De Québec à Victoria/Chapitre VIII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 87-100).

VIII

À WINNIPEG


Chez Mgr Taché. — Au collège des Jésuites. — École industrielle des Sauvages. — Une belle soirée académique chez les Sœurs de la Charité. — Visite au Lieutenant-Gouverneur. — Au couvent des Saints Noms de Jésus et Marie. — Cérémonie imposante à l’église de Sainte-Marie. — Honneurs conférés à M. Barrett. — Dîner.


Une foule énorme nous attend à la gare, et des acclamations saluent notre arrivée. Des voitures sont mises à notre disposition, et nous traversons toute la ville pour nous rendre à l’archevêché de Saint-Boniface.

Tous les édifices publics et plusieurs résidences privées sont pavoisés. À Saint-Boniface, flottent des drapeaux anglais et français au faîte de presque toutes les maisons.

Monseigneur Taché, nous accueille avec cette affabilité et cette distinction de manières qui l’ont rendu si populaire dans toute la puissance du Canada. Tout le monde est heureux de le trouver si bien portant, si gai, si plein d’entrain. Il a un bon mot pour chacun, un sourire pour tous. Il se multiplie, il s’empresse autour de ses hôtes, il va au-devant de leurs désirs, il se prodigue pour les satisfaire. En un mot, nous recevons chez lui cette hospitalité cordiale et généreuse qui n’ouvre pas seulement sa maison mais son cœur.

La joie est grande pour les missionnaires de l’Ouest de souhaiter la bienvenue à leurs frères de l’Est. La plupart se sont déjà connus et rencontrés, et ils ont bien des souvenirs à se rappeler. Aussi, quelles cordiales poignées de mains ils échangent ! Quels baisers de paix ils se donnent ! Quelles causeries intarissables se succèdent !

Bientôt le déjeuner — qui est plutôt un dîner — est servi, et nous nous rangeons autour d’une table somptueuse. Les appétits sont aussi ouverts que les cœurs, et les esprits aussi alertes que les fourchettes.

Mais notre hôte se plaint toujours que nous ne faisons pas honneur à son menu, et il semble croire qu’en arrivant dans la région des prairies nos estomacs ont dû prendre les dimensions de ses immenses horizons.

Après le dîner, et quelques minutes consacrées à la fumerie, nous nous acheminons vers le collège de Saint-Boniface qui est sous la direction des RR. PP. Jésuites.

Le R. P. Drummond, qui est un des hommes les plus distingués de la Compagnie de Jésus, et un orateur anglais et français de grande envergure, y souhaite la bienvenue aux évêques et à leurs compagnons de voyage, en quelques phrases très bien appropriées à la circonstance.

Une adresse est lue par un des élèves, et est suivie d’une petite comédie, ou plutôt d’un simple lever de rideau.

Mgr l’Archevêque d’Ottawa doit répondre à l’adresse des élèves, et il le fait très brièvement en passant le gâteau à son voisin Mgr  l’évêque des Trois-Rivières.

N’est-ce pas en effet à celui-ci, ancien missionnaire de la Rivière Rouge, qu’il appartient de parler dans cette circonstance ?

On sait quel orateur vraiment remarquable est Mgr  Laflèche. Ce n’est pas un classique, et il n’a pas l’élocution brillante, châtiée, harmonieuse de l’éloquence académique. Mais s’il n’a pas l’éloquence des mots il a l’éloquence des idées, et il ne parle jamais pour ne rien dire.

Il possède même à un haut degré cette faculté, précieuse chez un penseur comme lui, qu’on appelle l’imagination, et qui revêt les idées d’une forme sensible et saisissante.

Il ne vise pas à l’effet, mais il y arrive. Ce n’est pas le cœur qu’il s’efforce de toucher, mais c’est l’esprit qu’il tâche de convaincre ; et l’auditeur est forcé d’admirer à la fois l’enchaînement plein de logique, de symétrie et de clarté de ses idées, les termes de comparaison qu’il choisit pour les rendre plus frappantes, les rapprochements ingénieux qu’il sait trouver pour les faire ressortir, les images qu’il va chercher dans la nature physique et qu’il applique habilement à l’ordre moral.

Il n’a pas, comme Mgr  Taché, ces mouvements passionnés qui jaillissent du cœur, qui s’adressent aux sentiments, qui touchent, attendrissent et entrainent. Mais ses conceptions intellectuelles ressemblent à des visions. Il voit les idées qu’il exprime, et il les montre si nettement que l’auditoire les voit comme lui.

Il n’a pas les élans impétueux qui nous transportent dans la sphère la plus élevée de l’idéal, mais un vol régulier dans des hauteurs sereines, au milieu d’horizons limpides.

