De Québec à Victoria/Chapitre XXV

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 283-296).

XXV

DE BANFF À DONALD

Effets de lumière. — Le Cheval-qui-rue. — Le grand serpent des montagnes. — Les cendres. — Divers types de voyageurs. — Kootenay et ses mines d’argent. — Émigration.


Nous quittons Banff, et poursuivons notre course à travers les montagnes, toujours guidés par la rivière de l’Arc, qui depuis tant de siècles travaille à creuser ce chemin pour la compagnie du Pacifique.

Entre Eldon et Laggan, le soleil, déjà haut, nous révèle des merveilles. Le ciel est un peu nuageux, mais il a des plaques bleues d’une limpidité extraordinaire, et les pics de glace, plus élevés que les nuages, sont revêtus d’une teinte rose. Il y en a qui scintillent à 30 ou 40 milles de distance, pendant que leurs flancs sont plongés dans l’ombre ; et lorsque des bois résineux montent jusqu’à la base des glaciers, on dirait une large dentelle noire sur les épaules rosées des montagnes.

Quel grand artiste que la lumière ! Et de quels tours de force elle est capable dans ses innombrables caprices !

Le génie artistique aura beau faire ; jamais il n’aura cette richesse de coloris, et cette variété de teintes !

Les pics sont rarement isolés. Le plus souvent, ils sont groupés ou alignés comme des troupes rangées en bataille ; et quand les bois ont été brûlés, leurs troncs élancés et secs ressemblent à des millions de lances et de piques.

Les plus hauts sommets ont des noms connus, comme dans une armée les généraux et les colonels. Les simples soldats n’en ont pas. Perdus dans la foule, ils n’ont pas même de numéros.

Après Laggan, l’Arc pousse la complaisance jusqu’à nous céder son lit, et nous y trouvons un gravier fait exprès pour soutenir des rails.

Notre train est un peu lourd, il comprend trois chars dortoirs, et un char d’observation. Ce dernier est une excellente innovation pour traverser une région où il y a tant à voir ; car il est tout ouvert, des deux côtés de la voie, et permet d’admirer toutes les grandeurs du merveilleux panorama que nous traversons.

Mais quoique lourd, notre train ne s’est guère ralenti ; car, à Laggan, nous avons changé de coursier, le nôtre étant exténué peut-être ; on nous a donné un bon gros engin, trappu et fort comme un Clyde ou un percheron !

Nous atteignons la hauteur des terres ; la rivière de l’Arc a diminué graduellement et disparu. Quelques petits lacs se montrent, et semblent indécis de savoir s’ils s’écouleront du côté est ou du côté ouest.

Mais voici qu’un petit torrent, profondément enfoncé, et resserré entre les rochers s’élance devant nous vers l’occident. Il est évident qu’il souffre d’être emprisonné au milieu de ces donjons qui l’écrasent, car il dégringole en cascades et va se précipiter au galop au fond d’un ravin boisé. C’est le Cheval-qui-rue (Kicking horse), et jamais rivière ne fut mieux nommée.

Des pics immenses défilent à gauche. L’un d’eux, isolé, en basalte rougeâtre, ressemble à un dôme gothique, celui de Burgos, qui est moins élancé, mais plus imposant que celui de Cologne.

À Field, nous admirons le mont Stephen. Nous, l’avions aperçu et remarqué avant d’arriver à Field ; mais nous étions à jeun, et maintenant que nous avons pris un excellent déjeuner, nous sommes mieux disposés à l’admiration.

Auprès du mont Stephen qui a reçu son nom de sir George Stephen et qui l’a redonné à lord Mount Stephen, se dressent quatre ou cinq autres sommets, également remarquables, qui doivent être ses associés ; car ils ressemblent fort à des millionnaires.

L’un d’eux me paraît absorbé par des calculs très compliqués et fronce les sourcils ; mais le haut du front est serein, et en pleine lumière. Il doit se nommer Van Horne.

Nous avons, pendant quelques instants, perdu de vue le Cheval-qui-rue. Au fond de la vallée, le torrent a pris ses ébats ! il s’est éparpillé, répandu en plusieurs ruisseaux. Mais bientôt nous le retrouvons grossi et plus incontrôlable.

De temps en temps, il tente de nous échapper, en tournant brusquement, ou en se précipitant en bas de quelque rocher. Mais nous courons plus vite que lui, et quoique nos détours soient plus longs nous réussissons toujours à le rattraper.

Tantôt les monts se rapprochent et tantôt ils s’éloignent ; mais, loin de s’abaisser, on dirait qu’ils grandissent encore. Évidemment, l’humilité est chez eux une vertu inconnue. Dame ! ils ont joliment raison d’être orgueilleux. Il ne manque pas d’hommes qui le sont autant qu’eux, et qui ne sont pas si haut placés !

