De l’égalité des races humaines/Chapitre 1

DE


L’ÉGALITÉ DES RACES HUMAINES.


(ANTHROPOLOGIE POSITIVE)



CHAPITRE PREMIER.

L’Anthropologie, son importance, ses définitions, son domaine.


Πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπος ἐστίν (Protagoras).

Connais-toi toi-même, Γνῶθι σεᾶυτον, Thalès et ensuite Socrate qui s’appropria si heureusement cet apophtegme ; ont atteint plus haut qu’ils ne savaient peut-être. Ils croyaient n’émettre qu’une pensée morale et ils ont posé la loi du progrès humain.

La connaissance de soi est, en elles, parallèle à celle qu’on acquiert du monde, et si l’homme devait se connaître entièrement, il n’arriverait à cette hauteur de vue qu’après avoir épuisé l’étude de tout ce qui est hors de lui. (Jules Baissac).

Il y a dans l’homme un sentiment si vif et si clair de son excellence au-dessus des bêtes, que c’est en vain que l’on prétend l’obscurcir par de petits raisonnements et de petites histoires vaines et fausses. (Nicole).

I.

IMPORTANCE DE L’ANTHROPOLOGIE.


Depuis Bacon, dont le traité De augmentatis et dignitate scientiarum est un premier essai de systématisation et de classification des sciences, l’esprit humain toujours soucieux de régulariser ses conquêtes, ne cesse de diriger ses efforts vers une ordonnance logique des différentes branches de la connaissance, afin d’en former un tout harmonique, où soient méthodiquement indiqués les degrés successifs de cette grande échelle lumineuse qui, comme dans la vision de Jacob, va de la terre au ciel, et de ses rayons embrasse l’univers et l’homme, l’espace et la pensée. La science ! c’est bien le dieu inconnu auquel l’humanité obéit souvent sans le connaître, et dont le culte grandit chaque jour, gouvernant les intelligences, subjuguant les esprits, soumettant les cœurs en dominant la raison. Les grands ouvriers de l’idée y viennent sacrifier chacun à son tour. On se dispute à l’envi le privilège de codifier les grandes lois par lesquelles elle se manifeste.

Bacon après Aristote ; après Bacon, l’Encyclopédie, Bentham[1], Ampère[2], Charma[3], Auguste Comte[4], Herbert Spencer[5], autant d’astres qui brillent sur la voie de l’humanité, ont entrepris cette œuvre d’autant plus difficile que son exécution suppose un savoir profond, universel.

Sans nous arrêter à apprécier le résultat plus ou moins remarquable auquel chacun a abouti, ou à discuter les principes de hiérarchisation adoptés par les uns et contredits par les autres, disons que dans l’ensemble des branches qui forment l’arbre de science, l’anthropologie, depuis une trentaine d’années, est l’étude qui offre le plus d’attraits aux esprits chercheurs, désireux de résoudre le grand problème de l’origine, de la nature de l’homme et de la place qu’il occupe dans la création.

