De l’égalité des races humaines/Préface

PRÉFACE


Le hasard entre pour une part notable dans toutes les choses humaines. En arrivant à Paris, je fus loin de penser à écrire un livre tel que celui-ci. Plus spécialement disposé, par ma profession d’avocat et mes études ordinaires, à m’occuper des questions relatives aux sciences morales et politiques, je n’avais aucunement l’idée de diriger mon attention vers une sphère où l’on pourrait me considérer comme un profane.

La plupart de mes amis croyaient même que j’aurais profité de mon séjour dans la grande capitale pour suivre les cours de la Faculté de droit, afin d’obtenir les diplômes de la licence et du doctorat. Ce serait certainement un résultat bien digne de mon ambition, n’étaient les exigences de la scolarité et mes devoirs de famille. Cependant, à part toute autre raison, j’estime que lorsqu’on n’a pas eu le bonheur de grandir en Europe, mais qu’on a consciencieusement travaillé chez soi pour mériter le titre que l’on porte, il est inutile de recommencer la carrière d’étudiant dans une branche de connaissances déjà parcourue avec plus ou moins de succès. Il y a d’autres besoins de l’esprit qui demandent également à être satisfaits. En y répondant, on compense largement la privation d’un papier infiniment appréciable, mais dont l’absence ne retire rien au mérite du travail accompli en dehors des universités européennes.

Voici, d’ailleurs, d’où me vint l’inspiration décisive de cet ouvrage. M. le docteur Auburtin, dont je ne saurais jamais assez louer le caractère sympathique et libéral, m’ayant plusieurs fois rencontré, eut l’indulgence de trouver intéressantes les conversations que nous avons eues ensemble et me fit l’offre gracieuse de me proposer au suffrage de la « Société d’anthropologie de Paris ». Mes études générales me permettant de profiter immédiatement des travaux de cette société, où tant d’hommes éminents se réunissent pour discuter les questions les plus élevées et les plus intéressantes qu’on puisse imaginer, puisqu’il s’agit de l’étude même de l’homme, j’acceptai avec gratitude cette offre d’autant plus précieuse qu’elle a été spontanée.

Le patronage de M. Auburtin réussit pleinement. Présenté par lui, MM. de Mortillet et Janvier, je fus élu membre titulaire de la savante société, dans sa séance du 17 juillet de l’année dernière. Je leur témoigne ici ma profonde et parfaite reconnaissance.

Je n’ai pas à le dissimuler. Mon esprit a toujours été choqué, en lisant divers ouvrages, de voir affirmer dogmatiquement l’inégalité des races humaines et l’infériorité native de la noire. Devenu membre de la Société d’anthropologie de Paris, la chose ne devait-elle pas me paraître encore plus incompréhensible et illogique ? Est-il naturel de voir siéger dans une même société et au même titre des hommes que la science même qu’on est censé représenter semble déclarer inégaux ? J’aurais pu, dès la fin de l’année dernière, à la reprise de nos travaux, provoquer au sein de la Société une discussion de nature à faire la lumière sur la question, à m’édifier au moins sur les raisons scientifiques qui autorisent la plupart de mes savants collègues à diviser l’espèce humaine en races supérieures et races inférieures ; mais ne serais-je pas considéré comme un intrus ? Une prévention malheureuse ne ferait-elle pas tomber ma demande, préalablement à tout examen ? Le simple bon sens m’indiquait là-dessus un doute légitime. Aussi est-ce alors que je conçus l’idée d’écrire ce livre que j’ose recommander à la méditation comme à l’indulgence des hommes spéciaux. Tout ce qu’on pourra y trouver de bon, il faut l’attribuer à l’excellence de la méthode positive que j’ai essayé d’appliquer à l’anthropologie, en étayant toutes mes inductions sur des principes déjà reconnus par les sciences définitivement constituées. Ainsi faite, l’étude des questions anthropologiques prend un caractère dont la valeur est incontestable.

Il est certain qu’un tel sujet réclame de longues et laborieuses études. La précipitation avec laquelle je l’ai traité doit indubitablement nuire au résultat désiré. Mais je n’aurai pas toujours des loisirs involontaires. Le temps presse ; et j’ignore si parmi mes congénères de la race noire, il s’en trouve qui offrent la somme de bonne volonté et de patience accumulée qu’il a fallu mettre en œuvre pour élaborer, combiner et présenter les arguments et les recherches de la manière que je me suis évertué de le faire.