Avec ça qu’ils paraissent avoir beaucoup travaillé du cerveau ; car ils ont la tête chauve, comme certains faux jeunes gens que je connais, et qui n’ont pas perdu leurs cheveux dans les veilles scientifiques.

Plusieurs sont très maigres et même décharnés. Souffrent-ils de dyspepsie, les malheureux ? Je leur offre mes sympathies d’autant plus volontiers que je partage leur affliction.

En voici un qui est un vrai squelette, mais le squelette d’un géant, Je dirais qu’il a grandi à l’ombre, si quelqu’autre avait pu lui porter ombrage.

Ce qui étonne tous les voyageurs, c’est que nous puissions circuler, avec une facilité relative, au milieu de ces Pélion et de ces Ossa. Ce dernier nom conviendrait à beaucoup d’entre eux qui sont de véritables épines dorsales desséchées.

J’ai dit facilité relative ; car les difficultés sont innombrables et souvent très grandes.

Le Cheval-qui-rue est un guide fort incommode, et il nous cause bien des tribulations avec ses incartades et ses détours ! Que d’arcs, de demi-cercles, de circonvolutions il nous impose ! Mais il faut bien le suivre, puisque lui seul peut nous indiquer la route au milieu de ce labyrinthe de montagnes, de ravins et de gorges traîtresses.

Nous faisons à sa suite une course vertigineuse. De mon siège, je vois presque constamment la locomotive tantôt à gauche, tantôt à droite, et notre train glisse comme un serpent colossal, au pied des grands monts, sur le bord des abîmes, sous les rocs qui surplombent, en se repliant sur lui-même et en allongeant sa tête en feu, comme un monstre qui cherche sa voie.

Si le serpent de mer est un mythe, le grand serpent des Montagnes Rocheuses n’en est pas un. Il existe, et tous ceux qui vont à la Colombie-Britannique le voient passer deux fois par jour, vomissant le feu et la fumée, sifflant et mugissant, allongeant ses anneaux le long des flancs du Cheval-qui-rue, et s’ouvrant un chemin tortueux et fantastique au travers des plus gigantesques obstacles que la nature ait pu jeter sur le passage des êtres vivants.

Un des ennuis du chemin de fer, ce sont les cendres de la locomotive, que le vent apporte aux voyageurs, et qui les transforment en charbonniers, après quelques jours. Elles entrent par les ventilateurs, par les fenêtres, par toutes les fissures. Non seulement elles couvrent les meubles, les tentures, les tapis, les boiseries, de sorte qu’on ne puisse rien toucher sans se salir ; mais nous nous les incorporons par la bouche, par le nez, par les oreilles.

Je suis tenté de croire que cette cendre est vivante et méchante. Elle nous tatoue, elle nous aveugle, elle épaissit nos cheveux en s’y mêlant, elle se moque de nous ; et la locomotive qui en a des approvisionnements inépuisables, semble nous crier constamment : Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris !

En vain nous demandons grâce, reconnaissant que nous sommes poussière, mais réclamant pour cette poussière un peu de repos et de propreté ; la locomotive n’entend rien, et continue d’inhumer nos cendres dans les siennes !

Sans doute nous pourrions fermer toutes les ouvertures hermétiquement pour nous protéger contre les envahissements de ce croque-mort trop pressé ; mais alors la chaleur deviendrait insupportable, et ce serait le soleil qui nous réduirait en cendres.

Enfin, puisque notre sort est irrévocable, prenons-en gaiement notre parti, et amusons-nous un peu aux dépens de ces tas de poussière et de cendre que nous sommes.

Il y a bien des espèces de voyageurs. Il y a celui que rien ne charme et qui a l’enthousiasme très difficile. En face des plus merveilleux paysages des Rocheuses, il dit froidement « ce n’est pas laid, mais c’est trop sauvage ». Évidemment, c’est la civilisation qu’il vient voir ici, et il s’attend d’y trouver des jardins tracés par quelque Le Nôtre.

Il y a le touriste étranger qui ne voit rien comme son pays, pourvu qu’il en soit absent ; quand il en sort, c’est pour s’en ennuyer, quand il y rentre, c’est pour le dénigrer. Lorsque je lui montre quelque point de vue admirable, il fait une petite moue, et dit : oui, mais on en voit partout comme ça, et dans mon pays il y a mieux.

Il y a l’homme qui voyage pour manger. Le dining car est son idéal, le but de ses aspirations, l’objet de ses plus ardents soupirs.