Le sujet est bien digne d’ailleurs de cette émulation où l’on voit toutes les intelligences d’élite essayer de trouver une solution, sans que la controverse prenne jamais fin ; sans que le plus perspicace ou le plus savant ait rencontré une exposition tellement logique, une démonstration tellement claire, que le sens commun y tombe d’accord avec les déductions scientifiques, signalant enfin cette vérité dont on a soif, cette lumière après laquelle on aspire. C’est qu’il s’agit de l’homme : l’être vain, ondoyant et divers de Montaigne, le roseau pensant de Pascal, le primate du professeur Broca. Étudier l’homme, quoi qu’on veuille et sous quelque point de vue que l’on se place, comme naturaliste ou comme philosophe, c’est embrasser l’ensemble des caractères qui constituent l’être humain. Et combien variées ne se présentent pas les questions qui surgissent à chaque instant de l’investigation ! L’homme, c’est le dieu et la bête réunis en des proportions indéfinissables. Que l’on croise sur son chemin un être chétif et malingre, laid et difforme, ajoutant à ces disgrâces de la nature l’horreur des dépravations morales, lâche et malpropre, cynique et rampant, prêt à mordre le pied qu’il lèche et baise, trouvant enfin ses délices dans l’ordure et une joie féroce dans la perpétration du crime ; que plus loin, on se trouve en face d’un sage se livrant en holocauste pour le triomphe de la vérité et l’amélioration de ses semblables, beau et fort, doux et humble, luttant contre l’adversité avec la patience et la constance inébranlables du juste, pourra-t-on jamais se figurer qu’ils sont de la même espèce, de la même famille ? C’est pourtant ce contraste qui fait la grandeur de l’homme. Pouvant descendre jusque dans l’abîme de la plus profonde ignorance et se complaire dans les fanges du vice, il peut aussi monter jusqu’aux sommets lumineux du vrai, du bien et du beau. D’Antinoüs dont la beauté rayonne à Thersite dont la laideur grimace, de Jésus dont la bonté pardonne à Judas dont la trahison fait horreur, de Humboldt au crétin auvergnat, de Toussaint-Louverture au nègre abruti, il paraît exister une distance infranchissable ; mais, en fait, il n’y a entre eux aucune solution de continuité : tout s’harmonise et tout concorde à proclamer la dignité de l’espèce humaine placée si bas et capable de monter si haut. Assurément, que l’homme soit un animal, primate ou bimane, il sera toujours un animal privilégié, doué d’un esprit supérieur,

Sanctius his animal mentisque capacius altæ,


dont parle le poète des Métamorphoses.

L’anthropologie appelée à étudier un tel être prend une importance réelle parmi les autres sciences. Cette science, née d’hier, a reçu, dès l’abord, une impulsion tellement vigoureuse que déjà elle semble être vieille d’années, surchargée qu’elle est de formules, de doctrines, de méthodes indépendantes, offrant ensemble un appareil imposant, mais fort difficile à manier. Toutes les autres sciences deviennent insensiblement ses tributaires. Aussi celui qui voudrait s’en occuper avec une compétence indiscutable se verrait-il forcé de s’initier à tous les genres d’études et parcourir toutes les sphères de la connaissance, sans en omettre la moindre partie. Jamais étude ne fut plus complexe. Là, il faut raisonner avec assurance sur tous les sujets, qu’ils relèvent de l’esprit ou de la matière ; il faut envisager le monde et la pensée, le phénomène et le noumène, suivant la terminologie de Kant. Cela n’est pas de la force de chacun, et plus d’un anthropologiste dogmatique reculerait devant l’œuvre, s’il se pénétrait suffisamment des conditions intellectuelles requises pour bien soutenir le rôle qu’il ambitionne. L’objet principal de la science mérite cependant ce noble effort, quand bien même il faudrait refaire son éducation scientifique, en élargir la base, au prix de renoncer peut-être à certains sommets occupés par une supériorité spéciale. C’est surtout en anthropologie qu’il faut se mettre en garde contre cette spécialité exclusive qui resserre les horizons de l’esprit et le rend incapable de considérer les objets sous toutes leurs faces.

Mais est-il donné à un homme, dans notre époque de travail et d’initiative, où les grandes divisions de la science se subdivisent chaque jour à leur tour, d’embrasser toutes les notions scientifiques et d’arriver à une conception assez claire de chacune d’elles ? Assurément non. Un Pic de la Mirandole, on l’a bien des fois répété, est un phénomène impossible dans les temps actuels. Il s’agit donc, afin d’éviter une érudition dispersive et paralysante, de chercher dans les grandes divisions scientifiques celles qui sont les plus indispensables pour mettre l’anthropologiste à même de bien contrôler ses études personnelles. Peut-être trouvera-t-on ainsi une méthode sûre et lumineuse, à l’aide de laquelle on puisse atteindre le but proposé.

II.

LES DÉFINITIONS.


Ici vient se placer naturellement la question suivante : Quelles sont les connaissances qui concourent à former les données de l’anthropologie ? Chacun répondra selon le point de vue auquel la science est considérée, et là-dessus tout le monde est loin d’être d’accord.

Philosophes et savants se sont disputé le domaine de l’anthropologie. Les uns voulaient en faire une science philosophique, les autres une science purement biologique ou naturelle. De là sortent les définitions qui se croisent ou se confondent.

