De Québec à Victoria/Chapitre XXVII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 311-327).

XXVII

UN CONGRÈS CATHOLIQUE DE SAUVAGES


Le camp d’Israël. — Discours en chinook. — Paysage.. — Colloque des arbres. — La Passion en huit tableaux. — Le Calvaire. — Le sang du Crucifié. — Cérémonie funèbre. — Le chant des sauvages. — Leur instruction par la sténographie.


Quand nous descendons de notre char de Lévites à la Mission Sainte-Marie, nous avons sous les yeux tout le camp d’Israël, et le coup d’œil est des plus pittoresques et des plus animés.

Les douze tribus n’y sont pas ; mais les pavillons de sept tribus flottent sur les quelques centaines de tentes dressées sur le premier plateau de la colline qui domine la voie ferrée. Aux abords de la gare, et surtout auprès du train, sont groupés sept à huit cents sauvages, et, derrière eux, rangées sur une longue ligne, autant de femmes sauvages — les mères portant leurs bébés dans leurs bras ou sur leur dos. Tous ont les yeux attachés, sur les évêques et dignitaires ecclésiastiques qui descendent du train.

Sur le plus haut sommet de la colline, qui fait face au fleuve, le canon tonne, et l’écho des montagnes, de l’autre côté du Fraser répercute chaque détonation avec une telle force qu’on croit entendre les grondements du tonnerre. Cela s’explique ; car nous sommes dans un amphithéâtre de montagnes, et le ciel est couvert de nuages.

Quand le canon se tait, les fanfares, au nombre de cinq, font entendre leurs voix de cuivre et d’argent, et notre étonnement est grand de voir avec quel art et quel ensemble jouent ces artistes, qui sont tous sauvages.

Il se produit tout d’abord un peu de confusion dans cette foule. Mais enfin l’ordre se rétablit, les groupes se forment, et un chef Sichell, s’avançant en tête des sauvages, adresse aux distingués visiteurs un discours de bienvenue en chinook.

Le chinook est le volapük des sauvages, et presque toutes les tribus le comprennent. C’est une langue formée d’anglais, de français et de plusieurs idiomes indiens.

Mgr Brondel, qui a été missionnaire dans la Colombie pendant quatre ans, et qui parle le chinook très couramment, est chargé de répondre ; et, si j’en puis juger par l’attitude et l’impression des sauvages, il le fait avec un grand succès.

Puis, les fanfares résonnent, et les visiteurs gravissent le premier plateau, traversent le camp des tribus sauvages, et escaladent la seconde colline dans la direction du couvent, où doit être servi le dîner.

Avant d’entrer au couvent, décrivons un peu le panorama splendide qui se développe à nos regards.

Au pied des collines coule le majestueux Fraser, à la fois profond et rapide, et nous pouvons en suivre au loin les sinuosités au milieu des floraisons luxuriantes qui couvrent ses rivages.

De l’autre côté du fleuve, la forêt ombrage les vallées et les flancs des montagnes, et par-dessus la jeune génération d’arbres, qui ressemble, à un soyeux manteau vert tendre, se dressent des cèdres gigantesques au feuillage plus sombre, tantôt isolés et tantôt par groupes. Quand ils sont groupés ils ressemblent à de hautes pyramides gothiques, et sans doute il s’y loge des orphéons d’oiseaux comme dans les flèches des vieilles cathédrales.

Isolés, on les soupçonnerait d’être de grands curieux, allongeant le cou par-dessus les têtes de leurs voisins pour voir passer les trains du Pacifique, ou pour saluer leurs vieux amis, les sauvages, qui n’ont pas les instincts destructeurs des Blancs, et qui les ont laissés vivre pendant des siècles.

Je me dis encore, en regardant leurs grandes silhouettes, qu’ils sont les aristocrates des forêts, et que décidément l’égalité n’existe nulle part. Il y a sans doute à côté d’eux de pauvres petits qui se plaignent d’avoir trop d’ombre, et qui réclament leur part d’air et de soleil. Il en est d’autres qui reprochent aux cèdres orgueilleux d’accaparer le sol avec leurs puissantes racines, et d’en épuiser les sucs.

