De Québec à Victoria/Chapitre VII

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 75-85).

VII

DE PORT-ARTHUR À WINNIPEG


Fort-William et son rapide développement. — Le pot de terre et le pot de fer. — L’ancienne route des voyageurs et des missionnaires. — Un homme heureux. — Le lac des Bois et Portage du Rat. — Une toile de M. Van Horne. — Un premier coup d’œil sur la capitale du Manitoba.


En quittant Port-Arthur, nous retardons nos montres d’une heure, parce qu’elles ne sont plus d’accord avec le soleil, et nous adoptons la manière de compter les heures usitée dans l’Ouest. Nous partons en conséquence à 14.30 h., c’est-à-dire à 2.30 P. M.

En dix minutes nous atteignons Fort-William, situé au bord du lac, à l’entrée de la rivière Kaministiquia. C’est un ancien poste de la compagnie de la Baie d’Hudson, dont l’établissement remonte à plus d’un siècle, et qui a complètement changé d’aspect depuis quelques années. Les pelleteries et les marchandises ont été remplacées par des entassements de charbon, de bois et de grain. De lourds steamers y prennent des chargements, et l’on y a bâti de vastes ateliers, des élévateurs et des moulins.

Malgré ces constructions qui existaient déjà lors de mon premier voyage, en 1889, il n’y avait pas alors de ville, et tout le mouvement des affaires se concentrait à Port-Arthur. Mais depuis lors quel changement ! Un différend survenu entre la Compagnie du Pacifique et le Conseil de ville en a été la cause.

La puissante compagnie avait d’abord l’intention de construire à l’est de la petite ville de vastes ateliers, des élévateurs, une gare spacieuse, un grand hôtel etc., etc. Mais pour toutes ces constructions il lui fallait une large étendue de terrains, et elle avait compté que le Conseil de Port-Arthur se montrerait très libéral dans la concession de ces terrains, et les exempterait de taxes pendant un grand nombre d’années.

Quelles furent les propositions et les prétentions de part et d’autre ? Je n’en sais rien. Mais il est certain que les deux parties ne purent s’entendre. Le Conseil ne comprit pas les immenses avantages que les projets du Pacifique allaient assurer à la ville naissante. Il ne crut pas aux menaces de la Compagnie de se retirer de Port-Arthur, et d’aller bâtir à Fort-William sa ville de fer, de pierre et de briques. Il voulut recommencer la lutte éternelle du pot de terre contre le pot de fer, et comme il aurait dû le prévoir, il a été brisé.

Aujourd’hui, la gare du Pacifique à Port Arthur est bien loin, en dehors de la ville, isolée, sans importance, au milieu des broussailles d’une espèce de savane ; les trains traversent lentement la ville, sans s’y arrêter, en longeant la grève du grand lac ; pensifs et tristes sur le seuil de leurs portes, les hôteliers les regardent glisser lentement au son de la cloche de la locomotive ; et, quand ils sont passés, leurs regards vont se perdre sur la vaste étendue du lac qui est déserte. Car les steamers de la compagnie, au lieu de venir accoster à leurs quais comme autrefois, se dirigent du large vers l’embouchure de la Kaministiquia, et vont s’amarrer aux quais de Fort-William.

Aujourd’hui, tout le mouvement des affaires s’est déplacé. Trois élévateurs collossaux dressent leurs faîtes altiers au bord de la petite rivière où venaient aborder jadis les canots d’écorce de la Compagnie de la baie d’Hudson, et où de grands navires viennent maintenant recevoir leurs chargements de blé. Un grand hôtel en pierre, d’architecture anglo-normande, fait suite à une gare de grande dimension. Des ateliers immenses, un pont élevé reliant la gare aux quais de la rade par-dessus la voie ferrée et les trains en mouvement, de grandes boutiques s’alignant le long des rues nouvellement ouvertes, des manufactures, des hôtels, des villas, toute une ville surgissant de terre avec des tramways circulant dans la savane — tel est l’aspect de la nouvelle cité dont la Compagnie du Pacifique a décrété la création, il y a deux ans.

C’est ici maintenant que se fait la jonction de la ligne des steamers avec celle du chemin de fer, et pour peu que la Compagnie du Pacifique continue de le vouloir, Fort-William deviendra une ville importante.

C’est d’ici que partaient jadis pour la rivière Rouge et les territoires du Nord-Ouest les convois d’hommes et de provisions que les compagnies du Nord-Ouest et de la Baie d’Hudson destinaient à leurs établissements respectifs, et qui étaient souvent accompagnés de quelques missionnaires.

