De Québec à Victoria/Chapitre XIII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 143-151).

XIII

UN DUEL ÉTRANGE.


Un contraste. — Le silence de la prairie. — Les guerres indiennes d’autrefois. — Combats singuliers. — Un duel au jeu.


Quand je regarde défiler sous ma fenêtre les interminables ondulations de la prairie, mornes et sans vie comme les tertres monotones d’un immense cimetière, je me surprends à regretter le temps où des millions de bisons cheminaient ou galoppaient dans ces plaines.

Quel mouvement ils donnaient alors à ces horizons ! Et quels spectacles devaient être ces grandes chasses dont nous avons dit quelques mots !

Mais il n’y avait pas seulement alors des chasses merveilleuses pour animer le paysage. Il y avait des guerres entre les diverses tribus nomades qui se disputaient les pays de chasse, et l’on imagine facilement les pittoresques tableaux que la plaine devait offrir quand deux races ennemies s’y rencontraient.

Je ne suis ni un sauvage, ni un sportsman ; mais je comprends qu’à leurs yeux la civilisation va gâter complètement ce beau pays ; et nous le traversons précisément dans cette époque de transition où la civilisation a détruit la vie d’autrefois, et ne l’a pas encore remplacée — sauf en quelques endroits rares — par le genre de vie et le mouvement qui lui sont propres.

Elle a parqué sur des Réserves les tribus nomades qui sillonnaient la Prairie, et le silence a fait place à leurs bruyants ébats. Seul, le sifflement de la locomotive a succédé, sur quelques points perdus de l’immense solitude, aux mugissements des buffles poursuivis par des chasseurs.

C’est un épisode de la vie d’autrefois que je veux consigner ici, et que le P. Lacombe m’a raconté.

Deux sauvages s’en allaient au hasard à travers la Prairie sans bornes. L’un était un guerrier Cris ; l’autre était un Pieds-Noirs.

Tous deux étaient vêtus de peaux de bêtes, et armés jusqu’aux dents, d’arcs et de flèches, de coutelas et de fusils.

Sans s’apercevoir, ils s’avançaient l’un vers l’autre, avec les précautions infinies qui deviennent un art chez les éclaireurs et les espions de ces tribus.

Le Cris était à la recherche du camp des Pieds-Noirs, et le Pieds-Noirs aurait voulu surprendre le camp des Cris.

Tantôt ils suivaient les sinuosités d’un ruisseau encaissé dans la plaine ; tantôt ils rampaient jusqu’au sommet d’une colline, d’où, couchés dans les foins, ils inspectaient l’horizon. Ils fouillaient du regard tous les plis de terrain, et les moindres broussailles leur servaient d’embuscades.

Dans ce cirque immense qui n’a pas d’autre enceinte que les pans circulaires du firmament et dont l’arène est baignée de vapeurs transparentes, le regard s’étend très loin. Il n’y a ni rochers, ni bois, ni haies, ni même de hautes bruyères qui interceptent la vue.

En même temps, le silence de la plaine est tel que le moindre bruit insolite semble devoir attirer l’attention. En mer, même dans les jours de calme, la vague a ses bruits et ses murmures, et le moindre souffle qui en ride la surface la fait chanter. Mais dans la prairie le vent qui passe en effleurant les herbes ne rompt pas le silence.

C’est le calme profond, solennel, non pas de la nature morte, mais de la nature qui n’a pas encore vécu.

On se croirait revenu au commencement du monde, alors qu’il n’y avait ni habitations, ni trace de vie humaine, et que le premier homme était seul en face de la nature.

Et cependant au milieu de ces immenses solitudes, il y avait, à l’époque dont nous parlons, de nombreuses tribus nomades qui se faisaient la guerre ; et chaque tribu avait ses guerriers en renom, ses héros dont on racontait les brillants faits d’armes.

Mais ce n’était pas dans les batailles que les braves se distinguaient le plus, et acquéraient des titres à l’admiration de leur tribu ; c’était dans des combats singuliers ou dans des expéditions isolées.

Le jeune guerrier qui voulait se faire un nom partait seul pour surprendre le camp des ennemis ; il allait à pied, et non à cheval, pour se cacher plus aisément. Il cheminait tantôt le jour, tantôt la nuit, selon qu’il y avait plus ou moins de danger d’être découvert. Il n’allumait pas de feu, quand il se reposait ou s’arrêtait pour manger, parce que la fumée aurait pu trahir sa présence.

Quand il avait découvert le camp ennemi, il s’en approchait, au milieu des nuits les plus noires, avec toute la prudence du serpent et en rampant comme lui à travers les herbes, de manière à tromper la vigilance des chiens eux-mêmes.

Puis, il s’élançait tout à coup vers la tente d’un chef ou sur une sentinelle endormie ; il tuait et scalpait les premiers ennemis qu’il surprenait, et, quand l’éveil était donné, il s’enfuyait vers l’endroit où il avait vu paître les chevaux, se hissait en un clin d’œil sur celui qui lui avait paru le meilleur, et disparaissait bientôt dans la nuit, emmenant devant lui les coursiers affolés les plus éloignés du camp.

Qu’on imagine son triomphe quand il rentrait dans sa tribu, monté sur un cheval fringant, et portant à sa ceinture quelques chevelures des ennemis !

C’était une expédition de ce genre que rêvaient de faire les deux héros de ce récit, lorsque par suite d’un accident de terrain qu’ils n’avaient pas soupçonné, ils s’aperçurent tout à coup, côtoyant l’un vers l’autre, un ruisseau qui serpentait dans la plaine.