Ces qualités de l’éminent orateur que j’ai pu admirer souvent, je les ai retrouvées dans le petit discours qu’il a adressé aux élèves du collège de Saint-Boniface, et que je vais tâcher de reproduire :

« Mes chers enfants, quand on est jeune comme vous on aime et l’on trouve facilement des fleurs de littérature. Vous êtes au printemps de la vie, et le printemps c’est la saison des fleurs.

« Mais quand on est vieux ce n’est plus la même chose. À l’automne, l’arbre donne des fruits et non plus des fleurs ; or dans les fruits il y a des amandes, ou des pépins, qui sont des semences et qui servent à la propagation.

« Les fruits du vieillard ne sont pas seulement ses œuvres ; ce sont ses idées qu’il jette dans les esprits, qui y germent, se propagent et multiplient les semences de vérité.

« Vous êtes heureux, mes enfants, de grandir sous la direction de maîtres aussi éminents que les Jésuites qui reçoivent eux-mêmes leur direction de l’Église.

« Dans le monde moderne on a beaucoup d’idées fausses sur l’éducation. On croit qu’il faut apprendre avant tout à l’enfant à gagner de l’argent, à faire fortune. C’est le programme du diable. C’est celui-là même qu’il proposait à Jésus au Désert en lui disant : « si vous êtes le fils de Dieu, ordonnez que ces pierres se changent en pains. »

« Les efforts constants et le travail prodigieux de l’activité moderne n’ont pas d’autre but : changer les pierres en pains.

« Sans doute, mes chers enfants, le pain est nécessaire pour soutenir le corps de l’homme. Mais l’homme n’a pas seulement un corps, il a aussi une âme, et dès lors il ne peut pas vivre seulement de ce pain matériel que donne l’argent. Il faut à son intelligence une nourriture intellectuelle, il faut à son âme un pain spirituel, sans lequel il deviendrait semblable aux bêtes. Or c’est l’Église qui a reçu la mission de nous procurer le pain spirituel de la Vérité dont elle seule a reçu le dépôt.

« N’oubliez jamais cela, mes chers enfants ; et quelle que soit la carrière dans laquelle vous entrerez, quelles que soient les vicissitudes de votre vie, prenez dès maintenant l’engagement solennel de rester toujours dociles aux enseignements de l’Église.

« Croyez-en l’expérience d’un vieillard, cette docilité ne vous empêchera pas de faire votre chemin dans le monde, et de contribuer pour votre part à la prospérité et à la Grandeur de votre race. »

En sortant du collège nous sommes allés visiter l’école industrielle des sauvages, établie et soutenue par le gouvernement d’Ottawa. C’est M. l’abbé Lavigne qui en est le directeur.

Les petits sauvages et les petites sauvagesses nous ont chanté avec un ensemble parfait quelques couplets de bienvenue composés pour la circonstance en anglais, et Mgr  Laflèche leur répondit en chantant un cantique en langue sauvage. Cette réponse était charmante, et eut un grand succès. Les petits sauvages étaient émerveillés d’entendre un prince de l’Église qui venait de l’Est et qui parlait leur langue.

Le gouvernement d’Ottawa a établi plusieurs écoles industrielles du même genre à différents endroits des Territoires, à Qu’Appelle, à Calgary et ailleurs.

On y enseigne aux élèves à lire et à écrire, avec un peu de grammaire, d’arithmétique et de catéchisme.

Aux petits garçons on enseigne de plus les métiers de charpentier, de cordonnier, etc., etc. Aux petites filles, on apprend à faire la cuisine, à laver et repasser, à coudre et confectionner des vêtements pour elles-mêmes et pour hommes.

C’est Sir John A. Macdonald qui a eu l’heureuse idée d’établir ces écoles, et c’est peut-être le plus grand bien qu’il a fait aux sauvages.

On ne leur enseigne pas le français, et cela a suscité des mécontentements et des plaintes dans la province de Québec. Mais ces plaintes n’avaient aucun fondement raisonnable. Mgr  l’Archevêque de Saint-Boniface et le P. Lacombe ont eux-mêmes voulu que l’anglais, seul fût enseigné dans ces écoles, et ils invoquent les raisons suivantes que nous croyons irréfutables :

1o L’étude de deux langues eut rendu le programme trop compliqué et trop difficile pour les enfants sauvages ;

2o L’anglais est la langue du pays, presque la seule que l’on parle ici, et conséquemment la plus utile à ces enfants qui trouveront des emplois plutôt chez des Anglais que chez des Français ;

3o Ces enfants ne sont ni Français ni Anglais, ils sont sauvages et païens : on ne saurait demander que le gouvernement qui est en majorité anglais et protestant, et qui permet que nous les élevions dans la foi catholique nous autorise de plus à les transformer en Français.

