De Québec à Victoria/Chapitre XIV

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 153-162).

XIV

LA PRAIRIE


Regina. — Chez le lieutenant-gouverneur, M. Royal. — L’aspect général des prairies. — Le dieu-Soleil. — Les plaines fertiles. — Lacs et gibiers. — Moosejaw, Maple-creek, Medecine-Hat.


Quand nous arrivâmes à Regina il faisait nuit, ce qui nous empêcha de visiter la ville. Mais, au retour, j’ai eu le plaisir d’y recevoir l’aimable hospitalité du lieutenant-gouverneur, et j’y ai passé deux jours fort agréables.

L’Assemblée législative des Territoires était en pleine session, et j’eus l’avantage de faire la connaissance des députés dans un somptueux dîner d’État. La réunion fut pleine d’entrain et de gaîté, et j’étais loin de penser, en voyant la bonne humeur de tous, qu’une crise ministérielle était à la veille d’éclater.

L’honorable M. Royal, habite une résidence magnifique, bâtie et entretenue par le gouvernement fédéral, et il en fait les honneurs, je dirais royalement, si j’aimais les calembourgs. Tous mes compatriotes savent, du reste, que c’est un homme du monde plein de verve et d’esprit, qui joint un beau talent littéraire à de vastes connaissances politiques et autres.

La maison du gouverneur est en dehors de la ville, isolée, en pleine prairie. Un peu au delà s’élèvent les casernes de la Police Montée et leurs dépendances — ce qui forme tout un village, au bord de la petite rivière Wascana.

Elle m’a bien étonné cette Wascana, quand je l’ai traversée pour me rendre aux Casernes : nous étions au mois d’août, la sécheresse était désolante, toutes les autres rivières manquaient d’eau, et la Wascana débordait.

— Que signifie cette abondance, demandai-je au gouverneur ?

— Elle est toujours pleine d’eau comme ça.

— Alors elle est éclusée ?

— Vous l’avez deviné. Mais, tout de même, il ne faut pas rire de notre Wascana, ajouta le gouverneur en riant lui-même. C’est une rivière qui va se jeter dans la mer ; pas immédiatement, c’est vrai, mais en passant par la Qu’Appelle, la Saskatchewan, le lac Winnipeg, et une série de rivières, de lacs et de fleuves.

Les casernes sont bien installées, et la police qui y séjourne forme un corps de cavalerie de belle apparence.

La ville elle-même n’a rien de bien intéressant, et les arbres y font défaut comme dans presque toutes les villes des prairies. Il y a cependant auprès de la gare un jardin public où verdissent quelques plantations récentes ; mais les pauvres petits arbres que j’y ai vus auront besoin de boire toutes les eaux de la Wascana, s’ils veulent égaler les cèdres et les pins de la Colombie.

Il y avait longtemps que nous reposions tranquillement dans notre char-dortoir quand le train régulier en destination de l’Ouest vint nous remorquer. Il était à peine quatre heures du matin, et le soleil allait bientôt se lever. Mais comme je ne suis pas payé pour être aussi matinal que lui, je ne résistai pas à la tentation de me rendormir.

Quand je m’éveillai, nous étions à Moosejaw, traduction fort abrégée d’un nom indien que je serais bien embarrassé d’écrire, et qui signifie la petite rivière où un homme Blanc a réparé une charrette avec une mâchoire de bison. Ma foi, je ne blâme pas les Anglais d’avoir abrégé un pareil nom. Il eut été incommode dans la langue des affaires, pour des gens plus pressés que les Sauvages.

La voie monte graduellement et nous dépassons plusieurs stations sans importance.

Étrange pays, en vérité !

Il y a des jours et des nuits que nous courons à toute vitesse dans un train rapide, et quand nous regardons aux fenêtres de notre char-palais, nous pourrions croire que nous sommes toujours au même endroit, car l’horizon est toujours le même. C’est toujours la Prairie étendant à l’infini, dans toutes les directions, ses vastes solitudes, inondées de lumière.

Incommensurable tapis, tantôt vert, tant jaunâtre et brûlé par le soleil, tantôt plaqué d’immenses taches noires où le feu a passé.

Ici apparaissent de petits lacs desséchés, dont le lit couvert d’une couche de sel toute crevassée, est blanc comme neige. Là sourient, comme des champs de fleurs rouges, des bas-fonds dont les eaux saturées d’alcali ont rougi les herbes. Plus loin brillent, comme de larges plaques d’argent, de vrais lacs dormants, où s’ébattent des milliers de canards et d’oies sauvages.