Mais les cèdres répondent peut-être : « Allons, petits, prenez patience, vous aurez un jour notre taille et nos avantages ; il y a longtemps que nous travaillons, nous, à distiller les sucs de la terre, et les pluies du ciel, et les gaz de l’air ; il y a longtemps que nous luttons contre les tempêtes et les intempéries des saisons. Nous l’avons bien gagnée cette puissante stature que vous nous enviez. Car il vous faut de l’ombre pour grandir, et nous vous la donnons, en en même temps que nous vous défendons contre les assauts du vent et de l’orage. Vivons donc en paix, petits, et prêtons-nous assistance mutuelle. »

Si le fleuve entend ce colloque des arbres il doit y mettre son mot. Car il a bien droit à leur reconnaissance, lui qui baigne leurs racines.

Sur la rive où nous sommes s’élèvent tout d’abord la gare, puis le premier plateau de la colline où sont dressées les tentes des sauvages, et enfin le sommet, où sont bâtis le couvent, l’église, et la maison des Pères, et qui domine tout le panorama.

Des chemins en lacets, partant du camp sauvage, serpentent jusqu’à la cime, et sont jalonnés de poteaux reliés entre eux par des guirlandes de verdure. Partout flottent des pavillons, des oriflammes, et des tentures de toutes couleurs.

Deux grandes tentes-églises dressées, l’une au milieu du camp, et l’autre sur le sommet de la colline, à quelques pas de la maison des Pères, attirent l’attention, et complètent le tableau que la pluie a d’abord un peu gâté, mais qui s’éclaire maintenant d’un rayon de soleil.

Après le dîner, que les Sœurs de Ste-Anne et leurs élèves nous servent et qui est excellent, les nuages sont en grande partie dissipés, et le soleil sèche les gazons verts.

La procession de la Passion va donc être possible, et les sauvages sont à en faire les derniers préparatifs.

En attendant, nous assistons à un échange de discours entre les sauvages de la Colombie, représentés par le chef des Kamloops, et les sauvages des territoires, représentés par notre ami Peau d’Hermine, de la nation des Cris.

Ce dernier avait revêtu son grand costume d’apparat, et il était vraiment magnifique à voir. Il portait plus d’hermine que tous les professeurs de l’Université Laval ensemble, et plus de verroteries qu’on n’en voit dans nos bals — avec cette différence qu’il ne prétendait pas les faire passer pour des diamants.

Le chef des Kamloops parla en chinook, et son discours était traduit en français par le R. P. Lejeune, puis retraduit en cris par le P. Lacombe. La réponse de Peau d’Hermine fut aussi l’objet d’une double traduction pour être comprise par les sauvages de la Colombie.

Ces discours improvisés n’avaient rien de bien remarquable au fond. Les orateurs exprimaient le plaisir qu’ils éprouvaient de se rencontrer et se félicitaient mutuellement d’appartenir à l’Église catholique, qui leur avait enseigné la vérité et la pratique des vertus chrétiennes. Ils s’applaudissaient d’être devenus des frères en Jésus-Christ, et s’encourageaient à persévérer dans les mêmes croyances et dans une conduite morale conforme aux enseignements des hommes de la prière…

Au point de vue du débit, j’ai trouvé les discours irréprochables. Le ton, le geste, la tenue, la voix et les inflexions étaient parfaitement naturels.

Les Pères Oblats qui comprennent leurs langues assurent que les sauvages parlent d’ailleurs avec une grande correction.

Les préparatifs de la Passion sont terminés, et le soleil n’est pas épouvanté d’éclairer ce spectacle qui n’est qu’une pieuse image du drame effrayant et sombre du Golgotha ; il a chassé devant lui les nuages afin que du haut du ciel les anges puissent contempler, non plus avec désolation, mais avec joie, les diverses péripéties de la grande tragédie.

Les acteurs et les costumes, les chœurs, les décors, tout est prêt : et tous ceux qui doivent prendre part à la procession se groupent et s’organisent au pied de la colline. J’y descends en toute hâte afin de mieux voir la marche ascensionnelle de la procession.

Enfin la cloche tinte au clocher de la chapelle, et le défilé commence.

En tête marchent les femmes, rangées sur deux lignes, et ce sont elles qui entonnent — chaque groupe dans sa propre langue — ce cantique populaire dont l’air est connu de tous, et qu’on pourrait appeler une complainte :

Au sang qu’un Dieu va répandre
Ah ! mêlez du moins vos pleurs…

Après les femmes s’avancent les jeunes filles, puis les jeunes garçons et enfin les hommes — tous formant deux lignes parallèles, et tous chantant le même air mélancolique, chacun dans la langue de sa tribu.

