De l’égalité des races humaines/Chapitre 2


CHAPITRE II.

Premiers essais de classification.
Pour dresser une telle statistique de l’humanité passée et présente il faudrait toute une vie, pour concilier tous les systèmes de classifications qui ont été tentés jusqu’ici, pour caractériser chaque race d’après les faits enregistrés par la science moderne et, de plus, pour exposer les résultats de ces investigations, il ne faudrait pas quelques instants, mais une longue exposition, un cours suivi de plusieurs années.
(Mme Clémence Royer).


Je ne reviendrai pas sur les controverses ardentes qui se sont agitées à propos de la place de l’homme dans l’échelle zoologique. C’est une question vidée. Actuellement, il est universellement reconnu que l’homme, au point de vue anatomique, ne diffère des singes anthropomorphes que par des détails infiniment insignifiants, si on veut considérer la distance qui existe entre le premier groupe simien et les autres mammifères inférieurs. Sans mentionner ici les remarquables travaux de Hœckel et de Huxley qui nous entraîneraient sur un terrain autre que celui ou nous devons rester quant à ce moment, on peut regarder la question comme parfaitement élucidée par les savantes discussions du professeur Broca. Dans ses Mémoires d’anthropologie, il y a répandu la plus vive lumière, à l’aide d’une science consommée, soutenue par une habileté de dialectique vraiment rare chez un spécialiste. Et pourquoi ne le dirais-je pas ? C’est toujours à regret que je me verrai obligé de me séparer de l’illustre savant, quand sur des points de pure doctrine, il se renferme dans un exclusivisme systématique et en contradiction avec la thèse que je crois être l’interprétation de la vérité. On pourrait croire que, la place de l’homme une fois fixée dans le règne animal, il ne se produirait plus aucun schisme, aucune controverse pour la classification des groupes humains. Mais, dans cette sphère plus étroite, la discussion ne fait qu’augmenter d’intensité.

Linné, à qui l’on est toujours forcé de remonter, toutes les fois qu’il s’agit de suivre ou d’enregistrer les phases successives traversées par les sciences naturelles, avait réuni les divers types humains ou ceux qu’il regardait comme tels, en un genre composé de trois espèces : l’homo sapiens, l’homo ferus et l’homo monstruosus. Des deux dernières espèces la première semble plutôt désigner certains singes anthropomorphes et la seconde se rapporte à des cas de tératologie qui relèvent mieux de la physiologie que de l’histoire naturelle. L’homo sapiens (homo nudus et inermis de Blumenbach) est celui qui nous intéresse ici. Linné en divise l’espèce en quatre variétés : 1° l’homme blanc aux yeux bleus et aux cheveux blonds que l’on rencontre plus spécialement en Europe ; 2° l’homme jaune aux cheveux noirâtres et aux yeux bruns de l’Asie ; 3° l’Africain au teint noir, et aux cheveux crépus ; 4° l’Américain basané aux cheveux noirs et lisses.

On peut citer une autre division quaternaire de l’espèce humaine dont on parle rarement dans les différentes expositions de la science anthropologique. C’est celle de l’Américain Morton. Il divise les hommes en quatre races, qui sont en réalité de vraies espèces, si l’on se rapporte à sa doctrine polygénique. Ce sont les peuples blancs, les peuples jaunes, parmi lesquels il comprend les Mongols et les Malais, les Peaux-Rouges et les Nègres. Cette classification repose sur des cubages opérés en remplissant les crânes de grains de poivre séchés[1]. Carus, savant allemand, l’avait adoptée pour une cause fort curieuse. Suivant ce dernier, ces quatre variétés ethniques correspondent aux quatre variations de lumière que l’on remarque dans le jour, la nuit, le crépuscule du matin et le crépuscule du soir. Les blancs seraient ainsi les enfants du jour ; les noirs, les enfants de la nuit ; les jaunes, ceux du crépuscule du matin ; les rouges Américains, ceux du crépuscule du soir[2]. Avait-on besoin d’avertir qu’on a affaire à un savant allemand ?

Enfin, le professeur Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire avait proposé une classification en quatre types qu’il distinguait comme suit : orthognate ou caucasique, eurignathe ou mongolique, prognathe ou éthiopien, eurignatho-prognate ou hottentot.

