De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 2

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 122-156).
◄  Chap. I.
Chap. III.  ►


CHAPITRE II

De l’Imagination et du Sentiment.


La plupart de ceux qui jusqu’à présent ont traité de l’imagination ont trop restreint ou trop étendu la signification de ce mot. Pour attacher une idée précise à cette expression remontons à l’étymologie du mot imagination ; il dérive du mot latin imago, image.

Plusieurs ont confondu la mémoire et l’imagination. Ils n’ont point senti qu’il n’est point de mots exactement synonymes ; que la mémoire consiste dans un souvenir net des objets qui se sont présentés à nous ; et l’imagination dans une combinaison, un assemblage nouveau d’images, et un rapport de convenances apperçues entre ces images et le sentiment qu’on veut exciter. Est-ce la terreur ? l’imagination donne l’être aux sphinx, aux furies. Est-ce l’étonnement ou l’admiration ? elle crée le jardin des Hespérides, l’île enchantée d’Armide, et le palais d’Atlant.

L’imagination est donc l’invention en fait d’images[1], comme l’esprit l’est en fait d’idées.

La mémoire, qui n’est que le souvenir exact des objets qui se sont présentés à nous, ne differe pas moins de l’imagination qu’un portrait de Louis XIV fait par Le Brun differe du tableau composé de la conquête de la Franche-Comté[2].

Il suit de cette définition de l’imagination qu’elle n’est guere employée seule que dans les descriptions, les tableaux, et les décorations. Dans tout autre cas, l’imagination ne peut servir que de vêtement aux idées et aux sentiments qu’on nous présente. Elle jouoit autrefois un plus grand rôle dans le monde ; elle expliquoit presque seule tous les phénomenes de la nature. C’étoit de l’urne sur laquelle s’appuyoit une naïade que sortoient les ruisseaux qui serpentoient dans les vallons ; les forêts et les plaines se couvroient de verdure par les soins des dryades et des napées ; les rochers détachés des montagnes étoient roulés dans les plaines par les orcades : c’étoient les puissances de l’air, sous les noms de génies ou de démons, qui déchaînoient les vents et amonceloient les orages sur les pays qu’elles vouloient ravager. Si dans l’Europe on n’abandonne plus à l’imagination l’explication des phénomenes de la physique ; si l’on n’en fait usage que pour jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes des sciences, et qu’on attende de la seule expérience la révélation des secrets de la nature ; il ne faut pas penser que toutes les nations soient également éclairées sur ce point. L’imagination est encore le philosophe de l’Inde ; c’est elle qui dans le Tunquin a fixé l’instant de la formation des perles[3] ; c’est elle encore qui, peuplant les éléments de demi-dieux, créant à son gré des démons, des génies, des fées, et des enchanteurs, pour expliquer les phénomenes du monde physique, s’est, d’une aile audacieuse, souvent élevée jusqu’à son origine. Après avoir longtemps parcouru les déserts immensurables de l’espace et de l’éternité, elle est enfin forcée de s’arrêter en un point : ce point marqué, le temps commence. L’air obscur, épais, et spiritueux, qui, selon le Taautus des Phéniciens, couvroit le vaste abyme, est affecté d’amour pour ses propres principes ; cet amour produit un mêlange, et ce mêlange reçoit le nom de desir ; ce desir conçoit le mud ou la corruption aqueuse ; cette corruption contient le germe de l’univers, et les semences de toutes les créatures. Des animaux intelligents, sous le nom de zophasémin ou de contemplateurs des cieux, reçoivent l’être ; le soleil luit ; les terres et les mers sont échauffées de ses rayons ; elles les réfléchissent, et en embrasent les airs : les vents soufflent, les nuages s’élevent, se frappent, et de leur choc rejaillissent les éclairs et le tonnerre ; ses éclats réveillent les animaux intelligents, qui, frappés d’effroi, se meuvent et fuient, les uns dans les cavernes de la terre, les autres dans les gouffres de l’océan.

La même imagination qui, jointe à quelques principes d’une fausse philosophie, avoit dans la Phénicie décrit ainsi la formation de l’univers, sut dans les divers pays débrouiller successivement le chaos de mille autres manieres différentes[4].