Il y a l’enthousiaste de convention, qui n’a malheureusement qu’une seule épithète dans son répertoire admiratif. J’ai connu, des Anglais qui trouvaient tout beautiful ou nice, la forêt, la prairie, la montagne, la verdure, la rivière, la chute, le rocher, le torrent, etc., etc. J’ai entendu un Canadien raconter ses impressions de voyage : il avait trouvé tout superbe.

Il y en a qui ressemblent au jeune Cléon du Misanthrope qui donnait des dîners somptueux, mais qui figurait lui-même trop souvent au milieu des mets recherchés du menu — ce qui faisait dire à Célimène :

« C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte à mon goût tous les repas qu’il donne ! »

De même, il y a des voyageurs qui parlent toujours d’eux-mêmes ; et, naturellement, ce n’est pas pour se calomnier. Cela finit par être très ennuyeux.

Il y a la mère de famille qui traîne avec elle deux ou trois bébés criards. Elle retient généralement le state-room dans le char-palais ; elle s’y renferme pour avoir la paix, et elle envoie la bonne et les bébés donner aux autres voyageurs le plaisir de leur bruyante compagnie.

Il y a l’homme galant, très commode pour les femmes qui voyagent seules. Il dépasse généralement la cinquantaine, et se croit encore irrésistible. Il descend à chaque gare importante pour accompagner quelqu’une des aimables connaissances qu’il a faites à bord du train, et chargé de ses colis. Il remonte la figure épanouie, et va porter ses attentions à une autre.

Il y a l’homme qui broie du noir, et qui se plaint tout le temps de tout et de tous. Pourquoi donc voyage-t-il ? Pourquoi ne donne-t-il pas son argent à des gens intelligents et pauvres qui jouiraient tant à sa place et profiteraient du voyage ?

Mais non ; il aime mieux dépenser son argent à s’ennuyer lui-même et à ennuyer les autres. Il voyage pour dire qu’il a voyagé. Naturellement, il va voir toutes les expositions. Il a vu celle de Philadelphie, celle de Paris, et il ira voir celle de Chicago. S’il y avait un département pour les ennuyés ennuyeux il y paraîtrait avec avantage.

Enfin, il y a le voyageur sensible à toutes les beautés de la nature et de l’art, et qui est généralement porté à voir tout en beau. J’avoue que j’appartiens à cette espèce et que j’exagère peut-être l’expression de mes admirations et de mes enthousiasmes. Mais je proteste que je suis sincère et que je vois réellement les choses comme je les décris. Si mon lecteur les voit autrement, j’en suis chagrin pour lui ; car il sera privé de bien des jouissances que le voyage me donne.

Pendant que j’observe les voyageurs d’un œil et les montagnes de l’autre, le Cheval-qui-rue fait des siennes ! Il se précipite, il bondit, il écume, et plus nous le serrons de près, plus il s’enlève. Je crois qu’il a pris le mors aux dents.

Mais notre locomotive est aussi un cheval qui rue diablement, et qui n’entend pas se faire battre à la course. Quand le torrent lui barre complètement la route, il saute par-dessus, et quand c’est un rocher qui lui fait obstacle il passe dessous. Il se fait même un jeu de ce périlleux exercice. Trois fois, six fois, dix fois, dans un court espace, il accomplit ce tour de force ; et le Cheval-qui-rue s’avoue enfin vaincu, car il se ralentit, se calme et nous le laissons en arrière.

L’horizon s’élargit ; la végétation reparaît. Nous sommes à Golden, ainsi nommé, sans doute, à cause des mines d’or voisines.

Devant nous coule la rivière Columbia, et sur la rive opposée s’étend la chaîne des Selkirks.

Ce qui fait la magnificence de ces montagnes, c’est qu’elles sont rangées comme une armée en bataille, et que la perspective de leurs crêtes orgueilleuses se prolonge à perte de vue. Le rideau vert-sombre qu’elles tendent sur l’horizon à notre gauche est admirablement drapé, et se termine à une hauteur régulière de sept à huit mille pieds par une broderie bleue frangée de neige. C’est merveilleux.

De temps en temps quelques nuées légères voilent à demi les cimes audacieuses. Il en est qu’on prendrait pour de grandes dames en toilettes de bal, se tenant par la main. Leurs jupes sont en brocart sombre, leurs corsages en tulle rayée grise et blanche ; autour de leurs épaules s’enroulent et flottent des guirlandes de gaze, et leurs têtes de matrones toutes blanches sont fortement ridées.

Pour nous permettre de les admirer plus longtemps le chemin de fer longe la rivière Columbia jusqu’à Donald, de manière que nous avons toujours en pleine vue cette rangée de géantes drapées dans leurs somptueuses écharpes de verdure.