Une autre division numérique est celle de Blumenbach qui maintint d’ailleurs l’unité de l’espèce. Il apporta à la science une méthode supérieure à celle de Linné. Connaissant mieux que lui le sujet à traiter, en conséquence même des progrès scientifiques, il le développa avec une clarté lumineuse, en imposant ses déductions à l’attention générale. Dans l’espèce humaine, il compta les cinq variétés suivantes qui, en se perpétuant, devinrent les races caucasique, mongolique, éthiopique, américaine et malaise. On remarquera que l’ethnographie a principalement inspiré les catégories de cette division. Elles s’adaptent toutes aux grandes divisions géographiques du globe.

D’Omalius d’Halloy admit également cinq races humaines. Mais au lieu de les dénommer d’après leurs milieux géographiques ou ce que l’on considérait comme tel, il les partagea en couleurs différentes, soit : 1° la race blanche, 2° la race jaune, 3° la race brune, 4° la race rouge, 5° la race noire. Ces cinq races ne répondent pas toujours aux variétés de Blumenbach. Dans la race brune, par exemple, d’Omalius d’Halloy compte non-seulement les races océaniques, mais aussi les Éthiopiens.

M. Louis Figuier, avec des réserves et des modifications intelligentes, a adopté la classification du savant belge. On peut remarquer, d’ores et déjà, qu’il retire les Égyptiens de la race blanche pour les placer dans la race brune. C’est un premier pas vers une vérité historique qu’il faudra mettre en lumière. Il faut noter aussi que le professeur Prochaska, essayant de former une classification, a conclu également à l’existence de cinq races. Seulement, ce savant physiologiste a trouvé nécessaire de réunir la race caucasique avec la mongolique, pour former la race blanche, dont il retire les Hindous avec lesquels il établit une race distincte.

Cependant les partisans de la théorie de l’unité de l’espèce n’admirent pas tous la division en cinq variétés de Blumenbach. L’illustre Cuvier qui réunissait à une haute sagacité scientifique une habileté merveilleuse dans l’exposition de ses idées, réduisit au nombre de trois les grandes divisions ethniques qui forment l’ensemble de notre espèce. Soit la race blanche, la race jaune ou mongolique et la race noire. D’aucuns affirment que le désir de se conformer à l’orthodoxie religieuse et de corroborer par la science une des plus anciennes traditions de la Bible, fut la raison déterminante de cette classification. Mais il ne s’agit point de discuter la valeur taxonomique d’aucune de ces classifications qui se contredisent si constamment. Elles ne seront jamais rien autre chose que des tentatives plus ou moins ingénieuses d’imposer un ordre sériaire là où la nature a mis la plus capricieuse irrégularité. Les causes de différenciation sont tellement multiples et complexes qu’elles brisent toute série artificielle et se moquent des combinaisons que font et défont les savants pour les réglementer. Disons cependant que la distribution tripartite de l’espece humaine est parfaitement logique, pourvu qu’on admette des subdivisions qui donnent l’explication des nombreuses déviations que présentent les types principaux. Que l’on soit condamné à tâtonner sans fin, quand il faut former ces subdivisions, ce n’est la faute de personne ; la difficulté gît dans la science même. Aussi est-ce bien le cas de renverser l’adage classique si bien connu sous la rubrique : Non crimen artis quod professoris. Malgré l’habileté de tous les professeurs, c’est l’art même qui sera ici éternellement impuissant. Un fait indiscutable, c’est que par des croisements naturels entre les trois races blanche, jaune et noire, à des degrés convenables, on peut facilement obtenir les deux autres variétés de Blumenbach, ainsi que toutes les subdivisions qu’il faut encore reconnaître dans les cinq groupes ethniques de l’éminent naturaliste de Gœttingue.

Les grandes lignes de la classification de Cuvier ont été d’ailleurs adoptées par les anthropologistes les plus compétents de l’école monogéniste.