Dans la Grece, elle inspiroit Hésiode, lorsque, plein de son enthousiasme, il dit : « Au commencement étoient le chaos, le noir Érebe et le Tartare. Les temps n’existoient point encore, lorsque la Nuit éternelle, qui, sur des ailes étendues et pesantes, parcourait les immenses plaines de l’espace, s’abat tout-à-coup sur l’Érebe : elle y dépose un œuf ; l’Érebe le reçoit dans son sein, le féconde : l’Amour en sort. Il s’élève sur des ailes dorées, il s’unit au Chaos : cette union donne l’être aux cieux, à la terre, aux dieux immortels, aux hommes et aux animaux. Déjà Vénus, conçue dans le sein des mers, s’est élevée sur la surface des eaux ; tous les corps animés s’arrêtent pour la contempler ; les mouvements que l’Amour avoit vaguement imprimés dans toute la nature se dirigent vers la beauté. Pour la premiere fois l’ordre, l’équilibre, et le dessein, sont connus à l’univers. ».

Voilà, dans le premier siecle de la Grece, de quelle maniere l’imagination construisit le palais du monde. Maintenant, plus sage dans ses conceptions, c’est par la connoissance de l’histoire présente de la terre qu’elle s’éleve à la connoissance de sa formation. Instruite par une infinité d’erreurs, elle ne marche plus, dans l’explication des phénomenes de la nature, qu’à la suite de l’expérience ; elle ne s’abandonne à elle-même que dans les descriptions et les tableaux.

C’est alors qu’elle peut créer ces êtres et ces lieux nouveaux que la poésie, par la précision de ses tours, la magnificence de l’expression, et la propriété des mots, rend visibles aux yeux des lecteurs.

S’agit-il de peintures hardies ? l’imagination sait que les plus grands tableaux, fussent-ils les moins corrects, sont les plus propres à faire impression ; qu’on préfere à la lumiere douce et pure des lampes allumées devant les autels les jets mêlés de feu, de cendre et de fumée, lancés par l’Etna.

S’agit-il d’un tableau voluptueux ? c’est Adonis que l’imagination conduit avec l’Albane au milieu d’un bocage : Vénus y paroît endormie sur des roses ; la déesse se réveille ; l’incarnat de la pudeur couvre ses joues, un voile léger dérobe une partie de ses beautés ; l’ardent Adonis les dévore ; il saisit la déesse, triomphe de sa résistance ; le voile est arraché d’une main impatiente, Vénus est nue, l’albâtre de son corps est exposé aux regards du desir : et c’est là que le tableau reste vaguement terminé, pour laisser aux caprices et aux fantaisies variées de l’amour le choix des caresses et des attitudes.

S’agit-il de rendre un fait simple sous une image brillante, d’annoncer, par exemple, la dissension qui s’éleve entre les citoyens ? l’imagination représentera la Paix qui sort éplorée de la ville en abaissant sur ses yeux l’olivier qui lui ceint le front. C’est ainsi que dans la poésie l’imagination sait tout exposer sous de courtes images ou sous des allégories qui ne sont proprement que des métaphores prolongées.

Dans la philosophie l’usage qu’on en peut faire est infiniment plus borné ; elle ne sert alors, comme je l’ai dit plus haut, qu’à jeter plus de clarté et d’agrément sur les principes. Je dis plus de clarté, parce que les hommes, qui s’entendent assez bien lorsqu’ils prononcent des mots qui peignent des objets sensibles, tels que chêne, océan, soleil, ne s’entendent plus lorsqu’ils prononcent les mots beauté, justice, vertu, dont la signification embrasse un grand nombre d’idées. Il leur est presque impossible d’attacher la même collection d’idées au même mot ; et de là ces disputes éternelles et vives qui si souvent ont ensanglanté la terre.

L’imagination, qui cherche à revêtir d’images sensibles les idées abstraites et les principes des sciences, prête donc infiniment de clarté et d’agrément à la philosophie.