En quittant Golden nous avons aperçu au bord de la rivière un petit steamer qui s’apprêtait à partir. Où donc peut-il aller ?

Ah ! que notre pays est vaste et qu’il est peu connu ! Ce petit steamer va remonter la rivière Colombie, avec des ingénieurs, des mineurs, des spéculateurs jusqu’à une centaine de milles vers le sud.

De là un service de voitures transportera les voyageurs jusqu’à la rivière Kootenay, où un autre steamer les conduira à leurs destinations respectives, soit dans la vallée, soit au lac Kootenay, où des villes encore ignorées viennent de surgir.

Des Américains, venus de Spokane, y ont découvert, dit-on, de grandes richesses minières et ils les exploitent.

Quant à nous, nous nous contentons de les regarder faire, ou bien nous allons peupler leurs manufactures des États de l’Est, qu’ils seraient obligés de fermer sans nous.

Ah ! que je reconnais bien à ce trait mes excellents compatriotes ! Nous sommes tous des idéalistes, mais nous n’avons pas le sens pratique. La politique nous passionne, le sentiment national nous exalte, mais les affaires nous laissent froids.

« Dans cette région éloignée de notre pays, nous disait M. Lynch dans une conférence récente (mars 1892) à Québec, il y a des trésors que vous ignorez et je viens vous les révéler ; il y a là des gisements d’argent et de plomb d’une richesse étonnante, et les Américains s’en emparent ; déjà, ils y ont bâti des villes, établi des lignes de bateaux, construit des chemins de fer, et ils ont acquis de grandes étendues de terrains miniers. Allez-vous vous contenter de les regarder faire ? Est-ce que votre race n’a pas la prétention d’avoir sa part de ces richesses que la Providence a semées sur votre sol ? »

Et nous avons paru lui répondre :

« Ah ! il y a là-bas sur le sol canadien de riches placers d’argent dont les Américains sont en voie de s’emparer ? Eh ! bien, tant mieux pour eux ! Ah ! ils fondent des villes dans notre pays ? Eh ! bien, tant mieux pour nous !

— « Mais, reprend M. Lynch, ces villes qu’ils bâtissent, ils les bâtissent à leur profit et à vos dépens. Ils y font des fortunes qu’ils tirent de votre sol !

— Que voulez-vous ? répliquons-nous, nous ne sommes pas nés spéculateurs, et nous ne savons pas exploiter nos richesses. Partout où il y a de l’argent à faire, nous arrivons toujours après les autres. Suivant une comparaison populaire, de tous les beaux vaisseaux de lait que la Providence a mis dans notre laiterie, la crème est prise par les autres races et nous ne gardons que le lait sûr… »

Nous pourrions prolonger ce colloque ; mais le seul contraste qu’il rappelle entre les autres races et la nôtre devrait suffire à réveiller un peu parmi nous l’esprit d’initiative et d’entreprise.

Il est certain que nous contemplons avec trop d’indifférence les magnifiques développements que prend notre Ouest canadien sans nous soucier d’y réclamer notre part.

Vainement représente-t-on le Manitoba comme le plus riche grenier de la Puissance. Vainement vante-t-on la fertilité des immenses vallées des deux Saskatchewan. Vainement essaie-t-on d’attirer l’attention des habitants de l’Est sur les richesses minières de l’Ouest et de la Colombie-Britannique.

Il semble que tout cela ne nous regarde pas, nous surtout, Canadiens-français, et que les riches contrées de l’Ouest soient l’apanage exclusif des autres races.

Nos frères du Manitoba nous invitent et nous pressent sans pouvoir réveiller notre apathie ; et pendant que les Américains abandonnent la Nouvelle-Angleterre pour aller se fixer dans l’Ouest de leur pays et du nôtre, nos compatriotes continuent d’émigrer vers ces États qui ne suffisent plus à faire vivre leurs premiers occupants.

Pourquoi ne suivent-ils pas plutôt le courant qui entraîne les autres nationalités vers l’Ouest, pendant qu’il en est encore temps ? Il nous paraît qu’il y a là une étrange aberration.

C’est pourquoi nous attirons l’attention publique sur ce sujet qui nous semble d’une importance majeure. Il est plus que temps d’aviser aux mesures à prendre pour déterminer dans notre province un mouvement qui détournerait le courant d’émigration des États de la Nouvelle-Angleterre et le dirigerait vers l’Ouest Canadien.

Déjà nous sommes fort en retard ; mais il reste encore dans ces vastes contrées bien des terres et des richesses inoccupées. Hâtons-nous d’en prendre au moins une petite part. Connaissons enfin notre pays, et ne laissons pas les étrangers accaparer toutes nos richesses.