On serait porté à croire qu’il en devait résulter, comme ensemble, une cacophonie atroce ; mais non, et cependant, tandis que les hommes encore au bas de la colline chantaient le premier quatrain du cantique, les femmes, arrivées au sommet, poursuivaient le second quatrain de leurs voix aigües :

Puisque c’est pour vos offenses
Que ce Dieu souffre aujourd’hui,
Animés par ses souffrances
Vivez et mourez pour lui !

À distance, tous ces chœurs différents alternés et mêlés formaient une harmonie étrange, puissante et pleine de vibrations émouvantes. Je me demandais s’il n’y avait pas au-dessus de moi dans les sphères supérieures un concert d’êtres surnaturels.

Le spectacle auquel j’assistais allait être la représentation du plus grand des drames, et je songeais aux chœurs des tragédies antiques, surtout à ceux du Prométhée d’Eschyle ; mais ce que je voyais et entendais était plus beau parce que c’était plus vrai.

Le vrai Prométhée, je l’avais sous les yeux. Au sommet de la colline, figure du Calvaire, son divin corps resplendissait dans sa blancheur immaculée, couvert de la pourpre de son sang. Comme le héros d’Eschyle, il était cloué à son gibet, le côté ouvert, pour que le vautour de l’impiété puisse continuer toujours de dévorer ce cœur dont le sang est aussi inépuisable que l’amour. Et la procession montait toujours en chantant, décrivant un grand M sur le flanc de la colline dramatique, au milieu des oriflammes flottantes et des guirlandes de verdure. Et dans les bois voisins, les oiseaux mêlaient leurs voix à celles des hommes, et s’élançaient vers le ciel avec de grands coups d’ailes et des cris d’amour.

Ah ! sans doute, si le monde surnaturel nous avait alors révélé ses mouvements mystérieux et invisibles, nous aurions vu des essaims d’âmes s’élançant aussi vers les cieux, emportées par la passion de l’immortel Crucifié !

Pendant que la procession gravissait la colline, les personnages des tableaux de la Passion se groupaient au sommet dans la grande avenue qui longe le bord de l’escarpement. Tous revêtus des costumes qui convenaient à leurs rôles respectifs, et dans les poses qui leur étaient assignées, ils formèrent huit tableaux, espacés de quinze à vingt verges, entre les deux lignes de la procession.

Nous avons rarement vu un spectacle plus impressionnant que cette vivante illustration de la Voie Douloureuse, commençant au jardin des Olives et se terminant au Calvaire.

Le premier tableau représentait l’Agonie de Jésus à Gethsémani, et le personnage du Christ, prosterné sur le sol, semblait profondément pénétré de son rôle ; tous les traits de sa physionomie exprimaient admirablement la supplication et la souffrance. Dans un pli du terrain, six indiens, bien groupés et couchés, représentaient les apôtres endormis.

Dans le second tableau, des soldats romains, portant tuniques et casques, armés de lances et de boucliers, saisissaient et garottaient Jésus, qu’on aurait pris pour la statue de la Résignation.

Le troisième tableau figurait la condamnation du Sauveur par le gouverneur romain. Pilate, somptueusement vêtu et assis sur un trône, se lavait les mains dans un bassin où un esclave, debout à côté du trône, versait de l’eau. Le Christ, enchaîné et les yeux baissés, semblait écouter avec soumission la sentence inique, tandis que plusieurs juifs sombres et méchants, fixaient sur lui des regards furieux.

Le quatrième tableau était une image très réaliste de la flagellation. Attaché, les mains derrière le dos, à une colonne basse, et nu jusqu’à la ceinture, Notre-Seigneur s’inclinait sous les coups des bourreaux qui tenaient leurs fouets levés, et ses épaules, ses reins et sa poitrine ruisselaient de sang.

Le même réalisme se retrouvait dans le cinquième tableau qui représentait le couronnement d’épines. Vêtu d’une longue robe blanche, et assis sur une chaise grossière, le Sauveur était entouré de Juifs et de soldats, et deux d’entre eux ajustaient la couronne d’épines à son front, d’où le sang coulait sur sa face auguste.

