De Québec à Victoria/Chapitre XXVI

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 297-310).

XXVI

À TRAVERS L’IMPOSSIBLE


La chaîne des Selkirk. — Les choses immuables. — Le Castor et l’Ours. — Rogers’Pass. — Le grand Glacier. — Le nœud Gordien. — Un abîme. — Le fleuve Fraser.


Lorsqu’en arrivant à Golden nous voyons l’horizon s’élargir, nous croyons tout naturellement que nous en avons fini avec les montagnes. Mais cette illusion ne dure pas longtemps ; car nous voyons se dresser bientôt devant nous la formidable chaîne des Selkirk. Celles qu’on nomme proprement les Rocheuses sont franchies ; mais les Selkirk sont bien plus redoutables ; et parce qu’on ne les a pas appelées Rocheuses, n’allez pas vous imaginer qu’elles sont en cire et que le soleil va les fondre.

Et, tenez, voyez la rivière Colombie. Elle voudrait se rendre à l’Océan Pacifique en traversant le territoire de Washington. Elle est pressée naturellement, et elle ne demanderait pas mieux que d’abréger sa route ; car elle a plus de 800 milles à parcourir, à partir de Golden. Eh ! bien, elle s’en va au Nord, et allonge son chemin d’environ 150 milles !

Pourquoi cela ? Parce qu’elle n’a pas pu trouver une issue pour franchir les Selkirk.

Et voilà aussi pourquoi nous ne pouvons pas la suivre ; pendant qu’elle va promener ses ennuis au milieu des cimes tourmentées du Nord nous allons percer la chaîne des Selkirk, et nous la retrouverons à Revelstoke. Seulement en suivant une ligne plus courte nous ferons en six heures le trajet qu’elle fera en six jours.

Mais, cette voie plus courte, où la trouverons-nous ?

Les montagnes ne sont pas comme les hommes. De loin, beaucoup d’hommes paraissent grands, mais quand vous les voyez de près ils sont petits. Pour les montagnes, c’est le contraire : vues de loin, elles ne semblent pas énormes, mais plus vous en approchez plus elles grandissent et deviennent inaccessibles.

À travers les hommes on peut toujours se frayer un passage, et si vous savez vous rendre aimable ils s’écarteront volontiers pour vous laisser passer. Mais les montagnes sont immuables.

Dans notre siècle, on n’admire que le mouvement, le changement, l’évolution. L’on méprise ce qui est immuable, et c’est avec un air de dédain qu’on dit de quelqu’un : il est immuable comme une borne !

Il ne faut pourtant pas trop s’extasier devant ce qui remue et marche. L’immutabilité doit avoir du bon puisque Dieu la posséde.

Et même en ce monde il y a des choses immuables qui sont bien commodes. Un port de mer, un phare sur un écueil sont bien précieux dans les jours de tempête. Et quelle est l’utilité de l’ancre ? C’est de rendre immuable une habitation très mobile. La boussole est aussi une immutabilité au milieu du mouvement. Et si les bornes étaient mobiles, que deviendrait le droit de propriété ?

Tous ces bons côtés des choses immuables n’ont pas dû être bien appréciés par les ingénieurs du Pacifique Canadien quand ils se sont trouvés en face des Selkirk, et si l’on me disait qu’il leur est échappé ici plusieurs jurons bien accentués, je n’en serais pas du tout surpris.

Ce qui complique encore le problème, c’est qu’à mesure que nous avançons, en cotoyant la rivière Colombie, les Rocheuses et les Selkirk se rapprochent, et resserrent tellement la rivière qu’elle devient un torrent bouillonnant, rapide, profond et tortueux.

La voie ferrée devient également tortueuse, et s’accroche comme elle peut aux flancs des roches escarpées, suivant toujours la Colombie qui paraît la seule porte ouverte à l’horizon.

Soudain notre locomotive tourne brusquement à gauche, et s’enfonce dans un véritable tunnel, creusé dans le roc par la petite rivière du Castor (Beaver). Ô le bon castor ! Il n’y avait que lui capable d’un pareil travail et il est venu au secours des ingénieurs.

Audacieusement, et sans craindre les rochers qui menacent nos têtes, ni le torrent impétueux qui gronde sous nos pieds nous nous élançons sur ses traces. Mais les états violents, dans la nature comme chez l’homme, ne durent jamais très longtemps ; et bientôt l’étroit tunnel s’élargit en ravin, et le ravin devient une vallée très profonde entre des montagnes très hautes et richement boisées.

