De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 4

DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 165-199).
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CHAPITRE IV

De l’esprit fin, de l’esprit fort.


Dans le physique, on donne le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelque peine. Dans le moral, c’est-à-dire en fait d’idées et de sentiments, on donne pareillement le nom de fin à ce qu’on n’apperçoit point sans quelques efforts d’esprit et sans une grande attention.

L’avare de Moliere soupçonne son valet de l’avoir volé ; il le fouille, et, ne trouvant rien dans ses poches, il lui dit : « Rends-moi, sans te fouiller, ce que tu m’as volé ». Ce mot d’Harpagon est fin ; il est dans le caractere d’un avare ; mais il étoit difficile de l’y découvrir.

Dans l’opéra d’Isis, lorsque la nymphe Io, pour calmer les plaintes d’Hiérax, lui dit : Vos rivaux sont-ils mieux traités que vous ? Hiérax lui répond :

Le mal de mes rivaux n’égale pas ma peine.
La douce illusion d’une espérance vaine
Ne les fait point tomber du faîte du bonheur :
Aucun d’eux, comme moi, n’a perdu votre cœur ;
Comme eux, à votre humeur sévere
Je ne suis point accoutumé.
Quel tourment de cesser de plaire,
Lorsqu’on a fait l’essai du plaisir d’être aimé !


Ce sentiment est dans la nature ; mais il est fin, il est caché au fond du cœur d’un amant malheureux. Il falloit les yeux de Quinault pour l’y appercevoir.

Du sentiment passons aux idées fines. On entend par idée fine une conséquence finement déduite d’une idée générale[1]. Je dis une conséquence, parce qu’une idée, dès qu’elle devient féconde en vérités, quitte le nom d’idée fine, pour prendre celui de principe ou d’idée générale. On dit les principes et non les idées fines d’Aristote, de Descartes, de Locke, et de Newton. Ce n’est pas que, pour remonter, comme ces philosophes, d’observations en observations, jusqu’à des idées générales, il n’ait fallu beaucoup de finesse d’esprit, c’est-à-dire beaucoup d’attention. L’attention (qu’il me soit permis de le remarquer en passant) est un microscope qui, grossissant à nos yeux les objets sans les déformer, nous y fait appercevoir une infinité de ressemblances et de différences invisibles à l’œil inattentif. L’esprit, en tout genre, n’est proprement qu’un effet de l’attention.

Mais, pour ne pas m’écarter de mon sujet, j’observerai que toute idée et tout sentiment dont la découverte suppose dans un auteur et beaucoup de finesse et beaucoup d’attention ne recevront cependant pas le nom de fins, si ce sentiment ou cette idée sont ou mis en action dans une scene ou rendus par un tour simple et naturel. Le public ne donne pas le nom de fin à ce qu’il entend sans effort. Il ne désigne jamais par les épithetes qu’il unit à ce mot d’esprit que les impressions que font sur lui les idées ou les sentiments qu’on lui présente.

Ce fait posé, on entend donc par idée fine une idée qui échappe à la pénétration de la plupart des lecteurs : or elle leur échappe lorsque l’auteur saute les idées intermédiaires nécessaires pour faire concevoir celle qu’il leur offre.

Tel est ce mot que répétoit souvent M. de Fontenelle : « On détruiroit presque toutes les religions si l’on obligeoit ceux qui les professent à s’aimer[2]. » Un homme d’esprit supplée aisément aux idées intermédiaires qui lient ensemble les deux propositions renfermées dans ce mot[3] ; mais il est peu d’hommes d’esprit.

On donne encore le nom d’idées fines aux idées rendues par un tour obscur, énigmatique et recherché. C’est moins à l’espece des idées qu’à la maniere de les exprimer qu’en général on attache le nom de fin.

Dans l’éloge de M. le cardinal Dubois, lorsque, parlant du soin qu’il avoit pris de l’éducation de M. le duc d’Orléans, régent, M. de Fontenelle dit « que ce prélat avoit tous les jours travaillé à se rendre inutile » ; c’est à l’obscurité de l’expression que cette idée doit sa finesse.