Mais nous avons été tout particulièrement impressionné par le sixième tableau, et l’Indien qui personnifiait Jésus nous a paru rendre avec une vérité effrayante la chute de Notre-Seigneur sous le fardeau de la croix. Revêtu d’une grande tunique rouge, le front couronné d’épines et ensanglanté, les cheveux en désordre et retombant en larges mèches sur sa figure souillée de sang et de poussière, il était presque étendu sur le sol, sa lourde croix en travers sur les épaules. Des soldats cruels le rouaient de coups pour le forcer à se relever, et lui, appuyé sur sa main gauche et soutenant la croix de sa droite, redressait à demi la tête et regardait ses bourreaux avec une tristesse indicible, tandis qu’une femme indienne, figurant sainte Véronique, s’avançait avec un voile déplié pour essuyer son visage.

Après le septième tableau, qui nous montrait Jésus rencontrant les femmes de Jérusalem et échangeant avec elles des regards attristés, la procession, chantant toujours son lugubre cantique, arrivait enfin au sommet du Calvaire.

Un grand crucifix, représentant le Christ de grandeur naturelle, y était planté. Une femme sauvage, portant le costume que les peintres attribuent généralement à Madeleine, accroupie sur ses genoux, embrassait le pied de la croix de ses deux bras et baisait les pieds du Sauveur. Elle tournait le dos au public, et son abondante chevelure noire recouvrait ses épaules et flottait jusqu’à sa ceinture ; mais quelques tresses tombaient sur les pieds du Christ et semblaient les essuyer.

Grâce à certain mécanisme qu’un sauvage fit mouvoir dans le crucifix, le sang commença à couler des plaies du Sauveur. De son côté ouvert, de ses mains et de ses pieds percés, de sa tête couronnée d’épines, des jets de sang coulèrent lentement sur son corps, blanc comme neige, et tombèrent goutte à goutte sur la chevelure et les vêtements de Madeleine.

Tous les chants cessèrent, et la foule agenouillée, en proie à la plus poignante émotion, se mit à prier.

Les Indiens psalmodiaient des prières dans leurs langues respectives et en latin, et les voix d’hommes alternaient avec les voix de femmes. Pendant longtemps le murmure des voix, tour à tour fortes ou mourantes, répandit sur la scène une empreinte de solennité et de tristesse.

Au pied de la croix, Marie Madeleine semblait morte de douleur sous les flots de sang qui l’inondaient. À gauche de la croix, la Très Sainte Vierge se tenait debout, muette de souffrance, les mains jointes, et les yeux vides de larmes levés vers le divin crucifié. À droite, se tenait saint Jean dans l’attitude de la douleur sans espoir. En arrière, étaient groupés des Juifs aux costumes variés, des soldats et des cavaliers romains portant des lances et des épées. L’un d’eux portait aux lèvres du Sauveur une éponge trempée de fiel et de vinaigre ; et tous ces personnages ne bougeaient pas plus que des statues.

On sentait peser sur la foule une oppression douloureuse, et le silence qui avait succédé aux prières ajoutait encore au sombre caractère de la lugubre scène, lorsque les chefs des tribus se levèrent, et dirent, chacun dans sa langue : « Le Christ est mort ! Le Christ est mort ! »

Quelques sanglots étouffés rompirent seuls le silence qui suivit ; des larmes jaillirent de bien des yeux, et les psalmodies plaintives recommencèrent.

Peu à peu cependant les prières se turent, et les personnages du drame se dispersèrent. La foule silencieuse et recueillie s’écoula. Le soleil se voila d’épais nuages, et une pluie tranquille et chaude recommença à tomber. C’était le ciel mêlant ses larmes à celles de la terre.

Je m’approchai du crucifix solitaire. Les planches de l’estrade où il était fixé étaient toutes rougies et le sang du Christ coulait toujours.

Ô sang de mon Sauveur, c’est ainsi que tu couleras sur la terre jusqu’à la fin des temps, afin de laver les péchés sans cesse renouvelés de notre triste humanité !

Ah ! qu’ils étaient loin de soupçonner cette merveille les bourreaux qui ont crucifié Jésus ! Quel sens profond se cachait dans cette parole divine prononcée à leur sujet : « Ils ne savent pas ce qu’ils font : »

Non, ils ne savaient pas que ce sang qu’ils versaient était une fontaine de vie dans laquelle l’humanité était régénérée ! Ils ne savaient pas que ce sang dont ils croyaient avoir épuisé les dernières gouttes en perçant le divin cœur, continuerait d’arroser la terre, et que dans les régions les plus lointaines et dans les solitudes les plus sauvages, il coulerait sur des autels pendant des siècles et des siècles !