Et la Prairie s’allonge toujours, solitaire, monotone, silencieuse.

Le sol n’est pas tourmenté, mais légèrement inégal, bossué, onduleux, multipliant ses plis comme l’Océan ses vagues, et déroulant à l’horizon ses innombrables collines, jaunes, vertes, émaillées de fleurs sauvages, ou noircies par quelque incendie.

Aussi loin que la vue peut s’étendre, pas un bouquet d’arbres ne vient reposer le regard. C’est le désert sans bornes, sans habitants, sans autre végétation que des fleurs sauvages émaillant le foin follet des sables, ou le foin plat des grèves.

Que cet aspect des Prairies me rappelle bien le Grand Désert africain !

C’est le même horizon infini, le même inconnu sans limites, brûlé par le même soleil, imprégné de la même majesté, et dormant dans le même silence.

Comme le Désert, la Prairie a ses oasis, plus ou moins nombreuses, suivant que le sol y est plus ou moins sillonné de cours d’eau. Du moment qu’une rivière y vient épancher ses ondes, des arbres croissent sur ses rivages et donnent au voyageur fatigué l’ombre et la verdure ; mais il faut que ce soit une eau courante, car nulle végétation n’apparaît au bord des lacs et des étangs, où l’eau est stagnante.

Comme le Désert, la Prairie a ses populations nomades qui changent de campements sans changer d’horizon, qui marchent des jours et des nuits, et qui se retrouvent toujours au milieu du même cercle monotone, sans autres variations que celles du coloris, de la température et des réfractions lumineuses.

Errants dans ces solitudes qu’ils ont choisies pour patrie, comme les nuages dans le ciel immense, les Indiens ne se résignent pas à la vie stationnaire. Toujours ils poursuivent et recommencent leurs migrations, l’été vers le Nord, et l’hiver au Sud, comme des oiseaux de passage, sans autres biens que leurs chevaux, leurs tentes et leurs armes, mais riches de liberté et de cette indolence rêveuse qui les préserve de tout souci.

Ainsi qu’au Désert, l’homme se sent dans la Prairie comme écrasé par la majesté de l’Infini. Il n’y a plus là ni foules humaines, ni murailles de villes qui lui cachent Dieu. Sa souveraineté redoutable l’enveloppe, et il mesure avec terreur toute l’étendue de la divine puissance.

Si, par malheur, il ne connaît pas le vrai Dieu, il se tourne instinctivement vers le ciel, et surtout vers cet astre d’où lui viennent la chaleur et la lumière dont il a besoin, et il lui offre ses hommages comme à une divinité. Aussi les sauvages qui habitent les Prairies ont-ils le culte du soleil.

Croient-ils vraiment que cet astre est Dieu lui-même ? Le regardent-ils seulement comme une image, ou un symbole de la divinité, ou bien encore comme la tente lumineuse que Dieu habite ?

C’est un problème qu’il n’est guère facile d’élucider ; car leurs croyances sont très vagues et obscurcies par de nombreuses superstitions. Mais il est sûr qu’ils croient à un être surnaturel, qu’ils appellent Grand Esprit ou Grand Maître de la Vie, et qui aurait son habitation dans les hauteurs des cieux.

Qui sait s’ils n’auraient pas raison de croire que le Créateur des mondes, qui est essentiellement lumière, vie et fécondité, a placé sa résidence dans le soleil ? Le Prophète-Roi n’a-t-il pas dit en parlant de Jéhovah : « in sole posuit tabernaculum suum ? »

Ils croient en outre qu’il y a un Esprit Bon et un Esprit Mauvais, et c’est le Mauvais qu’ils honorent davantage afin de l’apaiser. Tous les hommes sont ainsi faits : ils obéissent plutôt à la crainte qu’à l’amour.

Rien d’étonnant du reste à ce qu’ils se tournent encore vers le soleil, quand ils veulent invoquer l’Esprit Mauvais. Car c’est le même astre qui, dans les Prairies, brûle et détruit les innombrables germinations que ses rayons ont fait naître.

La même chaleur qui a fécondé les germes et répandu la vie partout, sème aussi dans la prairie la destruction et la mort. C’est le même soleil qui tarit les rivières et les lacs, dessèche les gazons et les fleurs, et boit le sang et les larmes de cette terre qui ne demanderait qu’à produire toujours des floraisons nouvelles.