Dans l’opéra de Thétis, lorsque cette déesse, pour se venger de Pélée qu’elle croit infidele, dit,

Mon cœur s’est engagé sous l’apparence vaine
Des feux que tu feignis pour moi ;
Mais je veux l’en punir en m’imposant la peine
D’en aimer un autre que toi…


il est encore certain que cette idée et toutes les idées de cette espece ne devront le nom de fines qu’on leur donnera communément qu’au tour énigmatique sous lequel on les présente, et par conséquent au petit effort d’esprit qu’il faut faire pour les saisir. Or un auteur n’écrit que pour se faire entendre. Tout ce qui s’oppose à la clarté est donc un défaut dans le style ; toute maniere fine de s’exprimer est donc vicieuse[4] ; il faut donc être d’autant plus attentif à rendre son idée par un tour et une expression simple et naturelle, que cette idée est plus fine, et peut plus facilement échapper à la sagacité du lecteur.

Portons maintenant nos regards sur la sorte d’esprit désigné par l’épithete de fort.

Une idée forte est une idée intéressante, et propre à faire sur nous une impression vive. Cette impression peut être l’effet ou de l’idée même ou de la maniere dont elle est exprimée[5].

Une idée assez commune, mais rendue par une expression ou une image frappante, peut faire sur nous une impression assez forte. M. l’abbé Cartaut, par exemple, comparant Virgile à Lucain : « Virgile, dit-il, n’est qu’un prêtre élevé au milieu des grimaces du temple ; le caractere pleureur, hypocrite, et dévot, de son héros déshonore le poëte ; son enthousiasme semble ne s’échauffer qu’à la lueur des lampes suspendues devant les autels, et l’enthousiasme audacieux de Lucain s’allumer au feu de la foudre ». Ce qui nous frappe vivement est donc ce qu’on désigne par l’épithete de fort. Or le grand et le fort ont cela de commun, qu’ils font sur nous une impression vive ; aussi les a-t-on souvent confondus.

Pour fixer nettement les idées différentes qu’on doit se former du grand et du fort, je considérerai séparément ce que c’est que le grand et le fort, 1°. dans les idées, 2°. dans les images, 3°. dans les sentiments.

Une idée grande est une idée généralement intéressante ; mais les idées de cette espece ne sont pas toujours celles qui nous affectent le plus vivement. Les axiomes du portique ou du lycée, intéressants pour tous les hommes en général, et par conséquent pour les Athéniens, ne devoient cependant pas faire sur eux l’impression des harangues de Démosthene, lorsque cet orateur leur reprochoit leur lâcheté. « Vous vous demandez l’un à l’autre, leur disoit-il, Philippe est-il mort ? Hé ! Que vous importe, Athéniens, qu’il vive ou qu’il meure ? Quand le ciel vous en auroit délivrés, vous vous feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe. » Si les Athéniens étoient plus frappés du discours de leur orateur que des découvertes de leurs philosophes, c’est que Démosthene leur présentoit des idées plus convenables à leur situation présente, et par conséquent plus immédiatement intéressantes pour eux.

Or les hommes, qui ne connoissent en général que l’existence du mouvement, seront toujours plus vivement affectés de cette espece d’idées que de celles qui, par la raison même qu’elles sont grandes et générales, appartiennent moins directement à l’état où ils se trouvent.

Aussi ces morceaux d’éloquence propre à porter l’émotion dans les ames, et ces harangues si fortes parce qu’on y discute les intérêts actuels d’un état, ne sont-elles pas d’une utilité aussi étendue, aussi durable, et ne peuvent-elles, comme les découvertes d’un philosophe, convenir également à tous les temps et à tous les lieux.

En fait d’idées, la seule différence entre le grand et le fort, c’est que l’un est plus généralement et l’autre plus vivement intéressant[6].