Parmi les philosophes, c’est surtout dans Kant que l’on trouve pour la première fois une déünition systématique, rompant positivement avec l’idée que les savants s’en sont faite depuis Blumenbach. On sait que le savant philosophe de Kœnigsberg a écrit un traité d’Anthropologie pragmatique ; mais c’est dans un autre de ses ouvrages qu’il définit ce qu’il entend par cette expression. « La physique, dit-il, a en effet, outre sa partie empirique, sa partie rationnelle. De même de l’éthique. Mais on pourrait désigner plus particulièrement sous le nom d’anthropologie pratique, la partie empirique de cette dernière science et réserver spécialement celui de morale pour la partie rationnelle[6] ». Cette division de l’éthique en « anthropologie pragmatique[7] » et en « morale proprement dite » peut paraître bizarre, mais elle s’accorde parfaitement avec la méthode générale de l’éminent philosophe qui distinguait dans toute notion pouvant résister à la critique de la raison, l’objectif et le subjectif, l’être et la pensée.

L’école kantienne a longtemps conservé la même définition et attaché aux mêmes mots les mêmes idées, sauf les évolutions de forme que le kantisme a subies, en passant du maître à Hegel. Celui-ci, qui a ruiné le prestige des spéculations métaphysiques, à force de controverser sur les notions les plus claires, a touché à toutes les branches des connaissances humaines, dans une série de travaux un peu confus, mais d’où sortent parfois des fulgurations brillantes, à travers le dédale d’une terminologie trop arbitraire pour être toujours savante.

Ainsi l’anthropologie, selon Hegel, est la science qui considère les qualités de l’esprit encore engagé dans la nature et lié au monde matériel par son enveloppe corporelle, union qui est le premier moment ou, plus clairement, la première détermination de l’être humain ! « Cet état fondamental de l’homme, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dit-il, fait l’objet de l’anthropologie[8]. » On sent bien ici que la définition de Kant a passé de l’idéalisme transcendental de Fichte à la philosophie de l’identité absolue de Schelling, pour aboutir à l’idéalisme absolu dont la Philosophie de l’esprit de Hegel est le couronnement.

Cette enveloppe corporelle de l’esprit serait difficilement acceptée par les spiritualistes orthodoxes. Je doute fort que M. Janet ou le professeur Caro consentent jamais à lui faire une place dans leurs doctrines philosophiques ; mais c’est déjà trop s’attarder dans cette promenade à travers les entités et les quiddités. Ce dont on pourrait s’étonner à juste titre, c’est que Kant et son école ignorassent les travaux de ses savants contemporains sur l’anthropologie, telle qu’elle est constituée depuis la fin du siècle dernier. Son Anthropologie pragmatique date de l’année 1798. Or, en 1764, Daubenton avait publié son beau travail Sur les différences de positions du trou occipital dans l’homme et les animaux ; vinrent ensuite les dissertations de Camper[9] et de Sœmmering[10], la thèse inaugurale de Blumenbach[11], qui, réunies au discours de Buffon sur L’homme et les variétés humaines paru dès 1749, donnèrent à la science anthropologique une consécration suffisante pour qu’elle fût nettement distinguée des autres connaissances humaines. Aussi est-ce intentionnellement que Kant avait adopté la rubrique sous laquelle il exposa ses idées sur la morale pratique ! Non-seulement il avait donné au mot anthropologie une signification et une définition autres que celles que les savants y ont attachées ; mais en outre il contesta la propriété de ce terme adapté aux études naturelles de l’homme. « Pour ce qui est, dit-il, des simples crânes et de leur forme, qui est la base de leur figure, par exemple du crane des nègres, de celui des Kalmoucs, de celui des Indiens de la mer du Sud, etc., tels que Camper et surtout Blumenbach les ont décrits, ils sont plutôt l’objet de la géographie physique que de l’anthropologie pratique[12]. »

Hegel qui ne fait que présenter les idées du maître sous une forme nouvelle, passe légèrement sur la question des races humaines, en s’arrêtant pour le fond à l’opinion de Kant. « La différence des races, dit-il, est encore une différence naturelle, c’est·à-dire une différence qui se rapporte à l’âme naturelle. Comme telle, celle-ci est en rapport avec les différences géographiques de la contrée où les hommes se réunissent en grandes masses[13]. »