Sapins et épinettes, cèdres et pins prennent ici des tailles colossales, et s’échelonnent les uns au-dessus des autres de manière à former des pyramides gothiques merveilleuses. Mais ils ont beau faire, ils n’atteignent pas les plus hauts sommets.

Ces grands monts enveloppés de végétation à la base et dénudés à la cime me semblent une image de la vie humaine, qui au commencement a des germinations abondantes, et qui à la fin ne produit plus guère, et se dépouille des floraisons que l’espérance, l’amour et les rêves avaient fait naître.

La vie naturelle cesse dans les hauteurs, et non seulement les herbes y meurent ou n’y peuvent croître ; mais l’homme lui-même y perd l’équilibre. Le sang lui monte à la tête, il a le vertige, et s’il poursuit son ascension il tombe et meurt.

Mais il en est tout autrement dans la vie surnaturelle. Plus l’âme s’élève, et moins elle ressent les influences terrestres, et plus elle se vivifie.

La neige immaculée qui couronne les cimes est l’emblème de la pureté de ceux qui ont atteint les hauteurs de la vie spirituelle. Vainement les végétations terrestres, les passions, les convoitises, toutes les productions de la nature mauvaise s’échelonnent autour de ces hauteurs et tentent de les gravir. Elles n’arrivent pas au sommet.

La voie monte sensiblement et notre course se ralentit.

Déjà nous avons dépassé les têtes des pins et des cèdres, et nous apercevons bien au fond de la ravine la rivière du Castor qui prend les proportions d’un ruban déroulant ses replis au fond d’un abîme.

Et nous montons toujours, cent seize pieds au mille ! Des torrents se précipitent des montagnes et nous barrent la route ; mais nous les traversons sur des viaducs en fer, qui forment d’immenses cônes en treillis, renversés, c’est-à-dire dont la base est en haut et la pointe au fond du précipice.

Nous avons deux locomotives puissantes attachées à notre convoi, l’une qui tire en avant et l’autre qui pousse par derrière.

Le fond de la ravine s’élargit, et notre Castor y décrit des méandres gracieux au milieu des mousses jaunâtres et des bouquets d’arbres. Mais les bouquets d’arbres gigantesques ressemblent à des touffes d’asperges, et bientôt la rivière Castor prend l’aspect d’un simple filet d’eau arrosant une suite de parterres.

C’est que nous la regardons d’une hauteur de près de mille pieds. Et cependant nous n’avons pas fini de monter.

Mais comme le Castor s’attarde trop au fond du ravin devenu une vallée riante, nous lui tournons le dos, et nous nous élançons à la suite de l’Ours (Bear Creek) au milieu d’un chaos de montagnes. L’Ours étant un quadrupède grimpant de grande force, nous nous attachons à ses pas.

Mais ici, il ne s’agit plus seulement de trouver un sentier, et d’en aplanir les rugosités ; il faut protéger nos têtes contre les avalanches de neige, de glace et de pierres !

Et c’est pourquoi notre convoi se glisse en mugissant sous une série de remises gigantesques, aux charpentes énormes, capables de résister à des éboulis de rochers ; et il le faut bien, car des éboulements de roches ne sont pas rares en cet endroit.

Il y a quatorze ou quinze de ces remises massives et très longues ; et pour les protéger elles-mêmes, il a fallu construire sur les flancs des monts des brise-avalanches, dans le genre des brise-lames et des brise-glaces qui protègent les piliers des ponts dans nos rivières.

Ici se trouve la passe célèbre, nommée Rogers’Pass, d’après le nom de l’ingénieur qui l’a découverte. Nous sommes arrivés au sommet des Selkirk, et la passe étroite et profonde s’engouffre entre deux pics altiers, d’une majesté qui épouvante.

L’un se nomme Macdonald (d’après sir John) et l’autre Hermite. Macdonald est plus grand, et n’a qu’une seule flèche gothique, parce qu’il n’y a eu qu’un seul Sir John peut-être. L’Hermite a plusieurs flèches parce qu’il y a plusieurs hermites en ce monde.

Ils se regardent l’un l’autre et se touchent presque ; mais on ne saurait dire s’ils se querellent ou se font des amitiés. Ce qui est sûr, c’est qu’ils forment contraste ; et comme contraste ces deux noms sont bien trouvés, car il n’y avait rien de moins hermite que Sir John, et il n’y a personne qui soit moins Sir John qu’un hermite.

Auprès d’eux se dresse un autre colosse qui n’a pas moins de prétention à l’élévation et à la majesté ; et croyant qu’on ne pouvait pas lui refuser le sirage, on l’a nommé Sir Donald.

