De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 3

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 157-165).
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CHAPITRE III

De l’Esprit.


L’esprit n’est autre chose qu’un assemblage d’idées et de combinaisons nouvelles. Si l’on avoit fait en un genre toutes les combinaisons possibles, l’on n’y pourroit plus porter ni invention ni esprit ; l’on pourroit être savant en ce genre, mais non pas spirituel. Il est donc évident que, s’il ne restoit plus de découvertes à faire en aucun genre, alors tout seroit science, et l’esprit seroit impossible : on auroit remonté jusqu’aux premiers principes des choses. Une fois parvenus à des principes généraux et simples, la science des faits qui nous y auroient élevés ne seroit plus qu’une science futile, et toutes les bibliotheques où ces faits sont renfermés deviendroient inutiles. Alors, de tous les matériaux de la politique et de la législation, c’est-à-dire de toutes les histoires, on auroit extrait, par exemple, le petit nombre de principes qui, propres à maintenir entre les hommes le plus d’égalité possible, donneroient un jour naissance à la meilleure forme de gouvernement. Il en seroit de même de la physique, et généralement de toutes les sciences. Alors l’esprit humain, épars dans une infinité d’ouvrages divers, seroit, par une main habile, concentré dans un petit volume de principes, à-peu-près comme les esprits des fleurs qui couvrent de vastes plaines sont, par l’art du chymiste, facilement concentrés dans un vase d’essence.

L’esprit humain, à la vérité, est en tout genre fort loin du terme que je suppose. Je conviens volontiers que nous ne serons pas sitôt réduits à la triste nécessité de n’être que savants ; et qu’enfin, grace à l’ignorance humaine, il nous sera long-temps permis d’avoir de l’esprit.

L’esprit suppose donc toujours invention. Mais quelle différence, dira-t-on, entre cette espece d’invention et celle qui nous fait obtenir le titre de génies ? Pour la découvrir, consultons le public. En morale et en politique, il honorera, par exemple, du titre de génies et Machiavel et l’auteur de l’Esprit des Lois, et ne donnera que le titre d’hommes de beaucoup d’esprit à la Rochefoucauld et à la Bruyere. L’unique différence sensible qu’on remarque entre ces deux especes d’hommes, c’est que les premiers traitent de matieres plus importantes, lient plus de vérités entre elles, et forment un plus grand ensemble que les seconds. Or l’union d’un plus grand nombre de vérités suppose une plus grande quantité de combinaisons, et par conséquent un homme plus rare. D’ailleurs le public aime à voir du haut d’un principe toutes les conséquences qu’on en peut tirer ; il doit donc récompenser par un titre supérieur, tel que celui de génie, quiconque lui procure cet avantage en réunissant une infinité de vérités sous le même point de vue. Telle est, dans le genre philosophique, la différence sensible entre le génie et l’esprit.

Dans les arts, où par le mot de talent on exprime ce que, dans les sciences, on désigne par le mot d’esprit, il semble que la différence soit à-peu-près la même.

Quiconque, ou se modele sur les grands hommes qui l’ont déjà précédé dans la même carriere, ou ne les surpasse pas, ou n’a point fait un certain nombre de bons ouvrages, n’a pas assez combiné, n’a pas fait d’assez grands efforts d’esprit ni donné assez de preuves d’invention pour mériter le titre de génie. En conséquence on place dans la liste des hommes de talent les Regnard, les Vergier, les Campistron et les Fléchier ; lorsqu’on cite comme génies les Moliere, les la Fontaine, les Corneille et les Bossuet. J’ajouterai même à ce sujet qu’on refuse quelquefois à l’auteur le titre qu’on accorde à l’ouvrage. Un conte, une tragédie, ont un grand succès : on peut dire, de ces ouvrages qu’ils sont pleins de génie, sans oser quelquefois en accorder le titre à l’auteur. Pour l’obtenir il faut, ou, comme la Fontaine, avoir, si je l’ose dire, dans une infinité de petites pieces la monnoie d’un grand ouvrage, ou, comme Corneille et Racine, avoir composé un certain nombre d’excellentes tragédies.

Le poëme épique est dans la poésie le seul ouvrage dont l’étendue suppose une mesure d’attention et d’invention suffisante pour décorer un homme du titre de génie.

Il me reste, en finissant ce chapitre, deux observations à faire : la premiere, c’est qu’on ne désigne dans les arts par le nom d’esprit que ceux qui, sans génie ni talent pour un genre, y transportent les beautés d’un autre genre ; telles sont, par exemple, les comédies de M. de Fontenelle, qui, dénuées du génie et du talent comique, étincellent de quelques beautés philosophiques : la seconde, c’est que l’invention appartient tellement à l’esprit, qu’on n’a jusqu’à présent, par aucune des épithetes applicables au grand esprit, désigné ceux qui remplissent des emplois utiles, mais dont l’exercice n’exige point d’invention. Le même usage qui donne l’épithete de bon au juge, au financier[1], à l’arithméticien habile, nous permet d’appliquer l’épithete de sublime au poëte, au législateur, au géometre, à l’orateur. L’esprit suppose donc toujours invention. Cette invention, plus élevée dans le génie, embrasse d’ailleurs plus d’étendue de vue ; elle suppose par conséquent, et plus de cette opiniâtreté qui triomphe de toutes les difficultés, et plus de cette hardiesse de caractere qui se fraie des routes nouvelles.

Telle est la différence entre le génie et l’esprit, et l’idée générale qu’on doit attacher à ce mot esprit.

Cette différence établie, je dois observer que nous sommes forcés par la disette de la langue à prendre cette expression dans mille acceptions différentes, qu’on ne distingue entre elles que par les épithetes qu’on unit au mot esprit. Ces épithetes, toujours données par le lecteur ou le spectateur, sont toujours relatives à l’impression que fait sur lui certain genre d’idées.

Si l’on a tant de fois, et peut être sans succès, traité ce même sujet, c’est qu’on n’a point considéré l’esprit sous ce même point de vue ; c’est qu’on a pris pour des qualités réelles et distinctes les épithetes de fin, de fort, de lumineux, etc. qu’on joint au mot esprit ; c’est qu’enfin l’on n’a point regardé ces épithetes comme l’expression des effets différents que font sur nous et les diverses especes d’idées et les différentes manieres de les rendre. C’est pour dissiper l’obscurité répandue sur ce sujet que je vais, dans les chapitres suivants, tâcher de déterminer nettement les idées différentes qu’on doit attacher aux épithetes souvent unies au mot esprit.


  1. Je ne dis pas que de bons juges, de bons financiers, n’aient de l’esprit ; mais je dis seulement que ce n’est pas en qualité de juges ou de financiers qu’ils en ont, à moins que l’on ne confonde la qualité de juge avec celle de législateur.