De Québec à Victoria/Chapitre XV

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 163-176).

XV

À CALGARY


Chez M. le juge Rouleau. — Sauvages et Missionnaires. — La ville. — Le banquet et les discours. — Le P. Lacombe, Mgr Taché et les Magnats du Pacifique. — Cérémonies religieuses.


Je proclame que les évêques et les prêtres sont d’excellents compagnons de voyage ; mais ils ont un défaut que je proclame également : ils se lèvent trop matin.

Dès avant 6 heures A. M., j’entends battre les portes de notre « Canton, » et les roulements des voitures qui emportent déjà les plus matineux vers l’église. Je résiste de mon mieux à ce réveille-matin trop hâtif ; mais il est difficile de ne pas prendre les habitudes de ceux avec qui l’on vit, et je les suis, de plus ou moins loin.

Quand je sortis de ma chambre (state-room) je trouvai sur le quai mon excellent collègue, M. le juge Rouleau de la Cour Suprême d’Alberta, qui avait l’amabilité de m’attendre avec une patience toute magistrale.

Ses superbes chevaux noirs étaient plus impatients, et piaffaient bruyamment. En moins de cinq minutes, ils nous transportèrent, ma fille et moi, à la résidence de l’éminent magistrat.

C’est une large maison en pierre, sombre, massive, avec une fausse tour, qui lui donnerait un aspect tout à fait seigneurial, si elle était couronnée de crénaux.

Un déjeuner beaucoup trop somptueux pour mon débile estomac nous y attendait, et nous reçûmes de nos hôtes — le juge et madame Rouleau — l’hospitalité la plus cordiale et la plus aimable.

À 11 heures de la matinée, il y eut séance au couvent des Fidèles Compagnes de Jésus. Musique, chant, scènes de comédies, présentation d’adresses, réponses, — tel était le programme ; et il fut rempli de manière à intéresser vivement l’auditoire.

J’ai retrouvé chez ces Religieuses, en dépit de leur costume, la distinction, la grâce et la culture intellectuelle que j’avais admirées chez leurs sœurs de Prince-Albert.

Auprès du couvent, à côté de l’église, et autour de la maison des missionnaires se tenaient constamment groupés les Sauvages, dans leurs costumes pittoresques. Pauvres enfants des Prairies ! Rien n’était plus touchant que de les voir s’empresser auprès des évêques et des missionnaires pour en obtenir une parole de consolation et de bénédiction. C’est leur dernier refuge à ces races, condamnées à mourir ; ils n’ont plus confiance qu’au prêtre, et c’est en lui qu’ils cherchent protection.

Ce pays qu’ils habitent encore n’est plus leur pays, ils ne le sentent que trop. Ils ne sont plus chez eux, et malheureusement il y a entre eux et les Blancs une espèce d’abîme qui rend le rapprochement impossible. Les mœurs, les usages, les idées, le genre de vie tendent à les séparer. Une antipathie réciproque, que l’on s’explique très bien, empêche la fusion, et l’empêchera longtemps, sinon toujours. Il est bien plus facile de faire un sauvage d’un homme civilisé que de faire un civilisé d’un sauvage.

Les vieux chefs Cris et Pieds-Noirs entretiennent encore quelques espérances nationales, et ils disent aux jeunes que les bonheurs passés renaîtront. « Un jour viendra, répètent-ils souvent, où les Blancs disparaîtront, et où les buffles sortiront de terre ».

Mais quand ils entrent dans l’Église catholique, ils y trouvent reconnue leur égalité avec les Blancs ; le missionnaire les y accueille comme un père : il les traite comme si les Blancs et eux ne formaient qu’une seule et même famille ; il leur enseigne qu’il y a une autre vie où toutes les injustices seront réparées ; et, avec l’idée qu’ils se font du bonheur, ils s’imaginent qu’ils vont retrouver au delà du tombeau des pays de chasse, des troupeaux de buffles, et de superbes chevaux.

Voilà pourquoi le prêtre catholique attire leur sympathie et leur confiance, et voilà ce qui explique l’empressement de ces pauvres êtres déchus, autour de l’église et de la maison du missionnaire.

Dans l’après-midi, promenade en voiture autour de la ville, et réception du maire et des principaux citoyens, parmi lesquels j’eus le plaisir de connaître les rédacteurs des deux principaux journaux de Calgary, le Herald et la Tribune.

La jolie ville de Calgary est bâtie en pleine prairie ; mais la couche de terre végétale qui en nourrit le gazon est très mince, et elle recouvre un lit très épais de petits cailloux roulés, qui viennent évidemment des montagnes et que la rivière de l’Arc (Bow River) a charriés dans la plaine il y a des milliers d’années, alors qu’elle était aussi large qu’un fleuve.

