 2. Entr. sur la Métaph. — 3. Entr. n. 1, 2.
  19. Ce raisonnement confus, ou ce jugement naturel qui applique au corps ce que l’âme sent, n’est qu’une sensation composée. Voyez ce que j’ai dit auparavant des jugements naturels, et le premier ch. du troisième livre.
  20. J’explíquerai ci-dessous en quel sens les objets sont causes de nos sensations.
  21. Aug. Ep. 157.
  22. Voy. le ch. 7 de la seconde partie du troisième livre.
  23. Deuxième partie, ch. 7. Voy. aussi l’Éclairc. sur le même ch.
  24. Pour bien comprendre ceci il faut avoir lu ce que je dirai de la nature des idées dans le liv. 3. ou les deux prem. Entr. sur la métaph.
  25. Le papier noir brûle facilement, mais il faut une loupe plus grande ou plus convexe pour brûler du papier blanc.
  26. Ch. 10, art. 5.
  27. J’expliquera, dans le dernier livre, en quel sens les objets agissent sur le corps.