Le savant Prichard divise aussi l’humanité en trois grandes familles : aryane, sémitique et égyptienne. Il est certain que ces dénominations ne désignent pas les idées qu’on y attache ordinairement. Par la famille aryane, le naturaliste anglais désigne la race blanche ; par les sémites, peut-être la race jaune, et par la famille égyptienne, la race noire. Mais qu’importe la terminologie, si la pensée de l’auteur est suffisamment claire pour qu’on la saisisse dans tout son éclat ? Sémitique et asiatique se ressemblent bien et en Asie c’est la race jaune qui domine. Au temps où écrivait Prichard, on inclinait à ne voir dans les races européennes que des colonies aryanes ; et pour le reste, il sera prouvé plus tard que la vraie race égyptienne se confond avec les Éthiopiens. D’ailleurs, à côté de ces trois races, il en indique d’autres qui s’y rapportent à différents titres.

Flourens, s’étant groupé dans les rangs de l’école unitaire, accepta la division ternaire des races humaines qu’il partagea en trente-trois types distincts. Mais la plus importante adhésion à la conception de Cuvier est celle de M. de Quatrefages, le premier anthropologiste de France et peut-être de l’Europe entière. En effet, le savant professeur du Muséum d’histoire naturelle de Paris, a consacré toute son existence à des travaux d’anthropologie d’un mérite incontestable. Il s’y est appliqué avec une constance, un dévouement infatigables qui signalent les grandes vocations. Ses subdivisions ne sont pas pourtant celles de ses devanciers. Appliquant les principes du monogénisme dans toute leur rigueur doctrinale, il fait descendre toute l’humanité d’un tronc commun représentant l’espèce. Celle-ci est partagée en trois branches qui constituent les races blanche, jaune et noire ; chaque branche est partagée en rameaux, en familles, lesquels sont formés de groupes ethniques plus ou moins différenciés. Pour compléter cette classification déjà passablement compliquée, le savant et méthodique professeur y greffe encore des races mixtes, comme autant de ramiscules divergents qui viennent rendre plus touffu l’arbre généalogique de l’espèce humaine, partant d’Adam et Ève pour rayonner sur la terre entière.

Un autre savant fort modeste, Henry Hollard, avait aussi admis les trois grands groupes ethniques. Mais au lieu de les nommer races, il les désigna sous la dénomination de types, qui n’a aucune valeur ni aucune prétention taxonomique. Ses trois types, caucasique, mongolique et éthiopique, se subdivisent en familles, les familles en races ou nations (ἕΟυος). Par exemple, le type caucasique renferme la famille aryane, laquelle renferme les races ou nations Hindoues, Grecques, Italiennes, Germaines, Iraniennes, Kurdes, Arméniennes, Celtes, Slaves et les peuples du Caucase. Tout cela n’est cité que pour mémoire.

Il faut remarquer une chose : tous ces essais de classification ne reposent que sur des principes personnels et arbitraires. Tel groupe figure dans la race blanche d’un naturaliste, dans la race jaune ou brune d’un autre, et par- fois dans la race noire d’un troisième. Par exemple, les Abyssiniens ou Éthiopiens figurent dans la race blanche de M. de Quatrefages, dans la race brune de d’Omalius d’Halloy et dans la race noire de Blumenbach et de Cuvier. Fasse la loi qui le pourra ! Mais qu’on ne s’imagine pas que tousles savants aient accepté avec ou sans discussion la théorie de l’unité de l’espèce humaine.

D’abord Lacépède, tout en restant unitaire, crut devoir ajouter une nouvelle race aux cinq autres établies par Blumenbach, presque au même moment ou Cuvier allait les réduire à trois. À côté des Caucasiens, Mongoliens, Ethiopiens, Américains et Malais, il plaça les Hyperboréens (branche ougrienne et boréale de M. de Quatrefages, comprenant les Samoyèdes, les Ostiaks, les Lapons, les Esquimaux). Les cinq races de Blumenbach une fois dépassées, il se produisit, à l’encontre des classifications unitaires que l’on peut considérer comme classiques, une certaine tendance vers la théorie de la pluralité des espèces humaines.

La première attaque fut celle de Virey qui, après des raisonnements plus ou moins fondés, se décida à diviser les divers types humains en deux groupes distincts, entre lesquels il déclara reconnaître des différences spécifiques. Ces deux espèces formèrent le genre humain, le mot genre prenant dans sa nomenclature le sens scientifique qu’on lui attache en histoire naturelle.