Mais d’autre part, les savants, sans s’inquiéter des opinions du grand philosophe, continuèrent à travailler dans leurs sphères et, avec Blumenbach, persistèrent à considérer le mot anthropologie comme synonyme d’histoire naturelle de l’homme. Cette acception une fois reçue et consacrée, les naturalistes réclamèrent, comme on devait bien s’y attendre, le privilège exclusif de s’occuper de la science anthropologique de préférence à tous les autres savants qui n’y travailleraient qu’à titre de simple tolérance. Rien de plus rationnel au prime abord. Mais, en y regardant de plus près, on découvre un fait incontestable : c’est que la méthode imposée à l’histoire naturelle quand il s’agit d’étudier les minéraux, les végétaux et les animaux inférieurs à l’homme, ne peut toujours s’adapter à l’étude complète de ce dernier venu de la création. Tandis que la conformation des êtres inférieurs tend essentiellement à réaliser la vie végétative et animale, celle de l’homme tend invinciblement à la vie sociale qu’il finit toujours par réaliser, en constituant sa propre histoire.

Cette distinction est assez considérable pour que, dès le premier essai de systématisation de la science, un certain schisme se soit manifesté parmi les naturalistes même. Il fallait savoir si l’homme ainsi distingué devait pourtant entrer dans le cadre des classifications adoptées généralement pour toute la série zoologique, ou s’il ne fallait pas en faire plutôt une catégorie particulière.

Linné qui, le premier, fit entrer l’homme dans la série animale, le classa parmi ses primates, à côté des singes, des chéiroptères et des bradypes. Quel événement ! Le roi de la création placé ainsi parmi les animaux les plus laids et les moins gracieux ! Quelques naturalistes, humiliés de voir grouper leur espèce en si grossière et vile compagnie, se révoltèrent contre la taxonomie du grand naturaliste suédois[14]. Blumenbach[15] divisa bientôt l’ordre des primates en bimanes et quadrumanes et mit l’homme dans la première catégorie, en l’isolant des autres animaux de toute la distance d’un ordre. Lacépède[16] que son âme élevée, l’ampleur de son esprit devait naturellement conduire à voir en lui-même un modèle humain placé si loin et tellement au-dessus des singes, adopta la classification de l’éminent naturaliste allemand. Quand à cette école vint s’ajouter le poids et l’autorité de l’opinion de l’immortel Cuvier[17], dont la haute personnalité domine toute l’histoire des sciences naturelles, dans la première moitié de ce siècle, tout sembla s’incliner dans le sens d’une distinction ordinale entre l’homme et les autres animaux qui circulent à la surface du globe et au sein de l’océan immense.

Ce qui a frappé les savants qui ont voulu isoler l’espèce humaine du reste du règne animal, c’est la grande sociabilité de l’homme et le résultat qu’il en acquiert. « L’homme n’est homme, a écrit Buffon, que parce qu’il a su se réunir à l’homme[18]. »

Ce besoin de la société ne se rencontre avec tout son développement que dans l’humanité. D’autres animaux, sans doute, vont par bande et poussent parfois le sentiment de la solidarité au point de se sacrifier pour le salut de leur communauté, en déployant une énergie qui nous étonne ; mais à qui viendra-t-il à l’esprit de comparer ces mouvements instinctifs et accidentels à la constance raisonnée que met l’homme, même à travers les luttes les plus sanglantes, à la constitution de la société ? Une idée hautement philosophique domine d’ailleurs toutes les autres considérations. Chaque être a ici-bas des conditions en dehors desquelles il lui est impossible de réaliser sa destinée, c’est-à-dire de développer toute la somme d’aptitudes dont il est doué. Or, dans toute l’échelle de la création, les individus isolés peuvent se suffire à eux-mêmes, pourvu qu’ils aient l’énergie suffisante pour lutter contre les difficultés matérielles des milieux où ils séjournent. Mais l’homme ne se suffit jamais à lui-même. L’orgueil ou la misanthropie dépressive, qui lui inspire parfois l’idée de cet isolement, n’est jamais autre chose qu’un cas pathologique décelant toujours une lésion quelconque de l’organisme. C’est que l’homme a besoin de l’homme pour le perfectionnement et pour l’étude même de sa personnalité propre. Goethe, réunissant à la science du naturaliste et du philosophe la compréhension large du poète, a dit quelque part :

Der Mensch erkennt sich, nur in Menschen, nur
Das Leben lernt Jedem was er sei !