S’agit-il de ces belles images, de ces descriptions ou de ces tableaux faits pour frapper l’imagination ? le fort et le grand ont ceci de commun, qu’ils doivent nous présenter de grands objets.

Tamerlan et Cartouche sont deux brigands, dont l’un vole avec quatre cent mille hommes, et l’autre avec quatre cents hommes ; le premier attire notre respect, et le second notre mépris[7].

Ce que je dis du moral je l’applique au physique. Tout ce qui par soi-même est petit, ou le devient par la comparaison qu’on en fait aux grandes choses, ne fait sur nous presque aucune impression.

Qu’on se peigne Alexandre dans l’attitude la plus héroïque, au moment qu’il fond sur l’ennemi : si l’imagination place à côté du héros l’un de ces fils de la Terre[8] qui, croissant par an d’une coudée en grosseur et de trois ou quatre coudées en hauteur, pouvoient entasser Ossa sur Pélion ; Alexandre n’est plus qu’une marionnette plaisante, et sa fureur n’est que ridicule.

Mais si le fort est toujours grand, le grand n’est pas toujours fort. Une décoration ou du temple du Destin ou des fêtes du Ciel peut être grande, majestueuse, et même sublime ; mais elle nous affectera moins fortement qu’une décoration du Tartare. Le tableau de la gloire des saints est moins fait pour étonner l’imagination que le jugement dernier de Michel-Ange.

Le fort est donc le produit du grand uni au terrible. Or, si tous les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir ; si la douleur violente fait taire tout sentiment agréable, lorsqu’un plaisir vif ne peut étouffer en nous le sentiment d’une douleur violente ; le fort doit donc faire sur nous la plus vive impression : on doit donc être plus frappé du tableau des enfers que du tableau de l’olympe.

En fait de plaisirs, l’imagination, excitée par le desir d’un plus grand bonheur, est toujours inventive ; il manque toujours quelques agréments à l’olympe.

S’agit-il du terrible ? l’imagination n’a plus le même intérêt à inventer ; elle est moins difficile en ce genre : l’enfer est toujours assez effrayant.

Telle est, dans les décorations, les descriptions poétiques, la différence entre le grand et le fort. Examinons maintenant si, dans les tableaux dramatiques et la peinture des passions, on ne retrouveroit pas la même différence entre ces deux genres d’esprit.

Dans le genre tragique, on donne le nom de fort à toute passion, à tout sentiment qui nous affecte très vivement, c’est-à-dire à tous ceux dont le spectateur peut être le jouet ou la victime.

Personne n’est à l’abri des coups de la vengeance et de la jalousie. La scene d’Atrée qui présente à son frere Thyeste une coupe remplie du sang de son fils, les fureurs de Rhadamiste qui, pour soustraire les charmes de Zénobie aux regards avides du vainqueur, la traîne sanglante dans l’Araxe, offrent donc aux regards des particuliers deux tableaux plus effrayants que celui d’un ambitieux qui s’assied sur le trône de son maître.