Ce fut sans doute une grande révolution dans le monde des savants. Le caractère en fut d’autant plus saillant que toutes les idées philosophiques d’alors tendaient à resserrer les liens de l’humanité, sous l’impulsion encore agissante de la grande école encyclopédique du XVIIIe siècle, aux inspirations si larges et si généreuses. L’époque n’était pas bien loin ou Diderot hasardant une pensée, d’Alembert la formulait, et Voltaire la vulgarisait. Tout le monde avait encore la persuasion profonde que les peuples devaient trouver le vrai lien de la fraternité dans la commune conquête de la liberté et de l’égalité. Sans doute, le Dictionnaire philosophique gardait l’empreinte indélébile du sourire malin et terrible du patriarche de Ferney, quand il interrogeait les théologiens sur le miracle qui a fait sortir des hommes blancs, noirs, jaunes, verts et rouges des seules œuvres d’Adam, dont on ignore quelle était la couleur. Mais ce n’était que pour rire. On en riait bien dans les salons du baron d’Holbach, depuis le spirituel abbé Galiani jusqu’à l’érudit abbé Morellet. Pour sûr, s’il se présentait dans ce cercle un nègre intelligent et surtout un esprit fort, on l’eût fêté a l’égal de Francklin, et plus que l’illustre inventeur du paratonnerre, il serait trouvé digne d’entrer, dignus intrare in corpore philosophico. Rien que pour narguer la sotte malédiction de Noé, qui avait abusé de la vigne du Seigneur ! Au fond de tout cela, il ne s’agissait que d’écraser l’infâme.

En effet, de cette philosophie du XVIIIe siècle était sorti 1789. La Révolution française, fulguration volcanique qui éclaira le monde entier, allait au bruit du canon et de la Marseillaise, abaissant devant elle toutes les vieilles barrières qui séparaient les nations. En 1790, à la fête de la Fédération, un illuminé, Anacharsis Clootz, avait proclamé la République universelle et la fraternité des races. Plus tard, un nègre fut porté en triomphe devant la Convention, aux applaudissements de la foule électrisée par l’écho prolongé de la voix de Robespierre. « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! » s’était écrié le tribun farouche, mais affamé de justice. Oui, ce fut une heure d’or dans les pages déjà si belles de l’histoire de France. On peut bien le dire : jamais l’humanité ne se montra ni plus grande, ni plus noble que dans cet enthousiasme de tout un peuple épris de la vérité et acclamant le droit.

Dix ans plus tard, Bonaparte devenu bien grand aura beau se montrer assez petit pour se courroucer contre une comparaison que l’histoire continuera à son désavantage, la conscience publique ne changera pas. En effet, quand le grand conquérant conçut l’idée de rétablir à Saint-Domingue l’esclavage dont nos pères avaient brisé les chaînes, les colons seuls virent partir d’un cœur léger ces vétérans de la grande armée, qui allaient rougir de leur sang et blanchir de leurs os le sol auguste de la liberté des noirs. La pensée de la France était alors muette, mais son cœur protestait. À quelque temps de là, une douce voix de poëte traduisit l’émotion sympathique du vrai peuple français. Millevoye écrivit cette poésie plaintive et belle, où l’homme noir, accablé sous le poids de la douleur, lui que Virey venait de classer dans une autre espèce que celle de ses bourreaux, apostrophe Dieu et la nature avec un accent qui va au cœur[3].

Aussi l’essai de Virey fut-il peu populaire, et même dans le monde des savants eut-il peu d’écho et de partisans. La grande autorité de Buffon et de Blumenbach continua paisiblement à diriger le mouvement scientifique qui, par une loi de corrélation que j’ai déjà mentionnée, s’adapte régulièrement aux évolutions de l’esprit humain, toujours ballotté, mais se fortifiant de plus en plus par les controverses philosophiques.