Rien de plus vrai. L’homme n’apprend à se connaître que dans son semblable et le commerce de la vie seul enseigne à chacun sa propre valeur. Mais revenons aux discussions des naturalistes, s’efforçant d’établir la place de l’homme dans les classifications zoologiques.

L’autorité de Cuvier reposait sur des titres vraiment solides. Créateur réel de l’anatomie comparée qui n’a été que vaguement étudiée dans les travaux de Vic d’Azir et de Daubenton, travaux peu remarquables si on veut envisager les importantes acquisitions déjà faites à la science par Aristote, Cuvier était mieux que personne à même de trancher la question, à savoir si l’homme mérite une place à part dans l’échelle zoologique. Aussi ses opinions et celles de son école devinrent-elles bientôt l’expression de l’orthodoxie scientifique.

Bien plus ! Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, suivant les traces de son père illustre dans la culture d’une science dont les attraits ne le cèdent à aucun autre, mais gardant l’indépendance d’esprit qui caractérise le vrai savant, enchérit sur l’école classique, en proposant de reconnaître un règne humain. Ici, non-seulement l’homme est séparé des animaux supérieurs, mais encore il occupe une place à part dans la création. Il surpasse tout en dignité et en prééminence. Hollard, Pruner-Bey, M. de Quatrefages pour ne citer que quelques noms, se sont réunis à l’opinion de l’auteur de la théorie de la variabilité limitée de l’espèce. Mais tout excès affaiblit. Les savants qui se déclarèrent partisans du règne humain, ne purent nier que l’homme ne soit un animal soumis aux mêmes exigences naturelles que les autres animaux, tant par ses fonctions organiques que par sa conformation anatomique. Le mot règne dut perdre dans cette théorie la signification ordinaire qu’il a en histoire naturelle et il en fut fait bon marché. On perdit donc de vue le terrain sur lequel s’étaient placés Blumenbach et Cuvier, pour ne considérer que les hautes qualités intellectuelles et morales qui font de nous une espèce unique en son genre.

En effet, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, reconnaissant que les différences taxonomiques qui séparent le groupe humain des groupes simiens ne sont que des différences familiales et non ordinales, revenait, intentionnellement ou non, au giron des naturalistes qui avaient adopté, avec plus ou moins de modifications, le système de classification de Linné, tels que Bory de Saint-Vincent, Lesson, etc. Il en résulta une espèce de compromis à l’aide duquel chaque opinion resta maîtresse de son camp, en négligeant le reste. Lacenaire, appelé à dire son mot au public qui l’écoutait avec un charme toujours nouveau, formula enfin cette transaction : « Oui, par sa forme, par sa structure, par l’ensemble de ses dispositions organiques, dit-il l’homme est un singe ; mais par son intelligence, par les créations de sa pensée, l’homme est un dieu. » Le savant professeur se tira ainsi d’une position délicate avec une adresse non commune ; mais là ne s’arrêta pas la lutte.