Mais ce n’était pas tout pour les ingénieurs de trouver ici un passage. Ce n’était pas tout d’édifier des constructions énormes pour empêcher les voyageurs d’être lapidés par le couple Macdonald-Hermite.

Le défilé périlleux une fois franchi, il fallait faire connexion avec la voie ferrée venant de l’Ouest. Car dans cette construction gigantesque qui employait des milliers de travailleurs, les uns faisaient l’ascension des Selkirk en partant de l’Ouest et les autres en venant de l’Est.

Or, quand ils arrivèrent au point de jonction, ils découvrirent que la ligne venant de l’Ouest était à quelques cents pieds plus bas que la ligne venant de l’Est, et ce fut un problème difficile de savoir comment on effectuerait le raccordement entre les deux tronçons.

Il n’y avait pas ici un nœud gordien à trancher — ce qui est toujours facile avec de l’audace. — Il y avait plutôt un nœud gordien à faire, et l’énorme différence de niveau entre les deux lignes était un grand obstacle.

C’est au delà du grand Glacier que le nœud fut fait. Il forme une boucle parfaite, et la ligne de l’Est en cet endroit se replie deux fois sur elle-même pour descendre au niveau de la ligne de l’Ouest.

Mais voici le chalet du grand Glacier : allons dîner.

Ah ! qu’il fut gai ce dîner ! Et que nous avons donc ri en dégustant le menu de ce charmant petit hôtel ! Vous en souvenez-vous, gouverneur des Territoires ?

Au dehors, il neigeait quoique nous fussions au premier juin ; mais à l’intérieur, il faisait chaud, et la table était couverte de fleurs et de fruits des climats tropicaux.

En mangeant des oranges au nez du grand Glacier, et par ce temps de neige, je me rappelai un fait-divers raconté quelque part par Aurélien Scholl.

Il se trouvait à Nice, ou à Cannes, ou à Monte-Carlo dans les premiers jour du mois de janvier ; et, après son dîner, il fut invité par le gérant de l’hôtel à écrire quelques mots dans un grand registre d’autographes.

Il s’y prêta volontiers et ouvrit le registre. La dernière, entrée était le quatrain suivant, daté de la veille :

« Écrit le cinq Janvier
En mangeant une orange
À l’ombre d’un palmier,
Étrange, étrange, étrange !

Scholl prit la plume et écrivit à la suite :

Écrit le six Janvier
En mangeant un palmier
À l’ombre d’une orange,
De plus en plus étrange !

Je racontai cette histoire aux convives de notre table, et comme elle les amusait beaucoup, je rééditai les deux quatrains en substituant le Glacier au palmier, de sorte que le second se serait lu comme suit :

Écrit ce juin premier
En mangeant le Glacier
À l’ombre d’une orange.
De plus en plus étrange !

Cette histoire fut la première de toute une série que le lieutenant-gouverneur, mis en verve, nous raconta — et qui se composait de choses de plus en plus étranges. Je suis sûr que l’une des Dames qui dînaient à notre table se souviendra toujours de la description pittoresque du mouton des montagnes !

Le grand Glacier, ce jour là, ne paraissait pas à son avantage. Il se confondait avec la neige qui venait de couvrir les hauteurs voisines, et le brouillard le voilait à demi.

Mais je l’ai vu dans un bon jour en 1889, et j’ai même consacré une journée à lui faire visite. Il éclipse en grandeur tous les glaciers de la Suisse. On calcule qu’il a une superficie de quarante milles environ ! Quant à sa profondeur elle est inconnue, mais la conformation des montagnes voisines fait présumer qu’elle doit avoir bien au delà de mille pieds ! C’est un bloc de glace qui ferait bonne figure à l’Exposition de Chicago, et il suffirait d’une journée pour en faire le tour ! On pourrait en le creusant y installer quelques milliers de restaurants où les viandes seraient toujours fraîches, et des caves pour les vins de Champagne.

À partir du Grand Glacier nous descendons rapidement la pente des Selkirk, au milieu des courbes du nœud gordien, et nous nous aventurons dans l’inconnu à la suite de la capricieuse rivière Illecilliwaët. Mais nous nous en défions, et comme elle menace de rentrer sous terre, nous nous contentons de la regarder de haut.

Il en est temps ; car nous arrivons à un endroit où elle gronde au fond d’un abîme effrayant qu’on nomme Albert Canyon. On ne la voit plus, mais on l’entend encore. Alors le train s’arrête, et tous les voyageurs descendent pour aller jeter un dernier coup d’œil à la terrible rivière, qui court évidemment au suicide.