Les grands canots, qu’on appelait les canots du maître, et qui étaient partis de Lachine ne s’aventuraient pas plus loin dans l’Ouest à cause de la difficulté des portages, et ils retournaient à Montréal par la route que nous avons indiquée, chargés des pelleteries entassés au Poste pendant l’hiver.

Des canots beaucoup plus légers, qu’on appelait canots du Nord, étaient alors mis à la disposition des voyageurs et des missionnaires, pour pénétrer par les rivières et les lacs jusqu’à la baie d’Hudson au Nord, et jusqu’au grand lac Athabaska et au delà dans l’Ouest.

La rivière Kaministiquia, qu’ils remontaient jusqu’à la Grande Chute, les conduisait, après un long et difficile portage, au lac des Mille-Îsles. De là, ils suivaient un ruisseau jusqu’au lac de la Pluie, puis, la rivière du lac de la Pluie jusqu’au lac des Bois. Un nouveau portage leur permettait d’atteindre la rivière Winnipeg qu’ils descendaient jusqu’au lac du même nom.

Alors, suivant leurs destinations respectives, les canots cherchaient l’embouchure de la rivière Rouge, perdue dans les joncs, et la remontaient jusqu’à Saint-Boniface — ou bien, ils poursuivaient leur course vers le Nord-Ouest en côtoyant le lac Winnipeg, le lac Manitoba et la Saskatchewan.

Pendant que je note ces souvenirs des voyages d’autrefois, et que je m’extasie sur les changements opérés depuis quelques années, nous avons quitté Fort-William, et nous roulons à grande vitesse vers la frontière du Manitoba.

Le chemin de fer longe la Kaministiquia, puis remonte les rivières Mattawan et Wabigoon à travers un pays sauvage et qui ne paraît guère colonisable.

Quelques stations ont des noms étranges. Une d’elles s’appelle Murillo, je ne sais pourquoi, et une autre Bonheur ! C’est à ce dernier endroit peut-être que vivait l’homme heureux de certain conte oriental.

Un roi puissant et immensément riche se trouvait malheureux, et comme tout le monde il aspirait au bonheur. Il réunit ses devins, et les consulta. Après, quelques jongleries, ils lui répondirent qu’il cesserait de souffrir s’il pouvait revêtir la chemise d’un homme heureux. Alors il envoya des milliers de ses serviteurs à la recherche d’un homme heureux, avec ordre, s’il le trouvaient, de lui enlever sa chemise et de la lui apporter.

Les serviteurs partirent et cherchèrent bien longtemps. Enfin, ils trouvèrent un homme heureux, (le conte ne dit pas où, mais ce doit être à la station Bonheur). Hélas ! le grand roi n’en fut pas plus avancé ; car l’homme heureux n’avait pas de chemise !

Une autre station porte un nom que je n’hésite pas à proclamer glorieux et qui est bien vénéré dans toute cette partie du pays : ce n’est pas le nom du soldat heureux qui traversa ces solitudes en 1870, et qui est devenu le général Wolseley, c’est celui de Monseigneur Taché, archevêque de Saint-Boniface.

Que de voyages ardus et périlleux il a fait dans ces contrées lorsqu’elles étaient encore complètement sauvages ! Que de fois il lui a fallu, dans l’intérêt de ses missions et pour la diffusion de l’Évangile, parcourir ces forêts, traverser ces lacs, remonter ces rivières, franchir ces montagnes, malgré les intempéries des saisons, et les dangers qu’offre toujours un pays inhabité !

Chose singulière, le chemin de fer suit généralement la même voie que suivait alors le courageux missionnaire. Seulement il fallait soixante jours à ce dernier pour franchir la distance que la locomotive parcourt maintenant en trois jours !

Mais l’homme de Dieu apprenait aux âmes à franchir une distance bien plus considérable encore — celle qui sépare le ciel de la terre !

Toute la région que nous traversons pendant la nuit n’offre aucun avantage au colon ; mais elle pourrait bien être riche en minerais de fer, de cuivre et de mica, si l’on en croit certains rapports.

Quand nous arrivons au lac des Bois et au Portage-du-Rat, il fait jour. Une jolie petite ville est ici en voie de progrès rapide, grâce à de nombreuses scieries, et à l’exploitation des mines d’or trouvées à quinze ou vingt milles de là. Des centaines de travailleurs y sont employés, et une grande usine a été construite pour broyer le minerai d’or et en extraire le précieux métal.

Un nouveau compagnon de voyage vient ici nous joindre. C’est le R. P. Beaudin, curé du Portage-du-Rat, où il compte six à sept cents catholiques, et où il vient de bâtir une église, sous le vocable de Sainte-Marie.

Tout près de Portage-du-Rat est Keewatin où une riche compagnie (Milling Company) a bâti un élévateur et un grand moulin où elle peut moudre 200 quarts de farine par jour.