Dans ce dernier tableau le particulier ne voit rien de dangereux pour lui. Aucun des spectateurs n’est monarque : les malheurs qu’occasionnent souvent les révolutions ne sont pas assez imminents pour le frapper de terreur ; il doit donc en considérer le spectacle avec plaisir[9]. Ce spectacle charme les uns en leur laissant entrevoir dans les rangs les plus élevés une instabilité de bonheur qui remet une certaine égalité entre toutes les conditions, et console les petits de l’infériorité de leur état : il plaît aux autres en ce qu’il flatte leur inconstance ; inconstance qui, fondée sur le desir d’une condition meilleure, fait, à travers le bouleversement des empires, toujours luire à leurs yeux l’espoir d’un état plus heureux, et leur en montre la possibilité comme une possibilité prochaine. Il ravit enfin la plupart des hommes par la grandeur même du tableau qu’il présente, et par l’intérêt qu’on est forcé de prendre au héros estimable et vertueux que le poëte met sur la scene. Le desir du bonheur, qui nous fait considérer l’estime comme un moyen d’être plus heureux, nous identifie toujours avec un pareil personnage. Cette identification est, si je l’ose dire, d’autant plus parfaite, et nous nous intéressons d’autant plus vivement au sort heureux ou malheureux d’un grand homme, que ce grand homme nous paroît plus estimable, c’est-à-dire, que ses idées et ses sentiments sont plus analogues aux nôtres. Chacun reconnoît avec plaisir dans un héros les sentiments dont il est lui-même affecté. Ce plaisir est d’autant plus vif que ce héros joue un plus grand rôle sur la terre ; qu’il a, comme les Annibal, les Sylla, les Sertorius, et les César, à triompher d’un peuple dont le destin fait celui de l’univers. Les objets nous frappent toujours en proportion de leur grandeur. Qu’on présente au théâtre la conjuration de Gênes et celle de Rome ; qu’on trace d’une main également hardie les caracteres du comte de Fiesque et de Catilina ; qu’on leur donne la même force, le même courage, le même esprit, et la même élévation : je dis que l’audacieux Catilina emportera presque toute notre admiration ; la grandeur de son entreprise se réfléchira sur son caractere, l’agrandira toujours à nos yeux ; et notre illusion prendra sa source dans le desir même du bonheur.

En effet on se croira toujours d’autant plus heureux qu’on sera plus puissant, qu’on régnera sur un plus grand peuple, que plus d’hommes seront intéressés à prévenir, à satisfaire nos desirs, et que, seuls libres sur la terre, nous serons environnés d’un univers d’esclaves.

Voilà les causes principales du plaisir que nous fait la peinture de l’ambition, de cette passion qui ne doit le nom de grande qu’aux grands changements qu’elle fait sur la terre.

Si l’amour en a quelquefois occasionné de pareils ; s’il a décidé la bataille d’Actium en faveur d’Octave ; si, dans un siecle plus voisin du nôtre, il a ouvert aux Maures les ports de l’Espagne ; et s’il a renversé successivement et relevé une infinité de trônes ; ces grandes révolutions ne sont cependant pas des effets nécessaires de l’amour, comme elles le sont de l’ambition.

Aussi le desir des grandeurs et l’amour de la patrie, qu’on peut regarder comme une ambition plus vertueuse, ont-ils toujours reçu le nom de grands préférablement à toutes les autres passions : nom qui, transporté aux héros que ces passions inspirent, a été ensuite donné aux Corneille et aux poëtes célebres qui les ont peints. Sur quoi j’observerai que la passion de l’amour n’est cependant pas moins difficile à peindre que celle de l’ambition. Pour manier le caractere de Phedre avec autant d’adresse que l’a fait Racine, il ne falloit certainement pas moins d’idées, de combinaisons, et d’esprit, que pour tracer dans Rodogune le caractere de Cléopatre. C’est donc moins à l’habileté du peintre qu’au choix de son sujet qu’est attaché le nom de grand.

Il résulte de ce que j’ai dit que, si les hommes sont plus sensibles à la douleur qu’au plaisir, les objets de crainte et de terreur doivent, en fait d’idées, de tableaux, et de passions, les affecter plus fortement que les objets faits pour l’étonnement et l’admiration générale. Le grand est donc en tout genre ce qui frappe universellement, et le fort ce qui fait une impression moins générale, mais plus vive.

La découverte de la boussole est sans contredit plus généralement utile à l’humanité que la découverte d’une conjuration ; mais cette derniere découverte est infiniment plus intéressante pour la nation chez laquelle on conjure.

L’idée du fort une fois déterminée, j’observerai que les hommes ne pouvant se communiquer leurs idées que par des mots, si la force de l’expression ne répond pas à celle de la pensée, quelque forte que soit cette pensée, elle paroîtra toujours foible, du moins à ceux qui ne sont point doués de cette vigueur d’esprit qui supplée à la foiblesse de l’expression.