L’école orthodoxe avait puisé sa principale force dans le crédit des doctrines spiritualistes qui régnèrent souverainement sur les esprits, au commencement de ce siècle. L’idéalisme allemand et le rationalisme français y aboutissaient. Mais il n’en fut pas longtemps ainsi. Bientôt la psychologie, enfermée jusque-là dans l’enceinte de la métaphysique, fut envahie par une cohorte de profanes. De toutes parts, on se mit à contrôler les pensées et les actions humaines, en s’efforçant de les expliquer par des impulsions physiologiques. La chimie donnant la main à la physiologie, la libre pensée se liguant avec la science, on vit d’illustres savants nier catégoriquement l’origine divine et la précellence de l’intelligence humaine, pour ne la regarder que comme le résultat d’une simple fonction du cerveau. — Le mot fut enfin lâché : Ohne Phosphorus, kein Gedanke, s’écria Moleschott. Toute la génération scientifique dont la première efflorescence date de 1850 prit parti pour la nouvelle école. Le phosphore détrôna l’esprit divin et on lui fit tout l’honneur de la pensée. En vain cria-t-on au matérialisme. Quand M. Flammarion, un des rares savants spiritualistes de ces temps-ci, eut écrit son livre de combat, Dieu dans la nature, sa voix, quoique empreinte d’une onction merveilleuse, limpide comme le langage de Platon, eut moins d’écho que celle de M. Louis Büchner. La force ou l’énergie fut reconnue comme partie intégrante de la matière. Ce qui était considéré comme une manifestation divine, parut un simple phénomène organique, nutrition ou désassimilation des tissus, excitation ou dépression nerveuse ! L’ingratitude humaine oublia toutes les belles tirades écloses sous l’inspiration du mens agitat molem et le spiritualisme dut en prendre son deuil. C’en était fait. Les esprits fatigués de controverse et rassasiés de spéculations, se réfugièrent dans le positivisme d’Auguste Comte ou l’évolutionisme de M. Herbert Spencer, quand ils purent échapper à la philosophie de l’inconscient de Hartmann. — De fiers lutteurs, tels que les Paul Janet, les Renouvier, les Saisset, surtout le professeur Caro, poussant le courage aussi loin que leur conviction, ont lutté et luttent encore ; mais le courant ne peut être remonté.

Toute évolution philosophique entraîne inévitablement une évolution adéquate dans les théories scientifiques, de même que celles-ci agissent lentement sur la désagrégation et la transformation des idées courantes. L’influence des théories régnantes n’a donc pas besoin d’être expliquée. L’homme est aujourd’hui généralement considéré comme un animal quelconque. Pour la majeure partie des savants, il ne diffère des autres animaux que par quelques degrés de supériorité. Dans les classifications les mieux reçues, il est replacé dans la première famille de l’ordre des primates. Il naît, vit et meurt, est condamné au travail, et subit toutes les transformations imposées par les lois naturelles, selon les exigences des milieux où il traîne son existence. L’éclair de l’intelligence luit encore sur son front ; mais ce n’est plus cette couronne antique, c’est le modeste attribut d’un roi détrôné devenu le premier parmi ses égaux dans la république zoologique.

Cette petite course, à travers les broussailles de la philosophie, a été nécessaire pour nous aider à bien comprendre les définitions que les naturalistes donnent à l’anthropologie. Elles se ressentent généralement du point de vue où ils se sont placés pour considérer le sujet.

« L’anthropologie est la branche de l’histoire naturelle, qui traite de l’homme et des races humaines, » dit M. Topinard[19]. D’après le savant professeur, cette définition renferme les suivantes :

1o « L’anthropologie est la science qui a pour objet l’étude du groupe humain, considérée dans son ensemble, dans ses détails et dans ses rapports avec le reste de la nature. » (Broca).

2o « L’anthropologie est une science pure et concrète ayant pour but la connaissance complète du groupe humain considéré : 1o dans chacune des quatre divisions typiques (variété, race, espèce, s’il y a lieu) comparées entre elles et à leurs milieux respectifs ; 2o dans son ensemble, dans ses rapports avec le reste de la faune. » (Bertillon).

3o « L’anthropologie est l’histoire naturelle de l’homme faite monographiquement, comme l’entendrait un zoologiste étudiant un animal. » (de Quatrefages).

Il y a bien loin, on doit en convenir, de ces définitions à celles des philosophes ; mais pour nous qui pensons que l’histoire naturelle de l’homme, à quelque point de vue où l’on se place, ne sera jamais bien faite si on l’étudie exactement comme on étudierait un autre animal, nous considérerons l’anthropologie comme « l’étude de l’homme au point de vue physique, intellectuel et moral, à travers les différentes races qui constituent l’espèce humaine. » Cette définition diffère sensiblement de celles des savants regardés à juste titre comme les maîtres de la science ; cependant malgré la grande autorité de leur opinion, je n’ai pas cru devoir m’y ranger. Je ne donne pas la mienne pour la meilleure ; mais elle répond admirablement au plan que je compte suivre dans le cours de cet ouvrage et fait aussi prévoir quelles sont les connaissances que je crois indispensables à l’anthropologiste.