Elle n’embellit pas moins les ouvrages de sentiment. Quand l’Arioste conduit Roland dans la grotte où doit se rendre Angélique, avec quel art ne décore-t-il pas cette grotte ! Ce sont par-tout des inscriptions gravées par l’amour, des lits de gazon dressés par le plaisir : le murmure des ruisseaux, la fraîcheur de l’air, les parfums des fleurs, tout s’y rassemble pour exciter les desirs de Roland. Le poëte sait que plus cette grotte embellie promettra de plaisir et portera d’ivresse dans l’ame du héros, plus son désespoir sera violent lorsqu’il y apprendra la trahison d’Angélique, et plus ce tableau excitera dans l’ame des lecteurs de ces mouvements tendres auxquels sont attachés leurs plaisirs.

Je terminerai ce morceau sur l’imagination par une fable orientale, peut-être incorrecte à certains égards, mais très ingénieuse, et très propre à prouver combien l’imagination peut quelquefois prêter de charme au sentiment. C’est un amant fortuné qui, sous le voile d’une allégorie, attribue ingénieusement à sa maîtresse et à l’amour qu’il a pour elle les qualités qu’on admire en lui.

« J’étois un jour dans le bain : une terre odorante, d’une main aimée, passa dans la mienne. Je lui dis : Es-tu le musc ? es-tu l’ambre ? Elle me répondit : Je ne suis qu’une terre commune ; mais j’ai eu quelque liaison avec la rose ; sa vertu bienfaisante m’a pénétrée ; sans elle je ne serois encore qu’une terre commune.[5] »

J’ai, je pense, nettement déterminé ce qu’on doit entendre par imagination, et montré, dans les différents genres, l’usage qu’on en peut faire. Je passe maintenant au sentiment.

Le moment où la passion se réveille le plus fortement en nous est ce qu’on appelle le sentiment. Aussi n’entend-on par passion qu’une continuité de sentiments de même espece. La passion d’un homme pour une femme n’est que la durée de ses desirs et de ses sentiments pour cette même femme.

Cette définition donnée, pour distinguer ensuite les sentiments des sensations, et savoir quelles idées différentes on doit attacher à ces deux mots, qu’on emploie souvent l’un pour l’autre, il faut se rappeler qu’il est des passions de deux especes : les unes qui nous sont immédiatement données par la nature ; tels sont les desirs ou les besoins physiques de boire, manger, etc. : les autres qui, ne nous étant point immédiatement données par la nature, supposent l’établissement des sociétés, et ne sont proprement que des passions factices ; telles sont l’ambition, l’orgueil, la passion du luxe, etc. Conséquemment à ces deux especes de passions, je distinguerai deux especes de sentiments. Les uns ont rapport aux passions de la premiere espece, c’est-à-dire à nos besoins physiques ; ils reçoivent le nom de sensations : les autres ont rapport aux passions factices, et sont plus particulièrement connus sous le nom de sentiments. C’est de cette derniere espece dont il s’agit dans ce chapitre.

Pour s’en former une idée nette, j’observerai qu’il n’est point d’hommes sans desirs ni par conséquent sans sentiments, mais que ces sentiments sont en eux ou foibles ou vifs. Lorsqu’on n’en a que de foibles, on est censé n’en point avoir. Ce n’est qu’aux hommes fortement affectés qu’on accorde du sentiment. Est-on saisi d’effroi ? si cet effroi ne nous précipite pas dans de plus grands dangers que ceux qu’on veut éviter, si notre peur calcule et raisonne, notre peur est foible, et l’on ne sera jamais cité comme un homme peureux. Ce que je dis du sentiment de la peur, je le dis également de celui de l’amour et de l’ambition.

Ce n’est qu’à des passions bien déterminées que l’homme doit ces mouvements fougueux et ces accès auxquels on donne le nom de sentiment.

On est animé de ces passions lorsqu’un desir seul regne dans notre ame, y commande impérieusement à des desirs subordonnés. Quiconque cede successivement à des desirs différents se trompe s’il se croit passionné ; il prend en lui des goûts pour des passions.

Le despotisme, si je l’ose dire, d’un desir auquel tous les autres sont subordonnés est donc en nous ce qui caractérise la passion. Il est en conséquence peu d’hommes passionnés et capables de sentiments vifs.