C’est ce qu’indique évidemment la configuration des terres avoisinantes.

Ce lit de cailloux est réfractaire à la végétation, et il n’est pas probable que de grands arbres puissent jamais ombrager les rues de Calgary.

C’est d’ailleurs une ville bien bâtie et qui progresse rapidement. Je l’ai déjà visitée en 1889, et je constate aujourd’hui qu’elle a considérablement grandi.

De larges trottoirs bordent ses rues sur une très vaste étendue. Son système de drainage paraît être excellent ; son aqueduc est complété. De belles constructions ornent les différents quartiers de la ville, au nombre desquelles je mentionnerai le bloc Alexander, les magasins de la Compagnie de la Baie d’Hudson, l’hôtel Alberta, la résidence du sénateur Lougheed, les banques de Montréal et Molson, etc., etc.

Calgary va devenir bientôt un véritable centre de chemins de fer. Déjà une voie ferrée, longue de près de deux cents milles, la relie à Edmonton, et lui apportera bientôt les produits des plaines fertiles qu’elle traverse, et qui s’ouvrent rapidement à la colonisation. L’année prochaine (1893) un autre chemin de fer, presque terminé, la mettra en communication avec Fort-MacLeod et la région des ranches. Une autre ligne va mettre à sa disposition les riches mines de charbon de la rivière à la Biche. En même temps, on parle de vastes édifices que le gouvernement et la Compagnie du Pacifique doivent y ériger dans leurs intérêts respectifs.

La population catholique de la ville s’est groupée dans la partie Sud, auprès de la rivière du Coude (Elbow). Le terrain y est beaucoup meilleur, c’est-à-dire que la couche de terroir y est beaucoup plus épaisse, et les plantations qu’on y a commencées devront y réussir.

Les RR. PP. missionnaires y sont encore pauvrement logés ; mais, en revanche, ils ont bien logé le bon Dieu et c’est dans l’ordre. L’église de Sainte-Marie est un bel édifice en pierre, de proportions telles qu’elle pourrait très bien faire plus tard une cathédrale convenable.

À quelque distance, en pleine prairie, un superbe hôpital en pierre est en voie d’érection et sera sous la direction des Sœurs de la Charité.

Du reste, il y a à Calgary un grand élément de succès et de progrès : c’est l’esprit d’initiative, et la bonne entente qui paraît exister entre tous les citoyens.

C’est du moins ce que nous avons cru observer dans le somptueux banquet qui nous a été donné le soir, et dans lequel Anglais et Français, protestants et catholiques, semblaient unis par le même patriotisme et les mêmes aspirations.

Ces agapes vraiment fraternelles étaient présidées par Son Honneur M. le juge Rouleau ; et quand vint le moment des toasts, la santé du Souverain Pontife, puis celle de la Reine furent bues avec le même enthousiasme.

L’Honorable Président proposa ensuite la santé : Nos distingués visiteurs ; et après quelques bonnes paroles appropriées à la circonstance il lut en français et en anglais une touchante adresse de bienvenue au nom de tous les catholiques de Calgary.

S. G. Mgr l’archevêque d’Ottawa répondit en anglais, et Mgr l’évêque de Trois-Rivières en français.

Les deux discours remarquables de tact et d’à-propos furent très goûtés et soulevèrent de chaleureux applaudissements.

Mgr Laflèche insista beaucoup sur la bonne harmonie qui devrait unir les deux races, et sur la possibilité de fonder un grand édifice national avec des matériaux différents pourvu que le ciment de la charité les unisse. En même temps il prédit un grand avenir aux territoires du Nord-Ouest.

La santé des Pères Oblats fut proposée en termes élogieux par Mgr Duhamel, et Mgr Grouard répondit très brièvement mais d’une façon charmante.

M. Costigan, un des avocats les plus distingués de Calgary, proposa ensuite de boire : à nos compatriotes protestants ; et le maire de la ville, M. Lucas, y répondit très convenablement.

Plusieurs autres discours excellents furent prononcés entre autres par M. King, président de la société Saint-George, par M. le major Walker, président de la société Saint-André, et par M. Costigan qui fit un éloge fort éloquent des congrégations religieuses de femmes.

Enfin, la santé du P. Lacombe, notre capitaine, fut bue avec un enthousiasme indescriptible ; mais ce fut en vain qu’on voulût le faire parler. Il s’y refusa obstinément, et pour mettre fin à nos instances, il se leva et dit qu’il chargeait le juge Routhier de répondre pour lui.