Or, pour rendre fortement une pensée, il faut, 1°. l’exprimer d’une maniere nette et précise : toute idée rendue par une expression louche est un objet apperçu à travers un brouillard ; l’impression n’en est point assez distincte pour être forte ; 2.o il faut que cette pensée, s’il est possible, soit revêtue d’une image, et que l’image soit exactement calquée sur la pensée.

En effet, si toutes nos idées sont un effet de nos sensations, c’est donc par les sens qu’il faut transmettre nos idées aux autres hommes ; il faut donc, comme j’ai dit dans le chapitre de l’imagination, parler aux yeux pour se faire entendre à l’esprit.

Pour nous frapper fortement, ce n’est pas même assez qu’une image soit juste et exactement calquée sur une idée, il faut encore qu’elle soit grande sans être gigantesque[10] : telle est l’image employée par l’immortel auteur de l’Esprit des lois, lorsqu’il compare les despotes aux sauvages qui, la hache à la main, abattent l’arbre dont ils veulent cueillir les fruits.

Il faut de plus que cette image soit neuve, ou du moins présentée sous une face nouvelle.

C’est la surprise excitée par sa nouveauté qui, fixant toute notre attention sur une idée, lui laisse le temps de faire sur nous une plus forte impression.

On atteint enfin en ce genre au dernier degré de perfection lorsque l’image sous laquelle on présente une idée est une image de mouvement. Ce tableau, toujours préféré au tableau d’un objet immobile, excite en nous plus de sensations, et nous fait en conséquence une impression plus vive. On est moins frappé du calme que des tempêtes de l’air.

C’est donc à l’imagination qu’un auteur doit en partie la force de son expression, c’est par ce secours qu’il transmet dans l’ame de ses lecteurs tout le feu de ses pensées. Si les Anglais à cet égard s’attribuent une grande supériorité sur nous, c’est moins à la force particuliere de leur langue qu’à la forme de leur gouvernement qu’ils doivent cet avantage. On est toujours fort dans un état libre, où l’homme conçoit les plus hautes pensées, et peut les exprimer aussi vivement qu’il les conçoit. Il n’en est pas ainsi des états monarchiques : dans ces pays, l’intérêt de certains corps, celui de quelques particuliers puissants, et plus souvent encore une fausse et petite politique, s’oppose aux élans du génie. Quiconque dans ces gouvernements s’éleve jusqu’aux grandes idées est souvent forcé de les taire, ou du moins contraint d’en énerver la force par le louche, l’énigmatique, et la foiblesse de l’expression. Aussi le lord Chesterfield, dans une lettre adressée à M. l’abbé de Guasco, dit, en parlant de l’auteur de l’Esprit des lois : « C’est dommage que M. le président de Montesquieu, retenu sans doute par la crainte du ministere, n’ait pas eu le courage de tout dire. On sent bien en gros ce qu’il pense sur certains sujets ; mais il ne s’exprime point assez nettement et assez fortement. On eût bien mieux su ce qu’il pensoit s’il eût composé à Londres, et qu’il fût né Anglais. »

Ce défaut de force dans l’expression n’est cependant point un défaut de génie dans la nation. Dans tous les genres, qui, futiles aux yeux des gens en place, sont avec dédain abandonnés au génie, je puis citer mille preuves de cette vérité. Quelle force d’expression dans certaines oraisons de Bossuet et certaines scenes de Mahomet ! tragédie qui peut-être, quelques critiques qu’on en fasse, est un des plus beaux ouvrages du célebre M. de Voltaire.

Je finis par un morceau de M. l’abbé Cartaut ; morceau plein de cette force d’expression dont on ne croit pas notre langue susceptible. Il y découvre les causes de la superstition égyptienne.