Souvent même les mœurs d’un peuple et la constitution d’un état s’opposent au développement des passions et des sentiments. Que de pays où certaines passions ne peuvent se manifester, du moins par des actions ! Dans un gouvernement arbitraire, toujours sujet à mille révolutions, si les grands y sont presque toujours embrasés du feu de l’ambition, il n’en est pas ainsi d’un état monarchique où les lois sont en vigueur. Dans un pareil état, les ambitieux sont à la chaîne, et l’on n’y voit que des intrigants, que je ne décore pas du titre d’ambitieux. Ce n’est pas qu’en ce pays une infinité d’hommes ne portent en eux le germe de l’ambition : mais, sans quelques circonstances singulieres, ce germe y meurt sans se développer. L’ambition est, dans ces hommes, comparable à ces feux souterrains allumés dans les entrailles de la terre : ils y brûlent sans explosion jusqu’au moment où les eaux y pénetrent, et que, raréfiées par le feu, elles soulevent, entr’ouvrent les montagnes, en ébranlant les fondements du monde.

Dans les pays où le germe de certaines passions et de certains sentiments est étouffé, le public ne peut les connoître et les étudier que dans les tableaux qu’en donnent les écrivains célebres, et principalement les poëtes.

Le sentiment est l’ame de la poésie, et sur-tout de la poésie dramatique. Avant d’indiquer les signes auxquels on reconnoît en ce genre les grands peintres et les hommes à sentiments, il est bon d’observer qu’on ne peint jamais bien les passions et les sentiments si l’on n’en est soi-même susceptible. Place-t-on un héros dans une situation propre à développer en lui toute l’activité des passions ? pour faire un tableau vrai il faut être affecté des mêmes sentiments dont on décrit en lui les effets, et trouver en soi son modele. Si l’on n’est passionné on ne saisit jamais ce point précis que le sentiment atteint, et qu’il ne franchit jamais[6] : on est toujours en deçà ou au-delà d’une nature forte.

D’ailleurs, pour réussir en ce genre, il ne suffit pas d’être en général susceptible de passions, il faut de plus être animé de celle dont on fait le tableau. Une espece de sentiment ne nous en fait pas deviner une autre. On rend toujours mal ce que l’on sent foiblement. Corneille, dont l’ame étoit plus élevée que tendre, peint mieux les grands politiques et les héros qu’il ne peint les amants.

C’est principalement à la vérité des peintures qu’est en ce genre attachée la célébrité. Je sais cependant que d’heureuses situations, des maximes brillantes et des vers élégants, ont quelquefois au théâtre obtenu les plus grands succès ; mais, quelque mérite que supposent ces succès, ce mérite cependant n’est, dans le genre dramatique, qu’un mérite secondaire.

Le vers de caractere est, dans les tragédies, le vers qui fait sur nous le plus d’impression. Qui n’est pas frappé de cette scene où Catilina, pour réponse aux reproches d’assassinats que lui fait Lentulus, lui dit :

Crois que ces crimes
Sont de ma politique, et non pas de mon cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Forcé de se plier aux mœurs de ses complices,


il faut, ajoute-t-il, qu’un chef de conjurés prenne successivement tous les caracteres. Si je n’avois que des Lentulus dans mon parti,

Et, s’il n’étoit rempli que d’hommes vertueux,
Je n’aurois pas de peine à l’être encor plus qu’eux.

Quel caractere renfermé dans ces deux vers ! Quel chef de conjurés qu’un homme assez maître de lui pour être à son choix vertueux ou vicieux ! Quelle ambition enfin que celle qui peut, contre l’inflexibilité ordinaire des passions, plier à tous les caracteres le superbe Catilina ! Une telle ambition annonce le destructeur de Rome.

De pareils vers ne sont jamais inspirés que par les passions. Qui n’en est pas susceptible doit renoncer à les peindre. Mais, dira-t-on, à quel signe le public, souvent peu instruit de ce qui est en deçà ou au-delà d’une nature forte, reconnoîtroit-il les grands peintres de sentiments ? À la maniere, répondrai-je, dont ils les expriment. À force de méditations et de réminiscences, un homme d’esprit peut à-peu-près deviner ce qu’un amant doit faire ou dire dans une telle situation ; il peut substituer, si je peux m’exprimer ainsi, le sentiment pensé au sentiment senti : mais il est dans le cas d’un peintre qui, sur le récit qu’on lui auroit fait de la beauté d’une femme et l’image qu’il s’en seroit formée, voudroit en faire le portrait ; il feroit peut-être un beau tableau, mais jamais un tableau ressemblant. L’esprit ne devinera jamais le langage du sentiment.