Du haut d’une terrasse construite exprès au bord du précipice, nous sommes épouvantés de l’apercevoir à 300 pieds de profondeur sous le roc qui surplombe.

Nous l’abandonnons à son malheureux sort, et reprenons notre course.

Bientôt nous apercevons les colosses jumeaux qu’on a baptisés Mackenzie-Tilley. Ils ont depuis longtemps dépassé l’âge des deux hommes d’Etat ; mais ils ont encore tous leurs cheveux, et d’une longueur telle qu’aucune femme n’en a de semblables, même parmi ceux qu’elle achète. Plaise à Dieu qu’aucun incendie ne vienne les rendre chauves !

Voici Revelstoke, où nous retrouvons la rivière Colombie, arrivant de sa longue course au Nord considérablement élargie. C’est le point de départ le plus avantageux pour aller rejoindre par la rivière et par les lacs de la Flèche (Arrow) les régions minières de Kootenay.

Vers le soir nous arrivons aux bords du grand lac Shuswap qui a emprunté son nom de la tribu indienne fixée sur ses bords. Les paysages les plus pittoresques se succèdent ici à nos regards. Mais bientôt la nuit vient, et nous dérobe la vue d’une des régions les plus intéressantes et les plus accidentées.

Le lendemain, 2 juin, le soleil fut bien matinal, et il eut beaucoup de peine à m’éveiller. Quand il eut enfin réussi, je fus charmé de voir que nous longions les rives tourmentées du fleuve Fraser. Oh ! qu’il est pittoresque et beau, avec ses deux corniches de rochers dont l’une porte le chemin de fer, et l’autre un chemin de voitures !

Ce fleuve — qui est une des richesses de la Colombie — n’a pas l’azur de la Méditerranée, ni la limpidité du lac Supérieur, ni le vert sombre du Saint-Laurent ; il est jaunâtre et terne.

Il ne mire pas la tente blanche du sauvage, ni l’immense tente bleue du ciel, ni les hauts promontoires qui l’encadrent, ni les cimes neigeuses qui l’alimentent pendant les chaleurs de l’été. On dirait que n’ayant traversé que des solitudes inhabitées, il n’a pu emprunter à la civilisation son vernis et son éclat. Il est sauvage, voilé, opaque et sale.

Mais s’il n’est pas un mondain, il n’est pas non plus un paresseux. Il ne cherche pas à briller, quoiqu’il charrie de l’or, mais à être utile. Il n’est pas seulement une voie de communication et de transport ; il est surtout un vivier, et le plus riche de tous les viviers.

Si ses flots ne sont pas nets, clairs, brillants, c’est qu’ils contiennent des myriades d’êtres vivants. Si, même en temps calme, il n’a pas le poli d’une glace de Venise, c’est qu’il fourmille de poissons énormes qui le troublent, l’agitent et rident sa face.

Aussi quand ses riverains ont faim, ils n’ont qu’à y jeter une ligne, et les saumons s’empressent de venir alimenter leur table ; et quand c’est une foule qu’il faut nourrir, il lui livre quelqu’un de ses gigantesques éturgeons.

Ce matin même, il lui fallait donner à manger aux 1,500 sauvages campés sur sa rive, qui nous attendent à la mission Sainte-Marie. Ils ont eu recours à lui, comme les affamés ont recours au gouvernement dans la province de Québec, et il leur a servi un éturgeon pesant 400 livres.

Et puis — ne l’oublions pas — c’est lui qui a ouvert la voie à notre Pacifique, dans la seconde moitié de la chaîne des Selkirk. Sans doute, le chemin qu’il a tracé est un peu difficile et tortueux, mais c’est tout de même un grand point d’avoir supprimé l’impossible en perçant ces amoncellements désordonnés de rocs inaccessibles.

Il y a sur les rivages une multitude d’appentis en perches où les pêcheurs indiens font sécher le saumon.

Ça et là quelques tombeaux sauvages sont suspendus aux arbres.

Dans les villages que nous traversons, et surtout à Yale, nous apercevons nombre de Chinois. Mais ici, ils ne blanchissent pas le linge : ils lavent du sable aurifère !

La voie longe toujours le fleuve qu’elle a quelque peine à dépasser, et qui va nous conduire jusqu’à l’océan Pacifique.

L’air est tiède et embaumé, et des bouquets énormes de roses sauvages émaillent la végétation luxuriante qui borde le chemin.