Le lac des Bois, aux bords duquel grandissent ces deux petites villes, a 80 milles de longueur ; et il est parsemé de tant d’îles qu’on s’imagine voir une centaine de lacs différents réunis par de pittoresques ponts de rochers et de verdure.

C’est un pays très fréquenté par les touristes pendant la belle saison, et les sportsmen y accourent des villes d’Ontario, du Manitoba et des États-Unis. La truite, le poisson blanc, l’éturgeon, et le gibier y abondent.

Il y a quelques années, M. Van Horne, qui est artiste, eut ici la vision d’un tableau qu’il a exécuté depuis avec un remarquable talent. Il était dans son char privé, accroché au train du Pacifique stationné à cet endroit, et il s’était approché de la fenêtre pour voir le soleil, qui se levait tout rouge à l’horizon par un beau jour du mois de juin. Tout-à-coup un vrai tableau qui ne manquait pas même de cadre attira son regard d’artiste et le fascina.

Sur une petite élévation, tout illuminée des splendeurs du soleil levant, une tente blanche était dressée. À la porte de la tente, le profil d’un missionnaire portant une robe noire, de grands cheveux blancs, un crucifix à sa ceinture, et adressant la parole à quelques sauvages drapés dans leurs costumes pittoresques et contemplant l’homme de Dieu. À leurs pieds, des enfants à peine vêtus, assis dans l’herbe, et caressant des chiens aux couleurs fauves.

Quel beau sujet de peinture, pensa l’artiste, oubliant qu’il était l’homme des chemins de fer ! Puis, il songea que le missionnaire devait être le P. Lacombe, qu’il n’avait jamais vu. Il sortit du wagon, et marcha vers lui.

— « Vous êtes, sans doute, le P. Lacombe, dit-il au prêtre ?

— Oui, Monsieur.

— Eh ! bien, moi, je m’appelle Van Horne, et je suis charmé de faire votre connaissance.

Après avoir échangé quelques paroles, il remonta dans son char qui s’ébranlait. Mais la vision qu’il avait eue ne le quitta pas, et il a voulu en perpétuer le souvenir sur la toile.

— Le R. P. Lacombe est devenu depuis l’heureux donataire de ce tableau, qui est une œuvre d’art.

La station qui vient après le Portage-du-Rat et Keewatin se nomme Déception ; et le guide nous l’indique comme une station-restaurant, refreshment station ! Ce n’est pas encourageant ; en général, les déceptions n’ont pas l’effet de restaurer. Aussi la sonnette nous a-t-elle appelés en vain ; personne n’a voulu déjeuner à la table de Déception.

Un autre nom plus alléchant est Beauséjour ; mais nous n’avons pu savoir comment la station qui porte ce nom l’avait mérité. Car le Beau en est absent, et personne n’y séjourne.

Enfin, voici Selkirk qui nous rappelle l’ancien établissement du noble Lord dont nous avons esquissé l’histoire, au bord de la Rivière Rouge ; et bientôt nous apercevons surgissant de la prairie les grands édifices de Winnipeg, la capitale du Manitoba.

Quand on se rappelle que la population de cette ville ne dépasse pas 30,000 âmes, on est stupéfié de son étendue ; et quand on se représente ce qu’elle était encore il y a moins de dix ans, l’étonnement grandit.

Winnipeg est vraiment une belle et grande ville. Ses rues immenses, ses lignes de chemins de fer, ses tramways, ses riches boutiques, ses beaux édifices publics, ses nombreux temples protestants, dont un ressemble à une mosquée orientale, sa jolie église catholique de Sainte-Marie, ses grands moulins, ses élévateurs, ses ateliers, son superbe hôtel-de-ville, son bel hôpital, ses vastes hôtels et tout son mouvement lui donnent tout à fait l’aspect d’une ville du plus grand avenir.

Il faut ajouter que son mouvement et ses progrès se sont un peu ralentis pendant trois ans ; et ce résultat devait nécessairement se produire après le boom démesuré qui a signalé les années de 1882 à 1886. Mais le mouvement progressif a recommencé, et se continue dans des conditions plus normales.

Ce qui est certain, c’est que Winnipeg devra s’étendre encore et prospérer, parce qu’il est le centre d’une province dont les richesses agricoles sont incontestables.

Il faut traverser les vastes prairies qui s’étendent à l’ouest de Winnipeg jusqu’à la frontière provinciale, pour se faire une idée du riche grenier que la Providence y tient en réserve pour la classe agricole. Il y a là des millions d’acres de terre inoccupée, sans arbres, sans roches, prête au labour, et dont la fertilité est inépuisable.