Ai-je réussi, dans une certaine mesure, à répandre dans mon livre la clarté, la précision, tous les attraits qui captivent l’esprit et font le charme des ouvrages destinés à propager des idées justes, mais encore contestées et méconnues ? Je n’ose trop y compter. Je n’ai jamais eu une entière confiance dans mon talent de styliste. De plus, les conditions morales ou je me suis trouvé, en développant la thèse de l’égalité des races, ont certainement exercé sur ma pensée une influence dépressive, hautement nuisible à l’élégance et surtout à l’ampleur des expressions, qui correspondent toujours à la bonne santé de l’esprit, à l’ardeur expansive du cœur !

Par-ci, par-là, quelques incorrections ont dû m’échapper. Je demande au lecteur son entière bienveillance, le priant de considérer les difficultés des questions que j’ai eu à embrasser et la hâte que les circonstances m’ont, pour ainsi dire, imposée. Peut-être trop présumé de mes forces. Je l’ai senti parfois. La soif de la vérité et le besoin de la lumière m’ont seuls soutenu dans le cours de mon travail. Pourtant, quel que soit le résultat que j’obtienne, je ne regretterai jamais de m’y être livré. « Dans cette masse flottante de l’humanité qui tourne sur elle-méme, dit M. Mason, il existe un mouvement ordonné. Notre petit cercle est une partie d’un grand cercle et notre esprit est satisfait pour un instant, en apercevant une vérité nouvelle. La poursuite de cette vérité fortifie l’intelligence : ainsi est produite la sélection naturelle de l’esprit. Et tandis que les uns se fatiguent et sont incapables d’aller plus loin, les autres vont en avant et s’affermissent par l’effort[1]. »

En tout cas, en soutenant la thèse qui fait le fond de ce volume, j’ai eu essentiellement à cœur de justifier l’accueil bienveillant de la Société d’anthropologie de Paris. C’est un hommage que je rends ici à chacun de ses membres, mes honorables collègues. Il m’arrive souvent de contredire la plupart des anthropologistes et de m’inscrire contre leurs opinions ; cependant je respecte et honore infiniment leur haute valeur intellectuelle. Il m’est agréable de penser qu’en réfléchissant sur tous les points que soulève ma controverse, ils inclineront à réformer ces opinions, en ce qui concerne les aptitudes de ma race. Ce n’est pas que je croie avoir excellé dans la tâche que je me suis imposée ; mais à des hommes instruits et intelligents il suffit d’indiquer un ordre d’idées, pour que la vérité qui en découle brille à leurs yeux avec une éloquente évidence :

Verum animo satis hœc vestigia parva sagaci
Sunt[2].

Je suis noir. D’autre part, j’ai toujours considéré le culte de la science comme le seul vrai, le seul digne de la constante attention et de l’infini dévouement de tout homme qui ne se laisse guider que par la libre raison. Comment pourrais-je concilier les conclusions que l’on semble tirer de cette même science contre les aptitudes des Noirs avec cette vénération passionnée et profonde qui est pour moi un besoin impérieux de l’esprit ? Pourrais-je m’abstraire du rang de mes congénères et me considérer comme une exception parmi d’autres exceptions ? Certes, j’ai trop de logique dans mes conceptions pour m’arrêter à cette distinction aussi orgueilleuse que spécieuse et folle. Il n’y a aucune différence fondamentale entre le noir d’Afrique et celui d’Haïti. Je ne saurais jamais comprendre que, lorsqu’on parle de l’infériorité de la race noire, l’allusion ait plus de portée contre le premier que contre le second. Je voudrais même me complaire dans une telle pensée mensongère et inepte, que la réalité, jamais menteuse, viendrait me faire sentir, à chaque instant, que le mépris systématique professé contre l’Africain m’enveloppe tout entier. Si le noir antillien fait preuve d’une intelligence supérieure ; s’il montre des aptitudes inconnues à ses ancêtres, ce n’est pas moins à ceux-ci qu’il doit le premier germe mental que la sélection a fortifié et augmenté en lui.

Haïti doit servir à la réhabilitation de l’Afrique.