À 7 heures P. M. tous les habitants du camp sauvage remontèrent la colline, musique en tête, et se massèrent dans la grande tente cathédrale, élevée à quelques pas du calvaire. Ils y récitèrent le chapelet, qui fut suivi de la bénédiction solennelle du Saint-Sacrement. Mgr Durieu, évêque de New-Westminster, officiait, et les autres évêques assistaient au chœur. Tous les sauvages chantaient les hymnes du salut avec un ensemble étonnant.

Le camp des sept tribus offrait dans la soirée un panorama des plus pittoresques. Des centaines de feux pétillaient aux portes des tentes, et projetaient au loin des reflets rougeâtres et tremblants. Hommes, femmes et enfants, accroupis en cercle autour des feux, fumaient et causaient. Pendant quelque temps les bébés crièrent, les chiens aboyèrent et hurlèrent ; puis le silence se fit, les feux s’éteignirent, et l’on ne vit plus passer que quelques ombres errantes à travers les tentes.

Le lendemain matin une cérémonie funèbre imposante eut lieu dans la grande tente cathédrale ; c’était un service solennel pour le repos de l’âme du regretté évêque de New-Westminster, Mgr d’Herbomez. Sa grandeur Mgr Lemmens, évêque de Victoria, officiait.

La fanfare des Indiens exécuta avec une rare perfection les marches funèbres les plus connues ; et tous les motets, le Kyrie, le Dies Iræ, le Libera furent chantés, en latin et par cœur, par les quatre ou cinq cents voix de la foule.

J’ai rarement entendu un concert sacré plus grandiose et plus touchant. Une particularité de ce chœur était le chant des jeunes filles sauvages dont les voix sont d’une octave plus hautes que celles des femmes. J’ai cru d’abord, en les entendant, qu’il y avait des violons dans la fanfare et que c’était un accompagnement de chanterelles ; je me retournai, et constatai qu’il n’y avait pas d’autres chanterelles que des gosiers de jeunes filles. Seules, ces voix seraient criardes ; mais dans ce chœur nombreux et puissant elles produisaient un effet à la fois curieux et beau.

Et voilà donc, pensais-je, ce que la religion a fait de ces barbares ! Comment les missionnaires ont-ils réussi à les civiliser à ce point ? Comment font-ils pour leur apprendre à chanter par cœur un hymne comme le Dies Iræ ? J’avoue que cela me semble prodigieux.

Le R. P. Lejeune — qui est jeune comme son nom, et fort intelligent — me dit que c’est par la sténographie qu’il leur apprend à lire. Cela me paraît plus extraordinaire encore ; et cependant l’expérience est faite et le succès incontestable, les enfants sauvages apprennent à lire en huit jours de cette manière.

Voici ce que l’excellent missionnaire écrivait à ce sujet, à ses supérieurs, à la date du 1er avril dernier :

« Nouvelle idée, n’est-ce pas, que d’apprendre à lire aux sauvages à l’aide de la sténographie ? On me disait, il y a un an : ils ne sont pas capables d’apprendre la sténographie !

« Cependant l’expérience est toute faite : les sauvages ici savent lire, grâce à la sténographie, et cela après une semaine d’école seulement !

« Ce n’est pas tout ; ils ont déjà un petit journal, qui paraît toutes les semaines, et qui a 150 abonnés. C’est non seulement une merveille, mais un coup de la Providence ; car ces pauvres sauvages qui pouvaient à peine apprendre quatre à cinq pages de prières et de catéchisme dans un an, reçoivent maintenant huit pages d’instruction religieuse par semaine…

« Dans nos séances de catéchisme, j’écris sur le tableau en sténographie, un chapitre de l’histoire sainte, ou une prière. À peine est-elle écrite qu’ils l’ont déjà lue, et l’apprennent entre eux, sans que j’aie besoin de m’en occuper davantage. Je leur ai appris de cette manière dans le courant de la semaine les quinze mystères du Rosaire, plusieurs traits de l’Évangile, et l’Histoire Sainte depuis la création jusqu’à Moïse… »

Est-ce que ce mode d’instruction ne pourrait pas être également employé par les Blancs ?

Le même jour, 3 juin, les sauvages firent deux nouvelles processions, celle du Saint-Sacrement, et la procession dite des statues dans laquelle ils promènent en grande vénération les statues de la Sainte Vierge, de saint Joseph, de sainte Anne et d’autres saints. Cette dernière eut lieu le soir, à la lueur des torches, et présentait le tableau le plus pittoresque, dit-on. Malheureusement nous avions dû partir dans la matinée, immédiatement après le service funèbre.