Je divise ces connaissances en quatre grandes classes, en suivant autant que possible la hiérarchisation adoptée par Auguste Comte et l’école positiviste. En premier lieu, nous placerons les sciences cosmologiques où il faut embrasser la géologie, la physique, la chimie inorganique, la géographie et l’ethnographie.

Viendront ensuite les sciences biologiques réunissant l’anatomie, la chimie organique, la physiologie, la botanique, la zoologie, la paléontologie et l’ethnologie.

Viennent encore les sciences sociologiques comprenant l’histoire, l’archéologie, la linguistique, l’économie politique, la statistique et la démographie.

On ajoutera enfin les sciences philosophiques proprement dites, comprenant la jurisprudence, la théologie, la psychologie, l’esthétique et la morale.

III

DOMAINE DE L’ANTHROPOLOGIE.

D’aucuns penseront sans doute qu’on peut facilement s’occuper d’anthropologie sans s’astreindre à étudier particulièrement toutes les sciences dont nous avons essayé d’esquisser une classification rapide. Mais bien grave serait cette erreur. Sans cette préparation préalable, l’esprit le mieux fait manquera toujours de certaines bases de jugement, en l’absence desquelles on est incapable de se former une opinion personnelle sur les questions les plus discutées et les plus importantes. Faut-il le dire ? Même armé de ces connaissances générales, on serait parfois bien embarrassé si on n’en suivait pas certaines subdivisions jusqu’à leur dernière constatation scientifique. Peut-être aurais-je ajouté les sciences mathématiques si je ne pensais pas que pour trouver une méthode d’investigation suffisamment claire, point n’est besoin d’appliquer à la craniométrie les calculs trigonométriques proposés par le Dr Broca. Car des difficultés ajoutées à d’autres difficultés ne suffisent pas pour les aplanir ; c’est l’effet tout contraire qu’elles produisent. Parmi les mathématiques appliquées, les notions de mécanique, par exemple, peuvent être nécessaires à celui qui étudie l’organisation du corps humain, lorsqu’il s’agit de se rendre compte de certains mouvements de locomotion ou de chorégraphie qui semblent incompatibles avec la station droite, propre à l’espèce humaine. Dans la marche, dans la course et la danse, les bras exécutent des balancements savants, au point de vue de l’équilibre, sans qu’on en ait le moindre soupçon. Cependant les anatomistes les plus distingués n’en parlent qu’avec la plus grande sobriété. Combien moins doit-on s’en occuper, quand il ne s’agit pas de constater les lois d’équilibre, mais des caractères différentiels de race ou de type.

Il faut aussi observer que la plupart des ethnographes, au lieu de considérer l’ethnographie comme l’étude descriptive des peuples qui sont répandus sur la surface du globe, en font une science générale de l’humanité. Dans cette opinion, c’est leur science qui englobe l’anthropologie reléguée alors au second plan. Au dire de M. Castaing, « l’anthropologie craquerait de toutes parts, si elle essayait d’englober seulement le quart de ce que l’ethnographie embrasse, sans contrainte[20]. » Est-ce pourtant la faute des ethnographes si les notions les plus logiques sont ainsi troublées et renversées ? N’est-ce pas plutôt celle des anthropologistes ? Mme Clémence Royer[21] l’a bien énoncé en disant que la Société d’anthropologie a une tendance à faire de la squelétomanie, au lieu de s’élever aux grandes visées de la science. « En effet, dit-elle, l’école actuelle d’anthropologie laisse trop de côté l’homme moral et intellectuel ; elle s’occupe trop exclusivement de l’homme physique. »