J’en profitai pour lui infliger un éloge, qui lui déplut beaucoup, mais qui parut plaire à mon auditoire, et dans lequel je ne ménageai pas non plus la modestie de Mgr Taché, auquel sa santé avait interdit ce banquet. Je fis de plus entre ces hommes et les magnats du Pacifique des rapprochements qui ne devront pas déplaire à ces derniers.

Qu’on me permette de reproduire ici ce triple éloge : « J’ai lu quelque part, qu’un bon curé de campagne rencontra un jour Napoléon ier, et s’arrêta devant lui pour l’examiner avec une attention marquée.

Le grand empereur s’en aperçut et dit :

— « Quel est ce bonhomme qui me regarde ainsi ?

— « Sire, dit le curé, je regarde un grand homme, et vous regardez un bon homme ; chacun de nous deux peut profiter. »

Très belle parole d’une haute portée philosophique ! Nul doute, en effet, que s’il peut être utile d’examiner la grandeur, il ne l’est pas moins de contempler la bonté.

N’oublions pas, du reste, que la bonté n’exclut pas la grandeur, et que celle-là même peut être un moyen d’arriver à celle-ci.

Je me suis rappelé cette histoire, quand j’ai connu pour la première fois le R. P. Lacombe. J’ai senti que j’étais en présence de la bonté ; et quand plus tard, j’ai connu ses œuvres, et mesuré l’autorité qu’il a acquise parmi les populations du Nord-Ouest, j’ai compris que la bonté était arrivée à la grandeur.

Les sauvages, qui jugent un homme au premier coup d’œil avec une perspicacité remarquable, ont immédiatement deviné la vertu caractéristique du R. P. Lacombe, et il lui ont donné un nom qui signifie : « Celui qui a bon cœur. »

Il y a quarante ans qu’il porte ce nom, et qu’il témoigne en toute occasion la tendresse de son cœur aux malheureux enfants des prairies et des bois.

Un jour — c’était en 1852 — un homme jeune encore mais qui était déjà une grandeur, puisqu’il venait d’être sacré évêque de Saint-Boniface, se rencontra avec cet homme bon qui était jeune aussi et qui se nommait Albert Lacombe. La grandeur et la bonté se comprirent, et toutes deux s’embrassèrent.

Le même zèle apostolique échauffait ces deux cœurs, et depuis lors ils ont travaillé de concert à cette vigne du Seigneur dont nous admirons aujourd’hui les fruits merveilleux.

L’homme bon est devenu grand à son tour ; et l’autre a continué de grandir, jusqu’à devenir le souverain spirituel d’un immense pays, et presque le souverain temporel de sa race dans l’Ouest canadien.

Dans le monde, on juge de la grandeur d’un homme d’après celle du théâtre sur lequel il joue son rôle. Grâce à cette erreur ce n’est pas l’homme qui illustre le théâtre où il figure, c’est le théâtre qui grandit l’homme, et lui donne de l’éclat.

Et c’est pourquoi l’histoire de la vraie grandeur est à refaire, puisqu’elle laisse dans l’ombre tous les grands acteurs des théâtres ignorés.

Qui sont-ils ? Qui songe à eux et se rend compte de leurs œuvres ?

Les rôles qu’ils jouent sont tout simplement des personnifications du dévouement, de l’héroïsme, de la vraie civilisation, du vrai progrès ; mais ils se cachent au fond des solitudes, dans des contrées sauvages inconnues, et ils n’ont pas de foule qui les acclame.

Dès lors, ils ne comptent pas pour ceux qui exploitent l’histoire à leur profit, et qui sont surfaits et grandis par elle au détriment du vrai mérite.

Mais qu’importe à ces grands hommes méconnus qui achètent au prix des souffrances du présent les progrès de l’avenir dont nous jouissons déjà ? Ils ne sauraient se passionner pour les succès d’un jour ! Ils ont l’âme assez élevée pour n’ambitionner que les biens d’outre-tombe et la gloire définitive !

En fin de compte, ils ont raison, puisqu’il n’y a que les choses qui demeurent qui soient dignes de notre attention.

Mais nous, nous avons tort de méconnaître leur mérite et de les reléguer dans l’oubli.

Quand nous louons et encensons les hommes politiques, ou les grands industriels, qui par leurs travaux ont agrandi notre Patrie et ouvert à la colonisation les immenses territoires du Nord-Ouest, nous faisons bien mais nous ne devons pas oublier dans nos éloges ces courageux missionnaires, qui ont été les précurseurs des grands capitalistes, et qui ont tracé les premiers les grandes routes que les ingénieurs ont suivies !

Notre chemin de fer du Pacifique est vraiment une merveille, et je ne suis pas étonné que sa construction ait été considérée comme un rêve, quand elle fut proposée pour la première fois.

C’était un rêve, en effet, mais un rêve de génie, qui a été réalisé par des hommes de génie.