C’est dans cette vue que j’ai constamment tiré mes exemples de la seule République haïtienne, toutes les fois qu’il s’est agi de prouver les qualités morales et intellectuelles de la race nigritique. Du noir au mulâtre, il y a bien des croisements anthropologiques. Aussi ai-je cité beaucoup de noms, regrettant encore que le cadre de mon ouvrage et la crainte de la monotonie ne m’aient pas permis d’en citer davantage. C’est ainsi que je voudrais nommer à côté des autres échantillons de la race haïtienne, MM. Alfred Box, Anselin, Nelson Desroches, Edmond Roumain, Georges Sylvain, Edmond Cantin, enfin une foule de jeunes et brillants esprits que je mentionnerais volontiers, si je ne devais pas éviter ici la faute où j’ai eu tant de tentation de tomber dans le cours même de ce livre.

Mais Haïti offre-t-elle un exemple des plus édifiants en faveur de la race qu’elle a l’orgueil de représenter parmi les peuples civilisés ? Par quoi prouve-t-elle la possession des qualités que l’on conteste aux Noirs africains ? Pour répondre convenablement à ces questions, il faudrait développer une nouvelle thèse bien intéressante, bien captivante, mais qui ne demanderait pas moins d’un volume considérable. D’ailleurs, plusieurs de mes compatriotes l’ont déjà soutenue avec éclat. Il suffit de les lire pour se convaincre de tout ce qu’il y a de profonde logique et de science délicate dans les arguments qu’ils ont su tirer de la sociologie et de la philosophie de l’histoire. Mais on doit tout d’abord se le demander. La doctrine de l’inégalité des races, enfantant les plus sots préjugés, créant un antagonisme des plus malfaisants entre les divers éléments qui composent le peuple haïtien, n’est-elle pas la cause la plus évidente des tiraillements et des compétitions intestines qui ont enrayé et annihilé les meilleures dispositions de la jeune et fière nation ? N’est-ce pas à la croyance inconsidérée qu’on a de son infériorité qu’elle doit l’absence de tout encouragement réel dans son développement social ? N’est-ce pas aux prétentions toujours ridicules des uns et aux revendications souvent maladroites des autres que l’on doit attribuer toutes les calamités qui se sont abattues sur elle ? Pour obtenir tout le résultat qu’on est en droit d’exiger de la race haïtienne, il faut donc attendre que l’instruction, répandue sans réserve dans les masses, vienne enfin refouler et anéantir tous ces préjugés qui sont pour le progrès comme une pierre d’achoppement.

Cette ère arrivera infailliblement. D’autres peuples, plus vieux, ont vécu des jours nombreux et pénibles dans le désordre et la barbarie ; mais à l’heure marquée par le destin, le soleil du progrès et de la régénération vint luire à leur horizon national, sans qu’aucun obstacle pût en éteindre l’éclat. Je trouve en de tels exemples, si éloquents et significatifs, une force consolante, une espérance inébranlable.

Il ne faut pas croire, pourtant, que j’admette sans restriction la méthode qui consiste à recourir toujours à des comparaisons historiques, dès qu’il s’agit de justifier une erreur ou des pratiques malheureuses dans la vie d’un jeune peuple. Ces comparaisons ont un motif rationnel, quand il faut démontrer que tous les peuples et toutes les races qui ont atteint à la civilisation, ont traversé fatalement, avant d’y parvenir, une période plus ou moins longue de tâtonnement et d’organisation inférieure. Cependant ne constitueraient-elles pas un positif danger, si on en usait pour la défense de certains abus qui ont sans nul doute des précédents historiques, mais dont l’influence a été généralement reconnue nuisible à toute évolution sociale ?

Ainsi comprise, l’étude du passé, au lieu de profiter aux jeunes peuples qu’il faut stimuler dans la recherche du beau, du vrai et du bien, ne servirait plutôt qu’à leur inspirer une apathie pernicieuse, une nonchalance mortifère, contraire à toute action réformatrice et évolutive. Par un faux raisonnement, ils pourraient bien en conclure qu’ils sont libres de persévérer dans les voies les moins progressives, puisque d’illustres nations y sont longtemps restées. C’est là l’erreur contre laquelle il faut se prémunir. Aussi, tout en reconnaissant que la race noire d’Haïti a évolué avec une rapidité étonnante, je suis loin de nier que, maintenant encore, il ne lui faille faire bien des efforts, afin de rompre avec certaines habitudes qui ne sont propres qu’à paralyser son essor. Quand on est en retard, il convient peu de s’amuser sur la route.