Affirmant, pour ma part, que l’anthropologiste doit étudier l’homme, non-seulement au point de vue physique mais aussi sous le rapport intellectuel et moral, j’ai mis l’ethnographie à sa vraie place. Je la considère comme une branche des sciences cosmologiques, car on la rencontre infailliblement, dès qu’on s’occupe de l’étude de l’univers. C’est ainsi que l’illustre Alexandre de Humboldt a dû y toucher dans son Kosmos, le traité de cosmologie le mieux fait qui ait été publié jusqu’ici. Par ainsi, on peut facilement la différencier de l’ethnologie qui ne s’arrête pas seulement à la simple description des peuples, mais en outre les divise en races distinctes, étudie leurs organismes variés, considère les variétés typiques, telles que les têtes longues, pointues ou arrondies, les mâchoires saillantes ou droites ; les nez aquilins, droits ou camus, etc. ; enfin qui essaye de découvrir s’il n’en résulte pas certaines influences expliquant les aptitudes diverses dont chaque groupe humain semble fournir un exemple particulier. En un mot, l’ethnographie, comme l’indique suffisamment l’etymologle, est la description des peuples, tandis que l’ethnologie est l’étude raisonnée de ces mêmes peuples considérés du point de vue des races. L’une ne regarde que les grandes lignes extérieure ; l’autre examine les parties, les mesure, les compare, cherche systématiquement à se rendre compte de chaque détail. Tous les grands voyageurs seront des ethnographes d’autant plus compétents qu’ils auront bien vu et examiné les populations qu’ils traversent ; mais pour devenir un ethnologiste, il faudra en outre posséder des connaissances anatomiques et physiologiques, ainsi que les principes généraux de la taxonomie.

Lorsque l’ethnographie et l’ethnologie auront fait leur œuvre, viendra le tour de l’anthropologie. Celle-ci compare l’homme aux autres animaux, afin d’isoler l’objet de son étude de tous les sujets environnants ; mais ce qu’elle étudie plus spécialement, ce sont les points suivants. Quelle est la vraie nature de l’homme ? Jusqu’à quel degré et dans quelles conditions développe-t-il ses aptitudes ? Toutes les races humaines peuvent-elles, oui ou non, s’élever au même niveau intellectuel et moral ? Quelles sont celles qui semblent être plus spécialement douées pour le développement supérieur de l’esprit, et quelles sont alors les particularités organiques qui leur assurent cette supériorité ? Voilà une sphère assez vaste pour occuper dignement les intelligences d’élite. Il va sans dire que pour atteindre un résultat sérieux, il ne suffira pas à l’anthropologiste d’établir une hiérarchisation arbitraire des races humaines ou de leurs aptitudes. Il lui faudra d’abord délimiter sûrement les catégories ethniques qu’il entend comparer. Mais une classification des races humaines est-elle possible avec les éléments dont dispose la science contemporaine et dont elle est obligée de se contenter ? C’est ce que nous tâcherons d’étudier, afin de nous rendre un compte exact de la solidité des arguments que les naturalistes mettent en avant pour appuyer leurs conclusions.



  1. Essai sur la classification d’art et science. 1823.
  2. Essai sur la philosophie des sciences. Exposit. d’une classification nouvelle. 1834.
  3. Cours de philosophie positive, 1834-1842.
  4. Une nouvelle classif. des sciences, 1850.
  5. Classification des sciences.
  6. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduct. de M. Tissot.
  7. Ce mot est ici plus exact que pratique ; son aspect difficile seul a dû porter le traducteur à se servir de ce dernier terme beaucoup moins expressif.
  8. Diese — wann wir so sagen dürfen — Grundlage des Menschen macht den Gegenstand der Anthropologie. (Hegel, La philosophie de l’Esprit).
  9. Camper, Dissert. sur les variétés natur. de la physionomie dans les races humaines (1768).
  10. Sœmmering, Ueber die Korperliche Verschiedenheit des Negers von Europœr. 1780.
  11. Blumenbach, De generis humani varietate nativa.
  12. Kant, Anthropologie (traduct. de M. Tissot).
  13. Hegel, Philosophie de l’esprit (traduct. du Dr Vera).
  14. Il ne faut pas croire pourtant que Linné ait voulu méconnaître la dignité de l’homme. Dans l’introduction au Systema Naturæ il a écrit en parlant de l’homme : Finis creationis telluris est gloria Dei ex opere Naturæ per hominem solum. Expression de visible enthousiasme où il fait l’homme plus grand que le reste de la création.
  15. Manuel d’histoire naturelle.
  16. Hist. naturelle de l’homme.
  17. Tableau élém. d’histoire natur. des animaux.
  18. Nature des animaux.
  19. Topinard, l’Anthropologie.
  20. Congrès intern. des sciences ethnogr. tenu à Paris en 1878, p. 441.
  21. Ibidem, p. 438.