Rien de plus insipide pour un vieillard que la conversation de deux amants. L’homme insensible, mais spirituel, est dans le cas du vieillard ; le langage simple du sentiment lui paroît plat ; il cherche, malgré lui, à le relever par quelque tour ingénieux qui décele toujours en lui le défaut de sentiment.

Lorsque Pelée brave le courroux du ciel, lorsque les éclats du tonnerre annoncent la présence du dieu son rival, et que Thétis intimidée, pour calmer les soupçons d’un amant jaloux, lui dit :

Va, fuis ; te montrer que je crains,
C’est te dire assez que je t’aime[7]

on sent que le danger où se trouve Pelée est trop instant ; que Thétis n’est pas dans une situation assez tranquille pour tourner aussi ingénieusement sa réponse. Effrayée de l’approche d’un dieu qui d’un mot peut anéantir son amant, et pressée de le voir partir, elle n’a proprement que le temps de lui crier de fuir, et qu’elle l’adore.

Toute phrase ingénieusement tournée prouve à-la-fois l’esprit et le défaut de sentiment. L’homme agité d’une passion, tout entier à ce qu’il sent, ne s’occupe point de la maniere dont il le dit : l’expression la plus simple est d’abord celle qu’il saisit.

Lorsque l’Amour, en pleurs aux genoux de Vénus, lui demande la grace de Psyché, et que la déesse rit de sa douleur, l’Amour lui dit :

Je ne me plaindrois pas si je pouvois mourir.


Lorsque Titus déclare à Bérénice qu’enfin le destin ordonne qu’ils se séparent pour jamais[8], Bérénice reprend :

Pour jamais !… que ce mot est affreux quand on aime !


Lorsque Palmire dit à Séide que vainement elle a tenté par ses prieres de toucher son ravisseur, Séide répond :

Quel est donc ce mortel insensible à tes larmes ?


Ces vers, et généralement tous les vers de sentiment, seront toujours simples et dans le tour et dans l’expression. Mais l’esprit, dépourvu de sentiment, nous éloignera toujours de cette simplicité ; je dirai même qu’il fera tourner quelquefois le sentiment en maxime.

Comment ne seroit-on pas à cet égard la dupe de l’esprit ? Le propre de l’esprit est d’observer, de généraliser ses observations, et d’en tirer des résultats ou des maximes. Habitué à cette marche, il est presque impossible que l’homme d’esprit qui, sans avoir senti l’amour, en voudra peindre la passion, ne mette, sans s’en appercevoir, souvent le sentiment en maxime. Aussi M. de Fontenelle a-t-il fait dire à l’un de ses bergers :

On ne doit point aimer lorsqu’on a le cœur tendre ;


idée qui lui est commune avec Quinault, qui l’exprime bien différemment lorsqu’il fait dire à Atys :

    Si j’aimois un jour, par malheur,
        Je connois bien mon cœur,
        Il seroit trop sensible.


Si Quinaut n’a point mis en maxime le sentiment dont Atys est agité, c’est qu’il sentoit qu’un homme vivement affecté ne s’amuse point à généraliser.

Il n’en est pas à cet égard de l’ambition comme de l’amour. Le sentiment, dans l’ambition, s’allie très bien avec l’esprit et la réflexion : la cause de cette différence tient à l’objet différent que se proposent ces deux passions.