Un autre article du programme des études dans ces écoles industrielles est la musique, et c’est ce que les enfants sauvages apprennent le plus facilement. Les corps de musique qu’ils ont organisés à Qu’Appelle, à Calgary, et dans la Colombie, réussissent vraiment très bien, et nous avons été charmés de les entendre. On assure en même temps que cette étude exerce une heureuse influence sur les caractères.

Le soir, séance des plus intéressantes à l’Académie dirigée par les Dames Religieuses de la Charité, en présence d’un nombreux auditoire composé d’Anglais et de Français. Parmi ces derniers nous avons remarqué l’Honorable juge Dubuc, les Hon. MM. Prendergast et Bernier, MM. Prudhomme, Bertrand, Monchamp, Auger, Lecomte, etc., etc., etc.

Trois petites pièces dramatiques furent très bien jouées par les élèves, et la partie musicale du programme ne fut pas moins goûtée.

Une cantate de bienvenue composée pour l’occasion fut parfaitement chantée par un chœur nombreux d’élèves ; et six jeunes filles vinrent ensuite offrir des bouquets aux six évêques présents.

Le maire de Saint-Boniface, l’Hon. M. Prendergast monta alors sur l’estrade, et lut au nom des citoyens une adresse de bienvenue aux évêques et à leurs compagnons de voyage. Nous regrettons beaucoup de n’avoir pu nous procurer le texte de cette œuvre littéraire vraiment remarquable. Il est très difficile de faire sortir des cartons de M. Prendergast les jolies choses qu’il y tient cachées.

Mgr  l’Archevêque d’Ottawa répondit en quelques mots bien appropriés à la circonstance ; et Mgr  Laflèche lui succéda.

Il fit ressortir le contraste entre ce qu’il voyait aujourd’hui et l’aspect que présentait le pays quand il le vit pour la première fois il y a 48 ans. Il encouragea les catholiques et la race française à avoir confiance dans l’avenir, et comme gage d’espérance il leur rappela cette grande parole : Si Deus pro nobis quis contra nos, si Dieu est pour nous qui sera contre nous ?

Le lendemain, 20 mai, nouvelles réceptions et nouvelles fêtes.

Dès 9 heures du matin, grande réunion à l’Académie des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie. Chant, musique, adresse et réponses, tout contribua à nous donner le spectacle de la réception la plus agréable et la plus distinguée.

Au sortir de ce couvent qui est très bien tenu, le Lieutenant-Gouverneur nous attendait, entouré de son état-major. Il a une belle résidence, et il nous reçut avec beaucoup de dignité, mais aussi avec une grande cordialité. Madame Shultz et madame Dubuc rivalisèrent en même temps de grâce et d’amabilité pour augmenter le charme de cette réception.

La jolie église de Sainte-Marie nous ouvrit ensuite ses portes pour une réception quasi-académique.

L’orgue nous accueillit d’abord pompeusement ; puis mademoiselle Barrett, qui a une très belle voix, nous chanta un Ave Maria pathétique et suave.

Nous étions tous rangés dans le chœur de l’église, formant un hémicycle, le dos tourné à l’autel dont on avait enlevé le Saint-Sacrement, et la foule des citoyens remplissait la nef.

Alors M. J. K. Barrett, l’éminent écrivain du Manitoba Free Press, s’avança jusqu’au pied des gradins du sanctuaire et lut au nom des catholiques de Winnipeg une adresse vibrante d’émotion.

Il rappela que les premiers missionnaires venus dans cette région du Canada y avaient été envoyés par l’évêque de Québec, alors que le diocèse de ce nom s’étendait de l’Atlantique au Pacifique.

Il paya un juste tribut d’éloges à l’un des plus intrépides de ces apôtres d’autrefois, Mgr  l’évêque des Trois-Rivières, dont les glorieuses infirmités témoignent encore de son zèle et des misères endurées dans ses missions.

Il exprima toute l’affection et la reconnaissance de ses concitoyens pour les RR. PP. Oblats de Marie Immaculée et leurs infatigables labeurs, et pour l’archevêque illustre qui les dirige.

Enfin il trouva des paroles émues de gratitude pour les sympathies et l’appui moral que les catholiques de la province de Québec, ont toujours donnés à leurs frères du Manitoba dans leurs épreuves, et spécialement dans leur lutte récente sur le terrain des écoles séparées.