Je ne me crois ni un preux ni un savant. À la vérité que j’essaye de défendre, je n’apporte que mon dévouement et ma bonne volonté. Mais à quel point ne serais-je pas particulièrement fier, si tous les hommes noirs et ceux qui en descendent se pénétraient, par la lecture de cet ouvrage, qu’ils ont pour devoir de travailler, de s’améliorer sans cesse, afin de laver leur race de l’injuste imputation qui pèse sur elle depuis si longtemps ! Combien ne serais-je pas heureux de voir mon pays, que j’aime et vénère infiniment, à cause même de ses malheurs et de sa laborieuse destinée, comprendre enfin qu’il a une œuvre toute spéciale et délicate à accomplir, celle de montrer à la terre entière que tous les hommes, noirs ou blancs, sont égaux en qualités comme ils sont égaux en droit ! Une conviction profonde, je ne sais quel rayonnant et vif espoir me dit que ce vœu se réalisera.

N’est-ce pas, d’ailleurs, les lois mêmes de l’évolution qui indiquent et justifient une telle aspiration ? N’est-ce pas la fin inéluctable de toute société humaine de marcher, de persévérer dans la voie du perfectionnement, une fois le branle donné ? Il suffit donc de dégager les forces morales, qui sont l’âme du progrès, de toute compression paralysants, pour que le mouvement graduel et harmonique s’effectue spontanément, en raison même de l’élasticité propre à tout organisme social. C’est encore à la liberté que tout peuple jeune et vigoureux doit faire appel comme principe de salut. Toutes les lois naturelles et sociologiques s’unissent pour proclamer cette vérité.

En Haïti comme ailleurs, il faut à la race noire la liberté, une liberté réelle, effective, civile et politique, pour qu’elle s’épanouisse et progresse. Si l’esclavage lui fait horreur, horrible aussi doit lui paraître le despotisme. Car le despotisme n’est rien autre chose qu’un esclavage moral : il laisse la liberté du mouvement aux pieds et aux mains ; mais il enchaîne et garotte l’âme humaine, en étouffant la pensée. Or, il est indispensable qu’on se rappelle que c’est l’âme, c’est-à-dire la force de l’intelligence et de l’esprit qui opère intérieurement la transformation, la rédemption et le relèvement de toutes les races, sous l’impulsion de la volonté libre, éclairée, dégagée de toute contrainte tyrannique !

Depuis M de Gobineau, aveuglé par la passion, jusqu’à M. Bonneau, si souvent impartial, on a trop répété que « l’homme noir ne comprend pas l’idée du gouvernement sans le despotisme » ; on s’est trop appuyé sur cette opinion, — corroborée par de malheureux exemples, — pour déclarer que l’infériorité morale de l’Éthiopien l’empêche de s’élever à la conception précise du respect que l’on doit à la personnalité humaine, respect sans lequel la liberté individuelle n’est plus une chose sacrée.

Je souhaite pour ma race, en quelque lieu de l’univers ou elle vive et se gouverne, qu’elle rompe avec les usages arbitraires, avec le mépris systématique des lois et de la liberté, avec le dédain des formes légales et de la justice distributive. Ces choses sont souverainement respectables, parce qu’elles forment le couronnement pratique de l’édifice moral que la civilisation moderne élève laborieusement et glorieusement sur les ruines accumulées des idées du moyen âge.

C’est surtout d’Haïti que doit partir l’exemple. Les Noirs haïtiens n’ont-ils pas déjà fait preuve de la plus belle intelligence et de la plus brillante énergie ? Ils se pénétreront bientôt, hommes d’État ou écrivains, jeunes ou vieux, que la régénération du sang africain ne sera complète que lorsqu’on sera aussi respectueux de la liberté et des droits d’autrui que jaloux de sa propre liberté et de ses propres droits. Car de là sortira pour l’Éthiopien cette auréole qui embellit notre front et le transfigure, la splendeur de la dignité morale, seule noblesse naturelle qui relève et égalise tous les hommes et toutes les races.

Digne et fière, intelligente et laborieuse, qu’elle grandisse donc, prospère et monte sans cesse, de progrès en progrès, cette race noire si pleine de sève et de généreuse vitalité ! Pour l’aider dans son ascension, il n’y aura jamais trop d’ouvriers ni trop de dévouement. Aussi est-ce religieusement que je lui apporte mon offrande humble et respectueuse. D’autres feront mieux que moi, un jour, mais nul ne sera plus désireux de son relèvement et de sa gloire.

A. FIRMIN.

Paris, 11 mai 1885.



  1. L’anthropologie, son domaine et son but, in Revue scientifique du 1er décembre 1883
  2. Lucrèce, De nature rerum, Liv. I, v. 396.