Que desire un amant ? Les faveurs de ce qu’il aime. Or ce n’est point à la sublimité de son esprit, mais à l’excès de sa tendresse, que ces faveurs sont accordées. L’amour en larmes, et désespéré aux pieds d’une maîtresse est l’éloquence la plus propre à la toucher. C’est l’ivresse de l’amant qui prépare et saisit ces instants de foiblesse qui mettent le comble à son bonheur. L’esprit n’a point de part au triomphe : l’esprit est donc étranger au sentiment de l’amour. D’ailleurs l’excès de la passion d’un amant promet mille plaisirs à l’objet aimé. Il n’en est pas ainsi d’un ambitieux : la violence de son ambition ne promet aucuns plaisirs à ses complices. Si le trône est l’objet de ses desirs, et si pour y monter il doit s’appuyer d’un parti puissant, ce seroit en vain qu’il étaleroit aux yeux de ses partisans tout l’excès de son ambition ; ils ne l’écouteroient qu’avec indifférence s’il n’assignoit à chacun d’eux la part qu’il doit avoir au gouvernement, et ne leur prouvoit l’intérêt qu’ils ont de l’élever.

L’amant enfin ne dépend que de l’objet aimé ; un seul instant assure sa félicité : la réflexion n’a pas le temps de pénétrer dans un cœur d’autant plus vivement agité qu’il est plus près d’obtenir ce qu’il desire. Mais l’ambitieux a pour l’exécution de ses projets continuellement besoin du secours de toute sorte d’hommes : pour s’en servir utilement, il faut les connoître ; d’ailleurs, son succès tient à des projets ménagés avec art et préparés de loin. Que d’esprit ne faut-il pas pour les concerter et les suivre ! Le sentiment de l’ambition s’allie donc nécessairement avec l’esprit et la réflexion.

Le poëte dramatique peut donc rendre fidèlement le caractere de l’ambitieux, en mettant quelquefois dans sa bouche de ces vers sentencieux qui, pour frapper fortement le spectateur, doivent être le résultat d’un sentiment vif et d’une réflexion profonde. Tels sont ces vers où, pour justifier l’audace qu’il a de se présenter au sénat, Catilina dit à Probus qui l’accuse d’imprudence :

L’imprudence n’est pas dans la témérité,
Elle est dans un projet faux et mal concerté ;
Mais, s’il est bien suivi, c’est un trait de prudence
Que d’aller quelquefois jusques à l’insolence :
Et je sais, pour dompter les plus impérieux,
Qu’il faut souvent moins d’art que de mépris pour eux.


Ce que j’ai dit de l’ambition indique en quelles doses différentes, si je l’ose dire, l’esprit peut s’allier aux différents genres de passions.

Je finirai par cette observation ; c’est que nos mœurs et la forme de notre gouvernement ne nous permettant point de nous livrer à des passions fortes, telles que l’ambition et la vengeance, on ne cite communément ici comme peintres de sentiments que les hommes sensibles à la tendresse paternelle ou filiale, et enfin à l’amour, qui par cette raison occupe presque seul le théâtre français.


  1. On ne doit réellement le nom d’homme d’imagination qu’à celui qui rend ses idées par des images. Il est vrai que dans la conversation l’on confond presque toujours l’imagination avec l’invention et la passion. Il est cependant facile de distinguer l’homme passionné de l’homme d’imagination, puisque c’est presque toujours faute d’imagination qu’un poëte excellent dans le genre tragique ou comique ne sera souvent qu’un poëte médiocre dans l’épique ou le lyrique.
  2. Il faut se rappeler que Louis XIV se trouve peint dans ce tableau.
  3. L’imagination, soutenue de quelque tradition obscure et ridicule, enseigne à ce sujet qu’un roi du Tunquin, grand magicien, avoit forgé un arc d’or pur ; tous les traits décochés de cet arc portoient des coups mortels : armé de cet arc, lui seul mettait une armée en déroute. Un roi voisin l’attaque avec une armée nombreuse : il éprouve la puissance de cette arme, il est battu, fait un traité, et obtient pour son fils la fille du roi vainqueur. Dans l’ivresse des premieres nuits, le nouvel époux conjure sa femme de substituer à l’arc magique de son pere un arc absolument semblable. L’amour imprudent le promet, exécute sa promesse, et ne soupçonne point le crime. Mais à peine le gendre est-il armé de l’arc merveilleux, qu’il marche contre son beau-pere, le défait, et le force à fuir avec sa fille sur les côtes inhabitées de la mer. C’est là qu’un démon apparoît au roi du Tunquin, et lui fait connaître l’auteur de ses infortunes. Le pere indigné saisit sa fille, tire son cimeterre ; elle proteste en vain de son innocence, elle le trouve inflexible. Elle lui prédit alors que les gouttes de son sang se changeront en autant de perles, dont la blancheur rendra aux siecles à venir témoignage de son imprudence et de son innocence. Elle se tait, le père la frappe, le sang coule, la métamorphose commence, et la côte souillée de ce parricide est encore celle où l’on pêche les plus belles perles.
  4. Elle assure au royaume de Lao que la terre et le ciel sont de toute éternité. Seize mondes terrestres sont soumis au nôtre, et les plus élevés sont les plus délicieux. Une flamme, détachée tous les trente-six mille ans des abymes du firmament, enveloppe la terre comme l’écorce embrasse le tronc, et la résout en eau. La nature, réduite quelques instants à cet état, est revivifiée par un génie du premier ciel. Il descend, porté sur les ailes des vents ; leur souffle fait écouler les eaux, le terrain humide est desséché ; les plaines, les forêts, se couvrent de verdure, et la terre reprend sa première forme.