Cependant, il ne faut rien exagérer. Cette sécheresse ne nuit à la culture que dans quelques parties élevées des Prairies qui avoisinent le chemin de fer entre Swift Current et Calgary; et dans ces régions mêmes l’élevage des bestiaux réussit très bien. De grands ranches y sont en pleine exploitation, et la plaine est sillonnée par de nombreux troupeaux de moutons, de bêtes à cornes et de chevaux, qui y trouvent d’excellents pâturages, et des lacs que le soleil ne peut dessécher.

Ailleurs, le sol de cette immense zône des Prairies qui s’étend de la Rivière Rouge aux Montagnes Rocheuses, est presque partout excellent. On calcule qu’elle contient plus de cent millions d’hectares de bonne terre arable, et, quand la marée humaine qui l’envahit, y aura jeté un nombre suffisant de cultivateurs, elle pourra fournir des céréales au monde entier.

Il y a des siècles et des siècles que les végétaux en décomposition et les cendres des foins brûlés s’accumulent ici sur un fonds d’argile, et y forment une couche épaisse de terreau noir dont la fécondité est inépuisable. Le monde entier connaît aujourd’hui la province de Manitoba comme pays agricole.

Mais les territoires du Nord-Ouest qui l’avoisinent sont moins connus. Beaucoup de gens croient, qu’une fois la frontière du Manitoba franchie, on ne rencontre plus que stérilité jusqu’aux Montagnes Rocheuses.

C’est une grave erreur. Il y a dans les territoires de vastes étendues très propres à la culture, surtout dans les régions que sillonnent les rivières ; et elles sont nombreuses les rivières depuis la Rouge, l’Assiniboine, la Souris et les deux Saskatchewan jusqu’aux rivières de la Biche, Bataille, de l’Arc, Belley et Old-man.

Quant aux autres parties des territoires, moins favorisées pour la culture, elles sont encore très avantageuses pour l’élevage.

Dans la région que nous traversons il y a plusieurs pièces d’eau d’une étendue considérable ; mais la plupart sont des lacs sans décharges.

Voici le lac des Vieilles Femmes qui a au moins vingt milles de longueur et qui est fréquenté par un nombreux gibier.

Plus loin, c’est Rush Lake, belle nappe d’eau fraîche bordée de montagnes au Sud, et couverte de pélicans, d’outardes et de canards de toute espèce.

À Swift-Current, village naissant, il y a un campement de familles sauvages. Plusieurs femmes, enveloppées dans leurs couvertes, sont rangées sur le quai de la gare, et offrent en vente aux voyageurs des cornes de buffles et divers objets de leur fabrication.

Partout, la prairie est sillonnée des sentiers creusés par les buffles, et jonchée de leurs ossements, qui sortent des foins comme des fleurs blanches émaillant un cimetière.

Les sauvages ramassent aujourd’hui ces restes épars du noble animal, et en chargent de lourds convois qu’ils vendent aux industriels. Est-il beaucoup d’hommes dont on puisse dire après leur mort, comme on le dit des buffles : ils sont encore utiles !

Après avoir dépassé Swift-Current nous touchons encore à plusieurs lacs plus ou moins étendus, Goose lake, Gull lake, Crane lake, dont les noms désignent autant de stations, et nous arrivons à Maple creek.

De grands ranches avoisinent la petite ville, où stationne un détachement de la police. À une petite distance s’élève un village de sauvages, de la nation des Cris. Encore deux ou trois heures de chemin de fer, et nous passons à Dunmore, point de jonction avec le chemin de fer de la Compagnie Galt qui conduit à Lethbridge ; puis nous arrivons à Medicine-Hat, ville naissante qui paraît avoir de l’avenir, et qui est joliment située au bord de la Saskatchewan du Sud. Il y a toujours beaucoup de mouvement à la gare, et quelques familles de Pieds-Noirs campées dans le voisinage.

À partir de Medicine-Hat, la prairie s’élève graduellement, et de grands troupeaux épars donnent de la vie aux monotones paysages. Toute cette partie de la plaine repose sur des houillères immenses, dont l’étendue n’est pas encore très bien déterminée, et dans lesquelles se développent de grandes quantités de gaz.

À Langevin, un large tube, plongé dans la terre, permet au gaz de s’échapper, et forme un faisceau de flammes assez curieux à observer quand vient la nuit.

Il était deux heures du matin quand le silence et l’immobilité de notre dortoir nous avertirent que nous étions à Calgary. C’était la veille de l’Ascension, 25 mai 1892 ; et nous étions heureux de penser que nous avions deux jours d’arrêt dans la capitale de l’Alberta pour nous reposer un peu des fatigues du voyage.