Une autre tentative eut un meilleur succès pour la théorie polygéniste. En 1825, Bory de Saint-Vincent, naturaliste et érudit, après avoir voyagé et visité une grande partie du globe, publia des articles variés dans le Dictionnaire classique d’histoire naturelle. Il se sépara de l’opinion orthodoxe, non seulement sur la place de l’homme dans les classifications du règne animal, mais aussi sur l’importance zoologique qu’il faut donner aux caractères différentiels des divers groupes humains. Avec une science profonde et un talent indiscutable, il n’eut pas beaucoup de peine à attirer l’attention générale sur ses travaux. S’il avait fallu un quart de siècle pour que l’essai tenté par Virey trouvât un émulateur, celui-ci n’attendit pas longtemps pour voir sa théorie se répandre et gagner les esprits.

C’était d’ailleurs une époque de réaction confuse et d’anarchie spirituelle, comme disait Auguste Comte. Charles X avait remplacé Louis XVIII sur le trône de France. L’esprit conservateur, dans une recrudescence qui annonce une fin prochaine, se ramassait dans un suprême effort. Appuyé sur la Sainte Alliance qui craquait de tous côtés, au choc des compétitions dynastiques de l’Espagne, des turbulences des Italiens se transformant en irrédentistes, de l’indiscipline fanatique du Tugenbund allemand et des machinations du Carbonarisme, mais soutenu aussi par les fortes épaules de Metternich, l’ancien régime acculé à ses derniers retranchements semblait se cabrer pour dire à la Révolution : tu n’iras pas plus loin ! » En même temps, on voyait à l’autre pôle social tous les démolisseurs s’acharner à l’œuvre de rénovation commencée par les encyclopédistes, enrayée par Bonaparte, mais s’acheminant lentement, souterrainement, pendant les tâtonnements et les maladresses de la restauration bourbonienne. Dans ces périodes de transition, où la fièvre enflamme les esprits, toute idée excentrique, toute théorie neuve s’empare bien vite des intelligences et s’y installe sans difficulté, aussi éphémère qu’en soit la vogue.

Bory de Saint-Vincent fit donc sensation lorsqu’il eut exposé sa nouvelle classification du genre humain.

L’auteur de L’homme, tout en se rangeant parmi ceux qui admettent la pluralité des espèces humaines, critique pourtant la classification de Virey. Cela se comprend. Les deux espèces que Virey distingue par les degrés d’ouverture de l’angle facial, sont divisées en six races. Ces six races sont non-seulement érigées en espèces par Bory de Saint-Vincent, mais encore subissent des subdivisions qui constituent autant d’espèces dans la taxonomie de notre auteur. Le nouveau polygéniste fut fort peu tendre pour son prédécesseur. « La division adoptée par M. Virey, dit-il, ne nous paraît nullement suffisante ; elle n’est d’ailleurs fondée sur aucune considération nouvelle. Si l’auteur doit jamais réimprimer ses élucubrations, nous l’engageons à en faire disparaître le Grand Mogol qu’il assure être de race blanche, mais qui n’existe pas ; à n’y plus confondre les Papous avec les habitants de la Nouvelle- Calédonie ; et surtout à faire disparaître ce malheureux chapitre sur le libertinage qu’il en a publié comme le complément[4]. »

Il faut avouer que ce langage n’est pas absolument parlementaire, de savant à savant. C’est qu’il y avait des tendances d’esprit fort distinctes entre les deux naturalistes. Virey se croyait le devoir de lutter contre les théories du matérialisme scientifique, lequel était alors la principale forme sous laquelle se manifestait la propagande révolutionnaire, changeant d’aspect à chaque moment, mais poursuivant obstinément l’ancien régime qui s’était réfugié dans le spiritualisme à tout prix. Tout autre était Bory, de Saint-Vincent. C’était un de ces hommes qui subissaient avec peine la Restauration et désiraient tout remanier, avec des idées de liberté curieusement alliées à la légende impériale. Le savant dissimulait mal l’ancien proscrit de Maëstricht. De là son aigreur.