    Au dernier embrasement qui précéda, disent les habitants de Lao, le siècle de Xaca, un mandarin, nommé Pontabo-bamy-suan, s’abaisse sur la surface des eaux : une fleur surnage sur leur immensité ; le mandarin l’apperçoit, la partage d’un coup de son cimeterre. Par une métamorphose subite, la fleur, détachée de sa tige, se change en fille ; la nature n’a jamais rien produit de si beau. Le mandarin, épris pour elle de la plus violente ardeur, lui déclare au tendresse. L’amour de la virginité rend la fille insensible aux larmes de son amant. Le mandarin respecte sa vertu ; mais, ne pouvant se priver entièrement de sa vue, il se place à quelque distance d’elle : c’est de là qu’ils se dardent réciproquement des regards enflammés, dont l’influence est telle que la fille conçoit et enfante sans perdre sa virginité. Pour subvenir à la nourriture des nouveaux habitants de la terre, le mandarin fait retirer les eaux ; il creuse les vallées, éleve les montagnes, et vit parmi les hommes, jusqu’à ce qu’enfin, lassé du séjour de la terre, il vole vers le ciel : mais les portes lui en sont fermées, et ne se rouvrent qu’après qu’il a sur le monde terrestre subi une longue et rude pénitence. Tel est au royaume de Lao le tableau poétique que l’imagination nous fait de la génération des êtres ; tableau dont la composition variée a chez les différents peuples été plus ou moins grande ou bizarre, mais toujours donnée par l’imagination.

  5. Voyez le Gulistan, ou l’Empire des Roses, de Saadi.
  6. Dans les ouvrages de théâtre, rien de plus commun que de faire du sentiment avec de l’esprit. Veut-on peindre la vertu ? on fera exécuter en ce genre à son héros des actions que les motifs qui le portent à la vertu ne lui permettent point de faire. Il est peu de poëtes dramatiques exempts de ce défaut.
  7. Si, dans ce vers d’Ovide,
    Pignora certa petis, do pignora certa timendo,

    le Soleil dit à-peu-près la même chose à Phaéton son fils, c’est que Phaéton n’est point encore monté sur son char, ni, par conséquent, dans le moment du danger.

  8. Dans la tragédie anglaise de Cléopatre, Octavie rejoint Antoine : elle est belle ; Antoine peut reprendre du goût pour elle, Cléopatre le craint ; Antoine la rassure. « Quelle différence, lui dit-il, entre Octavie et Cléopatre ! » — « Ô mon amant, reprend-elle, quelle plus grande différence entre mon état et le sien ! Octavie est aujourd’hui méprisée ; mais Octavie est ton épouse. L’espoir immortel habite dans son ame ; il essuie ses larmes, la console dans son malheur. Demain l’hymen peut te remettre entre ses bras. Quelle est, au contraire, ma destinée ! Que l’amour se taise un moment dans ton cœur, il ne me reste aucun espoir. Je ne puis comme elle gémir près de ce que j’aime, espérer de l’attendrir, me flatter d’un retour. Un seul instant d’indifférence, et tout pour moi est anéanti, l’espace immense et l’éternité me séparent à jamais de toi. »