Ils firent halte, se mesurèrent des yeux et se mirent à réfléchir. Allaient-ils se battre ? Mais où serait la gloire de se battre ainsi sans témoins ? Et s’ils se blessaient tous deux mortellement, qui irait raconter aux frères leurs coups d’éclat et les péripéties de la lutte ?

De loin, ils se communiquèrent ces sentiments par signes, et déposant leurs armes dans l’herbe ils marchèrent l’un vers l’autre. Ils se saluèrent, s’assirent au bord du ruisseau, mangèrent et fumèrent ensemble, puis l’un d’eux proposa de jouer.

La passion du jeu est bien dans la nature, et elle est terrible chez les Sauvages. La proposition fut acceptée avec un cri de joie, et les deux joueurs, assis en face l’un de l’autre sur le tapis vert de la prairie, préparèrent le jeu qu’ils appellent jeu de mains.

L’espace de terrain qui les sépare est divisé en deux, et chacun y plante un nombre égal de bâtonnets représentant un nombre convenu de points. En même temps, la valeur des objets qu’ils vont jouer — car ils n’ont pas d’argent — est fixée par un nombre conventionnel de points. Ainsi par exemple, le fusil de chacun est évalué à cinq cents points, le coutelas et sa gaîne à cent points, le collier et la ceinture à cinquante points chacun, et ainsi de suite pour tous les objets qui leur appartiennent, sans excepter les vêtements.

Ces préliminaires posés, ils tirent au sort pour savoir qui jouera le premier, et celui que le sort désigne prend deux petites pierres dans ses mains, et entonne un de ces chants bizarres, insaisissables, monotones, et sans paroles, qu’aucun artiste ne saurait noter.

Tout en chantant, il fait des passes, croise les mains derrière son dos, les ramène en avant, les élève, les abaisse, et les tenant bien fermées sous le regard de l’autre joueur, il lui fait deviner dans quelles mains sont les deux pierres.

S’il devine juste il a gagné dix, vingt, trente points ou plus, suivant la convention. S’il se trompe, il a perdu.

Le compte des points perdus ou gagnés se tient en arrachant les petits bâtons plantés dans le sol qui sert d’échiquier, et en les replantant dans le terrain du gagnant.

Alors, l’autre joueur prend les pierres, fait les mêmes passes, fredonne le même air « he ! hi ! ho ! hu ! hou ! » et fait deviner son adversaire.

C’est ainsi que nos deux guerriers s’amusèrent pendant près de deux heures, avec des alternatives de joie et de chagrin qu’ils cachaient de leur mieux. Mais le sort s’était déclaré contre le Cris, et il avait tout perdu, jusqu’à ses vêtements.

Tout triomphant, le Pieds-Noirs se leva, et s’en alla boire au ruisseau.

Le Cris dit :

— Veux-tu jouer encore ?

— Je veux bien, reprit le Pieds-Noirs, mais tu n’as plus rien à mettre au jeu.

— Oui, j’ai encore quelque chose !

— Quoi donc ?

— Ma chevelure.

Le Pieds-Noirs poussa un cri de joie et le jeu recommença. La chevelure fut estimée à mille points ! Toute une fortune à dépenser encore, se disait le Cris ! Il faudra bien que la chance se déclare pour moi à la fin ! Et tout en ayant la rage au cœur, il jouait avec un sang-froid imperturbable, poussant parfois des gémissements sourds ou des grognements sinistres.

Mais la fortune resta fidèle au Pieds-Noirs, et dans un dernier coup il acheva de gagner les mille points en jeu.

Le Cris ne prononça pas une parole, et s’inclinant devant son ennemi, comme une victime devant le sacrificateur, il attendit l’exécution.

Le Pieds-Noirs, qui s’était levé, ramassa de la main gauche l’abondante chevelure de son adversaire, et prenant son coutelas de la main droite, il traça d’un geste rapide un cercle sanglant autour de la tête de sa victime et arracha violemment son horrible dépouille.

Puis, tirant de sa poche un mouchoir d’indienne rouge il le lui offrit pour se panser.

Le malheureux Cris qui avait porté ses deux mains à sa tête pour y retenir la peau qui descendait, se rendit au ruisseau, et le Pieds-Noirs l’aida à se laver et à s’envelopper la tête dans son mouchoir.

Les deux guerriers se rassirent en silence, et le Pieds-Noirs proposa de dîner.

Tous deux mangèrent avec appétit et fumèrent ensemble le calumet de paix.

Alors le Pieds-Noirs dit au Cris : « Je ne veux pas te laisser ainsi sans armes pour te défendre et te nourrir : voici ton fusil et tes munitions que je te rends ».

— Est-ce bien à moi ? dit le Cris, avec un éclair de joie.

— Certainement.

— Eh ! bien, alors, je veux jouer encore.

Et le jeu reprit avec acharnement.

Cette fois, enfin, la chance tourna et le Pieds-Noirs se mit à perdre. Tout ce qu’il avait gagné passa bientôt en la possession du Cris et jusqu’à ses propres armes et ses vêtements.

Comme le Cris il mit alors au jeu sa propre chevelure et la perdit dans la même opération sanglante.

— Tu es un brave, lui dit le Cris ; et je veux être aussi généreux pour toi que tu l’as été pour moi. Je te rends tes armes et tes vêtements, et je ne veux garder que ta chevelure comme tu garderas la mienne. Nous pourrons ainsi retourner vers nos gens et nous vanter d’avoir scalpé un ennemi. Ta chevelure sera mon trophée et ma chevelure sera le tien ».

Ainsi finit cet étrange duel au jeu ; et les deux joueurs terribles, après avoir fumé le calumet de paix, se dirent adieu, et reprirent le chemin de leurs camps respectifs.