Disons cependant que la classification de Bory de Saint- Vincent ne repose pas plus que celle de Virey sur une considération nouvelle. Il s’est contenté de nommer espèces ce que d’autres avant lui, particulièrement Malte-Brun, avaient nommé races, en y faisant quelque augmentation. Rien de vraiment scientifique. C’est toujours des distinctions purement arbitraires ; et nous verrons plus loin les nombreuses controverses qu’elles soulèvent. Les espèces reconnues par notre auteur sont au nombre de quinze, séparées en deux grandes divisions de léiotriques (cheveux lisses) et ulotriques (cheveux crépus). Voici la nomenclature qu’il en donne. Parmi les léiotriques sont : 1° la Japhétique, 2° l’Arabique, 3° l’Hindoue, 4° la Scythique, 5° la Sinique, 6° l’Hyperboréenne, 7° la Neptunienne, 8° l’Australienne, 9° la Colombienne, 10° l’Américaine, 11° la Patagone ; parmi les ulotriques : 1° l’Éthiopienne, 2° la Cafre, 3° la Mélanienne, et 4° la Hottentote. Ces quinze espèces diffèrent pour la plupart de celles de Desmoulins qui en admettait seize !

Broca, malgré sa conviction de polygéniste, comprit bien qu’il y avait une exagération évidente dans ces classifications. « Fixer le nombre primitif des espèces d’hommes ou seulement le nombre des espèces actuelles est, dit-il, un problème insoluble pour nous et peut-être pour nos successeurs. Les tentatives de Desmoulins et de Bory de Saint-Vincent n’ont produit que des ébauches fort imparfaites et ont abouti à des classifications contradictoires où le nombre des divisions arbitraires est presque égal à celui des divisions vraiment naturelles[5]. »

D’ailleurs Bory de Saint-Vincent, en savant sincère, sentait tout le premier l’imperfection de son système imaginé sans l’appui d’aucune base scientifique. « Avant d’entrer, dit-il, dans l’examen de chacune des espèces, nous devons avouer que pour les caractériser d’une manière irrévocable, beaucoup de documents anatomiques nous ont manqué. Nous avons dû nous arrêter trop souvent à de simples différences extérieures, lorsque nous sommes cependant convaincus qu’il est indispensable de descendre profondément dans l’organisation des êtres pour les distinguer invariablement les uns des autres[6]. » Il est un fait certain, c’est à savoir que plus on tâche de « descendre profondément dans l’organisation » des hommes, plus on se convainc de la difficulté qu’il y a de les « distinguer invariablement les uns des autres ». Mais il est inutile d’en parler maintenant.

Je dois cependant un hommage particulier à la largeur de vue de Bory de Saint-Vincent. Il n’avait aucune de ces idées préconçues de supériorité ou d’infériorité entre les races humaines qu’il avait trouvé bon de nommer espèces. Ayant beaucoup voyagé, il avait pu voir et observer les choses d’une façon positive ; il a pu examiner chaque race d’hommes en chair et en os, agissant et parlant sous les cieux qui leur sont propres, et non les squelettes qui ne disent que ce qu’on veut bien leur faire dire.

Il faut citer la description faite par le savant naturaliste des deux races les plus éloignées de constitution et de ressemblance physiques. Nous négligerons les parties concernant la couleur et les cheveux, car tout le monde connaît les différences qu’il y a sous ce rapport entre les blonds Germains et les noirs Éthiopiens.

« Brutalement braves, dit-il, (en parlant de la race germanique), forts, taciturnes, supportant patiemment les plus grandes fatigues, la douleur même de mauvais traitements ; passionnés pour les liqueurs fermentées, on en fait d’assez bons soldats-machines avec un bâton et du rhum ou de l’eau-de-vie. Les femmes, dont la taille est plus élevée que les autres, y sont principalement remarquables par l’éclat de leur carnation et l’ampleur des formes qui semblent être le modèle que s’était proposé uniquement il le peintre Rubens, quand il représentait des Juives et des Romaines avec des traits flamands ; la plupart répandent une odeur qu’il est difficile de qualifier, mais qui rappelle celle des animaux fraîchement dépecés ; elles sont rarement nubiles avant seize ou dix-sept ans, passent pour avoir certaines voies fort larges, accouchent conséquemment avec plus de facilité que les femmes de la race celtique, etc.[7] »

Voici comment il ferme le chapitre relatif à la race éthiopienne.