Mgr  l’Archevêque d’Ottawa répondit en Anglais, et il le fit avec une vraie éloquence. J’ai entendu dans différentes circonstances d’excellents discours de Mgr  Duhamel. Il parle avec une rare correction l’anglais et le français. En même temps, il est toujours prêt, toujours digne, jamais inférieur à la circonstance. Il sait ce qu’il convient de dire, et il ne dit que ce qu’il veut dire.

Mais à l’église de Sainte-Marie il s’éleva jusqu’à l’éloquence, et tous ses compatriotes Canadiens-Français étaient fiers de lui.

Écoutez ces accents dignes des grands orateurs :

« Catholiques de Winnipeg, vous avez suivi la direction de l’Église, notre mère, et vous avez droit à mes éloges. Vous avez suivi les règles qu’elle trace en matière d’éducation, et vous méritez l’admiration non seulement de vos frères catholiques qui viennent vous visiter, mais de ceux mêmes qui ne partagent pas vos croyances, pour peu qu’ils aient du cœur et l’amour de leurs enfants.

« On peut faire des lois contraires à la justice ; mais ces lois ne prouvent qu’une chose : c’est qu’il y a des hommes qui ne comprennent pas les véritables intérêts du pays dans lequel ils vivent.

« On peut faire des lois injustes et tyranniques à l’égard de ce grand corps religieux qui est accoutumé à la persécution ; mais ces lois ne diminueront pas le nombre des adorateurs au pied des autels de notre sainte religion.

« On peut faire des lois qui rendront plus difficile aux catholiques l’accomplissement de ce devoir sacré qui les oblige à donner une éducation catholique à leurs enfants ; mais ces lois seront impuissantes à supprimer cet enseignement indispensable. S’il leur faut payer à la fois une taxe pour le soutien des écoles publiques et une autre taxe pour le maintien de leurs écoles catholiques, ils auront assez de zèle et de dévouement pour le faire.

« Mais quand la constitution leur donne le droit de ne payer qu’une seule taxe et d’avoir leurs écoles séparées, ils sauront combattre comme des hommes, avec la ténacité des vrais chrétiens, et ils poursuivront la lutte aussi loin et aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour remporter la victoire.

« Il y a une foule de gens qui ne comprennent pas le véritable esprit qui anime les catholiques. Ils s’imaginent que nous devons être satisfaits, du moment qu’ils nous permettent de bâtir des églises pour y adorer Jésus-Christ et y prêcher sa doctrine. Mais non, il est d’autres temples, qui ne sont pas composés de pierres et de briques et que Dieu veut posséder sur cette terre : temples vivants qui lui appartiennent et qui ne sont autres que nous-mêmes,

« Voilà surtout les temples que nous sommes tenus d’édifier, et que nous avons à cœur de défendre. Que les ennemis de notre foi nous enlèvent le droit de bâtir des églises, qu’ils démolissent celles que nous avons construites, et nous n’en continuerons pas moins de faire de nos enfants, par l’éducation chrétienne que nous leur procurons, des temples vivants du Très-Haut !… »

Nous ne pouvons reproduire tout ce discours qui fut prononcé d’une voix chaude et vibrante.

Pour reconnaître les généreux efforts des catholiques de Winnipeg, et leur courageuse résistance dans la question des écoles, l’orateur ajouta en terminant qu’il voulait spécialement honorer dans cette circonstance celui qui avait été leur organe, et qui depuis longtemps défendait si vaillamment leurs droits dans la presse.

Tous les yeux se fixèrent sur M. Barrett, et Mgr  l’archevêque d’Ottawa, faisant un pas vers lui déclara solennellement en sa qualité de chancelier apostolique de l’Université d’Ottawa qu’il lui conférait le titre de Docteur en Droit de cette université.

Des applaudissements universels accueillirent cette déclaration et la remise du diplôme. Car il n’y a qu’une voix au Nord-Ouest, et dans tout le Canada pour reconnaître le mérite exceptionnel de M. Barrett.

C’est un polémiste des plus remarquables, un écrivain de grande allure et d’une verve inépuisable. À mon avis, son journal peut avoir des égaux, mais n’a pas de supérieur dans toute la Puissance du Canada.

Cette imposante cérémonie fut suivie d’un diner somptueux chez le Recteur de l’église de Sainte-Marie, le R. P. Fox, de la congrégation des Oblats.

Les appétits étaient aussi ouverts que les cœurs, le menu, préparé à l’hôtel Clarendon, était délicieux, et le service avait un charme particulier, puisqu’il était fait par des Dames de la ville.

Vers les 3 heures P. M. nous étions tous de retour à la gare, et nous nous séparions à regret des hôtes sympathiques qui nous avaient donné une si large et si cordiale hospitalité.