Quelles apparences y avait-il du succès obtenu ? Environ 3,000 milles, en chiffres ronds, de pays inhabités à traverser ! 1,800 milles de montagnes et de rochers incultes dont une grande partie réputée infranchissable ! Près de 1,200 milles de prairies assimilées au Désert africain ! Voilà quelle était la perspective !

On admettra qu’elle n’était pas riante de promesses. Elle était plutôt menaçante de difficultés, de hasards, et de risques à courir !

Mais les hommes qui se chargèrent de cette immense entreprise semblaient avoir pris pour devise le vieil axiome des Romains : Audaces fortuna juvat !

Aussi leur œuvre a-t-elle été un coup d’audace, mais, un coup d’audace qui a réussi !

Sans doute une entreprise de ce genre est toujours possible quand on a d’énormes capitaux à sa disposition.

Mais la merveille a été d’en faire une affaire payante, contre toutes les prévisions, contre tous les calculs, contre tous les intérêts opposés, contre toutes les entreprises rivales !

Maintenant que la chose est faite, elle paraît toute simple. Mais il en est ainsi de toutes les inventions du génie. Seulement, il faut les trouver ! Et quand c’est fait, les badauds ouvrent les yeux et disent : Mais comment donc n’avons-nous pas trouvé ça, nous ? C’était si simple !

Eh ! oui, braves gens, c’était très simple. Mettez-vous à l’œuvre, et faites-en autant. Mais, en attendant, ne rabaissons pas les grandes choses que l’esprit d’initiative, l’énergie, l’activité et la force de volonté ont accomplies.

Et maintenant, regardez aux résultats obtenus. Comptez, si vous le pouvez, les solitudes peuplées, les villes sorties de terre, les vastes espaces improductifs devenus producteurs, les richesses minières, jusqu’alors inconnues, révélées au grand jour et produisant maintenant des millions !

Enfin, envisagez la chose au point de vue social et chrétien. Les missionnaires avaient ouvert la route aux colonisateurs, aux industriels, aux commerçants. Et maintenant, c’est le commerce et l’industrie qui ouvrent de nouveaux chemins aux missionnaires et aux fidèles, accroissant à la fois le nombre des pasteurs et des brebis !

Le chemin de fer du Pacifique est devenu la grande artère du Canada, portant jusqu’aux extrémités de ce grand corps le sang qui le fait vivre ! C’est un fleuve, plus large et plus long que le Saint-Laurent lui-même, et poussant des vagues humaines dans toutes les directions pour féconder les déserts et ranimer les solitudes.

Voilà l’œuvre que nous devons aux magnats du Pacifique, et aux hommes politiques qui en les assistant dans l’occasion en ont rendu l’exécution possible.

Mais, encore une fois, il ne faut pas oublier que nos humbles missionnaires ont été les précurseurs de ces grands, hommes, et qu’aujourd’hui encore, et plus que jamais, ils continuent leur œuvre éminemment civilisatrice.

Le chemin qu’ils ouvrent aux âmes ne s’étend pas seulement jusqu’à la grande mer de l’Ouest ; il se prolonge jusqu’à cet océan vraiment pacifique, que l’on appelle le Ciel ! »

Le lendemain du banquet était le jour de l’Ascension, et cette grande fête a donné lieu aux cérémonies religieuses les plus solennelles. Plus d’un siècle peut-être s’écoulera avant que Calgary ne soit témoin d’un pareil concours d’évêques et de dignitaires ecclésiastiques.

Dès la veille au soir il y avait eu salut et bénédiction du Saint-Sacrement avec un remarquable sermon du Rév. P. Gendreau.

À huit heures A. M., il y eut première communion et confirmation d’un grand nombre d’enfants, Blancs et Sauvages. Qu’elle fut touchante cette cérémonie !

À onze heures, grand’messe solennelle, avec un très bon sermon du Rév. M. Leclerc.

À 3 heures P. M., baptême de sauvages adultes. Parmi eux se trouvaient un mari, une femme et leur enfant qui furent baptisés ensemble ; et les époux furent ensuite solennellement mariés. Voilà des spectacles qu’on ne voit pas souvent ailleurs et qui impressionnent profondément !

Dans les intervalles libres, les élèves sauvages de l’École industrielle qui ont formé un joli corps de musique nous donnaient des sérénades, avec un succès qui faisait notre étonnement.

À sept heures du soir, mois de Marie, avec un des plus éloquents sermons que j’aie entendus, par Mgr Brondel.

Comme on le voit, nos deux jours à Calgary avaient été bien remplis, et nous ne pouvons remercier assez la population de cette ville, sans distinction de races ni de croyances, pour l’accueil sympathique qu’elle nous a fait.