« Nul doute que le cerveau de certains Éthiopiens, ne soit aussi capable de concevoir des idées justes que celui d’un Autrichien, par exemple, le Béotien de l’Europe et même que celui des 4/5 des Français qui passent pour le peuple le plus intelligent de l’Univers. Dans une seule Antille encore (Haïti) on voit de ces hommes, réputés inférieurs par l’intellect, donner plus de preuves de raison qu’il n’en existe dans toute la péninsule Ibérique et l’Italie ensemble. On en peut augurer que si les Africains pervertis sur le sol natal par notre contact, y semblent devoir demeurer pour bien des siècles encore plongés dans la barbarie, il n’en sera point ainsi dans les îles lointaines où l’avarice européenne crut les exiler[8]… »

Mais revenons, pour en finir, au sujet des classifications. La doctrine polygéniste semblait renverser l’école adverse. Quand l’illustre Cuvier mêla sa grande voix à cette controverse scientifique, non-seulement en se plaçant du côté des unitaires, mais aussi en réduisant à trois les cinq races de Blumenbach, il n’était que temps. Peut- être a-t-il fallu à l’ascendant incontestable de Cuvier tout le poids de la science profonde de Prichard, pour pouvoir résister aux coups de ses contradicteurs et soutenir l’édifice chancelant qui abritait la théorie de l’unité de l’espèce humaine ! Nous verrons plus loin toute la discussion qu’elle soulève.

Cette course à travers les divers systèmes de classifications est déjà assez longue. Nous négligerons donc plusieurs essais taxonomiques remarquables sous plus d’un rapport, mais qui n’apportent pas plus que les précédents un tel caractère de précision, que l’on soit tenté de s’y reposer en pleine sécurité. Mais d’où vient cette confusion patente des méthodes, cette divergence inconciliable des opinions, cette impuissance notoire des esprits à trouver une solution, une formule synthétique, lorsqu’on est en quête d’une vérité d’autant plus intéressante qu’il s’agit de l’étude même de l’homme et de la place que les uns doivent occuper à côté des autres sur notre planète bigarrée ? C’est ce qu’il nous faudra plus particulièrement étudier, en examinant les bases de ces classifications et les principes zootaxiques qui leur servent d’étai.



  1. Morton, Crania ethnica.
  2. Carus, Ueber die ungleiche Befœhigung der vervchiedenen Menschheitsstœmmen zur geistigen Entwickelung.
  3. Cette poésie de Millevoye est profondément sentie. En la lisant on sent que le poète, toujours malheureux et méconnu, obligé de se faire commis de librairie, quoique d’un talent remarquable, compatissait au sort misérable de l`esclave africain, parce que lui non plus n’était pas heureux. C’est l’éternelle vérité, dite si harmonieusement par Virgile dans la bouche de Didon :
    Non ignara mali miseris succurrere disco.

    Je n`ai jamais oublié cet hymne du poète. Ma mère le chantait souvent et la musique y ajoute je ne sais quelle mélancolie dont l’accent est réellement touchant, sorti de lèvres noires. Voici la première strophe que je cite de mémoire :

    Ravi naguère au pays de Guinée
    Un pauvre nègre, accablé de ses maux,
    Pleurait un jour sa triste destinée
    Et de sanglots accompagnait ces mots.
    « Qu’ai-je donc fait au Dieu de la nature,
    « Pour qu’il m’envoie esclavage et douleur ;
    « Ne suis-je pas aussi sa créature ?
    « Est-ce forfait que ma noire couleur ? »

    Ce dernier vers a dû être inspiré au poète par les paroles bien connues de Toussaint Louverture se plaignant à Napoléon du traitement inhumain qu’on lui faisait dans le noir cachot du Fort de Joux, lui qui avait rendu tant de services incontestables à la France. « La couleur de ma peau nuit-elle à mon honneur et à ma réputation ? » demanda-t-il à l’empereur triomphant. Celui-ci dut se rappeler plus tard, durant son expiation à Sainte-Hélène, combien injuste et maladroit il s’était montré à l’égard du premier des Noirs.

  4. Bory de Saint-Vincent, L’homme (Homo). Essai zoologique sur le genre humain, 2e édit. Paris, 1827, p. 80.
  5. Broca, Mém. d’anthropologie, t. III, p. 504.
  6. Bory de Saint-Vincent, loco citato, p. 83.
  7. Idem, ibidem, t. I, p. 139-131.
  8. Idem, ibidem, t. II, p. 62-63.