« Comment ce peuple n’eût-il pas été le peuple le plus superstitieux ? L’Égypte, dit-il, étoit un pays d’enchantements ; l’imagination y étoit perpétuellement battue par les grandes machines du merveilleux ; ce n’étoit par-tout que des perspectives d’effroi et d’admiration. Le prince étoit un objet d’étonnement et de terreur : semblable au foudre qui, reculé dans la profondeur des nuages, semble y tonner avec plus de grandeur et de majesté, c’étoit du fond de ses labyrinthes et de son palais que le monarque dictoit ses volontés. Les rois ne se montroient que dans l’appareil effrayant et formidable d’une puissance relevée en eux d’une origine céleste. La mort des rois étoit une apothéose ; la terre étoit affaissée sous le poids de leurs mausolées. Dieux puissants, l’Égypte étoit par eux couverte de superbes obélisques chargés d’inscriptions merveilleuses, et de pyramides énormes dont le sommet se perdoit dans les airs : dieux bienfaisants, ils avoient creusé ces lacs qui rassuroient orgueilleusement l’Égypte contre les inattentions de la nature.

« Plus redoutables que le trône et ses monarques, les temples et leurs pontifes en imposoient encore plus à l’imagination des Égyptiens. Dans l’un de ces temples étoit le colosse de Sérapis. Nul mortel n’osoit en approcher. C’étoit à la durée de ce colosse qu’étoit attachée celle du monde : quiconque eût brisé ce talisman eût replongé l’univers dans son premier chaos. Nulles bornes à la crédulité : tout dans l’Égypte étoit énigme, merveille, et mystere. Tous les temples rendoient des oracles, tous les antres vomissoient d’horribles hurlements ; par-tout on voyoit des trépieds tremblants, des pythies en fureur, des victimes, des prêtres, des magiciens qui, revêtus du pouvoir des dieux, étoient chargés de leur vengeance.

« Les philosophes, armés contre la superstition, s’éleverent contre elle ; mais bientôt engagés dans le labyrinthe d’une métaphysique trop abstraite, la dispute les y divise d’opinions ; l’intérêt et le fanatisme en profitent ; ils fécondent le chaos de leurs systêmes différents ; il en sort les pompeux mysteres d’Isis, d’Osiris, et d’Horus. Couverte alors des ténebres mystérieuses et sublimes de la théologie et de la religion, l’imposture fut méconnue. Si quelques Égyptiens l’apperçurent à la lueur incertaine du doute, la vengeance, toujours suspendue sur la tête des indiscrets, ferma leurs yeux à la lumiere et leur bouche à la vérité. Les rois même, qui, pour se mettre à l’abri de toute insulte, avoient d’abord, de concert avec les prêtres, évoqué autour du trône la terreur, la superstition, et les fantômes de leur suite ; les rois, dis-je, en furent eux-mêmes effrayés. Bientôt ils confierent aux temples le dépôt sacré des jeunes princes : fatale époque de la tyrannie des prêtres égyptiens ! Nul obstacle alors qu’on pût opposer à leur puissance. Les souverains furent ceints dès l’enfance du bandeau de l’opinion ; de libres et d’indépendants qu’ils étoient tant qu’ils ne voyoient dans ces prêtres que des fourbes et des enthousiastes soudoyés, ils en devinrent les esclaves et les victimes. Imitateurs des rois, les peuples suivirent leur exemple, et toute l’Égypte se prosterna aux pieds du pontife et de l’autel de la superstition. »

Ce magnifique tableau de M. l’abbé Cartaut prouve, je crois, que la foiblesse d’expression qu’on nous reproche, et qu’en certains genres on remarque dans nos écrits, ne peut être attribuée au défaut de génie de la nation.


  1. Les ouvrages de M. de Fontenelle en fournissent mille exemples.
  2. Ce qui peut être vrai des fausses religions n’est point applicable à la nôtre, qui nous commande l’amour du prochain.
  3. Il en est de même de cet autre mot de M. de Fontenelle : En écrivant, disoit-il, j’ai toujours tâché de m’entendre. Peu de gens entendent réellement ce mot de M. de Fontenelle. On ne sent point comme lui toute l’importance d’un précepte dont l’observation est si difficile. Sans parler des esprits ordinaires, parmi les Malebranche, les Leibnitz, et les plus grands philosophes, que d’hommes, faute de s’appliquer ce mot de M. de Fontenelle, n’ont pas cherché à s’entendre, à décomposer leurs principes, à les réduire à des propositions simples et toujours claires, auxquelles on ne parvient point sans savoir si l’on s’entend ou si l’on ne s’entend pas ! Ils se sont appuyés sur ces principes vagues dont l’obscurité est toujours suspecte à quiconque a le mot de M. de Fontenelle habituellement présent à l’esprit. Faute d’avoir, si je l’ose dire, fouillé jusqu’au terrain vierge, l’immense édifice de leur systême s’est affaissé à mesure qu’ils le construisoient.
  4. Je sais bien que les tours fins ont leurs partisans. Ce que tout le monde entend facilement, diront-ils, tout le monde croit l’avoir pensé ; la clarté de l’expression est donc une mal-adresse de l’auteur : il faut toujours jeter quelques nuages sur ses pensées. Flattés de percer ce nuage impénétrable au commun des lecteurs, et d’appercevoir une vérité à travers l’obscurité de l’expression, mille gens louent avec d’autant plus d’enthousiasme cette manière d’écrire, que, sous prétexte de faire l’éloge de l’auteur, ils font celui de leur pénétration. Ce fait est certain. Mais je soutiens qu’on doit dédaigner de pareils éloges, et résister au desir de les mériter. Une pensée est-elle finement exprimée ? il est d’abord peu de gens qui l’entendent ; mais enfin elle est généralement entendue. Or, dès qu’on a deviné l’énigme de l’expression, cette pensée est par les gens d’esprit réduite à sa valeur intrinseque, et mise fort au-dessous de cette même valeur par les gens médiocres. Honteux de leur peu de pénétration, on les voit toujours, par un mépris injuste, venger l’affront que la finesse d’un tour a fait à la sagacité de leur esprit.
  5. On désigne en Perse, par les épithetes de peintres ou de sculpteurs, l’inégale force des différents poëtes, et l’on dit en conséquence un poëte peintre, un poëte sculpteur.
  6. On dit quelquefois d’un raisonnement qu’il est fort, mais c’est lorsqu’il s’agit d’un objet intéressant pour nous : aussi ne donne-t-on pas ce nom aux démonstrations de géométrie, qui de tous les raisonnements sont sans contredit les plus forts.
  7. Tout devient ridicule sans la force, tout s’ennoblit avec elle. Quelle différence de la fripponnerie d’un contrebandier à celle de Charles-Quint !
  8. Aux yeux de ce même géant, ce César qui dit de lui, veni, vidi, vici, et dont les conquêtes étoient si rapides, lui paroîtroit se traîner sur la terre avec la lenteur d’une étoile de mer ou d’un limaçon.
  9. C’est à cette cause qu’on doit en partie rapporter l’admiration conçue pour ces fléaux de la terre, pour ces guerriers dont la valeur renverse les empires et change la face du monde. On lit leur histoire avec plaisir ; on craindroit de naître de leur temps. Il en est de ces conquérants comme de ces nuages noirs et sillonnés d’éclairs ; la foudre qui s’élance de leurs flancs fracasse, en éclatant, les arbres et les rochers. Vu de près, ce spectacle glace d’effroi ; vu dans l’éloignement, il ravit d’admiration.
  10. L’excessive grandeur d’une image la rend quelquefois ridicule. Quand le Psalmiste dit que les montagnes sautent comme des béliers, cette grande image ne fait sur nous que peu d’effet, parce qu’il est peu d’hommes dont l’imagination soit assez forte pour se faire un tableau net et vif des montagnes sautant comme des cabrits.